Notes
-
[1]
/ Prénom fictif. Tous les extraits d’entretien ont été réalisés auprès d’ouvriers de l’entreprise métallurgique qui sera désignée ici sous le nom d’emprunt de Métalec.
-
[2]
/ Si l’âge de l’état-civil rend compte du temps écoulé depuis la naissance, il ne peut être confondu avec l’âge social, variable discontinue et relative. Dans « La “jeunesse” n’est qu’un mot » (1984), Pierre Bourdieu nous mettait déjà en garde contre toute dérive essentialiste en nous rappelant que les divisions entre les âges ne sont pas des barrières « naturelles » mais relèvent de conventions sociales, ni universelles ni atemporelles.
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[10]
/ Et depuis peu, sur un des sites seulement, une équipe de nuit de volontaires affectée à la production des petites unités.
-
[11]
/ Environ 250 intérimaires pour 700 ouvriers permanents au moment de l’enquête.
-
[12]
/ En contournant parfois les dispositions légales, qui, dans le droit du travail français (1972 et 1990), restreignent le recours à l’intérim à trois motifs principaux : remplacement d’un salarié absent, accroissement temporaire de l’activité de l’entreprise, exécution de tâches de nature temporaire.
-
[13]
/ Tous les permanents interrogés sauf un (entré dans l’entreprise il y a 20 ans) ont commencé par plusieurs missions de six mois d’intérim dans l’entreprise (pendant 5 ans pour certains).
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[14]
/ Ce n’est évidemment pas les seuls lieux et moments de tension. Cependant, hormis ces « temps d’accueil » des nouveaux, la cohabitation des deux statuts d’emploi est de fait assez réduite par le mode d’organisation de la production qui concentre l’essentiel de la présence des intérimaires sur le site dévolu au montage à la chaîne où les permanents sont peu présents et plutôt affectés à des fonctions de contrôle et d’essais de conformité.
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[15]
/ Il y a lieu en effet d’introduire une nuance quantitative qui tient aux segmentations spatiales de la division du travail qui concentrent fortement la présence intérimaire sur le site des petites productions où les titulaires ne sont pas très nombreux : « Il y a plusieurs sites à Métalec et c’est vrai que celui où on est, c’est plutôt du travail à la chaîne et le rythme est très rapide. Il y a beaucoup d’intérimaires, tu sais. Donc en fait sur ce site-là, même si les permanents peuvent nous former, c’est plutôt les intérimaires qui forment les intérimaires, les intérimaires qui sont dans la boîte depuis plus longtemps, parce que de toute façon, il n’y a pas assez de titulaires pour le faire. » (Intérimaire, 21 ans, bac pro, inscrit en agence intérim depuis octobre 2006).
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[16]
/ Tous les titulaires sont cependant passés par un temps plus ou moins long en missions d’intérim dans l’entreprise avant d’accéder de façon assez liée à la permanence d’emploi à des affectations sur des postes de travail plus qualifiés.
1 Après avoir décroché son BEP, Loïc [1], 22 ans, a connu une entrée chaotique sur le marché du travail, alternant contrats courts et périodes de chômage. Sa mission chez Métalec est sa première longue mission. Il y est depuis quatre mois et évoque en ces termes ses débuts à l’usine : « En fait, on est un peu formé sur le tas. Ce sont les anciens qui expliquent en fait. Mais, parfois, ce n’est pas évident... Il faut qu’ils soient d’accord et disponibles pour t’expliquer... Mais la plupart du temps, en fait, c’est un intérim(aire) qui te montre plus que les anciens. J’ai vu plus d’intérim(aire)s montrer que d’anciens. » (Intérimaire depuis 4 mois, 22 ans, BEP).
2 Au-delà de l’antonymie significative utilisée ici entre « intérim(aire) » et « ancien », soulignant la forte imbrication dans les catégorisations endogènes entre statut d’emploi et appartenance générationnelle, le réajustement que Loïc opère dans le cours de son récit entre la configuration sociale attendue (« ce sont les anciens qui expliquent ») et la configuration réelle observée (« j’ai vu plus d’intérim(aire)s montrer que d’anciens ») nous projette directement au cœur de la question des tensions intergénérationnelles dans les professions ouvrières de l’industrie. Le « mais » de son récit signe la véritable nature des premières phrases. La configuration initiale évoquée n’est qu’une configuration « idéale » rarement mise en œuvre. Elle est présentée ici comme « conditionnelle » et relative à la bonne volonté des intéressés : « Il faut qu’ils (les anciens) soient d’accord et disponibles à t’expliquer ».
3 Parce qu’elle touche à la fois aux conditions de la socialisation professionnelle des débutants et à celles de la reproduction de la profession, la formation sur le tas dispensée aux nouveaux ouvriers dans cette entreprise métallurgique offre un prisme intéressant pour analyser les tensions intergénérationnelles exacerbées par les politiques managériales de flexibilisation de l’emploi. L’analyse des rapports sociaux de travail en termes de rapports intergénérationnels présente toujours le risque de prendre l’effet pour la cause si on ne cherche pas à comprendre les conditions de production de ces catégorisations sociales dans leurs contextes de production. Si les tensions entre générations ouvrières vont aujourd’hui au-delà de l’habituelle rivalité des âges, elles relèvent de configurations sociales imbriquées conjuguant tout à la fois les socialisations respectives des générations en présence (Fournier, 2008), les contraintes d’accès à l’emploi dans une société de « plein chômage » (Maruani, 2001) et les façons dont les politiques managériales jouent de la division entre les âges pour mobiliser la main-d’œuvre et organiser le travail (Flamant, 2005). À la différence d’autres configurations de travail (Durand et Hatzfeld, 2002), l’écart d’« âge réel » entre les ouvriers intérimaires et permanents chez Métalec n’est pas très important (cf. infra encadré méthodologique). Il n’en est pas pour autant insignifiant, et surtout il n’est pas substituable à la différence d’« âge social » [2] entre intérimaires et permanents qui se trouve ici construite et consolidée par la segmentation par les statuts d’emploi dans les configurations de travail. La construction sociale de l’intérim comme « emploi de jeune » (Papinot, 2010) contribue ainsi à la définition sociale de l’intérimaire comme « jeune », c’est-à-dire comme détenteur en situation de travail d’une moindre légitimité professionnelle, justifiant une place subalterne dans la division du travail. Les catégorisations générationnelles endogènes prennent appui sur la segmentation par les statuts d’emploi ; ce qui fait que, même à faible écart d’âge réel, le rapport permanent/ intérimaire est spontanément pensé dans un rapport d’ancienneté, et c’est précisément cette imbrication et ce rapport de détermination réciproque entre statut d’emploi et catégorie générationnelle que je souhaite mettre en évidence dans cet article en prenant appui sur une conception relationnelle de l’identité (Cuche, 1996) pour appréhender la question générationnelle.
4 L’entretien avec Loïc est issu d’une série d’entretiens auprès d’une soixantaine d’ouvriers métallurgistes dans le cadre d’une recherche entamée en 2007 sur les rapports sociaux de travail entre ouvriers intérimaires et permanents dans des contextes de travail à forte intensité de main-d’œuvre intérimaire. Elle faisait suite à une série de travaux sur les effets de la précarisation de l’emploi sur les processus d’entrée dans la vie active et de socialisation salariale (Papinot, 2010). Après avoir analysé les effets sur les rapports individuels à l’emploi et au travail, il m’a paru intéressant de regarder de plus près les formes d’imbrication entre emploi et travail en analysant les rapports sociaux de travail générés par cette externalisation de la gestion des ressources humaines.
5 Au-delà de facteurs conjoncturels, le développement de l’emploi intérimaire obéit de plus en plus à des facteurs structurels d’évolution de l’organisation du travail (Lefèvre, Michon et Viprey, 2002) et de redéfinition des frontières stratégiques de l’entreprise. Or, si dans les espaces de travail, des solidarités naissent d’une commune condition et d’une subordination partagée (Castel, 2003), la coexistence dans un même espace de travail sur des postes identiques de statuts d’emploi distincts pose clairement la question des conditions d’émergence des solidarités au travail (Beaud et Pialoux, 1999 ; Papinot, 2009). Afin d’affiner l’analyse, on a privilégié une échelle plus microsociologique en une série systématique d’entretiens croisés d’ouvriers intérimaires et permanents d’une même entreprise. Le constat des tensions dans les relations intergénérationnelles, s’il rend parfois compte des causes structurelles, a tendance à dresser un tableau figé de ces rapports sociaux de travail sans dire comment concrètement cela se construit aussi dans les configurations concrètes de travail. Quelles tensions au sein des collectifs de travail ? Quelles régulations ? Quels accommodements des logiques professionnelles aux nouveaux contextes d’organisation du travail, en particulier à la flexibilisation de l’emploi ?
ÉLÉMENTS D’ANALYSE DES SITUATIONS D’ENQUÊTE ET CLIVAGE PAR LE STATUT D’EMPLOI
Parce que la relation d’enquête est une relation sociale (Papinot, 2013) et que les données d’enquête « ne sont jamais tout à fait dissociables des dynamiques à l’œuvre dans la recherche elle-même » (Schwartz, 1993, p. 274), il est toujours intéressant de prêter attention à « ce qui pourrait sembler n’être qu’une condition de possibilité de l’enquête et du début des “choses sérieuses” : les négociations de terrain et leur résultante, acceptation ou refus » (Darmon, 2005, p. 98). Les ouvriers intérimaires sollicités pour participer à l’enquête par le biais du délégué syndical CGT ont quasiment tous répondu favorablement. Le recrutement des enquêtés par le biais du délégué a bien entendu contribuer à sélectionner la population d’enquête sur la base d’affinités, en particulier syndicales (surreprésentation des ouvriers en CDI syndiqués et sympathisants), teintant les discours d’une double rhétorique dénonçant d’une part la politique de flexibilité de l’entreprise et le recours abusif à la main-d’œuvre intérimaire et minorant d’autre part les segmentations par le statut d’emploi au nom d’une solidarité intra catégorielle plus revendiquée qu’effective[4]. Le taux de refus, initial ou après échec dans la prise de contact téléphonique, était beaucoup plus élevé pour les permanents, à tel point qu’au final les intérimaires interrogés furent plus nombreux que les ouvriers permanents. Une comparaison plus systématique entre structure de la population d’enquête et structure de la population totale des ouvriers de l’entreprise montre que les ouvriers qui ont été les plus enclins à répondre positivement à l’enquête sont les plus diplômés et les moins anciens dans l’usine. Il s’agit par ailleurs, à la différence du monde des « bureaux » adjacent, d’un univers professionnel exclusivement masculin et, compte tenu des caractéristiques territoriales d’implantation de l’usine[5], à la population immigrée quasi inexistante.
En acceptant ou refusant d’être interviewées, les personnes enquêtées répondent à qui et à quoi ? L’objet de l’enquête, tel qu’il est exposé et relayé en interne par le délégué syndical, entérine de fait l’idée d’une segmentation sociale par le statut d’emploi produite par la politique managériale de l’entreprise. Distinguer dans l’intitulé même de l’objet de l’enquête les deux statuts d’emploi, c’est évidemment, non seulement proposer cette distinction comme pertinente, mais la mettre en exergue, estompant par là-même d’autres logiques d’appréhension du monde social, de catégorisations sociales ou d’identification professionnelle. L’invitation à la prise de parole contient donc en filigrane une invitation, non pas forcément à l’entériner en tant que telle, mais en tout cas à avoir à se prononcer sur ce principe de segmentation sociale. Nommer différemment deux ouvriers par leur statut d’emploi, c’est a minima laisser entendre que cette catégorisation est pertinente. L’acceptation de l’enquête contient donc en germe l’acceptation d’en débattre dans les termes proposés et à partir de la manière dont le thème est introduit.
Qu’est-ce qui explique cette acceptation généralisée de l’enquête par les intérimaires ? Les intérimaires étaient bien entendu plus directement concernés par l’objet et ont pu y trouver une tribune pour exprimer leurs insatisfactions d’un statut d’emploi subi et leurs aspirations à « l’embauche ». Cependant l’absence de refus informe aussi sur le statut social des enquêtés et fournit un indice de la condition intérimaire[6 ] et du rapport de dépendance qu’elle contient, y compris vis-à-vis du syndicat majoritaire de l’entreprise à partir duquel la demande d’enquête est introduite. Chez Métalec, en effet, le temps des missions en intérim est assez long avant de pouvoir espérer une « embauche » en CDI[7]. L’offre de participation à l’enquête est relayée par le délégué syndical, doté d’une influence, indirecte mais non nulle, dans le processus de titularisation.
D’autre part, les intérimaires sont dans une distance relative moins grande à l’univers scolaire, et donc au monde universitaire d’où provient la demande d’enquête. Dans l’ensemble des ouvriers interrogés, les intérimaires ont quitté « l’école » depuis moins longtemps. Ils sont sensiblement plus jeunes et plus diplômés que les permanents, la notion de jeunesse ne pouvant à nouveau se comprendre ici que dans une acception relative. La moyenne d’âge des intérimaires interrogés est en effet de 28 ans (l’âge médian de 26) contre 33 ans pour les permanents (âge médian de 36 ans), les plus âgés des ouvriers permanents de Métalec ayant plus nettement déclinés l’invitation à l’enquête. La structure par niveau de diplôme des deux sous-populations d’enquête, si elle est marquée par une surreprésentation générale des « bacs pro » présente un clivage significatif entre une présence exclusive de diplômés de l’enseignement supérieur court chez les intérimaires (BTS, DUT en proportion équivalente aux bacs pro) et une présence plus importante des diplômes traditionnels ouvriers (BEP, CAP) chez les permanents.
Quant aux refus des permanents, ils fournissent autant d’indices de compréhension de leur rapport ambivalent à la question de l’intérim et à la présence des intérimaires : euphémisation de la différence de statut et de la position subordonnée des intérimaires dans la division sociale du travail, crainte diffuse de déqualification par la différence sensible de niveau de formation[8]. Refuser l’enquête, c’est donc potentiellement se soustraire à la réalité des statuts d’emploi distincts en situations de travail et à la possible suspicion d’une quelconque responsabilité personnelle dans la situation discriminée des intérimaires. Pour les permanents qui n’ont pas refusé l’enquête, plusieurs entretiens commençaient par des affirmations comme « ça se passe vachement bien avec les intérimaires », ou « franchement il n’y a pas de soucis », « ils ne sont pas pris pour des cons » ou qu’« on ne fait pas de différences », etc., chargées de prévenir une quelconque responsabilité de leur part dans la situation faite aux intérimaires. Les entretiens étaient de fait assez systématiquement structurés autour d’une posture défensive faiblement assurée conjuguant différents registres d’euphémisation, voire de dénégation d’une différence de statut d’emploi et de la position subordonnée des intérimaires dans la division sociale du travail. L’insistance avec laquelle le clivage par le statut d’emploi est dénié vient recouvrer, et laisser transparaître, par soustraction, les petits profits inavouables de la présence des intérimaires pour les permanents et les raisons de leur rapport ambivalent à la question de l’intérim dans l’entreprise. La présence en nombre des intérimaires, si elle peut être dénoncée dans ses aspects politiques, épargne cependant de fait les permanents des postes les plus difficiles à tenir, ceux de la chaîne où le travail est le moins intéressant et le plus répétitif.
Si « l’acceptation ou non de l’enquête est donc à analyser en “pertes et profits” symboliques à retirer de celle-ci » (Mauger, 1991, p. 133), elle informe aussi sur un positionnement des uns et des autres par rapport à la définition sociale endogène de l’objet de l’enquête et met sur la piste d’indices sur leurs statuts et rapports respectifs[9].
[3]L’implication de celui-ci dans l’enquête est évidemment nourrie de l’espérance de pouvoir en tirer une caution scientifique à son action syndicale, sachant qu’une bonne part des revendications porte précisément sur la titularisation des intérimaires.
[4] Débrayages, et même AG des personnels, sont très peu suivis par les ouvriers intérimaires par exemple, au grand dam des syndicalistes.
[5] Dans une région plutôt marquée historiquement par des mouvements d’émigration que d’immigration.
[6]Que l’on a défini lors d’enquêtes antérieures comme étant la conjonction de dispositions de disponibilité, adaptabilité et docilité (Papinot, 2006). Dans l’entreprise en question, par exemple, le travail de nuit repose sur le volontariat : les « volontaires » ne sont quasiment que des intérimaires.
[7]Certains intérimaires en sont à leur quatrième ou cinquième mission de 6 mois.
[8]Surtout pour les titulaires de CAP/BEP tant il apparaît de plus en plus nettement que le bac pro devient le diplôme modal des qualifications ouvrières aujourd’hui (Eckert, 1999).
[9] Pour un développement plus approfondi de ces éléments d’analyse de la situation d’enquête, cf. le chapitre 4 de mon ouvrage « La relation d’enquête comme relation sociale » (Papinot, 2013).
MÉTALEC : UNE ORGANISATION À GESTION FLEXIBLE DES RESSOURCES HUMAINES
6 Métalec est une usine métallurgique de montage et d’assemblage de pièces fabriquées par des sous-traitants. La production est dispersée en plusieurs sites en fonction de la taille des objets manufacturés. L’organisation du travail fonctionne en « juste-à-temps » avec alternance d’équipes en 2x8 [10]. « De plus en plus subordonnée à la gestion financière » (Coutrot T., 1999, p. 52), la gestion des ressources humaines est ici aussi en bonne partie externalisée puisque s’est généralisé, comme dans la filière automobile, l’intérim « comme canal exclusif de recrutement pour tout emploi d’opérateur » (Gorgeu A., Mathieu R., 2009, p. 42). L’entreprise fonctionne depuis des années de façon continue avec un volant important d’intérimaires : de l’ordre de 30 à 50 % de l’effectif total de production [11]. Sous la pression des actionnaires, les entreprises sont en effet de plus en plus incitées à recourir à l’intérim, y compris selon un processus de substitution d’emplois temporaires aux emplois permanents [12]. « Ceci permet de répondre aux impératifs, de plus en plus affirmés, de rentabilité financière, en présentant des ratios de productivité satisfaisants, calculés à partir des seuls effectifs inscrits, alors que les intérimaires, “mains invisibles”, y contribuent fortement » (Gorgeu et Mathieu, 2000, p. 82). Le recours à l’intérim présente en effet des avantages d’affichage comptable ; les coûts de recours à l’intérim étant affectés au poste « autres charges externes » et non intégrés à la masse salariale, le recours à des travailleurs extérieurs permet ainsi de transformer des charges fixes en charges variables, de diminuer le montant des taxes assises sur la masse salariale, etc. Par ailleurs, la non prise en compte de l’ancienneté dans la détermination des salaires du personnel intérimaire, la contraction des temps plus faiblement productifs par la gestion flexible des contrats, les fortes incitations au surinvestissement au travail, etc. sont à même de compenser le surcoût des primes de fin de mission (10 %). Mais le recours à l’intérim est aussi alimenté par des logiques managériales de report de responsabilité de la gestion de la relation salariale : reports d’actes de gestion des ressources humaines sur l’entreprise de travail temporaire (ETT), reports de responsabilités d’adaptation des salariés par la possibilité de changement d’intérimaires, mais aussi report de la gestion des relations sociales. Il contribue ainsi à lever en partie l’incertitude de la contribution au travail des salariés par une intermédiation de nature marchande : l’achat de main-d’œuvre à l’agence de travail temporaire. Par rapport à la durée moyenne des missions (deux semaines), les contrats d’intérim chez Métalec sont plutôt des contrats « longs » de six mois renouvelables avec un « tiers-temps » de deux mois entre deux missions. Les ouvriers embauchés depuis une vingtaine d’années ont quasiment tous commencé leur activité dans l’entreprise avec un statut d’intérimaire [13] et la plupart des jeunes intérimaires interrogés vivent leur(s) premier(s) contrat(s) en intérim dans la crainte d’être « remercié » : « C’est sûr que, nous les intérims, on fait tout pour être gardé donc peut-être qu’on fait plus gaffe quand il y a le chef ou des trucs comme ça. » (Intérimaire, 22 ans, BEP, première mission dans l’entreprise).
7 Chez Métalec, les intérimaires sont majoritairement affectés sur le site des productions standard, les plus rapides à monter (30 minutes pour en assembler un) et où la production est à la chaîne (plusieurs centaines par jour). Ils y côtoient peu d’ouvriers permanents. À l’inverse, sur le site où les produits sont plus complexes et longs à monter (quelques unités par jour), les ouvriers intérimaires sont peu nombreux, en particulier les nouveaux. Les représentations endogènes de la division du travail distinguent nettement à cet égard les affectations spatiales sur « la chaîne » de celles dans les « ateliers ». Schématiquement, plus les produits sont de taille importante et de montage non standard, moins le procès de travail est taylorisé, et plus les postes de travail sont considérés comme qualifiés. Sur le site des petites productions, une note de service interne décrit la division du travail suivante :
- Mise en chaîne : 1 titulaire et 1 intérimaire par équipe.
- Montage : 2 titulaires pour 10 intérimaires par équipe.
- Contrôle : 1 titulaire et 1 intérimaire par équipe.
- Emballage : 0 titulaire et 2 intérimaires par équipe.
9 On peut donc y dénombrer 4 titulaires pour 14 intérimaires par équipe, soit un effectif de production composé à plus de 75 % d’intérimaires et une affectation principale sur les postes les moins qualifiés et les plus exposés aux tâches répétitives. La présence d’intérimaires épargne donc les permanents des tâches les plus ingrates, des postes les moins qualifiés et/ou les plus difficiles à tenir, et instaure de fait un redoublement de la division sociale du travail par le statut d’emploi. La dénégation du clivage par le statut d’emploi dans le discours des permanents (« pas de différence entre les intérimaires et les permanents ») tend ainsi à masquer les bénéfices matériels et symboliques secondaires et coupables dont les permanents peuvent tirer de la présence des jeunes intérimaires en les préservant en particulier des tâches les moins valorisantes. La division du travail par le statut d’emploi se trouve même parfois retraduite en différenciations plus légitimes de qualification professionnelle, soulignant à nouveau ici l’interdépendance entre statuts d’emploi et statuts de travail dans les représentations endogènes : « Il (l’intérimaire) a un peu le travail ingrat comparé au salarié (sic). C’est sûr que ces gens là, c’est à eux que l’on va demander de nettoyer,... pas des choses spécialement valorisantes. Il faut bien qu’il y ait du monde et généralement c’est le personnel titulaire qui fait les produits au-dessus. Mais ce n’est pas particulier à Métalec. Ils sont là pour pallier un surcroît de travail, ce n’est jamais le travail le plus facile. Généralement le travail le plus facile, on le donne aux salariés. Le plus dur, quelque part, on le donne à des manœuvres. Ce ne sont pas des maçons mais des porteurs d’eau. » (Permanent, 40 ans, élu CGT CE, BEP, en CDI depuis 19 ans dans l’entreprise ; pas d’intérim avant).
TENSIONS AUTOUR DE LA FORMATION DES NOUVEAUX
10 Dans cette usine, un des points de tension et de malentendus importants entre ouvriers intérimaires et permanents s’est cristallisé autour de cette question de la formation des nouveaux [14], ou plutôt de cette première semaine de travail en binôme que l’entreprise organise pour tout nouvel intérimaire afin qu’il se familiarise avec le travail à accomplir et apprenne à tenir son poste. Or, comme le laisse entendre l’extrait d’entretien avec Loïc au début de cet article, les ouvriers titulaires rechignent, voire refusent de former les nouveaux intérimaires, déléguant par défaut cette responsabilité à des intérimaires parfois à peine moins nouveaux : « Maintenant c’est ça qui est malheureux, c’est que tous les titulaires, on refuse de former. C’est malheureux pour l’intérimaire, pour les nouveaux intérimaires. Et maintenant ce sont les intérimaires qui forment les intérimaires (...) L’intérimaire qui est arrivé depuis trois semaines, ça fait quinze jours qu’il est seul et il y a d’autres intérimaires qui arrivent et on donne un nouvel intérimaire à cette personne-là qui ne connaît même pas son boulot ! Ça fait que trois semaines qu’il est dans l’entreprise, il a tout à apprendre et il doit former ! Alors, des fois, on arrive à des..., En tant que contrôleur, il y a des trucs qui sont presque à refaire, ils sont faits n’importe comment ! » (Permanent depuis 7 ans après 3 ans et demi en intérim dans l’entreprise, 34 ans, bac technique, une année d’IUT).
11 Si c’est « malheureux » pour cet ouvrier permanent de 34 ans, c’est que renoncer à former n’est pas une décision facile à prendre. Au-delà des conséquences possibles de défaut de production évoquées qui viennent écorcher un rapport positif au travail, le refus est d’abord un refus adressé à l’encadrement et cela peut donner lieu à « discussion » : « Il y a eu des barbelés qui se sont dressés parce que moi, j’avais dit ça un jour : “Moi je ne forme plus !”. On m’a demandé pourquoi et j’ai dit qu’il fallait des formateurs référents. J’ai dit que ça serait bien plus logique. Donc, au début, le chef d’atelier, le chef d’équipe quoi, a été rapporté ça au chef de production et c’est le chef de production qui est venu me voir. Il m’a dit : “mais qu’est-ce que tu racontes ?”. Ils se sont mis à deux en plus pour... Un contre deux ! J’ai dit : “Ouais, ouais, d’accord ! D’accord !” Moi, je forme des gens mais c’est usant quoi ! Tu n’as qu’à voir tous les six mois, donc il y a un roulement pratiquement. Et ça n’arrête pas ! » (Permanent depuis 3 ans, 41 ans, CAP, 5 années d’intérim avant d’être embauché). Le mode de désignation comme tuteur laisse d’ailleurs clairement apparaître qu’il suscite peu de candidature volontaire et d’adhésion enthousiaste, y compris chez les intérimaires : Le chef d’équipe, il va venir voir et puis il va demander... Je ne sais pas s’il choisit mais moi je vois d’habitude il vient comme ça. Il dit : « Toi, tu le prends ! », « Toi, tu le prends ! », « Toi, tu le prends ! » (Intérimaire depuis 6 mois, 26 ans, Bac pro).
12 Mais au-delà des injonctions explicites, ce refus engendre de la culpabilité chez les permanents, car il les place en porte-à-faux par rapport à leur ethos professionnel. Et chaque arrivée de nouveaux intérimaires ravive ce malaise du renoncement au rôle de tuteur : « Quand on voit les gens qui arrivent le lundi matin, nous on est là : “oh ! Merde !”. Pour nous c’est vraiment usant ! Normalement, on devrait être content de former des gens, ça serait logique, mais quand on sait que certains ils vont rester une semaine, 15 jours et ils vont se barrer... Là, on a formé des mecs la semaine dernière, il y en a trois qui sont partis. Il y en a trois sur quatre qui sont partis... » (Permanent depuis 3 ans, 41 ans, CAP, 5 années d’intérim avant d’être embauché). Si « normalement (ils) devrai(ent) être content(s) de former des gens », si « ça serait logique », c’est que l’accès à la fonction de tuteur s’inscrit « normalement » dans une logique de reconnaissance de qualification, voire dans une perspective de promotion interne. Ce lien de causalité entre reconnaissance de qualification professionnelle et désignation comme tuteur constitue l’axe principal des argumentations développées : « Si on est formateur c’est qu’on est quand même compétent. » (Permanent depuis 8 ans, 34 ans, trois ans et demi d’intérim avant d’être embauché, bac technique).
13 La transmission intergénérationnelle des savoir-faire est en effet au cœur de la reproduction des identités catégorielles de métier (Dubar, 2001) qui se construisent traditionnellement dans des configurations d’apprentissage mimétique, sur le tas, ritualisées, progressives et selon un processus d’identification mimétique aux plus anciens par les plus jeunes (Zarca, 1988). Le rapport intergénérationnel constitue donc la configuration de base du dispositif et l’obligation morale de transmission de savoir-faire en compose le moteur : « Moi quand j’ai commencé, il y a un titulaire qui m’a formé donc il faut passer le flambeau. Chacun notre tour, on forme les gars. » (Permanent depuis 11 ans, 35 ans, bac pro, 6 mois d’intérim dans l’entreprise).
14 La prégnance de cette norme professionnelle est également observable quand les intérimaires sont tentés de faire de nécessité vertu en surinterprétant cette assignation au rôle de tuteur en signe de reconnaissance : « Depuis que je suis là-bas, j’ai formé déjà deux intérimaires... (...) D’accord. Ce n’est pas forcément les intérimaires qui forment les intérimaires. Ça dépend. Mais il prend toujours ceux qui bossent bien quoi »... (Intérimaire depuis 6 mois, 26 ans, Bac pro). Même dans des situations de désignation par défaut donc, le fait d’être choisi comme tuteur donne lieu à des réinterprétations recentrées sur ces motifs d’habileté professionnelle (choisi parmi « ceux qui bossent bien »). Sans doute même est-il tentant d’y voir le signal d’une future embauche ; les ressorts de l’acceptation des intérimaires reposant en partie sur cet implicite dévoyé...
15 Les capacités à refuser le rôle sont inégalement distribuées au sein du personnel. La question de l’acceptation ou non du rôle de tuteur compose même pour certains une des lignes de démarcation les plus nettes entre les statuts d’emploi des permanents et des intérimaires : « Les intérimaires le font parce qu’ils n’ont pas le choix, ouais voilà ! C’est ça la frontière entre les titulaires et les intérimaires. Il y a un intérimaire. Voilà on t’appelle : “Il vient d’arriver aujourd’hui, tu vas le former !” Il ne va pas dire non. Il y a la frontière qui est là et c’est malheureux ! » (Permanent depuis 7 ans après 3 ans et demi en intérim dans l’entreprise, 34 ans, bac technique, une année d’IUT). Le clivage n’est évidemment pas aussi tranché et doit d’abord être relativisé par rapport aux logiques d’affectation spatiale [15]. Si certains permanents continuent à jouer leur rôle de tuteur, non sans quelques résistances ou redéfinition minimaliste de la fonction parfois (cf. infra), à l’inverse, les intérimaires, en particulier les plus anciens, ne sont pas complètement désarmés face à l’assignation au rôle. On assiste plutôt alors à des logiques de contournement clandestines et coupables qu’à des refus frontaux : « Quand on devait former les gens, bah moi quand je voyais arriver de nouveaux intérimaires, je me disais : “Ah, non merde ! Les nouveaux intérimaires !” Et puis j’allais me planquer derrière les blocs. Donc tu vois, il y a un chef qui passe pour te donner un nouveau pour le former, donc moi j’essaie d’esquiver. Enfin c’est normal aussi quoi ! » (Intérimaire depuis 8 mois (deuxième mois d’une deuxième mission), 26 ans, BTS).
UN TUTORAT DÉVOYÉ
16 Comment comprendre ces réticences à transmettre des savoir-faire et modes opératoires pratiques ? On peut d’abord mobiliser l’explication classique et juste d’un contexte de concurrence entre égaux [16] (Beaud et Pialoux, 1999 ; Castel, 2003) et le souhait peu avouable de maintenir sa place dans l’entreprise tout comme une position favorable dans la division du travail. Si la présence d’intérimaires en nombre constitue en effet autant de « fusibles » face aux risques de licenciements, elle les épargne aussi des tâches les plus ingrates, des postes les moins qualifiés et/ou les plus difficiles à tenir, et instaure de fait une division sociale du travail par le statut d’emploi. Il y a lieu cependant d’approfondir l’analyse de ces configurations sociales dans lesquelles prend place et sens ce tutorat.
17 L’idéal des normes professionnelles de transmission des savoir-faire se trouve grippé dans ce contexte organisationnel et les ouvriers permanents sont pris dans des injonctions contradictoires, entre leur ethos professionnel et leur positionnement vis-à-vis d’une politique de flexibilité externe réprouvée. Ce n’est donc pas l’acte de formation en soi qui pose problème, mais le fait qu’il se trouve enchâssé dans un contexte organisationnel et institutionnel qui le vide pour l’essentiel de sa substance. Il n’est donc pas isolable d’une politique de gestion des ressources humaines qui maintient délibérément une partie du personnel de production aux portes de l’entreprise.
18 Dans ce contexte, quel est le sens de cette semaine de tutorat des nouveaux intérimaires ? Un des attendus implicites de la légitimité professionnelle ouvrière (Schwartz, 1990, p. 293) repose sur l’idée de transmettre des savoirs et savoir-faire à un débutant qui a vocation à devenir un pair et à intégrer le groupe de travail. Il s’agit a priori du premier palier d’un processus d’intégration et la formation correspond à un investissement visant à consolider les forces productives de l’entreprise en en assurant le renouvellement. S’y jouent de manière indissociable des enjeux de transmission de savoirs et savoir-faire techniques nécessaires à la continuité du métier et de coopération productive.
19 Se trouve-t-on véritablement dans de telles configurations de socialisation professionnelle chez Métalec ? Au-delà des apparences immédiates, rien n’est moins sûr. La vocation initiale de ces formations sur le tas se trouve en bonne partie dévoyée par le contexte organisationnel qui contribue à en pervertir le sens. La vocation première de toute formation de nouveaux vise à « passer le flambeau » pour reprendre l’expression employée, or le passage de relais n’a évidemment de sens que si le débutant à former se trouve bien engagé dans la même course, pour continuer à filer la métaphore. Or le nouvel intérimaire qui arrive n’est pas nécessairement un futur permanent, loin s’en faut. Non seulement le salarié à former n’est pas nécessairement un membre à venir de l’entreprise, mais il peut tout à fait n’y faire qu’un passage très bref. Il est présent dans l’entreprise comme salarié de l’agence de travail temporaire pour une mission à durée limitée sans aucun engagement d’embauche de l’entreprise utilisatrice. Le découplage de la relation d’emploi et de la relation de travail institutionnalise même ce désengagement moral du chef de l’entreprise cliente de l’agence de travail temporaire. Le salarié intérimaire qui travaille dans ses locaux sous les ordres du chef d’atelier n’est tout simplement pas « son » salarié. La non-responsabilité de l’employeur client est juridiquement établie et rend inopérant tout compromis social implicite qui règle d’ordinaire l’échange contribution/rétribution de la relation salariale.
20 Au-delà d’une finalité brouillée, il y a lieu d’en interroger également les conditions de mise en œuvre. Comment est défini ce rôle de tuteur dans l’entreprise ? Comment est-il reconnu ? Les permanents font état d’une reconnaissance insuffisante de cette fonction de tutorat par la direction : ni reconnaissance salariale, ni prime, ni progression de carrière. Une absence de « retour » pour ce délégué syndical à ce qui constitue une contribution supplémentaire importante, fruit d’une bonne volonté du salarié : « Bon c’est vrai... Après c’est souvent à cause des relations qu’on a avec nos chefs ou de la considération qu’on a avec l’entreprise que les mecs en ont ras le bol de former les gars sans avoir forcément de retour. Ils veulent avoir un minimum de considération, même s’ils ne gagnent pas de sous en plus. C’est pour ça qu’à la longue les titulaires en ont marre de former les intérimaires. » (Permanent depuis 11 ans (mission de 6 mois avant), 35 ans, bac pro, délégué CGT).
21 Non seulement la reconnaissance fait défaut, mais on peut même observer que l’acceptation du rôle précipite l’ouvrier dans des injonctions peu compatibles entre elles entre les contraintes de tenue de son poste et celles de responsabilité du formateur. Le seul aménagement de poste consiste en effet en un assouplissement du temps prescrit pour l’exécution du travail pendant la semaine de tutorat sans levée pour autant des exigences de productivité : « Tu formes un mec pendant une semaine comme ça, et c’est quand même assez usant comme travail parce qu’on a un temps à respecter. On est à deux. Il faut expliquer au gars, donc il faut prendre le temps pour expliquer généralement. Après donc on pointe le temps, multiplié par deux bien sûr avec un gars en formation : le temps normal de quand on est tout seul, plus le temps où on explique qui est un peu plus haut, ce qui est normal. Et après, on nous fait des réflexions ! J’ai dit : “Eh, attendez, faut arrêter les conneries là” ! » (Permanent depuis 3 ans, 41 ans, CAP, 5 années d’intérim avant d’être embauché). Or dans le même temps qu’il est soumis aux normes productives de son poste, le tuteur engage sa responsabilité sur la qualité de la transmission de savoir-faire. Il signe une reconnaissance de formation du nouvel intérimaire et peut donc être conduit à rendre des comptes en cas de problème : « On forme le gars et on est son tuteur. On doit remplir une feuille. Donc le mec, s’il fait une grosse connerie, on regarde qui était son tuteur. » (Permanent depuis 3 ans, 41 ans, CAP, 5 années d’intérim avant d’être embauché). Qui plus est, le tuteur peut se trouver amené à compenser à ses dépens les déficiences structurelles de l’accueil des nouveaux venus : « Bah ça arrive assez fréquemment que, quand tu arrives, tu n’as pas de caisse à outils, tu n’as rien. Donc en fait les mecs que tu formes, ils te prennent toujours tes outils et puis ils bossent un peu dans le chaos. Et puis, au bout d’un moment, tu aimes bien bosser tout seul... Tu as une façon de travailler. » (Intérimaire depuis 8 mois (deuxième mission), 26 ans, BTS).
22 Refuser de former un nouvel intérimaire constitue donc aussi une manière de se préserver des difficultés pratiques engendrées par les mauvaises conditions d’accueil des nouveaux, quand l’intendance ne suit pas et que les outils nécessaires à la bonne tenue du poste de travail font défaut.
23 Mais les résistances ou refus de former se comprennent surtout par rapport à ce qui est qualifié de « travail inutile ». L’absence de perspective d’embauche vide en effet la formation de sa raison d’être principale : « Nous sommes obligés de former les intérimaires donc il y a une certaine entraide entre nous mais il y a des limites. On veut qu’on nous rende des comptes à côté aussi. Car c’est bien beau de former, de former et puis, on est toujours payé pareil, nous. Souvent une fois qu’ils sont bien formés et bien ils partent. Après on ne les revoit plus ou alors on ne les embauche pas. Pour nous, les former c’est du travail. En plus, il est souvent inutile. » (Permanent depuis 9 ans, un an d’intérim dans l’entreprise, 55 ans, BEP et Brevet de technicien, ex-officier de la marine marchande). Le dilemme dans lequel se trouvent engagés les ouvriers permanents réside dans le fait que l’acceptation à former des nouveaux entérine implicitement une acceptation du turn-over généré par la politique managériale. Elle vaut en quelque sorte quitus de la politique de flexibilité externe de l’entreprise.
24 Les intérimaires qui en sont à leur deuxième ou troisième mission dans l’entreprise développent à cet égard une attitude compréhensive en reprenant cette idée d’une formation vidée de sa substance car ne débouchant pas nécessairement sur une embauche : « Mais c’est vrai qu’il y a un peu moins de titulaires qui nous forment parce que pour eux, ou du moins pour certains, ils ne voient pas où se trouve l’intérêt de former des intérimaires parce qu’ils savent qu’on ne restera pas. Alors bon, former des gens pour les voir ensuite partir ça ne leur plaît pas forcément et ils préféreraient avoir à former des personnes qui ne quittent pas l’entreprise et soient embauchées à temps plein. » (Intérimaire (troisième mission), 27 ans, BEP). Ces explications contextualisantes de ceux qui s’impatientent d’obtenir un CDI exonèrent les permanents de toute responsabilité dans la situation produite : « Je pense qu’il y a plus d’intérimaires qui forment que de titulaires parce que les titulaires doivent en avoir marre de former des personnes qui ne seront peut-être pas gardées au final dans l’entreprise. À mon avis ils ne sont pas d’accord avec ce procédé de continuer à embaucher les intérimaires et de ne pas les embaucher en contrat à durée indéterminée. » (Intérimaire (deuxième mission), 24 ans, bac pro). En mettant l’accent sur le déficit de sens du tutorat – « à quoi cela sert-il de former si ceux que l’on forme ne sont pas gardés dans l’entreprise ? » – il s’agit bien entendu aussi de souligner leur propre perplexité devant la reconduction indéfinie de leur strapontin dans l’entreprise.
25 Au-delà du positionnement contre une action qui constitue une contribution indirecte à fluidifier le turn-over organisé, ce qui transparaît enfin c’est la dénonciation plus globale d’une politique de gestion des ressources humaines « à la tête du client », selon l’expression consacrée, qui fait fi des règles implicites de progression de carrière à l’ancienneté et des menaces de disqualification des ouvriers permanents les moins diplômés : « Ça revenait toujours à la même chose, c’est que le titulaire, il forme, il forme, et puis on voit ceux qu’on a formé, on ne sait pas comment, pourtant il n’est pas meilleur que toi et on voit qu’il évolue plus rapidement ! C’est pour ça que quand j’ai été formé par un titulaire, j’ai fait mon intérim, j’ai été embauché, j’en ai formé, j’ai formé beaucoup d’intérimaires et ceux-ci sont chefs d’équipe maintenant. » (Permanent depuis 7 ans après 3 ans et demi en intérim dans l’entreprise, 34 ans, bac technique, une année d’IUT).
26 La politique managériale de flexibilité externe s’articule ici aussi à une individualisation des carrières (Hatzfeld, 2004) qui disqualifie l’ancienneté comme manière d’objectiver l’expérience acquise dans le travail. On constate à Métalec comme ailleurs une même tendance à l’élévation des niveaux de diplômes requis pour les recrutements d’ouvriers (Gorgeu et Mathieu, 2009) et à une disqualification rampante des diplômes « traditionnels » des certifications ouvrières – CAP et BEP – de plus en plus souvent remplacés par des baccalauréats professionnels (Eckert, 1999). On peut même y noter l’arrivée d’« exécutants aux études longues » (Schwartz, 1998) qui ont connu quelque temps de socialisation universitaire (BTS, DUT). Le clivage intérimaires/permanents recouvre donc aussi en partie des lignes de clivage de diplômes et de socialisation scolaire. Les nouveaux intérimaires « plus diplômés » qui arrivent dans l’entreprise sont donc involontairement porteurs de messages implicites de dévaluation des qualifications « traditionnelles » ouvrières. Au-delà des questions de salaire et de progression de carrière où s’exprime cette dévaluation de l’expérience, les rivalités peuvent porter sur l’appropriation des plus « beaux boulots » et des postes les plus qualifiés. Les signaux implicites que représentent des promotions hors ancienneté dévaluent dans les faits les compétences et tours de main acquis avec l’expérience du métier.
27 Le refus de formation offre donc l’occasion d’exprimer une désapprobation de la gestion des carrières par l’encadrement : « C’est énervant de former quelqu’un, bien que ce ne soit pas la faute du gars, mais tu sais que, quand il va être embauché, il va avoir 1 000 francs de plus. Ce n’est pas de sa faute. Mais moi j’ai refusé souvent de former un mec en lui expliquant que ce n’est pas de sa faute, mais si on ne fait rien, ça ne va pas faire bouger les choses. Ça embête la direction, on est convoqué dans les bureaux et puis on doit s’expliquer. Certains ont été convoqués. Mais nous, on n’est pas là pour ça. Et puis, plus il y a un roulement d’intérim, moins la qualité du travail est bonne. Ils pourraient donner une prime pour avoir formé un gars pendant une semaine. Et puis, en général, quand ils prennent des intérim(aire)s, c’est 15/30 d’un coup, donc le jour où il n’y aura plus personne pour les former, ils seront bien embêtés. » (Permanent depuis 6 ans, 27 ans, bac pro, un an et demi d’intérim dans l’entreprise).
28 Dans les normes professionnelles intériorisées, la transmission intergénérationnelle des savoir-faire si elle constitue le cœur de la constitution des cultures de métier, contribue aussi à légitimer idéologiquement des rapports de pouvoir et des hiérarchies de qualification dans des rapports de savoir et de savoir-faire. C’est donc aussi cette logique-là qui se trouve chahutée par la politique managériale de l’entreprise.
ENTRÉES DÉSENCHANTÉES, EXPLICATIONS DÉCONTEXTUALISÉES ET PRODUCTION DE MALENTENDUS
29 Comment faire avec ces injonctions contradictoires entre normes et valeurs professionnelles et contraintes organisationnelles ? Quelles régulations des logiques professionnelles prises dans l’étau organisationnel ? Quels ajustements individuels pour répondre à ces conflits de rôle ? Les réticences ou refus de former des anciens engendrent des incompréhensions et produisent un certain désenchantement des nouveaux dans leurs premiers pas de socialisation professionnelle. Ils donnent lieu à des ajustements individuels pour tenter de rétablir en bricolant des aménagements acceptables à ces configurations sociales déconcertantes. Ils génèrent cependant aussi des malentendus réciproques, sources de tensions et de fragilisation des collectifs de travail.
30 Dès leur accueil dans l’entreprise, les nouveaux intérimaires découvrent la « réalité désenchantée » de ce monde professionnel. Entre le modèle idéal et les configurations effectives dans lesquelles le tutorat se déroule, il y a un décalage, source de déconvenues et d’ajustements pragmatiques, assez bien restitué par l’« installation dans la dualité » (Hughes, 1955 cité par Dubar, 1991, p. 145-149) en « grand écart » décrite par l’extrait d’entretien de Loïc en début d’article. Se faire expliquer le travail par un autre (jeune) intérimaire compose un motif d’étonnement et de déstabilisation, bousculant les représentations de l’ordre des choses. Les conditions d’accueil peuvent également participer de ce désenchantement quand l’arrivée des intérimaires peut involontairement provoquer l’agacement des ouvriers permanents. On voit bien avec l’exemple des outils manquants combien cette situation délicate est susceptible de créer une tension durable dans les relations de travail quand bien même celle-ci ne relève pas de la responsabilité individuelle des acteurs en interactions : « Quand je suis arrivé, je n’avais pas de caisse à outils... Donc pendant trois semaines, je n’avais pas de caisse à outils. C’est chiant aussi ! Tu sais, tu vas voir quelqu’un et tu lui demandes des outils. Après ça commence à l’énerver donc au bout d’un moment tu changes. Et là, au bout d’un moment, tout le monde est énervé ! Du coup après, tu es mal barré quoi ! » (Intérimaire (9e mois de mission), 22 ans, bac pro).
31 La forte prégnance de cette norme de transmission intergénérationnelle donne lieu à des dilemmes délicats à résoudre pour les permanents, et si certains se sentent « obligés de former les intérimaires », les résistances peuvent alors se déplacer vers les conditions de l’accueil ou bien le contenu de ce que certains intérimaires qualifient de « pseudo-formation », les amenant à des petits arrangements individuels pour se réapproprier une situation de formation acceptable : « (En reparlant de la formation à Métalec, ce sont les permanents qui forment les intérimaires ?) Il y a de la réticence. Si, j’ai eu une formation, enfin... on m’a fait faire un stage. Bon, ça, c’était payé par Métalec. Mais sinon, moi, ma pseudo-formation... J’étais censé recevoir une formation, mais le gars qui me formait était un peu réticent à me former. C’est un ancien et il n’était pas trop d’accord. Donc je me suis barré et je suis allé voir un autre. Il y avait un gars avec qui j’étais, qui était en formation aussi. J’ai vu qu’il avait un bon formateur, donc je me suis incrusté !... En gros, c’est à toi de te débrouiller. Il n’y a pas de suivi pour les bleus de travail ou les casiers, c’est un peu moyen. L’entreprise, on voit qu’elle n’est pas là pour le bien-être des salariés. C’est un peu chacun pour soi. Tu es là, tu bosses et si tu n’es pas content, on en prend un autre. » (Intérimaire depuis 3 mois, 27 ans, BEP, 7 ans dans l’armée).
32 Le constat d’une distorsion entre la configuration réelle et celle a priori attendue va faire l’objet d’explications et de commentaires de la part des nouveaux. Si certains registres explicatifs relèvent, comme on l’a vu plus haut dans le discours des plus anciens, de tentatives de contextualisation, d’autres infèrent ces attitudes à des dispositions individuelles déconnectées du contexte organisationnel dans lequel elles s’actualisent.
33 Les réticences ou refus de former des titulaires peuvent alors être rapportés au caractère (« Ça dépend aussi de la mentalité de la personne ») ou au degré de sociabilité des individus : « Ce n’est même pas une question de titulaire ou d’intérimaire, c’est une question de personne tout simplement. Tu as des personnes qui, quand elles bossent, n’ont pas envie d’être emmerdées et il y en a d’autres qui se disent : “Oh tiens, bon, il faut que les petits jeunes apprennent !” et donc ils sont contents de transmettre leurs savoirs. Ça dépend si la personne est sociable ou pas et c’est aussi à l’intérimaire de montrer qu’il s’intéresse aussi. » (Intérimaire (deuxième mission), 24 ans, bac pro). Dans le même ordre d’idée, l’affectation auprès d’un « mauvais » tuteur peut être qualifiée de malchance : « Donc je suis arrivé et en fait, on commence en binôme avec quelqu’un qui t’apprend. Et j’ai eu la malchance de tomber sur deux personnes qui m’ont appris mais qui n’avaient pas envie de me faire apprendre. Tu sais, ils n’aimaient pas ça. Du coup, j’étais un peu paumé au début quoi. » (Intérimaire depuis 9 mois (deuxième mission), 22 ans, bac pro). Quant au contenu transmis pendant cette semaine, il peut tout simplement être rapporté à l’« envie de transmettre » de celui qui forme : « À ton arrivée dans l’entreprise tu es pris en charge par un membre de l’entreprise, ça peut être un titulaire comme un intérimaire et il te montre ce qu’il a envie de t’apprendre, ça peut être un maximum de choses ou alors juste une seule chose s’il en a décidé ainsi. » (Ouvrier intérimaire (3e mission), 27 ans, BEP). Une distinction apparaît ainsi dans les discours entre une formation qui n’en aurait que l’apparence en quelque sorte et une formation permettant vraiment l’appropriation d’un savoir opérationnel et l’accès à la compréhension : « Au début c’est vrai que tu es tout seul. Après ça dépend avec qui tu tombes, qui te forme... Parce qu’à Métalec, il y en a qui n’aiment pas trop les intérimaires, donc il suffit que tu tombes sur un gars qui n’aime pas les intérimaires, il va te former pendant une semaine, mais en fait tu n’auras rien pigé au truc quoi ! » (Intérimaire depuis 5 ans, 25 ans, BTS). On voit clairement ici combien il n’est pas toujours aisé pour ceux qui « subissent » ces conditions d’accueil de mettre en œuvre la distanciation nécessaire afin de se penser comme « objets » d’une politique de flexibilité externe qui s’impose aussi aux permanents et les amène à réagir.
34 De manière symétrique, on trouve dans les discours des permanents des justifications de refus de formation basées sur des dispositions individuelles : « (Toi tu en formes (des intérimaires) ?) Non, non, plus maintenant. Je le faisais quand j’étais à X mais il y en a qui sont vraiment trop limites... (Trop limites ?) Ça rentre par une oreille, ça sort par l’autre quoi ! Et moi, quand ça ne marche pas, eh bien, je m’énerve assez vite. Du coup, je n’en forme plus. En bas, on n’a pas besoin d’intérimaire, parce que la plupart, on les forme et après ils partent. Même si on leur proposait un poste, je suis sûr qu’ils ne resteraient pas !... Parce qu’il y en a beaucoup qui profitent du système ! Ils bossent six mois juste pour toucher le chômage après ! » (Ouvrier permanent depuis un an, 27 ans, contrôleur qualité, bac pro, 18 mois en missions d’intérim dans l’entreprise). Dans ce raisonnement, on peut voir également les dérapages à l’œuvre quand le temps court de présence des intérimaires dans l’entreprise est imputé à leur souhait de ne pas rester et celle-ci rapportée à une volonté de mise à distance de la centralité du travail.
35 Dans ce registre de justifications, c’est aussi la formation scolaire qui peut se trouver parfois incriminée à travers ce qu’elle est supposée engendrer d’attitude hautaine ou d’absence de sens pratique : « Il y a des intérimaires qui arrivent là... Il y a eu le cas l’année dernière où il y a un intérimaire qui avait tout vu tout fait quoi... Donc il voulait donner des leçons aux titulaires et... Ce n’est pas passé du tout !... En même temps il n’a fait qu’une mission donc voilà. Mais après c’est sûr qu’il faut savoir aussi fermer sa bouche pour pas se mettre tout le monde à dos et faut savoir aussi que c’est peut-être le chef qui fait les embauches, mais il se renseigne autour auprès des titulaires : “Est-ce qu’il est valable celui-là ? et si le mec, il n’est pas aimé, on va lui dire non. C’est vrai si le gars, il a une bouche grande comme ça et qui joue au ‘kékou’ avec tout le monde”. Est particulièrement visée ici l’attitude de certains intérimaires “à bac + 32 qui ne savent pas couper de l’herbe”. » (Permanent depuis un an (un an de mission dans l’entreprise), 36 ans, BEP).
36 Dans ces configurations donc, si certains vont inférer ces refus ou résistances aux conditions structurelles de leur mise en œuvre, plus nombreux sont les discours émaillés d’explications en termes de dispositions personnelles : des permanents jugeant des intérimaires « trop limites » ou qui « n’en ont rien à foutre », quand ces derniers peuvent estimer que certains permanents « n’aiment pas les intérimaires ». Les intérimaires sont, à leur corps défendant, porteurs de flexibilité. Ils vont en quelque sorte matérialiser cette politique d’emploi par leur entrée massive dans l’entreprise. La nécessité de cette formation initiale sur le tas oblige les ouvriers les plus expérimentés à prendre position vis-à-vis de ce tutorat dévoyé, qui prend l’apparence d’un rituel ordinaire de socialisation professionnelle pour en pervertir le sens quant la perspective n’est pas celle d’une intégration professionnelle du nouvel ouvrier, mais celle d’une simple adaptation ponctuelle à un poste de travail.
37 Toutes les conditions sont alors réunies pour produire des situations de tensions et de malentendus entre intérimaires et permanents, engendrer des incompréhensions réciproques, mais aussi des situations d’évitement, de sociabilité clivée, rendre même plus délicates les coopérations productives quand la simple demande de conseils aux ouvriers permanents ne peut s’envisager qu’« en faisant attention que ça ne les dérange pas » (intérimaire (3e mission), 27 ans, BEP) ; rendre plus difficiles aussi les mécanismes de reproduction professionnelle, tant celle-ci passe nécessairement par un « processus de projection personnelle dans une carrière future par identification aux membres d’un groupe de référence » (Dubar, 1991, p. 146).
38 Cette politique de flexibilité externe, articulée à une dévaluation interne des qualifications professionnelles traditionnelles, peut générer alors des situations de rétention d’information sur les trucs et astuces du métier qui compliquent les mécanismes de socialisation anticipatrice et d’identification aux modèles représentés par les plus anciens dans le métier : « En plus, quand des intérim(s) arrivent, il faut leur montrer le travail. C’est à nous de les former. C’est à nous de leur montrer notre savoir-faire, et ils sont payés plus. Donc, ce n’est pas logique. En plus nous, on n’est pas là pour former les gens. On a un savoir-faire, c’est sûr, qu’on acquiert au fil des années. Et puis tu ne vas pas tout expliquer à un gars qui vient d’arriver. Il y a des trucs que tu gardes pour toi. » (Permanent depuis 6 ans, 27 ans, Bac Pro, un an et demi d’intérim dans l’entreprise). Elles créent de la défiance réciproque jamais très facile à désamorcer quand il s’agit de coopérer ou de construire de la cohésion interne qui transcende les segmentations par le statut d’emploi.
CONCLUSION
39 L’analyse des refus, résistances et réaménagements de ce tutorat des nouveaux permet de comprendre, au-delà des conditions objectives de « concurrence entre égaux » comment les tensions intergénérationnelles peuvent naître et se développer en situations de travail. L’idéal des normes professionnelles de transmission des savoir-faire se trouve bloqué dans ce contexte organisationnel et les ouvriers permanents sont pris dans des injonctions contradictoires, entre leur ethos professionnel et leur positionnement vis-à-vis d’une politique de flexibilité externe réprouvée. Ils sont pris dans des rôles en conflit entre la reconnaissance de professionnalisme traditionnellement contenue dans la « promotion » vers la responsabilité de former et la résistance à la politique de management du personnel de l’entreprise. Dès leur accueil dans l’entreprise, les nouveaux intérimaires découvrent la « réalité désenchantée » de ce monde professionnel. Si certains registres explicatifs relèvent de tentatives de contextualisation, d’autres infèrent les refus ou réticences des permanents à des dispositions individuelles déconnectées du cadre dans lequel elles s’actualisent.
40 On assiste alors dans ce contexte organisationnel à un grippage des dynamiques professionnelles produit par les différences objectives des situations des uns et des autres mais aussi par les malentendus engendrés à partir de ces interactions. Toutes les explications endogènes qui justifient le refus de former par le caractère ou l’attitude des personnes sont susceptibles de gêner les solidarités collectives tout comme la transmission du métier qui « n’est pas uniquement un transfert d’informations, de procédures d’utilisation d’instruments, de recettes, de techniques, de modes opératoires, (mais) tout à la fois une mise en forme du corps et de l’esprit qui s’opère par identification » (Zarca, 1988, p. 250).
41 Comment comprendre les rapports intergénérationnels au travail aujourd’hui ? Face aux risques de dérives substantialistes conduisant « à faire du “Jeune” ou des “Jeunes” des entités fermées sur elles-mêmes » (Lahire, 2004, p. 497), en apesanteur sociale, il est important d’en appeler à une conception relationnelle de l’identité (Cuche, 1996) et de rappeler les dimensions structurelles d’un contexte socioéconomique qui préexiste aux volontés individuelles, en limite les marges de manœuvre et contribue à définir leur appartenance générationnelle. Il apparaît ainsi que chez Métalec, le statut d’emploi contribue ainsi à construire la « frontière » (Barth, 1995) générationnelle au travail. Il paraît ainsi plus que jamais nécessaire de saisir la situation des jeunes non seulement dans leurs conditions d’accès à l’emploi mais aussi dans leur contexte de travail pour comprendre ce qui contribue à construire et définir les catégories générationnelles au travail.
42 Sur la question de l’articulation du genre et du statut d’emploi (dans son exemple, le temps partiel), Margaret Maruani a bien montré que si le statut d’emploi contribuait à structurer les statuts de travail, cette proposition s’avérerait incomplète – et à la limite erronée – si l’on ne la complétait par une deuxième qui est que « le statut social induit le mode d’emploi » (Maruani, 1989, p. 34). À un premier rapport de détermination s’en combine ainsi un deuxième qui participe de sa définition sociale : les variables apparentes mobilisées ne sont pas simplement emboîtées les unes dans les autres ; elles sont aussi armées, infléchies ou accentuées par leur mode d’encastrement. Si le temps partiel s’est construit comme emploi typiquement féminin, l’intérim s’est construit comme « emploi de jeune » et les rapports sociaux que les intérimaires peuvent vivre dans l’emploi et au travail contribuent aussi à spécifier ce que les « jeunesses au travail » veulent dire.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
/ Prénom fictif. Tous les extraits d’entretien ont été réalisés auprès d’ouvriers de l’entreprise métallurgique qui sera désignée ici sous le nom d’emprunt de Métalec.
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[2]
/ Si l’âge de l’état-civil rend compte du temps écoulé depuis la naissance, il ne peut être confondu avec l’âge social, variable discontinue et relative. Dans « La “jeunesse” n’est qu’un mot » (1984), Pierre Bourdieu nous mettait déjà en garde contre toute dérive essentialiste en nous rappelant que les divisions entre les âges ne sont pas des barrières « naturelles » mais relèvent de conventions sociales, ni universelles ni atemporelles.
-
[10]
/ Et depuis peu, sur un des sites seulement, une équipe de nuit de volontaires affectée à la production des petites unités.
-
[11]
/ Environ 250 intérimaires pour 700 ouvriers permanents au moment de l’enquête.
-
[12]
/ En contournant parfois les dispositions légales, qui, dans le droit du travail français (1972 et 1990), restreignent le recours à l’intérim à trois motifs principaux : remplacement d’un salarié absent, accroissement temporaire de l’activité de l’entreprise, exécution de tâches de nature temporaire.
-
[13]
/ Tous les permanents interrogés sauf un (entré dans l’entreprise il y a 20 ans) ont commencé par plusieurs missions de six mois d’intérim dans l’entreprise (pendant 5 ans pour certains).
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[14]
/ Ce n’est évidemment pas les seuls lieux et moments de tension. Cependant, hormis ces « temps d’accueil » des nouveaux, la cohabitation des deux statuts d’emploi est de fait assez réduite par le mode d’organisation de la production qui concentre l’essentiel de la présence des intérimaires sur le site dévolu au montage à la chaîne où les permanents sont peu présents et plutôt affectés à des fonctions de contrôle et d’essais de conformité.
-
[15]
/ Il y a lieu en effet d’introduire une nuance quantitative qui tient aux segmentations spatiales de la division du travail qui concentrent fortement la présence intérimaire sur le site des petites productions où les titulaires ne sont pas très nombreux : « Il y a plusieurs sites à Métalec et c’est vrai que celui où on est, c’est plutôt du travail à la chaîne et le rythme est très rapide. Il y a beaucoup d’intérimaires, tu sais. Donc en fait sur ce site-là, même si les permanents peuvent nous former, c’est plutôt les intérimaires qui forment les intérimaires, les intérimaires qui sont dans la boîte depuis plus longtemps, parce que de toute façon, il n’y a pas assez de titulaires pour le faire. » (Intérimaire, 21 ans, bac pro, inscrit en agence intérim depuis octobre 2006).
-
[16]
/ Tous les titulaires sont cependant passés par un temps plus ou moins long en missions d’intérim dans l’entreprise avant d’accéder de façon assez liée à la permanence d’emploi à des affectations sur des postes de travail plus qualifiés.