Couverture de SOCO_087

Article de revue

Science de la science de l'État : la perturbation du chercheur embarqué comme impensé épistémologique

Pages 155 à 173

Notes

  • [1]
    Nous souhaitons remercier Sara Belleil, à qui nous dédions cet article, Vincent Dubois, Jérôme Godard, Michèle Leclerc-Olive ainsi que les rapporteurs anonymes de la revue pour leurs remarques et suggestions sur une précédente version de ce texte.
  • [2]
    Nous sommes redevables ici de clarifications effectuées par Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995 : 75).
  • [3]
    Cette notion, qui fait implicitement écho aux « journalistes embarqués » de la guerre en Irak, a été utilisée sur le terrain par certains de nos collègues pour signifier le recrutement d’un chercheur à leur côté dans l’espoir de pouvoir bénéficier de son « regard extérieur » et de ses « préconisations » expertes.
  • [4]
    « Julien, tu n’as pas vocation à être un deuxième chargé de mission DP ». Telle fut la réponse explicite du chargé de mission au souhait de Julien d’assister à une réunion de travail.
  • [5]
    La tension schizophrénique qui agite le chercheur engagé s’incarne également dans le choix parfois cornélien entre boulimie ethnographique – il y a toujours quelque chose à observer – et prise de distance physique avec son terrain.
  • [6]
    Pour donner un exemple parlant, la présentation de soi de Thomas en qualité de « chercheur indépendant » a été éprouvée dès le début des entretiens avec des représentants d’associations ou de fonctionnaires de la santé fort critiques vis-à-vis de l’« engagement citoyen » des industries agroalimentaires. « Qui vous télécommande ? » ou « what does Nestlé want to know » ont ainsi été les premières questions posées à l’enquêteur de l’EEN.
  • [7]
    Ainsi, la mise en place d’un site internet a été facturée plus de 100 000 Euros et des frais de maintenance ont été exigés en complément. Cette donnée a bien évidemment elle aussi été gommée des publications officielles du think tank.

1 L’analyse des politiques publiques s’est progressivement émancipée d’une approche normative et managériale qui était sa raison d’être initiale (Payre, Pollet, 2005). Néanmoins, cette tension originelle entre les figures ennemies du sociologue et du conseiller du Prince demeure ; ce que les transformations récentes du métier de chercheur (commande publique et privée, financement fléché, recherche appliquée, partenariat public-privé) ne manquent pas de raviver. Problématique à bien des égards, cette tension peut néanmoins être féconde pour une ethnographie de l’État qui prend au sérieux le multipositionnement du chercheur. C’est la perspective développée ici à l’aune de la mutualisation de nos expériences contrastées de recherche sur trois processus de réforme de l’État : l’agencification, la démocratisation, le développement des partenariats public-privé (PPP). Prenant la forme d’une participation observante (Soulé, 2007) dans trois institutions (Agence régionale de santé - ARS, conseil régional, think tank européen) qui peut sembler éloignée des règles canoniques de la méthode sociologique, nous souhaitons ici montrer que nos engagements réflexifs dans la réforme de l’État permettent de collecter des données inaccessibles autrement [1].

2 Ce « retour » du sociologue-conseiller du Prince questionne inévitablement la croyance en la neutralité axiologique wébérienne, cette conception de l’homme savant comme « machine » à objectiver (Devereux, 1980), comme observateur sans passion ou comme « sociologue sans qualités » (Naudier, Simonet, 2011). Certes, la reconnaissance que l’activité de recherche est balisée en pratique par les multiples engagements du chercheur, son rapport au monde et à son objet est ancienne (Favret-Saada, 1977 ; Devereux, 1980 ; Elias, 1983 ; Bourdieu, 2001) et la valorisation croissante des approches ethnographiques ne fait que rappeler l’acuité de cette assertion (Beaud, Weber 1997 ; Pinçon, Pinçon-Charlot, 1997 ; Bizeul, 1999 ; Fassin, Bensa, 2008). Cette démarche est d’ailleurs tout entière construite sur l’engagement du chercheur puisqu’elle s’appuie « sur l’implication directe, à la première personne, de l’enquêteur » si bien que « le principal médium de l’enquête est ainsi l’expérience incarnée » de ce dernier (Céfaï, 2010 : 7).

3 Si par engagement on entend la posture du chercheur acceptant, ne serait-ce que par intermittence, de plonger tout entier dans l’activité quotidienne des individus qu’il observe, il convient néanmoins de distinguer le chercheur engagé dans et le chercheur engagé par son terrain. Tout chercheur qui recourt à l’ethnographie est en effet engagé dans son terrain : il enquête, s’informe, observe, interroge ses enquêtés, prend part aux réunions, aux repas, à l’ensemble des activités quotidiennes les plus banales de son terrain d’enquête. En conséquence, l’ethnographe doit appréhender les processus sociaux mis au jour comme étant indissociablement propres au milieu étudié et propres à la relation d’enquête (Barley, 1992 ; Bizeul, 1999 ; Bourgois, 2001). Néanmoins, la situation diffère sensiblement lorsque le chercheur est engagé par son terrain d’enquête, c’est-à-dire lorsque son salaire dépend de l’institution ou du milieu qu’il étudie. Cette situation fait en effet naître des attentes : dans un rapport « don-contre-don », le chercheur doit produire pour l’institution. Au-delà d’une dépendance financière, hiérarchique et du lien juridique qui nous lient directement à nos terrains d’enquête et nous imposent de produire et de restituer nos travaux à l’institution, nous nous devons aussi d’adopter des postures qui garantissent notre maintien sur le terrain et, plus loin, le maintien des interactions, au risque d’une fermeture progressive de l’accès au terrain. Au final, nous sommes pris dans un jeu de contraintes qui, d’une part, nous impose certains rôles que nous détaillerons plus loin et, d’autre part, nous condamne à devoir les endosser sauf à être marginalisés ou exclus. Dans cette configuration, le chercheur n’est pas simplement une contrainte ou un enjeu marginal pour le milieu observé. Il serait en effet confortable de postuler que l’enquêteur puisse être un observateur invisible (Becker, 2006 : 71-78), mais on perdrait alors tout le profit analytique lié à l’examen attentif des perturbations induites par notre présence sur le terrain, sauf à naturaliser ces faits comme nous étant purement extérieurs [2]. Comme le rappelle G. Devereux (1980 : 30), il est nécessaire « d’accepter et d’exploiter la subjectivité de l’observateur, d’accepter le fait que sa présence influence le cours de l’événement observé aussi radicalement que “l’observation” influence (“perturbe”) le comportement de l’électron. L’analyste du comportement doit apprendre à admettre qu’il n’observe jamais le comportement qui “aurait eu lieu en son absence” et qu’il n’entend pas le même récit qu’un même narrateur eût fait à un autre que lui. Par bonheur, ce qu’on appelle les “perturbations” dues à l’existence et aux activités de l’observateur, lorsqu’elles sont correctement exploitées, sont les pierres angulaires d’une science du comportement authentiquement scientifique et non – comme on le croit couramment – un fâcheux contretemps dont la meilleure façon de se débarrasser est de l’escamoter ».

4 Aussi, notre article cherche à étayer le potentiel heuristique de nos engagements respectifs dans des réformes sectorielles de l’État qui sont très largement sous-tendues par des discours savants sous la bannière de la « gouvernance » (Georgakakis, de Lassalle, 2007) ou de la « nouvelle gestion publique » (Merrien, 1999), ces catégories hybrides – savantes et profanes – qui sont mobilisées indistinctement comme concept et mot(s) d’ordre. C’est d’ailleurs l’importance accordée à l’expertise savante qui a rendu possible notre accès au terrain. Ce papier interroge la manière dont le « chercheur embarqué [3] » interagit avec son terrain et ce que ces interdépendances peuvent révéler sur nos propres objets de recherche. Il ne s’agit pas ici de proposer une méthode aux vertus supposées plus grandes que celles habituellement utilisées, mais plutôt de découvrir ex post les mérites imprévus d’une relation d’emploi imposée par la nécessité économique. Nous reviendrons tout d’abord sur les vertus de l’ethnopraxie qui prend appui sur un processus d’indigénisation (I), avant d’aborder les perturbations induites par le chercheur qui n’est pas un indigène comme les autres (II).

FAIRE DE NÉCESSITÉ VERTU, PENSER L’INDIGÉNISATION

5 L’enquête ethnographique – ne serait-ce que pour limiter les résistances des enquêtés – implique une forme d’engagement du chercheur (Favret-Saada, 1977 : 43). Il adopte inévitablement, les langages et savoirs vernaculaires de même que les pratiques autochtones, telles que les savoir-faire professionnels, les codes vestimentaires et les rythmes indigènes (1.1). Néanmoins cette indigénisation, jamais totalement aboutie, est un processus itératif qui connaît des impairs ou des gaffes dont l’analyse peut s’avérer pertinente (1.2).

? Ethnopraxie d’un travail de clerc

6 Dans le cadre de nos enquêtes ethnographiques, l’indigénisation apparaît d’autant plus nécessaire pour la participation observante que nous sommes acceptés sur le terrain en tant que salarié : il faut apporter son tribut à la tribu. La proximité entre production universitaire et production experte, autour du travail de clerc, rend possible la conversion de nos capitaux scolaires. Inversement, cette faible distance sociale est aussi très perturbante pour le chercheur qui doit se conformer à un nouvel univers social/ salarial, certes proche, mais néanmoins régi par des règles partiellement contradictoires.

TROIS ENGAGEMENTS EXPERTS COMPARÉS

Nos expériences d’enquête respectives portent sur trois processus réformateurs – agencification, développement des PPP, démocratisation. Ainsi, la réforme qu’étudie Marion Gurruchaga, la création des ARS, s’inscrit très explicitement dans le cadre de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP), c’est-à-dire la recherche de la « lisibilité », de « l’efficacité » et de « l’efficience » de l’action publique. Votée en juin 2009, cette réforme doit recomposer la « gouvernance territoriale » de la santé par la fusion de bureaucraties dont l’histoire, les routines et les acteurs se sont développés de manière relativement autonome. Dans la même veine, le recours au PPP dans la lutte contre l’obésité, étudié par Thomas Alam, reflète ce même impératif de « faire mieux avec moins », à travers des partenariats qu’on espère « gagnant-gagnant », où l’État n’est qu’un acteur parmi les autres. Paradoxalement, ce sont les industries agroalimentaires qui investissent une partie de leur budget de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) dans ces programmes de promotion de la santé. Les PPP célèbrent ainsi le principe de participation de la société civile à la production de l’action publique, ce qui a pu être labellisé comme la démocratie des stakeholders. C’est également l’« impératif délibératif » (Blondiaux, Sintomer, 2002) qu’étudie Julien O’Miel à travers l’institutionnalisation de la démocratie participative (DP) au sein d’un Conseil Régional.
Comme les deux autres réformes étudiées, la mise en œuvre de la DP est très largement sous-tendue par des écrits savants caractérisés par un tropisme normatif qui alterne entre une approche critique pointant l’inefficacité de dispositifs manipulés par les représentants du peuple et une approche enchantée qui voit dans la participation un moyen de subvertir l’ordre social et politique. Au total, ces trois réformes contribuent à renouveler les formes de légitimité de l’action publique en l’adossant aux prescriptions universelles de la modernité managériale qui sont étayées par de nombreux écrits savants. C’est précisément la porosité des frontières politico-administratives et savantes qui a rendu possible notre engagement sur le terrain.
Notre rapport au terrain diffère sensiblement puisque Julien et Thomas sont à des degrés divers salariés en tant qu’expert sur leur terrain alors que Marion est allocataire de recherche. Face aux difficultés pratiques d’accès à un terrain réformateur en pleine effervescence, Marion est parvenue à pénétrer l’univers de la réforme en devenant stagiaire au sein d’une ARS, deux mois après la création officielle de ces structures.
L’entrée de Julien au sein d’un Conseil Régional s’est effectuée à travers l’embauche en tant que doctorant en Convention CIFRE (dispositif d’État par lequel le doctorant travaille conjointement pour la structure qui l’embauche et pour son doctorat). Enfin, Thomas a été recruté fin 2008 en tant que post-doctorant dans le cadre d’un think and do tank européen, l’Epode European Network qui est financé par la Commission européenne et des géants de l’industrie agro-alimentaire.
L’entrée sur le terrain prend très clairement la forme d’une participation observante puisque nous faisons vivre l’institution que nous étudions. Ainsi, Julien et Thomas sont impliqués dans une recherche appliquée, soumis à des objectifs gestionnaires et normatifs : identification des best practices, benchmarking, monitoring et production de guidelines. Enfin, dans le cadre de son stage de six mois dans une ARS, Marion a accompli des tâches assurées traditionnellement par un chargé de communication (travail rédactionnel, conception du plan de communication) ainsi que du travail de cabinet (rédaction de notes, discours).

7 Ce processus d’ajustement au terrain est tout autant subi (relation contractuelle) que recherché (parti-pris méthodologique) et dépend fortement des représentations et projections que le chercheur se fait du milieu social investi (et réciproquement), comme l’illustrent les deux expériences suivantes. Pour Julien, son rôle de chercheur n’est ni compris, ni mis en avant au début de son contrat. Il est alors perçu par le chargé de mission démocratie participative (DP) comme un concurrent direct [4]. Il se doit d’adopter des comportements qui ne troublent pas la perception que ses enquêtés ont de lui pour s’insérer durablement sur son terrain. En conséquence, il endosse pleinement son rôle de « super stagiaire », comme l’ont surnommé ses collègues. De même, Marion a adopté les horaires de cabinet (9h-20h) suite à plusieurs rappels à l’ordre de la part de sa supérieure hiérarchique (« tiens, tu pars ? »). Inversement, la modification des habitudes vestimentaires de Marion – abandonner le jean pour le tailleur pantalon de rigueur – s’est faite dès la négociation et l’accès au terrain du fait de la représentation préconstruite qu’elle se faisait d’un membre du cabinet. Elle a ainsi renouvelé sa garde-robe par mimétisme sans que personne n’y ait jamais fait allusion.

8 L’hétéropraxie, induite par le non respect de rites institutionnels, est en effet moquée par les enquêtés sur le ton de la plaisanterie ou de l’ironie. Julien en a par exemple fait les frais de manière répétée puisqu’on lui reprochait de n’avoir pas respecté la coutume d’organiser un pot d’arrivée pour signifier son intronisation dans la direction, tout comme Thomas qui, lors d’une présentation powerpoint, se retournait vers l’écran géant plutôt que de consulter l’ordinateur portable en face de lui, ce qui n’a pas manqué de faire sourire ses collègues professionnels de la communication. Aussi amusantes soient-elles, ces moqueries sont pourtant des rappels à l’ordre à peine voilés. Ils sont d’ailleurs d’autant plus efficaces qu’ils sont exprimés sur le mode du sous-entendu, de l’allusion, et peuvent donc être niés : « On n’est pas tenu d’y faire face » (Goffman, 1974 : 29).

9 Ces épisodes, qu’on pourrait multiplier à l’envi, révèlent donc beaucoup de ce que les enquêtés considèrent comme l’orthopraxie de leur univers professionnel. Pour le « chercheur embarqué », la nécessité d’emprunter les habits et de mimer les comportements indigènes renvoient donc à des formes d’injonction directes ou indirectes touchant aux activités de travail comme aux rituels de convivialité les plus simples. Dans le cadre de nos trois enquêtes, le travail salarié effectué au sein de l’institution est un vecteur d’indigénisation. Les travaux demandés (recommandations) ou leur forme (l’inévitable powerpoint par exemple) familiarisent le chercheur avec les façons de faire et les modes de pensée des enquêtés. Par le travail bureaucratique ou expert, le chercheur pénètre et s’approprie les catégories de pensée, les implicites, les codes et les routines de ses enquêtés. Or ces pratiques et représentations instituées sont généralement inaccessibles à l’observateur extérieur. Le chercheur se met « à l’école des enquêtés » (Céfaï, 2010 : 8) : il effectue le travail demandé (compte rendu de réunion, note de synthèse sur des projets variés, production de recommandations), participe aux réunions de service mais aussi aux déjeuners avec les collègues, aux « auberges espagnoles » organisées pour les anniversaires, les départs en retraite, l’épiphanie, etc. À travers cette forme expérimentale de l’ethnographie qu’est l’ethnopraxie, le chercheur se transforme alors progressivement. Il adopte petit à petit les rites, imprègne son propre corps des rythmes et cadences du métier de fonctionnaire. Peu à peu, sans véritablement prendre conscience de ces transformations, il se met à « pester » contre la lenteur de la machine administrative ou à critiquer le travail de l’élu ou du communicant qui n’est pas clair dans ses orientations. Il apprend à perdre une partie de son temps en réunion. Il ressent les « petites souffrances » et les « petites joies » de ses enquêtés. On peut ainsi appliquer presque mot pour mot à nos expériences d’enquête ce que décrit Wacquant (2000 : 71) sur l’apprentissage de la boxe comme étant un « processus presque insensible qui mène à se prendre au jeu et à s’y investir (plus même que l’on ne le souhaiterait parfois) » et qui nous conduit, ici, d’une curiosité scientifique initiale à l’envie d’en découdre lors des réunions.

10 Au total, ce processus est indispensable pour saisir l’univers professionnel étudié, ses codes, ses pratiques et ses tensions. Ceci confirme la pertinence de l’ethnopraxie comme méthode d’enquête. Pour autant, l’indigénisation n’est jamais complète, ce qui, d’un point de vue pratique, ne semble ni possible, ni souhaitable. D’une part, le chercheur se doit de maintenir une distance minimale avec son terrain – si proche et pourtant si différent – afin de garder sa distance critique et ses capacités d’analyse. C’est alors une véritable pragmatique de l’esquive qu’il développe et qui s’incarne en autant de ficelles pour ne pas se faire submerger par les tâches indigènes. La plus simple consiste à rappeler aux enquêtés sa propre qualité de chercheur, mais il est tout aussi efficace de veiller à multiplier les sorties de terrain (enseignement à l’université, suivi de mémoires, lectures savantes, production scientifique, vacances...) et d’apprendre à réaliser ces missions avec célérité pour dégager du temps pour l’enquête de terrain [5]. D’autre part, puisque cette indigénisation n’est jamais totalement aboutie, le chercheur adopte inévitablement des comportements incongrus, et ces faux-pas, loin de constituer des artefacts, telle qu’une approche positiviste de la science pourrait les concevoir, sont, pour nous, des perturbations fécondes.

? Éviter les gaffes ou savoir les interpréter

11 S’il y a quelques profits heuristiques associés à l’indigénisation, celle-ci s’opère quoi qu’il en soit de manière diffuse, insensible, et partiellement impensée. En suivant l’invite de l’anthropologue Ernest Gellner, on doit admettre que « les hommes ne maximisent rien du tout ni ne cherchent à atteindre un but concrètement identifiable, mais tiennent tout simplement à être intégrés ou à demeurer dans une pièce qui se déroule. Le rôle est sa propre récompense » (Gellner, 1986 : 32-33). C’est d’ailleurs ce que révèlent les gaffes, ces moments qui nous rappellent que dans les interactions, « quelque rôle que l’on tienne, on joue toujours en plus celui d’interactant » (Goffman, 1974 : 103). Pour le dire autrement, une forme de contrôle social s’opère dans certaines interactions, comme les réunions collectives où, quel que soit le rôle que l’on endosse, universitaire ou expert, on ne peut pas suspendre les règles de l’étiquette ou contredire systématiquement nos collègues. Maintenir de bonnes relations avec les enquêtés n’est pas seulement une précaution méthodologique, c’est sans doute avant tout un impératif de « figuration » (Ibid. : 15).

12 Ainsi, le chercheur s’adapte aux interactions et participe au fonctionnement quotidien de l’institution qu’il étudie mais, n’étant pas ajusté à cet univers social parfois fort éloigné de ce à quoi sa socialisation l’a préparé, il commet des fausses notes et perturbe son terrain. Nous estimons que ces distorsions, loin de constituer des artefacts, sont des révélateurs des logiques et rapports de force au sein de l’institution étudiée (Devereux, 1980 : 372).

13 Qu’il provienne d’une gaffe, d’un contretemps, d’une fausse note ou d’un incident, l’embarras palpable dans ces situations révèle beaucoup de l’économie interne du milieu enquêté. Pour ne donner qu’un exemple, dans son ouvrage sur l’économie du crack à East Harlem, Philippe Bourgois (2001 : 56-57) rappelle dès son premier chapitre une maladresse qui aurait pu lui être fatale mais qui se révèle particulièrement heuristique. Certes, l’humiliation engendrée par la révélation involontaire de l’illettrisme d’un caïd de la drogue portoricain a été problématique pour l’anthropologue condamné à raser les murs pendant plusieurs mois. Mais cet événement rappelle combien l’ascension sociale dans l’économie clandestine de la drogue requiert « l’emploi efficace et systématique de la violence à l’encontre de ses amis, de ses voisins, et jusqu’à un certain point de soi-même », à appréhender « comme une judicieuse stratégie de relations publiques et un investissement à long terme dans le “développement de son capital humain” ». Bien évidemment, nous n’avons pas embarqué conjoints et enfants dans nos ghettos respectifs, ni jamais été confrontés à de tels risques physiques, mais nous avons tous fait l’expérience de situations d’embarras ou de violence symbolique à la suite de gaffes inévitables pour les novices que nous étions/ sommes, et dont l’interprétation s’avère riche de sens. Comme l’écrit Jack Katz (2010 : 100), non seulement ces descriptions « poignantes » retiennent durablement l’attention du lecteur, mais elles permettent d’enraciner « la théorie dans les détails de la vie des sujets ».

14 Aussi ces données « poignantes » sont-elles particulièrement accessibles par notre posture de participation observante qui requiert précisément un engagement dans un processus itératif d’indigénisation. Si ces événements marquent le lecteur, ils marquent tout autant le chercheur et les autochtones. Et si ces faux pas comptent pour nous autant que pour eux, ils sont bien le signe de notre engagement sur et par le terrain.

« ON N’EST PAS L’ÉTAT ». EXTRAITS DU CARNET DE TERRAIN DE MARION, JUIN 2010

Quelques jours après mon arrivée en tant que chargée de communication, j’assiste à ma première réunion de service durant laquelle est discutée la plaquette de présentation de l’agence. Comme j’avais travaillé au sein d’une administration déconcentrée pour une précédente recherche, je m’étonne de l’absence de la Marianne qui signe toute communication étatique. L’ambiance est tendue, la responsable, originaire de l’Assurance maladie, est interpellée à plusieurs reprises par un fonctionnaire, occupant par ailleurs des fonctions syndicales, sur le statut de la fonction publique. À l’issue de la réunion, alors que l’ensemble des participants se lève pour quitter la salle, je fais part à la responsable du service de ma surprise quant à l’absence de la Marianne. Les réactions sont multiples : rires narquois des fonctionnaires (« Mais enfin Marion, on est ARS maintenant ») et réaction vive de la responsable qui me rappelle que « l’agence, ce n’est pas l’État mais un établissement public autonome ». Cette gaffe a permis de questionner une des hypothèses de recherche sur l’étatisation de l’administration de la santé. À la différence de l’agence d’appui à la performance des hôpitaux étudiée par Nicolas Belorgey (2010) qui adosse ces prescriptions organisationnelles au logo de la République Française, l’ARS évacue la Marianne de sa présentation de soi institutionnelle, ce qui signale un souci de distinction par rapport aux administrations déconcentrées et à la préfecture en particulier. Cet épisode souligne ici le conflit latent entre fonctionnaires et salariés de l’Assurance maladie de même que les rapports ambigus entre l’ARS et son environnement institutionnel local.

15 Ainsi, les gaffes, même s’il convient de ne pas les multiplier pour se maintenir sur le terrain, nous apprennent beaucoup sur l’ordre bureaucratique, sur nos interactants et leur interprétation des réformes autant que sur nous-mêmes et les conflits de rôle auxquels nous sommes confrontés. Plus généralement, la simple présence du « chercheur embarqué » produit des perturbations, qui ne se résument pas qu’aux gaffes, et qui trouvent leur source dans le multipositionnement de celui-ci. À la fois chercheur, « expert embarqué », stagiaire et collègue, il s’efforce de jouer avec ses identités pour s’adapter aux interactions mais l’usage stratégique de ses différentes identités ne saurait être complètement libre du fait des attentes, des besoins et des représentations des partenaires qui s’imposent également à lui [6] (Lefebvre, 2010 : 230 et s.). Ces rôles ou identités imposés l’amènent inévitablement à perturber son terrain, le rôle de « chercheur muet » n’étant pas tenable ici. Nos expériences enseignent que les propos, les prises de positions, les remarques dont nous sommes les auteurs sont susceptibles d’entraîner des réactions en chaîne qu’il faut prendre au sérieux pour saisir le rapport ambivalent du milieu étudié à l’expertise tout comme notre propre rapport à l’objet.

« COLLÈGUE » OU « EXPERT » ? À PROPOS DE DIFFÉRENTES SCÈNES DE PERTURBATION

16 Toute situation d’observation, qu’elle soit participante ou non, implique une perturbation permanente et difficile à penser. Aussi, nous nous proposons dans ce paragraphe de catégoriser les perturbations induites par notre participation observante sur le cours de l’action publique en fonction des scènes et des moments. Nous voudrions proposer ici une première distinction exploratoire qu’il conviendra sans doute d’affiner par la suite. Il nous semble pertinent de distinguer entre perturbation à forte publicité (dans des arènes où une restitution de notre expertise est attendue) (2.1) et perturbation informelle (dans des situations quotidiennes où l’habit d’expert n’est pas de mise) (2.2).

? Participation experte à l’action publique et perturbation

17 En tant que salarié de l’institution, le chercheur participe à la production experte de l’action publique. Les perturbations engendrées se situent alors dans les réactions des collègues quant au travail fourni qui est parfois désajusté par rapport aux attentes mais aussi dans le fait que le chercheur participe à l’action publique, à la mise en œuvre d’une réforme que, par ailleurs, il étudie. L’encadré ci-dessous illustre ces deux types de perturbation.

APPRENDRE À DURCIR UNE CATÉGORIE MOLLE. EXTRAITS DU CARNET DE TERRAIN DE MARION, NOVEMBRE ET JUIN 2010

Fin novembre 2010, on me demande de préparer l’intervention du directeur général lors d’un colloque organisé au Conseil d’État. Du fait de ma formation universitaire, je réalise une introduction avec une problématique et un plan que je propose alors à la chef de cabinet. Éclat de rire de celle-ci qui me rappelle qu’à l’agence, je ne suis pas à la « fac ». Il n’y a pas besoin de problématique. Il faut des arguments forts, un peu de jargon sociologique et ça fera l’affaire. On voit ici le désajustement du chercheur qui fait alors apparaître les véritables attendus du commanditaire.
Lors de mon arrivée sur le terrain, en juin, le service communication travaille sur la plaquette de présentation de l’agence. Il semble nécessaire de définir la territorialisation de l’action publique qu’incarne l’agence d’après ses dirigeants et les discours justifiant la réforme. Problème : personne dans le service ne sait vraiment ce que ça signifie. Je suis alors chargée de la rédaction de ce paragraphe puisque, du fait de mon statut de doctorante, la responsable du service me pense compétente.
J’ai proposé un premier jet présentant les différentes acceptions possibles du terme territorialisation, ce dernier recouvre des réalités différentes selon les acteurs qui le mobilisent. Les allers-retours avec la chef de cabinet et le directeur ont très vite orienté la rédaction vers une définition consensuelle, axée sur la proximité, l’efficacité d’une réponse « au plus près des territoires ». Il s’agissait de définir une institution naissante, qui devait trouver sa place dans un environnement institutionnel sédimenté. La définition de cette catégorie molle m’a également permis de mettre à jour une lutte entre institutions que je ne parvenais pas à objectiver. En effet, dès le départ, la territorialisation a été opposée à la régionalisation. La bataille sémantique a ainsi révélé d’autres luttes.
J’ai participé à la définition d’une catégorie d’action et à sa réification. Cet épisode est à la fois riche d’informations puisque j’ai eu accès à l’ensemble des documents intermédiaires et aux discussions informelles. En outre, les dirigeants m’ont explicité certaines des contraintes pesant sur l’institution.

18 Très clairement, le politiste engagé perturbe ici son terrain en ce qu’il durcit une catégorie molle d’action publique (Godard, 2007) et renforce ainsi la croyance indigène en sa pertinence savante. Cette forme de perturbation est alors particulièrement utile pour comprendre comment s’opère le bricolage en interne autour des concepts flous que prennent pour argent comptant les tenants des approches cognitives des politiques publiques (Desage, Godard, 2005). Mais elle indique aussi la dimension stratégique que recouvre une telle catégorie pour asseoir une institution neuve. Enfin, c’est davantage l’étiquette de chercheur en sciences sociales qui entretient la croyance en la pertinence savante de la catégorie que le respect d’une méthodologie scientifique éprouvée, ce que vient confirmer, a contrario, l’encadré suivant :

SOCIO-HISTOIRE ET IDÉOLOGIE DU PPP : UN SCEPTICISME VU COMME HÉRÉTIQUE. EXTRAITS DU CARNET DE TERRAIN DE THOMAS. 5-7 MAI 2009

Moins de quatre mois après ma prise de fonction, je devais présenter mes premières recommandations devant le board de l’Epode European Network à Amsterdam. Relativement ignorant des attentes des commanditaires, une première diapositive faisait part d’un dilemme épistémologique et du malaise rencontrés par le sociologue-expert : « Comment traiter d’enjeux normatifs dans une recherche sociologique ? ». J’ai ensuite présenté les fondations théoriques des PPP, réputés se fonder dès le début sur la « confiance » et pensés comme des opérations techniques, politiquement neutres et « win win ». À cet égard, je faisais remarquer que les PPP n’étaient pas une innovation de la modernité managériale mais renvoyaient à une longue histoire indissociable de celle de l’État. À propos de la vogue des PPP, je soulignais néanmoins qu’on assistait à une « marchandisation » de l’éthique, devenue une « offre » du monde de l’entreprise (Salmon, 2004). En rappelant toutefois le besoin de sortir d’une confrontation entre « mondes hostiles », j’énumérais les bénéfices attendus des sponsors (« forme discrète de lobbying », « stratégie de communication subtile », « bénéfices matériels » sous forme de crédits d’impôt notamment) puisqu’il me semblait que, pour encadrer les PPP il fallait en exposer les rétributions. Enfin, je m’interrogeais sur les recommandations à produire : quelle est la priorité en matière « d’analyse du risque » ? Est-ce que l’édiction de règles strictes ne risque pas de nuire à la participation, notamment financière, des partenaires ?
Les regards circonspects en ma direction alimentaient un sentiment de désajustement croissant au fur et à mesure de la présentation. Mais je n’imaginais pas à quel point ce scepticisme méthodologique allait m’isoler durablement à la suite d’une discussion tendue. La directrice de l’EEN me recommanda, entre autres, de sortir de la « dimension idéologique » pour m’intéresser davantage au partenariat local (sans doute moins sulfureux). Parmi d’autres réactions autour de la table, le directeur général de la Santé de la Commission européenne me conseilla de changer de vocabulaire, de privilégier le terme de « coopération volontaire », moins chargé symboliquement que le PPP, et surtout de définir des paramètres : « Talk about evaluation and accountability. Set explicit public good goals from the beginning, then develop monitoring and evaluation ». Cette interaction suffit à retranscrire le dédain pour le travail universitaire en sciences sociales, la critique de l’intellectualisme inutile contre la pertinence de l’évaluation managériale chiffrée. Rappel à l’ordre on ne ne peut plus explicite, la directrice de l’EEN me fit part deux jours plus tard dans un violent courriel de son inquiétude « sur l’avancement de [m]es travaux mais également sur l’angle et [m]on positionnement qui ne correspondent ni à nos engagements réciproques, ni à nos attentes », que « le cadre général du grant agreement n’est pas négociable », que « notre objectif n’est pas de questionner la pertinence ou pas du PPP (...) mais de trouver des solutions innovantes qui permettent de régir de façon souple et efficace les relations entre les différents acteurs impliqués » et que, « si [je] ne [me] sens pas en phase avec la philosophie de la démarche EPODE, (...) nous pouvons aussi reconsidérer les modalités de poursuite de notre collaboration ».

19 Ces multiples fausses-notes – sans doute en partie évitables – ont durablement modifié la perception qu’avaient de Thomas les commanditaires de l’enquête. Comme cela fut confirmé par des consultants de l’agence Vitamin qui assure la direction de l’EEN, les lobbyistes d’entreprise ont jugé son intervention hostile, lui prêtant des catégories d’entendement binaire « privé = mal » que doit contrôler la démarche scientifique. Comme si le chercheur était devenu un agent infiltré dans un réseau criminel, aucune réunion entre l’équipe de coordination et les partenaires privés de l’EEN ne pourront être observée par la suite. Fortement contraignante pour l’enquête, cette épreuve perturbante laisse toutefois transparaître les attendus de toute recherche appliquée. Il est fort peu probable que l’interprétation de cette séquence ne se résume qu’à la naïve découverte du Grand méchant loup capitaliste par le sociologue candide. C’est plus la confirmation que l’expertise repose sur une épistémologie radicalement différente de celle qui caractérise la sociologie, condamnant le sociologue-expert à faire « l’apprentissage express des règles du jeu de l’expertise pour ne pas perdre la face » et ne pas sombrer dans une schizophrénie professionnelle : « En l’espèce, il s’agit de troquer l’épistémologie wébérienne des sciences sociales, caractérisée par la démarche compréhensive, au profit d’une épistémologie “experte”, rationaliste, scientiste et radicalement tournée vers l’action. Dans un univers qu’il sait pourtant incertain, conflictuel, et non-poppérien, celui-ci doit trancher, “dire la norme” (sur ce qui est “éthique” ou sur la sauvegarde de l’intérêt général), produire de l’“universel”, de l’“indiscutable”, et “négocier avec cette tension entre réserve scientifique et volonté expressive, neutralité et valeur, spécialité et généralité, description et prescription, fait et droit” (Memmi 1996 : 75), bref endosser les habits (trop grand pour lui) du moraliste » (Alam 2011 : 245).

20 Ces deux vignettes ethnographiques montrent combien la participation à la production de l’action publique peut s’avérer heuristique. En fonction des réactions des enquêtés, cette dernière nous renseigne sur la valeur ou l’utilité politique qu’ils accordent aux sciences sociales, sur les attendus du rôle d’expert et, plus généralement, sur le fonctionnement de l’institution. Ces perturbations s’inscrivent toutefois ici dans le cadre spécifique où le « chercheur embarqué » répond aux impératifs liés aux tâches indigènes qu’on lui assigne (en particulier la production d’une expertise).

21 D’autres formes de perturbation relèvent davantage de la vie quotidienne de l’institution. Pour le dire simplement, lorsqu’il participe aux réunions, aux repas ou aux discussions de couloir, le chercheur agit alors comme un collègue ordinaire. Or, ce rôle l’oblige à réagir plus ou moins vivement aux impondérables de la vie institutionnelle à laquelle il est contraint de participer et dans laquelle il ne peut revendiquer la position d’un collègue « muet » qui, sous couvert de neutralité, ne prendrait jamais position. C’est ce point que nous voudrions approfondir en interrogeant la façon dont nos prises de positions banales peuvent entraîner des réactions en chaîne.

? Les prises de position dans l’informel : la politisation des décisions

22 L’engagement sur le terrain permet de réfléchir in situ aux usages concrets de l’expertise. Très clairement, ce qu’on demande à Julien, Marion ou Thomas, ce n’est « pas de questionner la pertinence » de la DP, de l’agencification ou du PPP, mais de proposer des recommandations pour « améliorer » les dispositifs qui s’en réclament. De ce point de vue, l’expertise légitime en même temps qu’elle offre aux parties prenantes du programme une rationalisation de leurs propres pratiques. Pour autant, certains pans d’expertise peuvent également participer à la politisation de certaines prises de décision dans des univers qui rivalisent pourtant d’ingéniosité pour produire une approche technique, gestionnaire ou encore pragmatique des problèmes concernés.

23 On en trouve déjà un bon indice dans la manière dont Thomas s’est efforcé d’illustrer la part d’idéologie qui sous-tendait le PPP ; idéologie que les activités du think tank en tant que « lieu neutre » (Bourdieu, Boltanski, 1976 : 62) contribuent précisément à occulter. Aussi paradoxal que cela puisse paraître vis-à-vis de professionnels de la communication ou de lobbyistes de l’industrie agro-alimentaire, Thomas a également contribué, par petites touches, à introduire des modes de raisonnements économiques dans un milieu entrepreneurial qui n’affichait guère cette dimension pécuniaire. Ainsi, un des consultants en communication a insisté pour supprimer une diapositive consacrée à l’« offre éthique des entreprises » (Salmon, 2004) et qui suggérait de questionner l’intérêt de la RSE sous l’angle de la marchandisation de l’éthique. De même, il a fallu expurger des « délivrables » toute mention relative aux subventions des sponsors. Non seulement cette information aurait révélé que les subventions n’étaient pas nécessairement équivalentes, mais elle aurait aussi pu mettre en évidence – pour un lecteur informé – la disproportion entre les sommes allouées et le budget marketing des géants de l’alimentaire. Pour autant, la présentation d’Epode comme un programme désintéressé n’a pas seulement pour effet de présenter l’industrie agroalimentaire sous un jour meilleur, elle permet aussi de dissimuler le rôle d’intermédiaire occupé par l’agence de communication. En effet, les membres de cette dernière n’ont pas fait qu’agir comme prestataires de services, ils se sont véritablement appropriés le programme, en ont déposé la marque et les concepts associés (ce qui leur permet de recueillir des royalties), en facturant par ailleurs à l’association Epode des sommes relativement disproportionnées pour leurs services [7]. D’ailleurs, une des valeurs ajoutées de ce travail de recherche a été de permettre à la présidente de l’association d’« ouvrir les yeux » (pour reprendre ses propres termes) et de s’intéresser davantage au budget du programme. Cette collaboration a également abouti à l’instauration de « nouvelles règles de gouvernance internes », signe que l’expertise en science politique, ne serait-ce que par les questions qu’elle pose, est susceptible de politiser l’action publique. Non sans mal, l’association a ainsi repris la main sur le programme français et mis fin au contrat qui la liait avec l’agence Vitamin.

24 De la même manière, Julien, confronté à la nécessité de prendre position dans un collectif de travail, a réintroduit la dimension politique des dispositifs techniques de DP.

LA POLITISATION D’UNE POLITIQUE PUBLIQUE GESTIONNAIRE. EXTRAITS DU CARNET DE TERRAIN DE JULIEN, 27 JANVIER 2011

La région a décidé de « co-construire » sa politique participative par la mise en place de sept ateliers participatifs répartis sur l’ensemble du territoire. Au départ de ce processus, les acteurs régionaux ont voulu sonder le terrain en organisant un appel à contributions destiné à préfigurer le contenu de ces ateliers. Lors d’une réunion de préparation, les consultants associés au projet ont présenté différentes configurations possibles pour chacun des ateliers. Seul le dernier atelier a véritablement fait débat autour de quatre options :
  • A. un atelier d’évaluation participative qui « questionnerait » l’existant ;
  • B. un atelier sous la forme d’un open space technology, ouvert et sans thématique précise ;
  • C. un atelier qui répondrait à la question « ce serait quoi une Région plus durable et participative ? » ;
  • D. un atelier qui travaillerait à l’élaboration d’une charte de la DP en définissant les cadres et les procédures reconnues par les acteurs en présence.
Première à s’exprimer, la vice présidente fait part de sa préférence pour l’option B, l’expérimentation d’un dispositif technologique : autrement dit un choix technique, davantage que politique. Assis à droite de la vice-présidente, Julien devait prendre part au tour de table en seconde position. Son point de vue est alors le suivant : considérant que les thématiques abordées dans les différents ateliers sont essentiellement techniques, il serait intéressant de donner une dimension plus idéologique ou politique au dernier atelier, par exemple à travers la thématique développée dans l’option C. Aussi, même si la vice présidente a rappelé que cette réflexion avait déjà été réalisée dans le cadre du schéma régional d’aménagement et de développement du territoire, la prise de position du chercheur a néanmoins entraîné une réaction en chaîne. Sans pouvoir restituer ici la richesse des échanges, chaque acteur présent a alors exposé son propre rapport au politique. Si c’est finalement l’option C défendue par Julien qui s’est imposée, l’argumentaire politique qui la sous-tend a été progressivement dilué. L’argumentaire qui emporte finalement la conviction est que l’option C permettrait de « booster » le travail de la fabrique prospective. À l’issue de la délibération, l’argument pragmatique l’a donc emporté sur l’argument politique. Aussi, cette donnée provoquée, bien malgré lui, par le chercheur engagé est devenue une hypothèse de recherche qui n’a jamais été infirmée depuis : la neutralisation par l’élue à la DP de la charge politique de cette politique publique.

25 Cette découverte est d’autant plus intéressante que la politisation de la DP est une position de plus en plus défendue au sein même de l’institution. La critique sur l’absence de politisation des enjeux portée en réunion est autant une critique personnelle de Julien qu’une position portée par de nombreux agents administratifs régionaux ainsi que par des consultants et experts extérieurs. Bien évidemment, il faudrait pouvoir étudier l’importance des « petites discussions informelles » après les réunions qu’on peut considérer comme des micro-perturbations. Celles-ci, nourries par des lectures savantes, n’ont pu que renforcer la conviction, déjà acquise, du chargé de mission, à savoir faire de la DP un instrument de socialisation des catégories populaires. Certes, il faudrait réfléchir plus longuement à la manière dont le « chercheur embarqué » peut contribuer à la rationalisation des idées des acteurs. Mais on voudrait surtout souligner ici combien les positions défendues par ce dernier ont contribué à révéler et à entretenir l’existence durablement ancrée d’un rapport au politique des agents administratifs, qui n’est donc pas l’apanage des seuls hauts fonctionnaires (Eymeri, 2003). Les agents de l’administration reprochent ainsi souvent aux élus d’être excessivement gestionnaires, et s’efforcent au contraire d’obtenir des élus qu’ils politisent davantage les décisions, notamment en inscrivant le « technique » dans une vision du monde.

26 Pour conclure, nous voudrions rappeler que nous ne proposons pas ni n’imposons une méthode révolutionnaire pour l’analyse des politiques publiques. Notre engagement sur le terrain est très largement contraint si bien que notre approche est avant tout guidée par la volonté de faire de nécessité vertu. Si notre engagement ethnographique crée tout un ensemble de contraintes pratiques, méthodologiques voire psychologiques (avec les conflits de rôle inhérents à notre multipositionnement), il permet toutefois d’accéder à l’intérieur de la machine réformatrice et à la réforme en train de se faire. Cet engagement est susceptible de faciliter l’accès aux données, aux bases de données, aux réunions de travail, aux échanges de mails, aux discussions de couloir, aux pratiques et aux propriétés sociales des acteurs par le contact répété (Schwartz, 1993) ; bref à tout un ensemble de matériaux qui sont tellement naturels pour les acteurs qu’ils ne peuvent pas les expliciter dans des entretiens (par ailleurs souvent expéditifs). Ainsi, le recours à la méthode ethnographique et à la participation observante rendent possible l’objectivation de changements subtils dans le travail quotidien des agents dont ils n’ont pas toujours conscience. Cet accès privilégié aux coulisses nous immunise aussi contre les approches textualistes et scolastiques des politiques publiques qui donnent à voir l’action publique sous un angle excessivement rationnel, pacifié et ordonné et n’expliquent bien souvent le changement que par la seule force des idées (Desage, Godard, 2005). Le risque est grand en effet de conforter les discours d’institution ou la cohérence des programmes réformateurs quand l’analyse des politiques publiques intervient « après la bataille » (Corcuff, Sanier, 2000), de l’extérieur, et qu’elle recourt de manière privilégiée à l’entretien semi-directif (Bongrand, Laborier, 2005).

27 Au total, notre posture s’avère aussi particulièrement heuristique pour produire une sociologie du travail dans les milieux où nous évoluons, à travers l’observation ethnographique et l’ethnopraxie. Mieux, en prenant au sérieux l’idée de Céfaï (2010 : 7) selon laquelle le principal médium de l’enquête est « l’expérience incarnée de l’enquêteur », on déflore ici une notion sous-jacente, relativement peu étudiée, des travaux ethnographiques : la perturbation. Ni acte de contrition, ni narcissisme déplacé, la réflexivité autour des perturbations devient un point de passage obligé pour les chercheurs de plus en plus nombreux à s’embarquer de gré ou de force dans la réforme de l’État. On peut d’ailleurs se demander si derrière cette réflexion ne se cache pas un « problème de génération » (Mannheim, 1990) dont le « destin commun » est tout entier marqué par les transformations en cours du champ scientifique.

Bibliographie

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Notes

  • [1]
    Nous souhaitons remercier Sara Belleil, à qui nous dédions cet article, Vincent Dubois, Jérôme Godard, Michèle Leclerc-Olive ainsi que les rapporteurs anonymes de la revue pour leurs remarques et suggestions sur une précédente version de ce texte.
  • [2]
    Nous sommes redevables ici de clarifications effectuées par Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995 : 75).
  • [3]
    Cette notion, qui fait implicitement écho aux « journalistes embarqués » de la guerre en Irak, a été utilisée sur le terrain par certains de nos collègues pour signifier le recrutement d’un chercheur à leur côté dans l’espoir de pouvoir bénéficier de son « regard extérieur » et de ses « préconisations » expertes.
  • [4]
    « Julien, tu n’as pas vocation à être un deuxième chargé de mission DP ». Telle fut la réponse explicite du chargé de mission au souhait de Julien d’assister à une réunion de travail.
  • [5]
    La tension schizophrénique qui agite le chercheur engagé s’incarne également dans le choix parfois cornélien entre boulimie ethnographique – il y a toujours quelque chose à observer – et prise de distance physique avec son terrain.
  • [6]
    Pour donner un exemple parlant, la présentation de soi de Thomas en qualité de « chercheur indépendant » a été éprouvée dès le début des entretiens avec des représentants d’associations ou de fonctionnaires de la santé fort critiques vis-à-vis de l’« engagement citoyen » des industries agroalimentaires. « Qui vous télécommande ? » ou « what does Nestlé want to know » ont ainsi été les premières questions posées à l’enquêteur de l’EEN.
  • [7]
    Ainsi, la mise en place d’un site internet a été facturée plus de 100 000 Euros et des frais de maintenance ont été exigés en complément. Cette donnée a bien évidemment elle aussi été gommée des publications officielles du think tank.
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