1 Dans le sillage du concept de répertoire d’action collective élaboré par Charles Tilly, nombre de recherches sur les mouvements sociaux ont pris pour objet la forme des mobilisations. Ces travaux postulent que le « comment on proteste » n’est pas « un intermédiaire transparent entre ce qui serait une “volonté” de protester et le fait de défendre effectivement une cause » (Siméant, 2005 : 2). L’analyse fine des pratiques protestataires, ou « performances » du répertoire d’action collective, dans une perspective « attentive aux logiques de l’interaction » (Fillieule, 2010 : 94) se révèle, au contraire, particulièrement heuristique pour comprendre la carrière d’un mouvement, les voies vers l’engagement ou encore les interdépendances entre un mouvement social et les autorités publiques (Siméant, 1998 ; Contamin, 2001 et 2005 ; Hmed, 2007).
2 Le travail présenté ici s'inscrit dans le prolongement de ces approches, en prenant pour objet la dynamique qui existe entre le mouvement pour l'avortement libre et gratuit en France au début des années 1970 et la pratique des avortements qu'il met en uvre comme mode d'action. Réalisés en toute illégalité mais de façon publique, ces avortements tendent à prouver qu'un autre rapport à la médecine et au corps des femmes est possible tout en démontrant que la loi n'est plus appliquée. Si la pratique illégale des avortements a été abordée par la littérature existante sur les mobilisations pour la libéralisation de l'avortement (Garcia, 2005 ; Mossuz-Lavau, 2002 ; Picq, 2000 ; Zancarini-Fournel, 2003), les effets dynamiques entre cette pratique protestataire et le mouvement n'ont pas été étudiés en tant que tels. Nous voudrions argumenter ici que la pratique des avortements a « fait mouvement », c'est-à-dire a façonné les frontières, la dynamique et l'identité des mobilisations. Il s'agit donc de déplacer le regard pour s'intéresser aux « performances » militantes comme élément décisif dans la fabrique d'une mobilisation avec pour présupposé que les actions construisent les revendications, transforment les stratégies et agissent sur les recompositions, tout autant et parfois même davantage que ne le font les idées. À partir de 1973, la convergence et l'interaction entre des associations et des groupes divers implantés au niveau national et local (Mouvement de libération des femmes MLF , association Choisir, Mouvement français pour le Planning familial MFPF , Mouvement pour la Liberté de l'avortement et de la contraception MLAC lui-même constitué de membres venus de plusieurs organisations militantes) font apparaître les contours d'un mouvement pour la liberté de l'avortement. L'hypothèse développée ici est que placer la focale d'analyse sur la pratique des avortements, comme moyen d'action, permet de questionner les frontières traditionnelles du militantisme. Cela permet de rendre visibles des interdépendances et des processus de convergence entre des groupes et des associations qui ont été étudiés jusque là de manière cloisonnée dans la mesure où la pratique des avortements permet de « cimenter » le mouvement au-delà d'importantes divisions idéologiques et stratégiques des organisations qui y participent. La pratique des avortements contribue ensuite à forger une définition originale du militantisme entre service et action politique qui fait converger des militant-e-s aux parcours variés. Enfin l'utilisation de la méthode Karman d'avortement comme mode d'action, brouillant les limites entendues entre réforme et révolution, transforme les rapports entre les différents groupes et à l'intérieur des groupes qui revendiquent l'avortement libre et gratuit.
Sources
LES PRATIQUES PROTESTATAIRES?COMME DÉCLENCHEUR DE L'ACTION
3 Historiquement, c'est la renaissance d'un mouvement féministe au tournant des années 1970 en France qui fait de l'avortement un enjeu central de la libération des femmes. Avec le manifeste des 343 femmes ayant déclaré avoir avorté dans le Nouvel Observateur le 5 avril 1971, puis les procès de Bobigny en 1972, la question de l'avortement n'est plus posée en termes de santé publique mais en termes de liberté pour les femmes (Picq, 1993). Le Mouvement de libération des femmes (MLF) réclame l'avortement libre et gratuit, une revendication qui contribue à unifier le mouvement à ses débuts et à lui donner une visibilité sur la scène publique. Au départ, le manifeste et le procès politique constituent les deux moyens d'action emblématiques de ces luttes. Ceux-ci sont bien connus de la gauche française (Sirinelli, 1990 ; Israël, 2009) et l'originalité provient ici davantage des acteurs en l'occurrence des actrices qui s'en emparent que des pratiques protestataires elles-mêmes : pour la première fois ce sont des femmes, en tant que femmes et pour les femmes, qui les utilisent et il s'agit d'une rupture marquante dans l'histoire des mobilisations pour les droits reproductifs (Pavard, 2012, à paraître).
4 Cependant, l'introduction en France d'une nouvelle méthode pour faire des avortements en 1973, la méthode Karman permet d'envisager des pratiques protestataires inédites qui intéressent de nouveaux acteurs. Harvey Karman, psychologue et militant pour la liberté de l'avortement en Californie depuis les années 1950, est le promoteur d'une nouvelle méthode pour réaliser des avortements dans les six à huit premières semaines de la grossesse. Par opposition au curetage, alors généralement utilisé, cette méthode est relativement simple et ne demande pas d'anesthésie : elle consiste à aspirer le contenu de l'utérus à l'aide d'une canule et d'une seringue. Harvey Karman n'a pas inventé cette technique venue de Chine, mais l'améliore en mettant au point un système de canules souples en plastique, facilement stérilisables et peu chères. Cette méthode se diffuse à la fin des années 1960 dans les hôpitaux américains (Woo, 2008). Des médecins militants français, intéressés par la question de l'avortement, en prennent connaissance. La circulation de la technique est facilitée par des réseaux féministes transnationaux. La méthode s'apprend par un voyage d'étude à Londres par exemple ou grâce à la visite d'Harvey Karman à Paris qui la présente à l'été 1972, lors d'une réunion organisée chez l'actrice et militante féministe Delphine Seyrig (Pavard, 2009).
5 Ces médecins militant-e-s qui découvrent cette méthode ont l'impression d'avoir soudain accès à « une arme révolutionnaire qui permettrait de défier les lois les plus répressives » (Comité pour la liberté de l'avortement et de la contraception, 1973 : 23-24). Des récits presque immédiats en témoignent : ils évoquent des initiatives menées par ces militant-e-s qui souhaitent rendre leurs actions publiques. Un étudiant en médecine raconte ainsi qu'il était « très satisfait d'avoir enfin une pratique médicale vraie (après cinq ans d'études de médecine plus ou moins théoriques) et une pratique authentiquement révolutionnaire (dans la mesure où la liberté de l'avortement me paraissait à l'époque attaquer une des bases de la société capitaliste) » (Comité pour la liberté de l'avortement et de la contraception, 1973 : 70). Ces discours décrivent un objet et une pratique qui seraient intrinsèquement révolutionnaires : un glissement sémantique s'effectue donc du mouvement révolutionnaire qui utilise une pratique protestataire à une pratique révolutionnaire qui donne la possibilité à un mouvement de voir le jour. Même avec le recul des années, les médecins militants qui ont découvert la méthode Karman en 1972 décrivent un déblocage immédiat lié à cette nouvelle pratique : « on avait toujours voulu aider les femmes, on ne pouvait pas parce qu'on n'avait pas la technique » déclare une gynécologue militante à Paris (Gauthier, 2002 : 284).
6 Il faut relativiser le caractère démiurgique de la méthode Karman : faire le récit d'une découverte miraculeuse participe de la démarche militante d'abord parce qu'il s'agit de justifier l'engagement pour l'avortement libre et gratuit de plusieurs groupes de militant-e-s déjà organisés et travaillant depuis plusieurs années sur d'autres terrains. Ensuite, il faut prendre en compte une configuration militante particulière liée à la fois au contexte des années 1968 et à la carrière militante des personnes engagées. À Paris, les premières personnes à pratiquer des avortements selon la méthode Karman sont les médecins du Groupe information santé (GIS) qui rassemble de jeunes médecins, des étudiants en fin de médecine, d'autres professionnels de la santé, mais aussi des non médecins qui veulent réfléchir sur la pratique de la médecine et sur les rapports entre médecins et patients. Organisation très informelle, le GIS rassemble des personnalités aux parcours sociaux et militants similaires. Il s'agit pour la plupart de personnes nées avant ou pendant la seconde guerre mondiale, qui connaissent leurs premiers engagements politiques à la toute fin des années 1950 et au début des années 1960, au moment de la guerre d'Algérie, dans le cadre du lycée. Par la suite, étudiant-e-s en médecine, ils poursuivent leur engagement dans des organisations étudiantes UNEF ou Union des étudiants communistes (UEC). Après la guerre d'Algérie, un certain nombre d'entre eux sont dans la mouvance maoïste de l'Union des jeunesses communistes marxistes léniniste fondée en 1966 par des militants exclus de l'UEC. L'organisation est dirigée par des normaliens proches de Louis Althusser qui animent les Comités Vietnam de base (Capdevielle et Rey, 2008). Ils participent au mouvement de Mai et Juin 68, du côté ouvrier, ce qui constitue pour eux un tournant. Après l'immense espoir soulevé, la restriction des opportunités politiques les amène à interroger leur pratique militante, d'autant qu'âgés de vingt-cinq ans environ, ils se trouvent également à un moment clé dans leur carrière. Avec le recul, un des animateurs du GIS parle de « reflux » : « en 1968-1969, je fais une année blanche enfin sur le plan militant, puisque je prépare l'internat que j'ai en 1970 ». Il y a ainsi pour plusieurs médecins militants une concomitance entre un désinvestissement politique et un investissement plus important dans leurs études médicales. C'est dans ce contexte qu'ils se reconvertissent dans des activités qui permettent d'allier leur expérience de militant-e-s et leur compétence professionnelle pour agir concrètement à leur niveau. D'autres, particulièrement les gynécologues, ont d'emblée associé pratique de la médecine et militantisme en tenant des permanences de planning familial à la Mutuelle nationale des étudiants de France. Il s'agit d'une démarche similaire à celles d'autres groupes qui, dans l'après 1968, souhaitent poursuivre la lutte en inscrivant leur combat dans des secteurs circonscrits, souvent dans leur propre milieu professionnel, dont ils veulent subvertir les règles (Israël, 2008). L'appellation Groupe information santé est d'ailleurs calquée sur celle du Groupe d'information sur les prisons ou du Groupe d'information et de soutien aux travailleurs immigrés. Il s'agit se prendre la médecine à la fois comme terrain et comme instrument de lutte.
7 La découverte de la méthode Karman participe pleinement à cette reconversion car elle permet d'abord d'inscrire un capital professionnel dans des pratiques militantes. Après l'appropriation de cette méthode, les médecins du GIS décident de réaliser un certain nombre d'avortements clandestins et ensuite de faire un manifeste de médecins, publié dans Le Nouvel Observateur le 5 février 1973, sur le modèle de celui des 343 deux ans auparavant. Les signataires affirment pratiquer des avortements, s'opposent à la législation sur l'avortement et à l'ordre des médecins qui la cautionne. Leur statut de médecin leur donne une autorité particulière : ils mettent dans la balance à la fois leurs compétences et leur respectabilité sociale. Ce manifeste est donc à la croisée entre expertise médicale et engagement militant (Garcia, 2005). Pour eux, la méthode Karman rend potentiellement l'avortement accessible à toutes les femmes, tout de suite et elle permet de sortir du système médical puisque l'avortement peut se pratiquer en dehors de l'hôpital et même être effectuée par des personnes sans compétences médicales préalables. L'avortement peut également, théoriquement, permettre de sortir du système capitaliste puisqu'il peut devenir un acte militant et gratuit. La technique devient alors le vecteur de l'action politique et le militantisme passe par la pratique. Réciproquement, la méthode Karman permet de reconvertir un capital militant dans des pratiques médicales. Les médecins du GIS à l'origine du manifeste réalisent une étude à partir de la pratique de soixante-dix avortements avec la méthode Karman pour prouver son efficacité et son innocuité. Cette étude permet de construire leur légitimité scientifique lorsqu'ils présentent le manifeste en conférence de presse mais également de se distinguer dans le champ médical par rapport à leurs aînés. Les signataires sont en majorité de jeunes médecins et des internes qui marquent leur différence par rapport aux médecins qui avaient été à l'origine de l'introduction du Planning familial en France, quinze ans auparavant et qui sont désormais réunis dans l'Association nationale pour l'étude de l'avortement. Ces derniers signent également un manifeste en février 1973 pour protester contre la loi sur l'avortement et réclamer la libéralisation limitée de l'interruption de grossesse dans des cas justifiés par des problèmes médicaux, psycho-familiaux ou socio-économiques. Les jeunes médecins du GIS peuvent ainsi affirmer leur différence par rapport à ceux qu'ils considèrent comme des « vieux schnocks », pour reprendre l'expression d'un enquêté. Ils se font les défenseurs d'une méthode que des médecins plus considérés par leurs pairs et occupant des postes à responsabilité ne connaissent pas et n'approuvent pas.
8 De ce fait la méthode Karman permet un rapprochement entre des médecins militant-e-s et des féministes déjà engagées pour l'avortement libre et gratuit depuis 1970. Ce n'est pas un hasard si c'est dans l'appartement de l'actrice Delphine Seyrig, très active dans le Mouvement de libération des femmes, signataire du manifeste des 343, avec d'autres militantes féministes et une majorité de femmes, qu'a lieu la démonstration d'Harvey Karman. En effet, cette méthode peut permettre aux femmes qui l'utilisent de se réapproprier leur corps, dans la mesure où les étapes de l'opération leur sont expliquées, où elles sont invitées à observer le col de leur utérus avec un miroir et ont même la possibilité de s'introduire des canules elles-mêmes. De plus, l'avortement se pratique en binôme comportant un médecin, homme ou femme et un-e intermédiaire, le plus souvent des femmes, qui ont pour rôle d'accueillir, d'expliquer le déroulement de l'opération, de tenir la main : c'est ce que Harvey Karman appelle « l'anesthésie verbale » destinée à remplacer l'anesthésie chimique. En cela, la méthode d'avortement par aspiration prolonge la revendication féministe de réappropriation de leur corps par les femmes qui peuvent acquérir une expertise notamment en parlant entre elles de leur santé et de leur sexualité. Les revendications de libération des corps des femmes mais aussi de solidarité entre les femmes peuvent s'exprimer avec cette méthode autant que le désir de questionner la relation praticien/patient qui existe chez les médecins militants. Ainsi deux démarches jusque-là parallèles se rencontrent dans cette technique. La convergence des deux approches est aussi celle de deux réseaux. Elle est, en effet, facilitée par des liens personnels entre les deux mouvements. Les femmes qui militent au GIS ont souvent une sensibilité et/ou des engagements féministes parallèles et assurent un lien entre le mouvement des femmes et les médecins militants, à travers deux canaux, le Mouvement de libération des femmes et le Planning familial. De plus, certaines personnalités, par leur pluri-appartenance militante ont un rôle de trait d'union entre diverses mouvances. Par exemple Simone Iff, hôtesse d'accueil et membre du bureau du Mouvement français pour le planning familial (présidente de ce mouvement à partir de 1973), participe aux activités du MLF depuis 1970 et rencontre les médecins du GIS début 1973. Une fluidité existe donc entre le mouvement des femmes, les médecins militants et le planning familial qui se situe entre les deux.
9 Par ailleurs, les pratiques protestataires rendues possibles par la méthode Karman permettent de rassembler encore plus largement autour de la revendication d'avortement libre et gratuit. Pour un certain nombre d'acteurs il s'agit de se distinguer des luttes sociales traditionnelles et, par la même occasion, des acteurs qui les portent : la CGT et le Parti communiste. En effet, le parti communiste ne revendique pas l'avortement libre et gratuit mais l'élargissement de l'avortement thérapeutique notamment pour le rendre accessible aux femmes confrontées à des difficultés sociales. Pour les militantes féministes comme pour les médecins engagés à l'extrême gauche, la lutte pour l'avortement pourrait permettre d'investir des couches populaires en marge du mouvement ouvrier, et plus particulièrement de toucher un public de femmes en leur sein. Ainsi, en avril 1973, le Mouvement pour la liberté de l'avortement et la contraception (MLAC) est créé sur la base de la pratique illégale et publique des avortements. L'association a pour but de rassembler tous les partisans de la liberté de l'avortement, notamment les syndicats et les partis politiques, afin d'offrir des bases solides à un mouvement qui a pour ambition de mobiliser toutes les couches de la population. Les membres du GIS travaillent avec Simone Iff du Mouvement français pour le planning familial, Jeannette Laot de la CFDT, puis Irène Borten-Krivine de la Ligue communiste et Irène Charamande du Parti socialiste unifié, pour rédiger le texte d'une « charte du MLAC ». Parmi les membres fondateurs se trouvent des acteurs qui, dans les années 1970, veulent « imposer une nouvelle vision de la classe ouvrière » (Pénissat, 2005), tels que le PSU, la Ligue communiste ou encore la Gauche prolétarienne tandis que le PCF et la CGT, pourtant contactés, n'y participent pas. On voit donc comment l'introduction de la méthode Karman en 1972 contribue à faire converger des objectifs et des réseaux, à renouveler les formes du militantisme et permet de ce fait de cimenter un mouvement en permettant, dans une certaine mesure, de dépasser les luttes de pouvoir entre organisations. La création du MLAC autour de la pratique des avortements permet ainsi de rassembler des militant-e-s de générations et de socialisations différentes au niveau national mais aussi au niveau local.
LES PRATIQUES PROTESTATAIRES COMME LIEU?DE CONVERGENCE MILITANTE
10 Des comités locaux du MLAC implantés dans une ville, un quartier, un hôpital, une entreprise et même un lycée ou une université (Zancarini-Fournel, 2003) prolifèrent rapidement : ils sont au moins cent-soixante-neuf en juillet 1974. Une sociologie des militant-e-s du MLAC reste à faire même s'il n'existe pas de registres d'adhérents conservés dans les archives. Cependant, des informations récoltées pour quelques organisations locales permettent d'observer la convergence de personnes aux capitaux sociaux similaires (classes intellectuelles moyennes et supérieures) mais issu-e-s de socialisations politiques très diverses, des primo-militants comme des militants aguerris, de générations différentes et sur la base de motivations variées. Trois voies principales mènent à l'investissement dans le MLAC. Tout d'abord, un certain nombre de militant-e-s du MLAC ont connu un militantisme préalable dans une organisation d'extrême gauche ayant pris part à sa création. C'est une voie particulièrement répandue chez les hommes qui proviennent d'organisations comme la Gauche prolétarienne ou la Ligue communiste. Il faut souvent associer à ce militantisme préalable l'exercice d'une profession médicale, le plus souvent celle de médecin généraliste ou gynécologue, qui leur permet d'apprendre rapidement la méthode Karman et de l'exercer en toute légitimité dans le mouvement. Pour ces militant-e-s, la motivation n'est pas forcément l'amélioration de la vie des femmes mais la subversion plus large de l'ordre établi. Les femmes médecins sont aussi représentées et n'ont pas forcément connu un militantisme préalable. Elles font la jonction entre leur condition de femme, leur conscience féministe et leur expertise scientifique à travers la question de l'avortement. La deuxième grande voie qui mène au militantisme dans le MLAC est un engagement féministe préalable et une attention particulière à la question de l'avortement dans une perspective de libération des femmes. Même si le Mouvement de libération des femmes ou l'association Choisir n'ont pas pris part à la création du MLAC, les réseaux féministes sont une composante centrale des groupes locaux de l'association. Militantisme féministe et militantisme à l'extrême gauche peuvent aller de pair dans le cas des militantes féministes de la mouvance « luttes des classes », qui participent au mouvement féministe à partir de leur implication dans un parti politique. Ces militantes féministes tiennent les permanences, se rendent en Angleterre ou en Hollande avec les femmes désirant avorter et exercent la fonction d'intermédiaire quand l'avortement est pratiqué sur place. Certaines, certes rares, sans compétences médicales particulières, apprennent également à faire les avortements. Enfin, la dernière grande voie d'engagement est l'expérience personnelle d'un avortement clandestin couplée ou non avec un militantisme préalable. La décision de l'engagement peut alors être un sentiment d'injustice face à la situation qu'elles ont vécue et une volonté d'aider les autres femmes qui est rendue possible par l'existence du MLAC.
11 Comment expliquer une telle diversité de parcours ? L'hypothèse développée ici est que les militant-e-s aux profils variés présents au MLAC, que l'on pourrait résumer sous les appellations suivantes : « le/la révolutionnaire », « le ou la médecin engagé-e », « la féministe radicale » et « la solidaire » trouvent leur place à travers la pratique des avortements. Dans tous les cas il s'agit d'un élément fondamental dans la démarche d'engagement. C'est en effet sur la base d'une définition du militantisme en tant qu'« action directe » que s'est formé le MLAC et c'est sur cette même base que se créent en France métropolitaine de nombreux groupes locaux qui existent pour et par l'action : ils aident concrètement les femmes qui le désirent à obtenir une contraception et à avorter. Néanmoins, « faire des avortements » est un terme générique qui recouvre un éventail large d'actions. Il s'agit à la fois de tenir des permanences où les femmes désirant avorter sont reçues ; d'organiser des voyages collectifs en Angleterre ou en Hollande dans des cliniques spécialisées ; ou encore d'utiliser la méthode Karman sur le sol français, pour les femmes ne pouvant se rendre à l'étranger et dont la grossesse n'excède pas huit semaines. Ces différentes actions demandant un engagement qui peut être quotidien comme ponctuel, exiger des compétences précises ou très générales. Elles laissent une grande liberté à des personnes aux parcours militants variés.
12 De plus, la pratique des avortements correspond à la recherche de manières nouvelles de s'engager, qui remettent en cause les frontières entre militant-e-s et non militant-e-s et qui peuvent convenir aux militant-e-s expérimenté-e-s féministes ou de groupes d'extrême gauche qui se reconnaissent dans le renouveau des modes d'action comme aux plus néophytes. La pratique des avortements se caractérise d'abord par l'importance des relations interpersonnelles, le dialogue, l'intimité construite entre les militant-e-s et les femmes qui ont avorté autour d'une situation particulière et souvent mal vécue. Deux militantes du MLAC rencontrées dans le cadre de l'enquête, qui n'avait pas connu d'engagement préalable, ont affirmé avoir été sensibles à « l'aspect humain ». L'une d'elle résume « si je pouvais contribuer à éviter à des femmes ce que j'avais connu (la panique, le tabou, la solitude, même dans des conditions pas trop mauvaises), j'étais partante tout de suite ». Pour autant, dans les tracts de l'époque, le MLAC affirme refuser de se transformer en « service social rouge » : il s'agit de poursuivre une action militante en rendant visible une réalité, en la portant à l'attention de tous et en créant la conscience, chez les personnes rencontrées, de la nécessité d'une lutte pour obtenir la liberté de l'avortement. Comme le résume un tract destiné aux femmes qui viennent avorter : « vous devez savoir que cette brèche que nous avons ouverte, il faut que vous toutes vous vous engouffriez dedans [...] nous ne voulons pas débarrasser le pouvoir de ses responsabilités en créant un réseau parallèle institutionnalisé... C'est révoltant, oui, c'est vrai, eh bien, révoltez-vous ». Les militant-e-s plus expérimentés du MLAC considèrent que les femmes ayant avorté sont susceptibles de prendre conscience de l'injustice sociale qu'ils ou elles pointent du doigt et pas seulement dans le domaine de l'avortement. Cette forme de militantisme semble être une hybridation de celui développé au sein du Mouvement de libération des femmes et le militantisme d'extrême gauche. D'une part la pratique poursuit l'idée que « le privé est politique », permettant l'appréhension collective des problèmes individuels, comme dans les groupes de conscience féministes où l'on parle de son intimité, de sa sexualité et d'où est tirée par exemple la pratique d'observation de son vagin. D'autre part la pratique des avortements permet d'être au plus près des problèmes quotidiens des classes populaires, « à la base ». Pour les militants d'extrême gauche engagés dans le MLAC, elle laisse envisager un franchissement des barrières traditionnelles de classe et de genre dans le militantisme. Elle met en relation des personnes issues de milieux sociaux très divers, les militant-e-s provenant de classes moyennes voire supérieures et les femmes ayant avorté davantage issues des classes populaires. De plus, elle met les militants hommes des organisations en contact avec des femmes, population qu'ils ont rarement l'occasion de côtoyer dans leurs actions plus traditionnelles envers le monde ouvrier. Les frontières traditionnelles du militantisme révolutionnaire sont donc brouillées : les militant-e-s fournissent un service autant qu'une forme de subversion, ils/elles agissent sur la sphère privée comme sur la sphère publique et la participation directe de la femme à l'avortement transgresse la séparation traditionnelle entre une avant-garde militante et le reste de la population.
13 Enfin, la pratique des avortements offre une forte attractivité par la rétribution symbolique immédiate qu'elle procure. Aider les femmes tout comme transgresser la loi peuvent apporter une grande satisfaction. De plus, tant les permanences que les voyages et les avortements à la méthode Karman obtiennent une très forte visibilité publique. En avril 1973, deux militants du Groupe information santé, Charles Belmont et Mariel Issartel, réalisent le film Histoires d'A qui montre une permanence et met également en scène un couple, venu avorter auprès de militants et qui repart soulagé et souriant. D'abord programmé dans quelques salles puis censuré par le ministre de la culture, il est l'occasion de projections militantes partout en France (Fleckinger, 2010). Ainsi, la pratique des avortements est un mode d'action délibérément médiatique (Isambert et Ladrière, 1979 ; Ferro, 1986) fondé sur l'illégalité assumée et l'interpellation directe de l'État par la provocation. Avec la méthode Karman, pour la première fois, l'avortement, à partir de 1973, est visible dans l'espace public : il est photographié, filmé, dessiné. Les médias militants mais aussi de masse donnent à voir l'opération dans le détail. Le magazine féminin Marie Claire en octobre 1974, par exemple, publie un reportage sur une permanence du MLAC à Paris et n'hésite pas à illustrer l'article avec des photographies de l'opération. L'une d'elle fait scandale : elle montre une jeune fille en train de s'avorter elle-même avec « une pompe à bicyclette, une banale pompe à vélo. La valve a été inversée. La pompe aspire au lieu de souffler. Deux minutes, c'est terminé » (Pavard, 2009b). Tout comme le manifeste des 343 femmes ayant déclaré avoir avorté en avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, la pratique des avortements est conçue comme une forme de désobéissance civile face à une législation jugée injuste. Le peu de réaction des autorités, qui laissent faire sans doute pour ne pas entrer dans un cycle « bien connu et récurrent dans l'histoire française, “provocation, répression, solidarité” » (Sirinelli, 2007), donne aux militant-e-s une impression de forte puissance. Cela est d'autant plus vrai, qu'à gauche, la désobéissance civile est particulièrement valorisée comme pratique protestataire, que l'on songe par exemple à l'occupation du plateau du Larzac. La pratique des avortements relève d'un positionnement où des acteurs mettent en avant « un acte réfléchi, collectif, volontaire, [qui] enfreint la loi [...] haut et fort » (Halimi, 2006).
14 Néanmoins, la pratique des avortements n'est pas un mode d'action idéal. La méthode Karman participe à la reconstitution de nouvelles hiérarchies parmi les militant-e-s de la contraception et de l'avortement. Malgré la mise en avant d'un argumentaire de libération des femmes, les pratiques militantes reproduisent, comme dans tout mouvement social, une division sexuelle du travail militant qui repose sur un « principe de séparation (il y a des travaux d'hommes et des travaux de femmes) » et « un principe de hiérarchique (un travail d'homme “vaut” plus qu'un travail de femme) » (Kergoat, 2000 ; Fillieule et Roux, 2009). Ainsi, une distinction existe entre les médecins, en majorité des hommes, qui pratiquent l'avortement et les intermédiaires, presque toujours des femmes, qui accompagnent cette pratique. Certaines militantes du MLAC réprouvent que l'on confie aux femmes des tâches qui les ramènent à leur rôle traditionnel dans la société et critiquent la domination des hommes dans le mouvement. Elles dénoncent ce qu'elles perçoivent comme une utilisation du corps des femmes par les hommes à des fins politiques. Les militantes du MLF ou de Choisir font écho à cette dénonciation des rapports de pouvoir dans la pratique des avortements. Cependant cesser cette pratique voudrait dire à la fois abandonner les femmes qui font face à des grossesses non désirées et qui sont désormais visibles et en demande et mettre en difficulté la lutte féministe la plus visible dans l'espace public. En outre, ce moyen d'action produit des tensions et des déceptions. Les militant-e-s constatent tout d'abord que l'implication des femmes qui ont avorté dans la lutte ne va pas de soi. Elles ne reviennent pas souvent pour aider et ne participent pas aux actions militantes, sauf pour de rares exceptions. Enfin, certains militant-e-s, qui se trouvent submergé-e-s par les demandes, craignent de perdre le caractère politique de l'action et de devenir un service social ou une agence de voyage bon marché. Pour certain-e-s, pratiquer des avortements empêche de militer autrement et notamment en amont sur la contraception. La question se pose : ne faut-il pas arrêter les avortements pour confronter les autorités publiques à la demande des femmes ? Cependant, le militantisme pour l'avortement libre et gratuit est très fortement identifié avec la pratique des avortements, et arrêter risquerait de réduire son impact sur la population et sur les autorités publiques. Il faut ajouter que certain-e-s militant-e-s ont trouvé dans la pratique des avortements une réponse à ce qu'ils/elles perçoivent comme un échec du militantisme traditionnel et se sont fortement impliqué-e-s personnellement dans cette lutte. Ainsi un certain nombre de non-médecins apprennent la méthode Karman et y trouvent une forte rétribution symbolique ainsi que la démonstration qu'il est possible d'agir pour sortir du système. Comme l'affirme un collectif formé dans le Nord « des profanes peuvent prendre en main des avortements et réussir dans leur pratique mieux que les médecins eux-mêmes. Alors pourquoi ne pas prendre en main l'atelier, l'usine et les affaires de l'État ? ». Renoncer à la pratique des avortements, pour ces femmes ou ces militant-e-s de second plan, représenterait une réassignation à leur statut de dominé-e dans les luttes sociales.
15 Ainsi, les pratiques protestataires offrent un élément d'explication aux modes d'engagement multiples dans le MLAC et au maintien des engagements jusqu'à la promulgation de la loi dite Veil en janvier 1975 et même jusqu'à la fin des années 1970 pour quelques groupes minoritaires. Par le renouveau du militantisme qu'elle représente, par les rétributions symboliques qu'elle offre, et malgré ses limites, la pratique des avortements contribue à forger un consensus minimal chez des militant-e-s venu-e-s d'horizons différents. Elle devient un mode d'action privilégié pour revendiquer l'avortement libre et gratuit, si bien que cette pratique protestataire conduit à une redéfinition des modes d'action des différentes organisations s'étant positionnées dès le début des années 1970 contre la loi de 1920 interdisant les avortements.
ENTRE RÉFORME ET RÉVOLUTION : LA PRATIQUE?DES AVORTEMENTS COMME FACTEUR?DE REDÉFINITION DE L'ACTION
16 La pratique des avortements est un mode d'action qui interroge la frontière communément admises entre réformisme et action révolutionnaire sur la question de l'avortement, créant des reclassements parmi les organisations qui s'inscrivaient contre la loi répressive de 1920. Tout d'abord, la pratique des avortements, en s'éloignant de la légalité, apparaît comme un marqueur de radicalité qui n'est pas toujours acceptée par des militant-e-s de longue date de la libéralisation de la contraception et de l'avortement. Cela provoque notamment une reconfiguration au sein du Mouvement français pour le planning familial (MFPF) qui existe depuis 1956 et a revendiqué la liberté de la contraception, puis l'élargissement de l'avortement thérapeutique (Bard et Mossuz-Lavau, 2006 ; Pavard, 2010). À partir de 1970, des tensions apparaissent dans les instances fédérales du mouvement au sujet des orientations choisies. Depuis 1967 et le vote de la loi Neuwirth qui a légalisé la contraception, le MFPF tente de consolider les acquis et de se faire reconnaître par les pouvoirs publics comme une institution incontournable. Il acquiert alors la réputation d'être un mouvement bourgeois dans le recrutement de ses cadres et de ses adhérent-e-s. Dans les années 1968, ce positionnement coupe le MFPF du mouvement ouvrier alors revivifié, malgré des efforts répétés pour tisser des liens avec les syndicats et l'action de militant-e-s dans les usines (Le Brouster, 2008). De plus, des revendications se sont fait entendre parmi le corps des hôtesses d'accueil qui souhaitent désormais être appelées Assistant(e)s Conseiller(e)s Animateurs/trices (ACA), et expriment en septembre 1968 la volonté de s'organiser en collège, comme les médecins, et d'être représentées au bureau de l'association. Les ACA dénoncent ouvertement à partir de 1972, dans le contexte de l'émergence du Mouvement de libération des femmes, les inégalités entre hôtesses, corps largement féminin et les médecins, corps en majorité masculin. Le clivage politique de plus en plus important au Planning familial à partir de 1973 est interprété dans l'historiographie existante comme une opposition entre les assistantes conseillères et « les médecins notables du Planning » (Mouvement français pour le planning familial, 1982 : 295), et pourtant il semble davantage centré sur la question de l'avortement qui sert de révélateur de deux visions opposées de la mission du planning familial et crée la rupture entre deux camps qui, jusque-là, arrivaient à cohabiter au sein des instances dirigeantes du mouvement. Celles et ceux qui veulent avant tout mettre l'accent sur l'éducation sexuelle et la contraception pour lutter contre l'avortement s'opposent à celles et ceux qui pensent que contraception et avortement ne peuvent pas être traités séparément, qu'il faut pouvoir répondre à la demande qui s'exprime auprès des conseillers du Planning Familial, à la base. La première tendance décrite s'inscrit dans la lignée de la stratégie du MFPF depuis sa création. Elle conçoit le mouvement comme un groupe de pression offrant une expertise dépassant les clivages politiques habituels et capable de rassembler très largement. La relation avec les pouvoirs publics s'établit dans un rapport d'influence. La seconde tendance conçoit d'avantage le MFPF comme un mouvement social offrant une lecture politique de la sexualité et s'inscrivant à gauche de l'échiquier politique. La relation avec les pouvoirs publics s'établit dans un rapport de force. Au conseil d'administration du 25 mars 1973, la tendance révolutionnaire l'emporte sur la question de savoir si Simone Iff peut participer au MLAC es qualité. C'est la proposition qui déclare le Conseil d'administration solidaire de la pratique d'avortement et de ses conséquences, qui remporte le plus de voix. Quelque temps auparavant, dans une lettre au secrétaire général du mouvement, le président André Lwoff avait donné sa démission, prenant effet le 13 avril 1973, estimant qu' « une certaine neutralité philosophique et politique [lui] semblent utiles à l'harmonie d'un mouvement comme le MFPF » et que « des prises de position outrancières risquent de l'affaiblir ». Le congrès de juin 1973 doit donc décider de la position du Planning et l'élection de son successeur se fait sur la question de l'avortement, alors qu'une partie des médecins, mais pas tous, militant-e-s de longue date de l'organisation, a déjà renoncé à siéger dans les instances dirigeantes. Le 10e congrès national est décisif : il marque la prise de position du MFPF pour l'avortement libre et gratuit et pour la pratique des avortements en son sein. Un nouveau bureau national provisoire est élu avec comme présidente Simone Iff, assistante conseillère, femme et non médecin (Mouvement Français pour le Planning Familial, 1982).
17 La pratique des avortements et la création du MLAC a donc pour conséquence une recomposition du Mouvement français pour le Planning familial dans la mesure où la pratique protestataire cristallise les oppositions politiques tout autant que les questions de genre. Cette recomposition se note au niveau national mais aussi niveau local. L'exemple du Planning familial de Pau (Association mémoire collective du Béarn, 2005) illustre ce phénomène d'adaptation progressive des militant-e-s à une nouvelle donne politique, notamment autour de la question pratique des interruptions de grossesses. Les fondatrices de l'association, qui date de 1964, décrivent un changement radical entre le moment où l'avortement n'était pas pris en charge par le MFPF et le tournant de 1972-1973 où les avortements se font sur place. L'Association départementale de Pau reçoit le renfort de trois jeunes médecins, deux hommes et une femme, sensibilisés à la question de l'avortement pendant leurs études par des décès à la suite d'opérations clandestines. Ils ont la particularité d'être militants, l'un s'est déjà engagé à Choisir, l'autre à la Ligue communiste et la dernière au MLAC, et d'avoir été formés à la méthode Karman. À partir de ce moment-là, les militantes de la première heure, des femmes âgées d'une quarantaine d'années, participent elles-aussi aux avortements comme intermédiaires. Cependant, la fondatrice et présidente du planning de Pau depuis presque dix ans quitte l'association estimant que la pratique des avortements n'est pas en accord avec son long combat pour l'accès à la contraception. Ainsi, les pratiques protestataires accompagnent le renouvellement des militant-e-s. Elles permettent également la circulation des techniques militantes notamment par l'apprentissage de la méthode Karman, la coopération dans la mise en uvre de voyages collectifs qui réunissent des femmes venues de diverses régions, le partage des tâches militantes entre contraception et avortement et l'identification partout sur le territoire à une cause commune.
18 Ensuite, la pratique des avortements conduit à des repositionnements afin de la rendre conciliable avec une action en direction du Parlement pour une réforme législative. Ainsi l'association Choisir créée par l'avocate Gisèle Halimi à la suite du manifeste des 343 et qui s'inscrit dans un répertoire d'action légaliste doit s'adapter à la création du MLAC qui apparaît, au départ, comme un concurrent. L'introduction de la pratique des avortements et son impact médiatique et politique obligent l'association à se situer par rapport à cette forme d'action et à repenser ses propres pratiques protestataires. L'association se fait connaître au moment du procès de Bobigny en 1972 et, à partir de ce moment-là, ses effectifs grossissent rapidement pour regrouper une élite culturelle parisienne de gauche et des milieux éduqués en province (fonctionnaires, métiers de services, professions libérales, majoritairement des femmes mais aussi quelques hommes). Sa composition est un élément d'explication pour le type de mobilisations déployées. Tout d'abord, une action se développe en direction du grand public à travers les procès et leur médiatisation, qui a débuté avec le procès de Bobigny en 1972, d'autres sont menés par la suite à Angers ou encore à Nancy. C'est à chaque fois l'occasion de sensibiliser la population, notamment par la presse et éventuellement de créer une section locale de l'association. L'action auprès du public se fait également à travers l'organisation de conférences d'information et de débats, ainsi que par la diffusion du journal mensuel de l'association. Deuxièmement, l'association déploie une action en direction de l'Assemblée nationale par la rédaction d'une proposition de loi qui est ensuite soumise à des partis politiques pour qu'ils la défendent au parlement et par du lobbying auprès des députés : lettres, rencontres et constitution de dossiers. Il s'agit là de deux types de répertoires d'action traditionnels qui ne sont pas spécifiques à la cause soutenue mais qui utilisent le droit comme mode d'action dans une association fondée par une avocate militante. Enfin, la dernière forme d'action est l'aide aux femmes dans leur démarche d'avortement, dans une perspective plus sociale. Dès la création de l'association, les lettres parviennent en masse et la plupart émanent de femmes demandant de l'aide pour avorter. L'association assiste ainsi les femmes pour partir à l'étranger pour avorter, mais la question de celles qui n'ont pas les moyens financiers pour partir se pose rapidement. Cependant, la pratique militante non encadrée des avortements, telle qu'elle est mise en uvre au MLAC, n'est pas pour Gisèle Halimi une solution. Elle constate « l'échec “politique” de cette ligne irresponsable pour qui l'avortement était la panacée universelle et le seul “vrai” moyen d'agitation ». Par cette affirmation tranchée, elle exprime sans doute la crainte d'un positionnement trop ouvertement hors la loi qui risquerait de nuire à l'action législative de Choisir. Pour autant, l'association ne peut totalement se détourner de la pratique des avortements qui en est venue à symboliser la lutte pour l'avortement libre et gratuit d'autant que certains groupes locaux de l'association, parfois en désaccord avec la direction nationale, pratiquent la méthode Karman. C'est le cas de l'association Choisir de Grenoble qui a été pionnière en la matière en pratiquant des avortements dès 1972. Gisèle Halimi propose alors la création de centres d'orthogénie, avec le soutien des partis politiques, qui présenteraient toutes les garanties médicales, dispenseraient des informations sur la contraception pour ne pas être perçus comme des « avortoirs » et qui seraient présidé par le maire de la ville. Cela montre bien comment Choisir parvient à s'adapter aux enjeux nouveaux de la mobilisation pour l'avortement libre tout en affirmant sa spécificité : celle d'être une association très hiérarchisée, recrutant principalement dans les classes moyennes urbaines éduquées, et principalement orientée vers le lobbying politique au niveau national.
19 La pratique des avortements permet donc de dégager des terrains communs d'action entre des organisations qui ont pourtant a priori de fortes divergences stratégiques entre subversion, service et action légale. Si bien que la pratique des avortements devient le plus petit dénominateur commun entre toutes les actions pour l'avortement libre identifié par cette pratique.
CONCLUSION : PARTIR DES PRATIQUES? POUR COMPRENDRE LE MOUVEMENT
20 L'exemple de la pratique des avortements permet donc de souligner à nouveau l'importance de la mise en regard entre les différents niveaux de mobilisation et de la confrontation entre les discours des organisations et les pratiques protestataires par un croisement des sources et des regards. Ainsi, une approche par les pratiques permet d'abord de restituer la dynamique entre pratiques protestataires et mobilisations qui interagissent pour faire mouvement. Une pratique protestataire n'est pas seulement choisie par un mouvement, elle fabrique aussi le mouvement en favorisant les rapprochements entre organisations en faisant converger des militant-e-s et en produisant des recompositions tactiques.
21 S'intéresser aux modes d'action permet également de repenser les frontières traditionnelles des mouvements sociaux au-delà des discours portés par les organisations. Cela permet de mesurer concrètement des brouillages entre militant-e-s et non-militant-e-s, entre action militante et service, entre les stratégies de rupture avec la loi et les actions légalistes.
22 Enfin, les modes d'action ont également un sens particulier pour les acteurs publics. Simone Veil, notamment, fait une place à la pratique des avortements dans ses mémoires. Elle raconte que son prédécesseur, Michel Poniatowski s'entretenant avec elle dès son arrivée au ministère de la Santé lui conseille de réformer rapidement la loi sur l'avortement sinon, lui dit-il : « vous arriverez un matin au ministère et vous découvrirez qu'une équipe du MLAC squatte votre bureau et s'apprête à y pratiquer un avortement » (Veil, 2007 : 180). Il est significatif que ce soit ce mode d'action qui ait été retenu par le ministre, parmi un vaste répertoire. La pratique protestataire est donc présente dans l'esprit des législateurs et façonne aussi, d'une certaine manière, la fabrique de la loi. Le fait que la législation ne soit plus respectée donne un argument de poids au gouvernement qui insiste sur le danger que représente pour l'État une situation ou le droit est ouvertement défié. De plus, les projets gouvernementaux successifs préconisent que l'interruption volontaire de grossesse ne soit autorisée qu'à condition d'être réalisée dans un cadre médicalisé, ce qui semble être un moyen d'enrayer la pratique « sauvage » des avortements dans l'espace privé. La nouvelle loi sur l'IVG promulguée en 1975 a donc pour vocation de mettre fin à la fois aux avortements clandestins et dangereux pour la santé des femmes et aux avortements militants pratiqués dans un cadre non-médical.
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