Notes
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[1]
La majorité de ces techniciens sont entrés directement à France Télécom (anciennement Direction Générale des Télécommunications) à l'issue de leur parcours de formation (BEP, niveau baccalauréat, DUT ou BTS), en passant le concours de technicien ou d'aide-technicien (les plus anciens, au début des années 1970 ; les plus jeunes, au début des années 1990). À l'exception de deux agents, qui ont connu un bref passage par l'industrie privée, de deux agents ayant passé quelques années à la Poste, et d'un agent entré initialement au Service Général, tous ont fait l'ensemble de leur carrière au sein des Services Techniques de France Télécom.
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[2]
Par « anciens commutants » et « anciens superviseurs », nous désignons bien seulement des types de trajectoires, aucunement un degré d'ancienneté.
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[3]
On désigne ainsi les techniciens qui exploitent les centres de commutation, qui constituent autant de n uds du réseau téléphonique. Chaque ligne est en effet raccordée à un « commutateur d'abonnés », qui assure l'acheminement des communications entre ses abonnés. Pour joindre un abonné à l'extérieur de celui-ci, la communication passera, selon le maillage du réseau, par un ou plusieurs « commutateurs de transit ».
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[4]
Les deux seules exceptions correspondent à des agents au profil atypique : « nuitards », ils n'ont jamais fait que des « nuits » ; or l'activité, particulièrement ralentie, s'y rapproche de l'astreinte.
-
[5]
Le tableau complet est reproduit en annexe.
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[6]
Dans la mesure où les deux corpus d'entretiens sont d'une longueur équivalente, nous n'avons pas eu à corriger les données pour que le ratio ainsi calculé soit significatif : le rapport du nombre total de mots du corpus des « explorateurs » (174707) au nombre total du corpus des « guetteurs » (169525) est de 1,03.
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[7]
Ce résultat est d'autant plus significatif que « faisceau » et « trafic » totalisent le plus grand nombre d'occurrences (respectivement 725 et 743), c'est-à-dire trois fois plus que la moyenne (242).
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[8]
Les GEC sont les Groupements d'Exploitation des Commutateurs, où travaillent les « commutants ».
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[9]
On trouvera dans les travaux de M. Boutet (2004 ; 2008) une approche en ce sens des « pauses » au travail, et de la façon dont une pratique ludique, logée dans les interstices de l'activité, peut structurer sa temporalité.
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[10]
Nous empruntons cette expression à D. A. Norman.
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[11]
Au-delà des contributions importantes pour nous de N. Dodier et L. Thévenot notamment.
1 De l'étude de la hiérarchie morale des métiers et des tâches, la littérature sociologique a retenu notamment l'intérêt de comparaisons systématiques. Ainsi, a contrario d'une sociologie fonctionnaliste centrée sur les « professions établies » ou « prétentieuses », E. C. Hughes invitait à voir « que les problèmes fondamentaux que les hommes rencontrent dans leur travail sont les mêmes, qu'ils travaillent dans un laboratoire illustre ou dans les cuves malpropres d'une conserverie » (Hughes, 1996, p. 80). Avec la gestion des erreurs, celle du « sale boulot » (dirty work) a le plus suscité l'attention. Si certains, à l'image du concierge cité par E. C. Hughes, gagnent leur vie « en effectuant le “sale boulot” des autres », la délégation du « sale boulot » apparaît en effet comme une « pratique commune », au c ur des processus de segmentation professionnelle (Arborio, 2001 ; Monjardet, 1996 ; Lhuilier, 2005 ; Le Floch, 2006 qui commente Bidet, 2003).
2 Dans cet article, nous faisons un pas de côté relativement à la lignée de travaux, qui s'est principalement intéressée à la genèse, l'entretien et la recomposition de statuts professionnels. La tradition française d'anthropologie technique, hybridée depuis une dizaine d'années avec la sociologie du travail (Dodier, 1995 ; Vatin, 1999 ; Bidet, 2001, 2007b ; Mollona, 2002) et l'étude pluridisciplinaire des situations de travail (Schwartz, 1987 ; Clot, 1995), suggère que les valorisations développées au travail ne résultent pas seulement d'interactions entre professions, entre travailleurs ni avec leur public. À côté des phénomènes de statut, de prestige et de rivalité professionnelle, s'observent aussi des valorisations émergeant du travail en train de se faire. Dans cette tradition, s'inscrit d'emblée le K. Marx technologue. Moins familier au sociologue que le théoricien du salariat, il considère que « le travail est d'abord un procès qui se passe entre l'homme et la nature ». Tenant à une égale distance le travail « malédiction » d'A. Smith et le travail « pur plaisir » de Ch. Fourier, K. Marx décrit un « travail attractif, auto-effectuation de l'individu » qui, « en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, modifie aussi sa propre nature, (...) développe les potentialités qui y sont en sommeil, et soumet à sa propre gouverne le jeu des forces qu'elle recèle » (Marx, 1867, p. 1999 ; 1981, p. 101).
3 Dans cette perspective, nous nous intéressons moins à l'évaluation globale portée par les travailleurs sur leur travail, privilégiée par les enquêtes statistiques (Baudelot et Gollac, 2003), qu'au rapport différencié qu'ils entretiennent aux éléments concrets de leur « faisceau de tâches ». Le hiatus persistant entre les enquêtes extensives, où le travail reste connoté très positivement, et les travaux qualitatifs des sociologues ou des psychologues sur la « subjectivité au travail » (Lallement, 2007, pp. 311 ; 545), appelle lui-même à explorer plus avant la genèse normative au travail. Si une partie des valorisations élaborées par les travailleurs s'attache au cours même de l'activité, quelles facettes en retiennent-ils ? La notion de « sale boulot », avant de documenter des rivalités entre segments professionnels, engage déjà chez E. C. Hughes le rapport du travailleur à une partie de son activité les tâches pénibles, répétitives ou dégradantes, qu'il aimerait pouvoir déléguer à d'autres. Nous introduisons ici la catégorie de « vrai boulot » pour désigner, a contrario, la part de son activité qu'il souhaite vivement conserver. Il s'agit alors de comprendre ce que ce vrai boulot lui fait et lui fait faire. Est-il source de mémoire, d'attachement et d'exigences en matière de parcours professionnel ?
4 Là où la catégorie de « sale boulot » a beaucoup contribué à l'analyse des rhétoriques professionnelles et de la division morale du travail, il nous semble que celle de « vrai boulot » pourrait, quant à elle, enrichir notre compréhension du travail en personnes : le rapport du travailleur à son geste même de travail.
5 Porter attention aux valorisations indigènes du « vrai boulot » va permettre, plus spécifiquement ici, d'expliquer les deux formes très différentes d'engagement professionnel observées chez des techniciens de la téléphonie, qui occupent pourtant le même poste . Une analyse lexicale des entretiens menés avec eux conduira d'abord à repérer, derrière la variabilité des récits, deux groupes, utilisant chacun un vocabulaire spécifique pour décrire l'activité. Nous verrons ensuite que ce clivage correspond à un effet de trajectoire et peut être éclairé par la catégorie de « vrai boulot ». Si les vocabulaires des uns et des autres engagent chaque fois un rapport personnel à la technique, celui-ci doit ainsi moins à la psychologie individuelle qu'à la genèse normative par laquelle chacun tente d'habiter son milieu de travail.
DEUX RAPPORTS AU MÉTIER SAISIS À TRAVERS LEURS VOCABULAIRES
6 La supervision du trafic téléphonique participe d'un idéal de « fluidité », apparu à l'issu du « rattrapage » téléphonique des années 1970. Avec l'électronisation complète du réseau, il devient possible, à partir des années 1990, de cumuler en temps réel les mesures locales de trafic et de disposer ainsi d'une vue synthétique des flux d'appels « perdus » ceux n'aboutissant pas du fait du réseau. Lors de l'enquête ethnographique que nous avons menée en 2001 dans le centre d'Ile-de-France, une vingtaine d'agents de supervision se relaient ainsi 24h/24, par équipes de trois ou quatre, devant les écrans et le mur synoptique de la salle de supervision, où des messages d'alarme s'affichent en continu, dès lors que le trafic téléphonique devient par endroits inefficace. L'activité consiste alors à analyser ces alarmes et à passer si nécessaire des commandes informatiques, dénommées « téléactions », pour « sauvegarder le trafic » : l'acheminer par d'autres faisceaux, pour faciliter son écoulement ; espacer ou filtrer les appels, pour protéger les équipements. Un encombrement, un faisceau « bouclé » ou coupé, une panne d'équipement, ou encore une erreur d'acheminement ou de « traduction » : les automatismes du réseau ne suffisent pas à pallier ces incidents, qui peuvent avoir des répercussions en chaîne, jusqu'à « mettre le réseau par terre ».
7 Dans le cadre d'une observation in situ de trois mois, nous avons réalisé des entretiens approfondis avec l'ensemble des agents du centre de supervision (n=21). Organisés autour du récit de la trajectoire professionnelle et de l'exercice concret de l'activité, ils ont été menés sur le poste de travail, face aux consoles et aux écrans. Comment ces techniciens décrivent-ils leur activité ? Face à des récits hétérogènes, aux notations dispersées, l'analyse lexicale permet d'introduire une comparaison systématique, tout comme l'étude de leurs dessins, menée par ailleurs (Bidet, 2008b). Le premier dénombrement, qui nous a montré l'intérêt de cette démarche, concernait le mot « trafic ». Servant à dénommer l'activité, il suscitait en effet l'ironie de certains : « AB : c'est marrant, tu dis comut au lieu de dire trafic !
8 Oui...ouais le trafic, c'est pas joli le trafic...on aurait...on dirait que c'est bison futé quoi, alors Rosny-sous-Bois, alors c'est quoi la situation aujourd'hui ? Vous prenez la route demain matin ? Ouais, pour moi ça restera comut' ouais ». Mais on ne pouvait deviner son caractère éminemment clivant : 19 occurrences en moyenne dans les entretiens du premier pôle ; 63 dans ceux du second.
9 La même opération a été alors reconduite sur un ensemble de 38 notions ou familles de notions, en privilégiant les plus utilisées par les agents et/ou significatives au regard d'une première analyse qualitative des entretiens :
REMARQUES SUR LA CONSTITUTION DES VARIABLES
Les dénombrements opérés ont été corrigés pour tenir compte de l'inégale longueur des entretiens. Cette correction n'a de sens que si l'inégalité n'est pas trop forte. Comme le rappelle A. Prost, dans sa riche synthèse sur les différents types d'analyse linguistique de corpus (Prost, 1988, pp. 260-263), la fréquence relative (nombre d'occurrences d'un mot pour 100 occurrences totales de mots dans le texte) ne peut en effet permettre de comparer l'usage des mêmes mots dans des textes de longueurs différentes car elle dépend de la longueur du texte : « l'étendue du vocabulaire s'accroît de moins en moins vite au fur et à mesure que le texte s'allonge ». Le chercheur s'expose sinon à « prendre pour des effets de sens des inégalités de longueur » (ibid.)
Précisons enfin que sur les 21 entretiens réalisés, nous ne disposions que de 17 entretiens enregistrés. Parmi ceux-ci, nous en avons encore exclu du corpus les entretiens menés avec l'encadrant technique du service, et avec un ancien superviseur du réseau Sémaphore, trop spécifiques pour pouvoir se prêter à la comparaison. L'analyse porte donc au final sur 15 agents. L'effectif satisfait toutefois les critères de significativité statistique.
10 Sur la base de ces 38 variables, nous avons mené une analyse en composantes principales afin d'examiner plus avant les vocabulaires des agents. La projection dans le plan principal fait apparaître deux groupes de techniciens (graphique 1 ci-après). Sur les quadrants de gauche, ils forment un ensemble relativement groupé ; sur ceux de droite, ils sont plus dispersés et forment, suivant le deuxième axe, deux sous-ensembles. Le premier axe explique plus de 27 % de la somme des carrés des distances entre individus ; le deuxième axe, 14 %, soit un total de 41 % pour le plan principal.
11 Un rapide test montre que cette bipartition en deux groupes d'agents n'est significativement corrélée ni à l'âge ni à l'ancienneté dans l'activité, ni au niveau de diplôme. De part et d'autre, les trajectoires professionnelles, quoique le plus souvent entièrement inscrites au sein de l'opérateur historique français [1] sont elles-mêmes diversifiées : les deux groupes comprennent aussi bien des agents ayant directement débuté à la supervision de télécommunications du trafic au début des années 1990 (« anciens superviseurs » [2]), que des agents passés par les centres de commutation (« anciens commutants » [3]), et arrivés depuis un ou deux ans seulement au centre de supervision du trafic. Cette bipartition recoupe pourtant bien un effet de trajectoire : aucun des agents situés sur les quadrants de droite n'a en effet travaillé antérieurement sur des technologies électro-mécaniques, alors que c'est le cas de tous ceux situés sur les quadrants de gauche [4].
LE TRAVAIL DANS LES DIFFÉRENTS SYSTÈMES DE COMMUTATION TÉLÉPHONIQUE
Dans les centraux électroniques, qui les ont remplacés aujourd'hui, l'établissement d'une communication ne passe plus par une connexion « métallique », à même de transmettre un signal électrique. Avec la numérisation du signal, les lourdes et bruyantes chaines d'organes mécaniques ont cédé le pas à des ordinateurs programmables. Dans ces salles silencieuses, faites de rangées d'armoires de cartes électroniques, on ne peut plus suivre « à l'oreille et à l' il » l'établissement d'une communication. Ces systèmes, plus fiables et commandables à distance, ont autorisé à regrouper les techniciens, moins nombreux, à distance des centres. La présence de techniciens sur site a été remplacée, à partir de la fin des années 1990, par des déplacements ponctuels pour changer les cartes défectueuses, et une mutualisation de la surveillance des alarmes. Le travail des commutants en sort profondément transformé : « c'est un travail d'informaticien, c'est abstrait, c'est le calculateur qui travaille, le technicien n'intervient plus dans l'établissement de la communication » (ancien commutant)../
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Examinons à présent les vocabulaires respectifs des deux groupes. Les termes les plus discriminants sont donnés par les variables qui contribuent le plus fortement au premier axe (graphique 2, ci-après) : « machine » (-0,4) et « panne » (-0,5) d'une part, « faisceau » (0,9) et « satur » (0,8) de l'autre [5]. Les quadrants de gauche concentrent ainsi des termes concrets : « pannes », « machines », « micros », « ordinateurs », « organes ». Ils évoquent un monde peuplé d'objets techniques à la matérialité franche, offerts classiquement à l'action du technicien. L'expression indigène de « vision machine » peut les regrouper. Les quadrants de droite sont riches, quant à eux, en notions désignant au contraire des processus abstraits, et propres à la supervision du trafic : des téléactions de filtrage (« filtr »), interrogation (« interroger ») ou recherche d'acheminements (« achemin ») ; les « analyses » qu'elles impliquent ; les liens et les entités logicielles qu'elles manipulent (« faisceaux », « trafic », « efficacité »). L'expression indigène de « vision trafic » peut ainsi les caractériser.
L'analyse du deuxième axe vient renforcer cette distinction entre « vision machine » et « vision trafic ». Les principales contributions sont ici celles de : « défaut » (0,9), efficace (0,8), organe (0,7), abonné (0,6) d'une part ; « boulot » (-0,5), « achemin » (-0,5), « incident » (-0,5) de l'autre. En opposant notamment « boulot » et « incident » à « travail » et « faute », il confronte deux registres : celui des faits, dans la partie supérieure du graphe, rejoint la « vision machine » (quadrant nord-ouest), pour laquelle les faits concrets sont à l'intérieur des machines ; celui des représentations, dans la partie inférieure, correspond davantage à la « vision trafic » (quadrant sud-est), qui lit la globalité du réseau à la surface des écrans. Au final, on a donc, d'une part, des notions propres à des technologies mécaniques (intervention physique sur site, dépannage de machines) ; de l'autre, des notions propres à des technologies électroniques (action informatique à distance, représentation d'un incident sur écran).
13 Une caractérisation plus fine peut être obtenue en construisant un indicateur de fréquence relative, qui classe les notions selon leur degré d'affinité avec chacun des deux groupes (graphique 3, ci-après) [6]. Cela permet de distinguer deux vocabulaires, regroupant chacun les mots utilisés très majoritairement par l'un des deux groupes. D'un côté, se trouvent les agents que nous dénommons « explorateurs » : ils narrent les aventures techniques qui les associent aux automatismes et aux abstractions informatiques, et concentrent ainsi plus de 75 % des occurrences de « filtr », « analyse », « pollueur », « incident », « satur », « achemin », « efficacité », « faisceau », « appel_ », « interroger », « trafic » [7]. De l'autre, ceux que nous dénommons « guetteurs » ils attendent des pannes et tiennent plutôt à distance l'activité de supervision, volontiers critiquée pour son abstraction. Ils présentent ainsi plus des deux tiers des occurrences de « panne », « organe », « machine », « cycle », « boulot », « logiciel ». La surreprésentation de ce dernier terme peut surprendre, mais il est en fait principalement thématisé sur un mode critique : « tout est de plus en plus logiciel, tu ne sais pas ce qu'il y a en fin de compte ».
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Les « guetteurs » évoquent davantage des « pannes », « machines », « micros », « ordinateurs », ou « organes », soit un monde peuplé d'objets techniques à la matérialité franche, faisant directement face au dépanneur ou au programmeur, et appelant son intervention. Le plus faible nombre de mots utilisés par les « guetteurs » témoigne de la focalisation de nos entretiens et de l'ACP sur l'activité de supervision, et du moindre investissement de ces agents dans celle-ci ; les « explorateurs » ont donc un vocabulaire plus varié pour la décrire.
Considérons à présent les notions surreprésentées chez ces derniers. Les moins discriminantes, d'abord : « superviseur », « efficace », « téléaction », « courbe », « vérif ». Elles sont propres à la supervision du trafic, mais présentent la spécificité de la saisir dans sa qualité de « monde-écran », en renvoyant systématiquement à son interface : « courbes », « téléactions », travail de vérification (« vérif »), sont les éléments constitutifs d'une interface informatique dédiée à la norme d'un trafic efficace et à la commande du réseau. Précisément, les notions les plus caractéristiques des récits des « explorateurs » ne font pas référence à l'interface, mais aux flux mêmes du trafic téléphonique : « filtr », « analyse », « pollueur », « incident », « satur », « achemin », « efficacité », « faisceau » sont ainsi plus discriminants que « trafic » et « réseau ». Leurs récits parlent moins de « réseau » et de « trafic », que du mouvement des automatismes. Nous avons étudié ces récits par ailleurs (Bidet, 2007a).
Entre ces deux pôles, les notions les plus uniformément distribuées signent la continuité sémantique et symbolique de l'activité téléphonique, entre l'univers matériel du soin aux machines et le monde électronique des interfaces et des artefacts informatiques. La notion d'« alarme » est ainsi la plus usitée des notions, à parité avec « faisceau », et faiblement discriminante. Elle doit son score à sa polysémie : elle est un descripteur efficace de toutes les activités téléphoniques, de la transmission au trafic, en passant par les centraux. D'autres termes partagent sa polysémie et sa distribution (« mesure », « abonné », « défaut », « faute »), mais non sa fréquence élevée (leur total est inférieur de moitié ou des trois quarts). Les « mesures » sont aussi bien celles du régleur, qui vérifiait la bonne courbure des relais avec son comparateur et sa lampe de tests, que celles « crachées » automatiquement par les télétypes de gestion des commutateurs électroniques. Enfin, les notions de « faute » et de « défaut » nouent elles aussi les activités téléphoniques passées et présentes, également assimilables à travers elles à un travail de dépannage et de réparation.
L'analyse des vocabulaires conduit donc à associer à un effet de trajectoire les rapports différenciés de ces techniciens au métier. Mais de quelle façon les postes précédemment occupés, et leurs technologies, interviennent-ils dans la constitution de l'identité professionnelle ? Dans ce qui suit, nous revenons sur les entretiens pour retrouver le contexte dans lequel est utilisé chacun des vocabulaires repérés. Cela va nous amener à isoler deux rapports distincts à la professionnalité, et à souligner l'apport analytique de la catégorie de « vrai boulot », y compris pour saisir les effets d'histoires de vie et la genèse de styles d'engagement professionnel.
LE « VRAI BOULOT » ET LE RAPPORT AU MÉTIER
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Chacun des deux vocabulaires témoigne d'une façon d'identifier un « vrai boulot ». Chez les uns, la référence explicite à un « vrai boulot » signale de prime abord un rapport distancié, et volontiers critique, à l'activité de supervision, trop éloignée de la « vraie technique ». Néanmoins, ils rencontrent aussi du « vrai boulot » au présent, quand ils reconfigurent localement cette activité en « dépannage » : une part de l'activité se trouve en effet valorisée. Le travail se colore alors, quoique trop rarement à leur goût, des délices de la nostalgie, dont témoignent dans nos entretiens les évocations de l'époque où « on était tous dans notre machine, c'est peut-être bête, mais on avait... Quand t'es dans ta machine, c'est comme dans ta voiture, tu fais plus attention parce que c'est à toi, on connaissait toute son histoire de la machine, les particularités du site... ». La récurrence du possessif signale l'aisance propre à la familiarité acquise au fil du temps avec un milieu que l'on en vient à « habiter » (Breviglieri, 2004). Le discours nostalgique n'est donc pas second, contrecoup d'une expérience négative ni rationalisation d'une difficulté. Il exprime d'abord l'émotion propre au monde familier, comme « lieu plein de prises, offert au toucher continuel de la main, mobilisant et sensible à la fois » (Breviglieri, 2001). Ainsi, il témoigne de la valeur attachée par les « guetteurs » à une part de l'activité qui, avant d'être raréfiée par la mutation des techniques de commutation, était caractéristique de leur travail.
Chez les autres, la valorisation de certains aspects du travail justifie, de même, l'usage de notre catégorie de « vrai boulot ». Nous allons voir que chez les « explorateurs », comme chez les « guetteurs », l'attachement à une partie de l'activité se manifeste par une série de valorisations touchant au détail fin du travail en actes. Dans les deux cas, on observe la recherche dans l'activité même d'un « travail intéressant », de « vrai boulot ». Suivre ces évaluations endogènes à l'activité permet de comprendre le rapport de chaque groupe au métier.
Les « guetteurs » et la « vraie technique »
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Les « guetteurs » désignent comme « vraie technique » des activités systématiquement valorisées : fabriquer et réparer, programmer et dépanner. Elles ont en commun de marquer à leurs yeux la nécessité d'un savoir, propre à garantir la préséance du technicien sur l'objet technique : « Là c'est plus technique, alors qu'ici celui qui n'a pas de connaissances va pouvoir travailler quand même » ; « J'ai mon frère qui travaille dans un GEC [8], eux ils font vraiment de la technique ». Les « trucs qui valent vraiment le coup » se tiennent plus sûrement pour eux « derrière » les abstractions du dispositif de supervision.
La facilité apparente des téléactions est dévalorisée comme une forme de passivité : « tout voir », c'est « ne rien voir de A à Z » ; et quand « les applications te disent presque tout », « tu n'as presque plus rien à faire ». Le « vrai boulot » recouvre plus sûrement la figure classique de la panne technique, « franche » et « palpable », et des interventions qui sont alors des « réparations ». Une « vraie alarme » est celle qui s'impose d'elle-même, avec l'univocité et l'urgence de la panne mécanique. Un agent l'affirme sans ambages : « je préfère réparer la faute que la chercher » ; ce serait même là des antithèses : une panne qu'il faudrait « chercher », un défaut à « trouver au scalpel ». Le modèle est bien plutôt celui de l'arbre tombé sur la voie :
« Tu vas pouvoir réagir vite parce que tu as un arbre qui se casse la figure sur la route, bon ben y'a pas de problème, il faut y aller, faut l'enlever, terminé... ! Mais bon, voir si y'a du vent, beaucoup de vent, qu'y a un arbre...essayer de voir si t'as pas un arbre qui commence à faiblir un petit peu parce que ça fait déjà trois ou quatre coups de vent, on voit qu'il penche un peu plus...pff, ça c'est pas mon truc ça...et pourtant ça c'est un truc qui est intéressant hein mais...je sais pas voir ce genre de choses moi... C'est deux types de surveillance. D'un côté, c'est vérifier l'état des routes, donc tu vas voir un arbre qui se casse la gueule, une voiture qui va être accidentée ; mais du côté du trafic, il va falloir regarder l'ensemble, jauger, essayer d'évaluer ce qui va, ce qui ne va pas, ce qui risque de ne pas aller...moi ça ce n'est pas mon truc, tandis que de l'autre côté tu as des faits, et donc des interventions à mettre en uvre, ça c'est beaucoup plus mon truc...mais autrement, la supervision c'est pas palpable, si tu veux, c'est pas assez... c'est pas mon truc. J'ai pas la fibre suffisamment Télécom pour avoir envie d'aller chercher, c'est certainement très intéressant, mais s'il n'y a pas un truc manifeste, aller fouiller, c'est pas un truc qui m'attire beaucoup tu vois ».
« On enlève l'arbre et c'est terminé ! » : cette façon d'illustrer la « vraie technique » exclut tout ce qui relèverait d'une exploration active et continue du réseau routier ou téléphonique. L'énoncé de « ce qui vaut le coup », « ce qui compte pour moi », « mon truc », « ce que je vois », etc., rapporte plutôt l'intervention humaine à un effet mécanique utile. Les « guetteurs » valorisent ainsi une activité technique classique, c'est-à-dire subordonnée au travail humain : une « sorte de secourisme » fondé sur un modèle où l'artefact comme ses dysfonctionnements procèdent d'une cause efficiente, entièrement accessible au technicien.
Ce cadrage de l'activité leur permet de trouver, dans la supervision, du « vrai boulot » en la reconfigurant en « dépannage ». À rebours d'une enquête indéfinie, coûteuse et vaine, ils déploient ainsi des valeurs motrices, relatives au mouvement de l'activité : « tu filtres les appels, puis terminé, c'est reparti comme en 14 ! » ; « tu en as pour trente secondes à filtrer un numéro, c'est terminé, et là, à mon sens, une action qui a servi à quelque chose ». La valorisation des « corrections » relève de la même logique : « moi, ce qu'il faut faire, enfin pour mieux valoriser le travail, c'est des corrections, des correctifs, trouver les dérangements, trouver qu'il y a un problème pas net, et puis faire une correction, là c'est bien ».
Les « explorateurs » et le « vrai boulot » des téléactions
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La catégorie de « vrai boulot » met ici aussi le doigt sur la valorisation d'aspects du travail engageant le mouvement ce qui peut surprendre dans une activité aussi médiatisée, où le corps semble avoir cédé la place au jeu des dispositifs techniques. Or la valorisation des téléactions « sympa », « confort », « vitesse », « intérêt », « régal » s'opère bien en référence à la motricité : elle pointe une aisance du mouvement. L'activité est fortement valorisée en termes moteurs, comme une amplification des « pouvoirs » d'action : les exclamations « c'est puissant », « c'est efficace » fusent, en une apologie de la « puissance ». L'action avec les abstractions semble d'une rare légèreté, comme en témoigne la « puissance » des espacements d'appels : « c'est hyper puissant, hyper rapide ». Ils valorisent des interventions quasi instantanées. Ainsi, quand on apprécie pouvoir « aller plus vite avec l'histoire du PCD » : « y'aura pas de coupure, c'est ça l'essentiel » ; « la puissance de ce truc là, c'est que tu lances les 21 à la fois, tandis que même avec PEC [l'application de gestion des commutateurs], il faut ouvrir une fenêtre pour chaque faisceau, là tu lances tout à la fois, donc en une minute tu fais tous tes espacements ».
Les entretiens avec ces agents témoignent ainsi d'un engagement actif, qui recouvre aussi une recherche continue. Le trafic doit être constamment recherché : pour « arriver à trouver ce qui est intéressant là-dedans », « ce qui se passe d'intéressant », il faut un travail continu. Ainsi, les « explorateurs » ne connaissent pas la temporalité poreuse des « guetteurs », qui regardent en retour d'un il un peu condescendant ces « passionnés, qui sont vraiment dedans et vont trouver plein de trucs à faire » : « il aime travailler là-dedans, ça lui plaît, bon tant mieux, mais moi à mon sens c'est bien parce que ça lui plaît, mais c'est quelque chose qui est pas vraiment utile ou efficace » ; « J'en connais, moi j'en connais qui vont chercher...j'en connais qui vont chercher, à mon avis, qui vont se prendre la tête pour rien, ils aiment ça hein... ». Les récits des « explorateurs » plongent en effet volontiers dans la dynamique des flux du trafic, dont les effets cumulatifs sont ici le lieu même du « vrai boulot ». C'est ainsi avec un enthousiasme teinté d'inquiétude qu'ils déploient l'image « apocalyptique » d'un automatisme ne parlant plus qu'à lui-même, ou s'enfonçant dans la « folie » d'effets « boule de neige ».
Vrai boulot », « sale boulot » : des évaluations internes du travail
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Quitter le seul registre des évaluations externes du travail relatives au poste, au statut d'emploi, ou au salaire permet d'introduire une différenciation interne à l'activité. Le « sale boulot » et le « vrai boulot » désignent, respectivement, les parties de son activité dont on voudrait se débarrasser, et celles que l'on souhaite vivement conserver. Mais cherche-t-on à se débarrasser d'activités car elles sont communément tenues pour dégradantes ou les juge-t-on, au contraire, dégradantes car on n'y prend aucun intérêt ? Si les notations de E. C. Hughes sur le « sale boulot » laissent les deux voies ouvertes, la seconde, moins empruntée, correspond mieux à l'hétérogénéité des valorisations observées. Dans le travail salarié, comme dans le travail domestique (Kaufmann, 1997), les activités associées à une pénibilité, ou inversement à un « plaisir », varient considérablement d'une personne à l'autre. Au sein du groupe de techniciens étudié, tous valorisent un « vrai boulot » dans l'activité de supervision, mais il représente une faible part de l'activité pour les « guetteurs », une plus grande pour les « explorateurs ». Ainsi, la « nostalgie » domine chez les premiers, l'« enthousiasme » chez les seconds.
La catégorie de « vrai boulot » dépasse l'opposition entre plaisir et peine. Nous avons en effet relevé l'ambivalence des uns et des autres. Chez les « guetteurs » comme chez les « explorateurs », la valorisation d'un « vrai boulot » ne se sépare pas d'un effort pour maintenir ou retrouver dans un contexte d'obsolescence rapide et de plasticité des techniques un équilibre, un accord rythmique dans la relation au milieu (Leroi-Gourhan, 1945 ; Bidet, 2007). Cette ambivalence est bien évoquée par G. Navel, à partir de son expérience de terrassier : « Quand il doit rejeter de la terre d'une tranchée très profonde, il n'est pas de terrassier qui ne se réjouisse de son lancer de pelle. De la répétition du même effort naît un rythme, une cadence où le corps trouve sa plénitude. Il n'est pas plus facile de bien lancer sa pelle que de lancer un disque. Avant la fatigue, si la terre est bonne, glisse bien, chante sur la pelle, il y a au moins une heure dans la journée où le corps est heureux » (1965, p. 189). Dans son observation participante comme man uvre sur des chantiers brésiliens, C. Brochier souligne aussi la valeur accordée au « bon rythme », qui « est avant tout une victoire sur soi-même et sur la matière » (2006, p. 531 ; 542). Contrairement à la valorisation du policier « héros » (Boussard et al, 2006) ou de l'ouvrier « virtuose » (Dodier, 1993), celle du « vrai boulot » ne requiert ni public, ni tiers collègue, hiérarchie, client, etc. Il ne valorise pas un statut, mais une félicité, un équilibre momentanément éprouvé dans un travail.
R. Linhart (1978) décrit, symétriquement, le dénuement de l'ouvrier expérimenté appelé soudain à travailler sur un établi normalisé, qui sape le fond d'historicité attaché à sa manière personnelle d'habiter son espace de travail (Breviglieri, 2004). Le « vrai boulot » engage ainsi une profondeur temporelle, en même temps qu'il fait porter des exigences fortes sur la trajectoire professionnelle. Parmi les travaux prolongeant les propositions de E. C. Hughes, ceux de D. Roy et M. Burawoy rendent compte ainsi de la recherche, dans l'activité, d'un travail « intéressant ». On doit à J. Dewey, auquel D. Roy fait fréquemment référence, une réflexion fondatrice sur la continuité entre travail et jeu. Elle distingue « avoir intérêt à » et « s'intéresser à ». L'intérêt n'est pas déjà là, ni associé à un individu constitué ; il émerge d'une relation qui l'affecte, et le transforme : « s'intéresser, c'est être absorbé, enthousiasmé, entrainé par un objet. Prendre intérêt c'est être sur le qui-vive, vigilant, attentif » (1975, pp. 159-160). S'intéresser à son travail, c'est prendre intérêt à l'activité elle-même, dans une continuité avec le jeu. Cela ne peut se réduire, comme le voudraient les économistes, « à la pensée de résultats n'ayant rien à faire avec l'action en cours », tels le salaire ou un autre résultat ultérieur (Bidet, 2008a, p. 215 ; Bidet, Vatin, 2009).
Contre la thèse de la « motivation économique », D. Roy et M. Burawoy thématisent ainsi « le travail comme jeu » (Roy, 2006) et « the game of “making out' » (Burawoy, 2008). D. Roy note que « l'homme au travail parvient à trouver du sens dans toutes les activités qu'on lui confie », et décrit avec maints détails la façon dont lui-même, observateur participant, « cherchait du sens, en découpant à longueur de temps [ses] feuilles de plastique en petits morceaux de forme ovale, allongée ou trapézoïdale » (2006, p. 163). Il évoque la situation comme un cas critique : « La richesse des possibilités d'expression créatrice dont j'avais déjà fait l'expérience dans le cadre du “système de Taylor” n'existait pas ici. Ce n'était pas un travail à la pièce, donc pas de jeu avec la pièce. Il n'y avait pas de conflit avec la direction, donc pas de jeu de guerre » (ibidem). Par « un jeu tout simple », investi avec le sérieux d'une « activité d'adulte », il parvient néanmoins à faire varier régulièrement son activité, et ainsi à « une structuration du temps bien découpée » [9]. Il ne s'amusait certes pas « follement en jouant à poinçonner » : « ces jeux n'étaient pas aussi intéressants qu'ils peuvent le paraître quand on les raconte » (p. 164). Mais ils l'intéressent néanmoins suffisamment pour apprivoiser la « bête noire de l'ennui » (p. 176). D. Roy nous introduit déjà à une différenciation interne à l'activité, une « variété des situations », en relevant que les opérateurs opposent, parmi leurs activités, « boulots pourris » et « boulots juteux » : « en général, on pouvait dire que la colombe de la paix, de l'unité et de la bonne volonté, planait sur les opérations qui étaient des “boulots juteux” ou relevaient du “travail à la journée”, tandis que le travail aux pièces du type ‘boulot pourri' semblait avoir été forgé par les bras de Mars » (p. 131). Toutefois, la focalisation sur la notion de jeu laisse penser qu'il s'agit seulement là de compenser un travail en lui-même inintéressant : relâcher « les tensions nées des longues heures passées à faire un travail dépourvu de sens » (Roy, p. 184) ; réduire « la tension provoquée par “cette suite sans fin d'actes insensés” (Whyte, 1955) » (Burawoy, p. 200). Le terrain d'enquête une usine de construction mécanique, étudiée par les deux sociologues de Chicago à trente ans de distance se prêtait assurément peu à aller plus avant. Il en est autrement sur notre terrain.
L'introduction de la catégorie de « vrai boulot » permet d'élargir la perspective. Quand nos enquêtés distinguent un « vrai boulot » « là tu as un vrai but », « là tu as vraiment quelque chose à faire » l'épreuve de « vérité », qui fait de ces moments des « moments vrais », tient à une « sensation d'engagement direct » dans le travail [10]. Ainsi, « jouer dans la cour des grands » n'est pas d'abord ni toujours une affaire de statut. Chez ces techniciens, comme chez les traders étudiés par J.-P. Hassoun (2006), l'expression marque plutôt la découverte d'une rare « force de frappe » face à de gros « volumes » de trafic téléphonique, ou de transactions financières, sur lesquels il s'agit de prendre prise très rapidement. Par delà l'hétérogénéïté des critères par lesquels les policiers définissent la « belle affaire » (Monjardet, 1996), le « vrai travail » ou les « vrais clients » (Boussard et al., 2005), un trait commun s'impose : la perception d'intéressantes opportunités d'action. De même, quand le « gros boulot » fait dans la téléphonie le « vrai lignard » (Bidet, 2003) ou quand la « bonne tournée » est celle que le facteur peut « façonner à sa main », comme un espace d'implication (Demazière, 2005).
Nulle description ici de salariés emportés par la fièvre de l'activité : l'intérêt, l'engagement actif dans le travail, n'émergent pas d'un rythme intense, mais d'une situation incertaine ou « en développement » écrirait J. Dewey ; ils engagent une temporalité longue ; et ne sont pas d'abord maîtrise ni contrôle. Contre l'image du moi comme « quelque chose de fixe antérieur à l'action », ou d'un auteur aux commandes, J. Dewey note que « nous disons d'une personne intéressée, à la fois qu'elle se perd dans une affaire et qu'elle s'y trouve. Les deux termes expriment l'absorption du moi dans un objet » (1975, p. 159). Si la mémoire s'attache particulièrement aux expériences, même rares, de « vrai boulot », où l'action éprouve de façon aiguë ses effets attendus ou non, utiles ou non, aisance ou lourdeur, etc. ce n'est donc pas seulement que nous nous y oublions, mais qu'à travers ces occasions d'éprouver un milieu et d'y tramer une continuité, nous sommes aussi producteurs de nous-mêmes.
Les évocations de l'intérêt pris à « bien faire son travail » sont récurrentes dans les enquêtes empiriques (Erikson, 2002 ; Kaufman,
1997 ; Menger, 2009). Mais les situations d'engagement actif dans le travail, attestées par la littérature ergonomique, sociologique et romanesque, n'avaient jusqu'à présent guère fait l'objet d'investigation en propre ; le plus souvent, elles sont spontanément retraduites en termes de résistance (Brown, 1996). Or l'étude des vocabulaires du « vrai boulot » invite à écarter les « catégories figées de consentement, résistance, freinage ou régulation » (Brochier, 2006), qui ramènent le sens à une référence externe à l'activité de travail. M. Burawoy, en singularisant le jeu comme « compensation » du travail, partage encore cette tendance. De même, la sociologie française du travail a volontiers rabattu le travail sur la seule figure du labor, associant peine et contrainte, selon la terminologie d'H. Arendt (Bidet, 2006, 2007b). Plus généralement, la littérature reste encore pauvre en analyses du concept d'engagement [11], longtemps peu intégré aux conceptualisations sociologiques (Becker, 1960).
Or l'engagement actif est inhérent au travail, qui est toujours aussi « usage de soi par soi » (Schwartz, 1987 ; Vatin, 2007). Valorisant une partie seulement de l'activité, le « vrai boulot » ne relève pas d'une évaluation globale, ni externe, comme celle qui qualifie un statut, un emploi ou un poste de travail. Comprendre la façon dont chacun construit son rapport au travail, ou fait avec son faisceau de tâches, ne se suffit pas davantage d'une observation rapprochée. L'étude des vocabulaires, à travers lesquels les techniciens supervisant le trafic téléphonique expriment leur rapport à cette activité, a mis en évidence un effet de trajectoire, au principe de leurs valorisations différenciées du « vrai boulot ». Les deux vocabulaires se composent de mots forgés dans des contextes techniques distincts, l'un propre à une époque révolue du réseau téléphonique, et l'autre, à sa technologie actuelle. Dans les deux cas, la catégorie analytique de « vrai boulot » éclaire la constitution d'une identité, ou plus exactement d'un style professionnel qui voit les uns, d'abord aux prises avec des technologies électro-mécaniques, tenir à distance ou reconfigurer localement la supervision du trafic, et les autres s'y engager continûment. La professionnalité ne se résume pas au registre du « mandat » (Hughes, 1996) ni des « rhétoriques professionnelles » (Paradeise, 1985).
En introduisant la catégorie de « vrai boulot », nous proposons une piste pour approfondir la définition par E. C. Hughes du travail comme production normative. Les exigences professionnelles relatives au « vrai boulot » se constituent au fil de trajectoires, à travers les moments de « félicité », où les travailleurs (ré)inventent un accord avec leur activité de travail, se frayent un milieu. Étudier les « épreuves » qui trament l'engagement actif dans le travail invite ainsi à associer davantage l'analyse du travail à une prise en compte des parcours et des histoires. On ouvre aussi un champ plus large, celui des liens entre cette genèse normative et les évaluations globales et externes du travail. D'un côté, les valorisations du « vrai boulot » supposent reconnu le caractère productif de l'activité dans son ensemble. De l'autre, le « vrai boulot » peut être source de redéfinitions de la valeur sociale ou du « mandat » de l'activité par les professionnels. L'étude des valorisations émergeant du travail en train de se faire s'articule ainsi doublement à celle de la reconnaissance sociale du travail.
Alexandra Bidet
CNRS, Centre Maurice Halbwachs, 75014 Paris
Alexandra. Bidet@ ens. fr
Bibliographie
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Notes
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[1]
La majorité de ces techniciens sont entrés directement à France Télécom (anciennement Direction Générale des Télécommunications) à l'issue de leur parcours de formation (BEP, niveau baccalauréat, DUT ou BTS), en passant le concours de technicien ou d'aide-technicien (les plus anciens, au début des années 1970 ; les plus jeunes, au début des années 1990). À l'exception de deux agents, qui ont connu un bref passage par l'industrie privée, de deux agents ayant passé quelques années à la Poste, et d'un agent entré initialement au Service Général, tous ont fait l'ensemble de leur carrière au sein des Services Techniques de France Télécom.
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[2]
Par « anciens commutants » et « anciens superviseurs », nous désignons bien seulement des types de trajectoires, aucunement un degré d'ancienneté.
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[3]
On désigne ainsi les techniciens qui exploitent les centres de commutation, qui constituent autant de n uds du réseau téléphonique. Chaque ligne est en effet raccordée à un « commutateur d'abonnés », qui assure l'acheminement des communications entre ses abonnés. Pour joindre un abonné à l'extérieur de celui-ci, la communication passera, selon le maillage du réseau, par un ou plusieurs « commutateurs de transit ».
-
[4]
Les deux seules exceptions correspondent à des agents au profil atypique : « nuitards », ils n'ont jamais fait que des « nuits » ; or l'activité, particulièrement ralentie, s'y rapproche de l'astreinte.
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[5]
Le tableau complet est reproduit en annexe.
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[6]
Dans la mesure où les deux corpus d'entretiens sont d'une longueur équivalente, nous n'avons pas eu à corriger les données pour que le ratio ainsi calculé soit significatif : le rapport du nombre total de mots du corpus des « explorateurs » (174707) au nombre total du corpus des « guetteurs » (169525) est de 1,03.
-
[7]
Ce résultat est d'autant plus significatif que « faisceau » et « trafic » totalisent le plus grand nombre d'occurrences (respectivement 725 et 743), c'est-à-dire trois fois plus que la moyenne (242).
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[8]
Les GEC sont les Groupements d'Exploitation des Commutateurs, où travaillent les « commutants ».
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[9]
On trouvera dans les travaux de M. Boutet (2004 ; 2008) une approche en ce sens des « pauses » au travail, et de la façon dont une pratique ludique, logée dans les interstices de l'activité, peut structurer sa temporalité.
-
[10]
Nous empruntons cette expression à D. A. Norman.
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[11]
Au-delà des contributions importantes pour nous de N. Dodier et L. Thévenot notamment.