Notes
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[1]
Ces deux thèmes structurent un rapport rédigé en 1951 par le ministère de l’Intérieur, chargé de l’organisation et du contrôle des administrations territoriales. Archives fédérales de Berlin, désormais BarchB DO 1 8.0/71.
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[2]
Rapport du chef de cabinet du Maire de Leipzig du 20/9/1946. Archives municipales de Leipzig, désormais AM Leipzig, STVuR (1) 13425.
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[3]
Rapport du 5/3/1976. Conseil du Bezirk (district) Leipzig, Staatsarchiv Leipzig (désormais STAL), 24784.
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[4]
Un nombre d’anciens fonctionnaires appartenant au parti nazi seront réintégrés après 1948 avec la création du NPDP, parti national-démocrate, dont une des fonctions essentielles fut le « recyclage » des conservateurs et anciens nationaux-socialistes prêts à collaborer avec le nouveau régime.
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[5]
Selon les organigrammes, plus de 10 000 personnes furent employés par la municipalité en mai 1945, mais seulement 9.000 environ furent effectivement présents. AM Leipzig, STVuR (1) 1414.
-
[6]
Chiffres du 1/8/1952. AM Leipzig STVuR (1) 1507.
-
[7]
Statistiques des cadres du SED de la ville de Leipzig de déc. 1953. STAL SED IV 5/01/416.
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[8]
Par exemple, en juillet 1947, les affaires du logement comptent 152 membres du SED, 12 du LDP, 3 de la CDU et seulement 15 sans affiliation partisane. Rapport du 31/7/1946. AM Leipzig STVuR (1) 1804.
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[9]
Circulaire du bureau du Maire de Leipzig du 16/1/1947. AM Leipzig STVuR (1) 1355.
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[10]
Par exemple, le 29 novembre 1947, l’adjoint au Maire à la reconstruction renvoya un rapport à l’administration de la voirie avec des annotations dans les marges pour rappeler les normes de présentation et un plan type en 12 points. AM Leipzig, STVuR (1) 1805.
-
[11]
Circulaire interne de l’administration de l’architecture et de la reconstruction le 23/9/1954. AM Leipzig, STVuR (1) 1843.
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[12]
Compte-rendu de réunion du 4/1/1962. AM Leipzig, STVuR (2) 1162.
-
[13]
Rapport sur les élections de 1963. AM Leipzig, STVuR (1) 2860.
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[14]
Circulaire du ministère du Travail du 12/8/1950. BarchB DQ 2 3953.
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[15]
Entretien à Leipzig avec Madame W., employée du service d’attribution le 26/9/1997.
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[16]
Entretien à Leipzig avec Madame S., employée du service d’attribution le 22/9/1997.
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[17]
Ces analyses s’appuient sur un corpus de 317 lettres envoyées à un responsable politique ou administratif demandant l’intercession dans un problème lié à leur logement.
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[18]
Coupure de presse extraite du Leipziger Volkszeitung, quotidien du parti à Leipzig, dans AM Leipzig, STVuR (1) 2593.
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[19]
Rapport des affaires du logement du 21/3/1981. Conseil du Bezirk Leipzig, STAL 24784.
-
[20]
Rapport de l’Institut de l’organisation administrative et de la bureautique du 3/6/1978. Conseil du Bezirk, STAL 25554.
-
[21]
Par exemple, en 1974,14 % des hommes et 11 % des femmes occupaient une telle fonction (Pohl 1991 p. 243).
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[22]
Directive sur l’élection des responsables d’immeuble de 1954, ministère de l’Intérieur, BarchB DO 1 8.0/72.
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[23]
Chiffres du 30/3/1946. AM Leipzig, STVuR (1) 3019.
-
[24]
Statistiques du 30/7/1952, AM Leipzig, STVuR (1) 3068.
-
[25]
Ministère de l’Intérieur, BarchB DO 1 8.0/72.
-
[26]
Lettre du Maire de Leipzig au chef de police du 30/7/1947. AM Leipzig, STVuR (1) 3019.
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[27]
Circulaire du ministère du Travail du 11/9/1953. BarchB DQ 2 /3987.
-
[28]
Brochure destiné aux auxiliaires. AM Leipzig, STVuR (1) 1232.
-
[29]
Note du Maire de Leipzig au premier secrétaire du SED de la ville du 11/3/1964. AM Leipzig, STVuR (1) 3545.
-
[30]
Rapport du Bezirk Karl-Marx-Stadt au ministère du Travail le 7/9/1955. BarchB DQ 2/3988.
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[31]
Rapport du Maire de l’arrondissement Nord de Leipzig le 4/4/1963. AM Leipzig, STVuR (1) 2847.
-
[32]
Rapport du Maire de l’arrondissement Sud-Est de Leipzig du 4/6/1962. AM Leipzig, STVuR (1) 2595.
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[33]
Rapport du Bezirk Karl-Marx-Stadt au ministère du Travail le 7/9/1955. BarchB DQ 2/3988
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[34]
Analyse des affaires du logement de l’arrondissement Sud-Ouest du 16/11/1971. Brigade d’inspection du SED du Bezirk Leipzig. STAL SED IV B-2/4/01/234.
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[35]
Ibid.
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[36]
Rapport de l’Institut de l’organisation administrative et de la bureautique du 3/6/1978. Conseil du Bezirk, STAL 25554.
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[37]
L’Eingabe, sorte de pétition individuelle, plainte et demande de recours gracieux, était le seul moyen reconnu de contester une décision administrative.
1La RDA demeure dans les représentations savantes et ordinaires l’exemple le plus abouti du socialisme bureaucratique à « caractère totalitaire » (Hermet 1994). Le SED ( Sozialistische Einheitspartei Deutschland : Parti socialiste unifié), né de la fusion du KPD et du SPD en 1946, aurait transformé l’ensemble des administrations étatiques en instruments au service d’un projet de domination de la société grâce notamment au noyautage systématique de l’État et de l’économie via le système de la nomenklatura (Voslensky 1980 ; Hornbostel 1999). L’expression « Parti-État » traduit bien cette idée de fusion/soumission, l’État étant réduit à un instrument d’exécution ou une « courroie de transmission » aux mains de la direction du Parti (Glaeßner 1993, p. 73). De ce fait, l’État en tant que tel, et a fortiori les administrations locales, n’ont guère fait l’objet d’analyses empiriques approfondies puisque l’essence du régime devait se révéler ailleurs, c’est-à-dire dans les enceintes fermées du bureau politique et des organes répressifs, en particulier la Stasi (Schröder 1994).
2Tout semble en effet concourir à produire l’apparence d’une administration locale totalement dépendante, où les agents municipaux s’inséraient dans une hiérarchie rigide, étroitement surveillés par un Parti omniprésent et omnipotent. Cette représentation d’une centralisation implacable provient à la fois des textes officiels de la RDA qui théorisent le « centralisme démocratique », des discours rétrospectifs des anciens agents étatiques, et de la modélisation déductive des sciences administratives (Rowell 1999). Elle implique une obéissance parfaite des échelons inférieurs de l’État (König 1992, p. 182) et une relation entre les agents étatiques et les citoyens pensée en termes de commandement/obéissance. (Ellwein 1993, p. 36) Or, en même temps, l’administration étatique en RDA est théorisée dans les travaux de la science administrative comme l’envers de la bureaucratie weberienne, c’est-à-dire un système sans délimitation claire des compétences, marqué par la faiblesse des normes et peuplé de fonctionnaires « incompétents » (Derlien, Locke 1994). Comment concilier dans cette perspective « l’incompétence » et la faiblesse des normes codifiées d’un côté, et la capacité supposée implacable du système à produire de l’obéissance de l’autre ? La réponse à ce paradoxe met l’accent sur des explications ad hoc, basées tantôt sur une interprétation en termes d’héritage d’une culture politique et administrative « prussienne » (Meuschel 1992), tantôt sur la coercition exercée par les organes répressifs ou la discipline du SED, qui formait une armature parallèle à cet État sans consistance propre. Cependant, l’appel à ce type d’explication réduit l’analyse de l’État de la RDA à une situation d’exceptionnalisme méthodologique en écartant a priori la possibilité d’une « consistance » interne propre à cette variante de l’État moderne. Comme l’a montré une partie de l’historiographie récente sur le monde du travail, le SED a trouvé des limites à son entreprise de transformation radicale de la société dans les logiques et structures héritées du passé, suscitant de la part des salariés des arrangements et des stratégies de contournement des logiques du pouvoir dans l’entreprise (Bessel, Jessen 1996 ; Lindenberger 1999). En fin de compte, on peut retourner le problème de l’obéissance en se demandant si la plus faible capacité du système communiste à obtenir des salariés une discipline au travail que les systèmes capitalistes (Sable, Stark 1982) peut également s’observer dans les relations entre les administrations et les administrés.
3Examiner la capacité de l’État à produire l’obéissance dans la population nécessite un déplacement du regard des institutions bureaucratiques centrales vers l’analyse des situations et des interactions entre les représentants de l’État et les citoyens, car c’est avant tout le personnel étatique de « base » qui cultive un contact direct et quotidien avec les citoyens. C’est à travers ces interactions que les logiques du pouvoir pénètrent dans la société, que des ressources sont distribuées, que les administrés forgent leurs représentations de l’État et que les principes de justice et de légitimité revendiqués par ce système politique étaient mis à l’épreuve. Si les métaphores descriptives utilisées pour caractériser les structures politiques et administratives qui suggèrent la fermeture et la constitution d’isolats visent juste le niveau central (« appareil », « parti-État », « centralisme démocratique »), les relations directes entre les représentants de l’État et des administrés sont caractérisées par l’effacement partiel des frontières entre des logiques politico-administratives et des logiques sociales et individuelles.
4Cette « ouverture » est d’abord l’effet d’un travail théorique visant à définir la spécificité d’une administration socialiste. Lorsque les dirigeants du SED commencèrent à formaliser le modèle de l’administration socialiste en 1948, ils critiquèrent « l’enfermement dans les bureaux », le « formalisme et le schématisme du travail administratif » et « l’insuffisance du contact avec la population » (Ulbricht 1948, p. 29-33). Or, ces phénomènes furent mis sur le compte du reliquat de la tradition prussienne, donc du maintien dans les administrations de « trop de fonctionnaires de carrière qui ont été dressés contre les travailleurs « (Ulbricht 1948 p. 32). Le fonctionnaire « de type nouveau » devait se distinguer du « fonctionnaire de carrière » par sa proximité sociale avec la population, certifiée par ses origines sociales. Les prescriptions sur ce que devait faire et ce que devait être l’agent de l’État mirent l’accent sur le contact, c’est-à-dire sur le rapprochement des fonctionnaires et de la population qui passe par « l’ouverture des portes fermées de la bureaucratie », et la nécessité « d’avoir du cœur » [1].
5Ce discours avait une traduction dans les directives, les modes d’organisation et de recrutement des administrations étatiques. Les directives mirent ainsi l’accent sur la nécessité de « gagner la confiance » d’une population qui ne « voit pas suffisamment la différence entre l’administration démocratique et les douze années de dictature nazie » [2]. Le rapport avec le public était considéré d’autant plus important que c’est « dans le contact direct que les employés entretiennent avec la population que celle-ci juge notre gouvernement et notre politique. C’est dans ce rapport que les lois et règlements rayonnent sur la population » (Ulbricht 1948, p. 6). L’accent est ainsi mis sur la personnalisation des rapports et la singularité de la situation de l’administré afin de trouver les solutions les plus adaptées, de rendre les décisions administratives plus transparentes et de faire participer les administrés à leur propre administration (Fechner 1948).
6On peut être tenté d’y voir un discours populiste qui prend pour cible les instances d’exécution – le bureaucrate/bouc émissaire – pour détourner le regard des erreurs commises par les responsables politiques. Si ce discours fonctionne effectivement comme un discours légitimant le rôle du SED comme pourfendeur de l’arbitraire bureaucratique, il eut également des effets réels, mais contradictoires, sur les pratiques.
7Nous analyserons ces effets ambigus à travers l’exemple des politiques d’attribution du logement dans la ville de Leipzig. Cet exemple nous paraît emblématique des formes de « domination rapprochées » (Memmi 2003, p. 449), dans la mesure où les administrations étatiques possédaient un monopole sur l’usage de l’ensemble des logements et que les injonctions contradictoires sur la nature du rapport entre l’administration et les administrés produisaient des conflits sur la bonne distance entre l’agent de l’état et les citoyens, sur le principe de classement des demandeurs, sur le principe de justice mobilisé pour distribuer ce bien rare, etc. Un rapport de 1976 sur cette politique à Leipzig décrit la relation avec les administrés de la manière suivante :
« Ce sont les organes d’attribution de logements qui, parmi tous les services de l’État, cultivent le contact le plus direct et le plus soutenu avec les citoyens.
Cette situation n’est pas toujours facile à gérer, puisque la pression des demandeurs de logements est parfois intense, mais personne n’a le droit d’être impoli ou d’avoir une attitude subjective envers eux [3]. »
9Cet extrait suggère que la relation entre les agents étatiques de « base » et les citoyens ne peut pas se réduire à une relation de commandement et d’obéissance. Il souligne la position ambivalente des agents étatiques, pris entre l’obligation du traitement « objectif » et standardisé des individus, transformés en « cas » ou « dossiers », et la personnalisation des interactions au guichet.
10Cette « ouverture » des administrations ne pouvait être réalisée qu’en s’appuyant sur des instruments bureaucratiques, nécessaires pour stabiliser les chances d’obéissance des agents des échelons inférieurs et des administrés. Si les agents étatiques furent soumis à l’obligation d’être « proches des masses », de « sortir de leurs bureaux » et « d’avoir du cœur », ils devaient en même temps rendre cette interaction transparente pour leur hiérarchie en appliquant des techniques administratives visant à codifier et à rendre compte de leurs propres pratiques et celles des administrés. Autrement dit, la « débureaucratisation » programmatique avait pour contrepartie la mise en place de règles codifiées ou pragmatiques qui rendaient à la fois prévisibles et économiques les chances de trouver des personnes prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé (Weber 1995, p. 59), donc de s’assurer des chances de la soumission des échelons inférieurs et in fine des administrés en faisant reconnaître que l’autorité étatique était dans l’ordre des choses. Cette « débureaucratisation » particulière répond à un projet revendiqué d’encastrement des logiques du pouvoir dans le social. Mais cette ouverture eut comme corollaire l’encastrement des logiques sociales dans le fonctionnement routinier de l’État.
1. CONSTRUIRE UNE ADMINISTRATION NOUVELLE : LE FONCTIONNAIRE DE « TYPE NOUVEAU »
11L’administration soviétique d’occupation supprima le statut de fonctionnaire le 17 septembre 1945, donnant ainsi un vernis de légalité à l’épuration des membres du NSDAP de la fonction publique [4] et un monopole de fait du parti communiste (KPD) sur les nominations. Il n’existait ainsi plus de garanties statutaires liées à la fonction publique et les agents étatiques furent assimilés à la catégorie des employés. Ainsi, jusqu’en 1946, plus de la moitié des fonctionnaires municipaux et la quasi totalité des responsables administratifs furent épurés, soit pour la ville de Leipzig, 5 675 sur un effectif d’environ 9 000 [5]. Si les adjoints au maire et directeurs de service nommés possédaient en général une grande expérience administrative dans les municipalités dirigées par le SPD avant 1933, ce ne fut pas le cas de la majorité des agents subalternes auxquels incombait la lourde tâche d’administrer des villes en ruines, d’organiser l’hébergement et le ravitaillement des milliers de réfugiés, et de répondre aux multiples directives de l’armée d’occupation.
12Dans les discours des dirigeants du SED, dont la majorité avaient passé les années 1933-1945 soit en exil à Moscou, soit dans les camps de concentration nazis, la bureaucratie « prussienne et conservatrice », exécutrice de la volonté politique de Hitler, était une institution à désarmer et à surveiller pour éviter qu’elle ne devienne une base de repli des « forces réactionnaires ». Mais l’hostilité des dirigeants du Parti vis-à-vis de l’État n’était pas simplement idéologique, elle avait également un fondement sociologique, particulièrement perceptible à l’échelon local.
13Certains historiens ont postulé que les nouveaux employés municipaux étaient dans leur vaste majorité des jeunes issus de milieux populaires de la « génération de la jeunesse hitlérienne » ayant des dispositions et une personnalité « autoritaire » (Staritz 1991, p. 67). Ces hypothèses sont cependant impossibles à vérifier, dans la mesure où avant 1950, ni le SED, ni les services du personnel ne tenaient de statistiques globales sur le personnel étatique ventilé par l’âge, l’origine sociale, le titre scolaire, ou le métier exercé avant l’entrée en fonctions. Au regard des statistiques disponibles pour 1952 pour la ville de Leipzig, on ne constate aucune surreprésentation particulière de la « génération de la jeunesse hitlérienne » puisque seulement 13 % des 3029 « employés » et 7 % des 263 « employés dirigeants » de la municipalité de Leipzig avaient moins de 30 ans, tandis que 41 % du personnel avait plus de 50 ans [6]. Si ce même rapport indique que 60 % des employés étaient d’origine ouvrière, seulement 26 % des « cadres dirigeants » furent enregistrés comme étant d’origine ouvrière. L’appareil des permanents du SED de la ville de Leipzig en 1953, chargés de veiller à l’exécution des résolutions du bureau politique par les administrations, comptait par contre 259 « originaires de la classe ouvrière » sur 283, et seulement 23 avaient passé plus de huit ans sur les bancs de l’école [7]. Si la quasi-totalité des responsables administratifs étaient membres du SED (90 % dans certains services dès 1946, puisque être membre du Parti était une condition sine qua non pour une carrière ascendante) [8], les trajectoires sociales et les compétences scolaires furent loin d’être les mêmes. Cette tension sociologique permet de mieux comprendre les critères de jugement utilisés au début des années 1950 par le bureau des cadres du SED dans les biographies d’institution des cadres étatiques (Pennetier, Pudal 2002) tels que « opportuniste », « carriériste », « individualiste », jugements qui reflètent avant tout la distance sociale entre l’évaluateur d’origine ouvrière et le cadre dirigeant de l’État. Cependant, à partir de la fin des années 1950 les rapports conflictuels vont progressivement s’apaiser. Le SED recruta en priorité des diplômés du supérieur et organisa une circulation des personnels entre l’appareil du Parti, les administrations étatiques et les entreprises (Rowell 2002).
1.1. L’APPRENTISSAGE DES SAVOIR-FAIRE ADMINISTRATIFS
14Ce clivage entre l’appareil du SED et les responsables de l’État local se dédouble en un deuxième clivage, entre d’un côté, des responsables administratifs diplômés et expérimentés et de l’autre les agents de base, ayant un faible capital scolaire et peu ou pas d’expérience. La tension entre le personnel expérimenté et les néophytes est très perceptible dans les notes internes sur les dysfonctionnements, qui montrent que les agents de base éprouvaient des difficultés à maîtriser les règles d’écriture et de traitement des dossiers, compétences qui restent au cœur de la définition du professionnalisme bureaucratique souhaité par les responsables administratifs.
15À défaut de pouvoir disposer de la « mémoire vivante » pour assurer la transmission de normes professionnelles suite aux épurations et au fort turnover, les chefs de l’administration puisèrent dans la « mémoire de papier » pour assurer l’apprentissage du savoir-faire. Ils diffusèrent des circulaires datant des années 1920 ou 1930 avec un foisonnement de détails et de conseils pratiques sur la rédaction des courriers administratifs, sur la manière de classer des dossiers ou des circulaires, la tenue de registres, et les règles pour contrôler la circulation des informations en rappelant l’usage systématique de la signature et l’importance des dates [9]. De nombreux rapports que l’on trouve dans les archives ont été renvoyés à l’expéditeur avec des fautes d’orthographe ou des maladresses dans les formulations politiques soulignées en rouge [10].
16Ces rappels à l’ordre conduisirent à un sentiment d’insécurité chez les nouveaux employés peu expérimentés. Selon le premier adjoint du Maire de Leipzig, « chaque employé qui doit rédiger le moindre rapport consulte ses collègues pour discuter longuement du contenu du rapport et de chaque formulation. Ils se plaignent du nombre de rapports, mais c’est surtout cette manière de travailler qui les empêche en réalité d’être plus efficaces » [11]. De façon paradoxale, la mise à l’écart des « fonctionnaires de carrière » ayant appartenu au NSDAP avait contribué à renforcer les dérives bureaucratiques stigmatisées dans les répertoires ordinaires de dénonciation du bureaucrate. L’hypercorrection, l’attention portée à chaque détail, et le formalisme étaient moins le produit d’un habitus de « petit fonctionnaire » que le résultat d’un sentiment d’insécurité lié à l’inadéquation entre les compétences de l’agent et les compétences requises par la hiérarchie (Labov 1972), c’est-à-dire la peur de l’incorrection grammaticale et du maniement des formules politiques (Jessen 1997). Si les critiques formulées par le SED sur « l’enfermement dans les bureaux », et la croissance exponentielle de la « paperasse » qui coupe le fonctionnaire des « masses » semblent être une description assez juste, il ne s’agit pas d’un reliquat de l’État capitaliste, mais une conséquence paradoxale du changement de la composition sociologique de l’État et le maintien de l’écrit comme la forme la plus légitime de l’interaction bureaucratique.
1.2. OUVRIR LES PORTES FERMEES DE LA BUREAUCRATIE
17Pour contrer ce phénomène, la direction du Parti chercha à faire sortir les fonctionnaires de leurs bureaux. L’image de la « porte fermée » court en effet comme un fil rouge dans l’ensemble des textes prescriptifs. Elle renvoie d’une part à une réalité concrète, c’est-à-dire une barrière physique entre le fonctionnaire et le public, voire entre le fonctionnaire et ses supérieurs hiérarchiques. D’autre part, cette métaphore renvoie à de multiples thèmes autour de l’opposition entre le capitalisme et le socialisme ; la fermeture et l’ouverture ; la distance et la proximité ; l’opacité et la transparence ; l’individuel et le collectif. Dans un article du 16 janvier 1952 paru dans le journal du Parti, Neues Deutschland, le secrétaire général du SED, Walter Ulbricht, critique ainsi le fonctionnement de l’administration étatique :
« Quelques collaborateurs pensent qu’ils peuvent résoudre l’ensemble de leurs tâches avec des circulaires. Les papiers s’accumulent sans fin sur les bureaux et les noient littéralement. Ils ne peuvent plus diriger les masses et ils ne peuvent plus leur expliquer les lois et les directives. »
19Mais le problème de l’enfermement se posait aussi de manière plus figurée dans le rapport entre les directeurs des services et les agents de base comme le témoigne le protocole d’une réunion des adjoints du Maire de Leipzig en 1962 :
« Le Conseil municipal doit connaître parfaitement les cadres, [… mais on voit qu’ils] n’ont aucune confiance dans leurs supérieurs hiérarchiques. Les discussions entre eux sont bien plus animées que celles qu’ils peuvent avoir avec nous ou avec les chefs de service. Nous ne savons pas ce qu’ils se disent, et une évaluation politique et idéologique est très difficile à faire, parce que nous ne savons pas ce qui se passe dans les cerveaux des collègues [12]. »
21Pour répondre à cette double exigence de la transparence à l’égard des instances de contrôle et des administrés, les administrations mirent en place un nombre de dispositifs destinés à sortir l’employé de son bureau. Il s’agissait en même temps de ne pas rendre le fonctionnaire encore plus opaque à ses supérieurs hiérarchiques en remplaçant l’opacité relative du bureau par l’opacité totale de la rue.
22Le 12 avril 1951, le ministère de l’Intérieur diffusa une directive sur l’obligation d’accueillir le public en dehors des bâtiments administratifs, sans préciser pour autant les modalités d’accueil du public lors de ces heures de permanence : fallait-il voir les personnes une par une, le tête-à-tête étant, selon le ministère de l’Intérieur, plus propice à une discussion « ouverte », ou fallait-il transformer les heures de permanence dans les entreprises et quartiers en réunion collective ? Pour stabiliser les chances de succès de la rencontre avec les « masses », les administrations tranchèrent pragmatiquement en faveur de la formule de la réunion publique. Pour s’assurer que le public serait présent en nombre, autrement dit que le déplacement du fonctionnaire serait « réussi » ou « rentable », les réunions étaient souvent accompagnées d’un programme musical et parfois des rafraîchissements étaient prévus (Kott 2001). Par ailleurs, les administrations prenaient préalablement contact avec les partis, syndicats, entreprises et organisations de masse et les utilisaient comme agents de mobilisation.
23Ces réunions, destinées à mettre en scène la proximité avec les administrés et l’exemplarité du travail « non-bureaucratique », donnèrent cependant lieu à une prolifération de longs rapports résumant le discours, les questions et réponses ainsi que « l’atmosphère » de la réunion, envoyés en huit, dix et parfois vingt exemplaires aux différentes instances du SED ou de l’État. Ainsi, la double contrainte qui repose sur les fonctionnaires – l’obligation de faire preuve d’une proximité avec les masses ( Volksverbundenheit ) et de se rendre plus transparents à leur hiérarchie – a paradoxalement contribué à accroître le temps passé dans les bureaux.
24Ces rapports sont très riches d’enseignements pour le chercheur, mais ils ne permettaient pas à l’administration de disposer de catégories homogènes permettant de comparer et de compter les résultats de cette politique d’ouverture. Par tâtonnements, un formulaire unique est mis en place pour standardiser les comptes-rendus afin de faciliter la totalisation statistique. Les réunions avec la population devinrent ainsi des « objets » stabilisés, dans la mesure où elles étaient organisées avec un savoirfaire routinier, et où la qualité hétérogène des échanges, c’est-à-dire la nature disparate des questions, l’atmosphère générale, la réceptivité de l’auditoire, disparaîtra progressivement au profit du nombre, seul étalon de mesure de la réussite de l’opération. En octobre 1963, les administrations de la ville de Leipzig rendirent compte de leur travail de « préparation pour les élections » [13]. En l’espace de trois mois, les fonctionnaires des services municipaux de la ville avaient organisé 12 699 réunions auxquelles avaient assisté 303 894 personnes dont 63 401 avaient « pris la parole ». Personne ne s’interrogea sur la nature des prises de parole ou sur le fait que les 4 393 réunions organisées dans les entreprises n’avaient mobilisé en moyenne que trois personnes. Les administrations montraient qu’elles avaient su établir une relation de face-à-face avec les « masses ».
25Cette stabilisation bureaucratique de la manière de rendre compte du travail vis-à-vis des « masses » se construit sur un accord pragmatique entre les protagonistes : le SED et la hiérarchie étatique jugent le travail des agents de base sur un critère quantifiable, l’employé de base remplit ses obligations au moindre coût et on lui laisse une large autonomie dans le contenu de son travail, notamment les techniques de mobilisation. Plus globalement, la pacification des rapports entre le SED et les agents étatiques se fonde sur l’apprentissage progressif des règles du jeu et du langage. Cet apprentissage n’est pas limité aux agents de l’État, puisque les administrés se réapproprient les injonctions sur la nécessaire ouverture des administrations et s’en servent dans leur rapport à l’État.
1.3. « IL FAUT AVOIR DU CŒUR » : LA PERSONNALISATION EMPATHIQUE DE L’INTERACTION
26Le fonctionnaire devait non seulement être proche du peuple par son action et ses attributs sociologiques, mais il devait aussi montrer qu’il avait « du cœur » :
« Bien trop souvent, les décisions se font au bureau à partir du dossier sans que le fonctionnaire n’ait pris le temps d’aller voir sur place, de discuter avec le citoyen afin de parvenir à une appréciation plus objective. Les décisions qui se font dans ces conditions, sans explication et sans cœur, sont ressenties par les intéressés comme injustes. Elles ternissent l’image de notre administration démocratique et fournissent des arguments à nos opposants [14]. »
28Tout en soulignant la nécessité d’empathie, afin de parvenir à une connaissance intime des administrés, les textes prescriptifs mettent en garde contre des relations trop personnelles : « Souvent des influences locales empêchent la réalisation de certains devoirs, notamment dans les communes, où existent des relations ou des liens personnels nuisibles à l’application uniforme des règles étatiques » (Ulbricht 1948, p. 30). Ainsi, le fonctionnaire devait réconcilier la double injonction de l’application uniforme des règles étatiques et d’empathie sans disposer d’un corpus de règles explicites définissant les limites à ne pas dépasser, ce qui rendait possible la création d’un espace d’interprétation entre l’hypercorrection distanciée et une certaine familiarité compatissante en fonction de la situation (Dubois 1999). Les normes comportementales se constituèrent au coup par coup à partir de la pratique, et par l’accumulation d’une sorte de jurisprudence de « bons » et de « mauvais » exemples diffusés dans les circulaires, rapports et revues destinés aux agents de base.
29L’attribution de logements était un domaine où la réconciliation du traitement impersonnel des dossiers (selon un système de points et de quotas) et l’obligation d’écoute et de compassion était considérée comme un problème particulièrement délicat :
« C’était un travail ingrat, puisqu’on était constamment en contact avec des gens frustrés. On pouvait les comprendre, parce qu’ils attendaient depuis des années et nous n’avions pas toujours les moyens de faire quelque chose pour eux…. Les rapports étaient très conflictuels, beaucoup plus qu’aujourd’hui en tout cas [15]. »
31Les interactions étaient conflictuelles dans la mesure où les deux parties se sentaient dans une position d’impuissance réciproque ; le fonctionnaire « n’avait rien à donner » [16], c’est-à-dire que les demandeurs devaient prendre leur mal en patience en tentant, par une variété de stratégies, de raccourcir leur attente.
32Il était difficile pour le fonctionnaire d’utiliser le rappel des lois et des règlements comme un « bouclier » pour se protéger contre les « assauts » des administrés (Lipsky 1980). Premièrement, les demandeurs d’un logement étaient dans leur grande majorité déjà reconnus comme des ayants-droit et le fonctionnaire devait leur expliquer pourquoi leur droit reconnu ne pouvait pas être satisfait. Deuxièmement, la sédimentation normative multipliait les catégories d’ayants droit basées tantôt sur des considérations économiques (« à chacun selon ses mérites ») tantôt sur des considérations égalitaires (« à chacun selon ses besoins ») et tantôt sur la capacité à mobiliser des soutiens. Ce maquis normatif rendait contestable l’application « à la lettre » des règlements puisque l’administré pouvait toujours invoquer un autre principe de répartition. Troisièmement, c’est précisément cette forme d’interaction « impersonnelle » et distanciée qui devait disparaître dans l’administration socialiste, rendant plus difficile les stratégies d’évitement. Enfin, les passe-droits imposés par Berlin, mais aussi par les élus et les premiers secrétaires territoriaux du SED qui, en dénonçant la froideur administrative, tentèrent de se construire un capital de sympathie populaire, limitait la valeur des normes codifiées comme ressource à la disposition des agents étatiques pour cadrer les interactions « au guichet » (Rowell 2002).
1.4. LA SOCIOLOGIE DU PASSE-DROIT
33Lorsque les demandeurs d’un logement tentaient de court-circuiter les procédures administratives en sollicitant l’intercession d’un élu ou d’un responsable local ou national du SED, ils le faisaient très souvent au nom de la lutte contre le « bureaucratisme », le « formalisme » ou la « froideur » des fonctionnaires [17]. Si le destinataire de ces sollicitations ne tranchait pas en faveur du citoyen, il courait le risque non seulement de « décevoir » ce dernier, mais se dressait contre la « bonne volonté » du citoyen dans sa lutte contre la froideur bureaucratique. Les citoyens reprenaient à leur compte les dénonciations publiques de la bureaucratie afin d’enrôler le destinataire à leur cause. Le modèle de l’argumentation était fourni par les articles et discours des représentants du SED comme dans les courriers des lecteurs parus dans la presse :
« Ces jours-ci, la rédaction a reçu de nombreuses lettres de nos lecteurs dans lesquelles beaucoup de Leipzigeois se plaignent des insuffisances dans la redistribution des logements. Ainsi écrit Monsieur Werner K. de Leipzig 027 :
“ J’ai souvent remarqué que beaucoup de logements de trois ou quatre pièces sont occupés par une seule personne ou au plus un couple. J’habite dans une petite pièce humide avec ma femme enceinte et ne comprends pas pourquoi les administrations n’ont toujours pas réussi à satisfaire notre modeste demande de relogement. Ne peuvent-ils pas voir ce que tout le monde peut aisément constater, ou n’ont-ils pas de cœur ? […] ” La rédaction exige que l’administration des affaires du logement réponde aux questions posées par nos lecteurs [18] ».
35Quelle que soit la réalité de Werner K. ou de sa lettre, ce genre d’argumentation était politiquement et administrativement recevable, puisqu’elle était parue dans les organes de presse du SED. Ces critiques de l’administration fournissaient des armes aux citoyens pour contester une décision administrative défavorable. Mais cela signifiait que la jalousie et les sentiments d’injustice sociales furent transformés en instruments de contrôle et de surveillance profitant aux autorités. Si ces appels indirects à la délation et ses usages par les demandeurs « frustrés » eurent en théorie l’effet de multiplier les sources d’information sur les individus, ils contribuèrent à l’érosion progressive de la majesté des règles écrites et de l’autorité des agents d’exécution.
36Jusqu’à la fin des années 1950, les agents étatiques possédaient encore une autorité suffisante pour imposer des mesures très impopulaires, par exemple la réquisition d’une ou de plusieurs pièces dans un logement « sous-occupé » – une situation qui concernait tout de même un ménage sur deux en 1950. Cependant, si l’administration garda cette prérogative jusqu’à la chute du mur, au moins en droit, avec le temps, les mesures coercitives étaient devenues impossibles à imposer à une population soucieuse de retrouver son « chez soi ». Mais cette incapacité croissante à produire l’obéissance toucha également les décisions les plus anodines.
37Cette incapacité à obtenir l’obéissance des administrés devint critique dans les années 1980. Par exemple, l’augmentation spectaculaire du nombre de ménages qui ne versaient plus leur loyer à l’organisme qui gérait le parc public de logements constitue un premier indice. Et pourtant les loyers ne constituaient qu’environ 3 % des revenus des ménages du fait du blocage des loyers à leur niveau de 1936. Les administrés possédant le plus de ressources furent parfois même en mesure de dicter les conditions de leur obéissance, comme le montre l’exemple suivant. En 1981, un projet de rénovation urbaine impliquant la démolition d’un immeuble du XVIIIe siècle en plein centre de Leipzig nécessita le relogement de 19 familles [19]. La majorité des familles accepta d’être relogée dans un logement neuf, sacrifiant quelques mètres carrés pour le confort moderne. Cependant, trois familles se montrèrent si exigeantes sur les conditions de leur relogement que les travaux furent retardés de six mois. Dans un premier cas, il s’agit d’un chanteur d’opéra en instance de divorce et de ses deux enfants qui habitent un logement de cinq pièces de 185 m². La femme du chanteur conditionne son départ à l’obtention d’un appartement de quatre pièces pour elle et ses enfants dans le centre-ville avec chauffage central. Le chanteur exige un logement de deux pièces dans le quartier de la musique (autre quartier « bourgeois ») disposant d’une pièce d’au moins 25 m² pour son piano à queue. Un deuxième couple, tous deux membres du SED et titulaires de nombreuses décorations, habite un appartement de trois pièces, c’est-à-dire dans la norme de l’intelligentsia qui prévoit une pièce par personne et un bureau, mais d’une superficie de 150 m². Ils demandent un appartement de la même superficie au centre-ville. Le troisième couple habitant avec leur fils de 20 ans, un appartement de 5 pièces de 160 m² accepte de partir à condition d’obtenir un logement de 4 pièces pour eux et un logement de trois pièces pour leur fils, tous deux au centre ville avec salle de bain.
38La capacité de résister aux décisions administratives se construisit en grande partie sur l’appel aux intercesseurs du SED. Mais l’autorité des agents de base fut également menacé par la démonétisation des normes écrites comme support et la dévalorisation continuelle du métier. En 1978, seulement 32 % des agents de base du service du logement avaient plus de trois ans d’expérience dans le service, 84 % étaient des femmes et 60 % ne possédaient aucune qualification professionnelle ou une qualification inadaptée [20]. On peut ainsi parler d’une asymétrie sociale structurelle entre les agents de l’État en contact avec la population dépossédés de leurs ressources bureaucratiques et les administrés capables d’actionner des leviers clientélistes et souvent bien dotés en capitaux politiques, culturels et relationnels (Rowell 2002). Bien que les tactiques « offensives » des demandeurs n’épuisent pas l’étendue des manières de s’adresser à l’État et de l’utiliser pour faire avancer leurs intérêts, elles montrent bien comment les « assujettis » parvenaient à se réapproprier et à utiliser à leur profit les discours sur les caractéristiques de l’administration socialiste, centrée sur sa proximité avec la population et l’injonction paternaliste faite aux fonctionnaires d’avoir du cœur. Mais la relation entre l’administration et l’administré ne se limitait pas aux relations de face-à-face. L’institutionnalisation des auxiliaires administratifs constituait à ce titre une autre forme de médiation entre l’État et la société.
2. L’ENCASTREMENT DES LOGIQUES SOCIALES DANS LE TRAVAIL ADMINISTRATIF
39L’espace politique local fut marqué par une myriade de commissions bénévoles dont la fonction était de « contribuer » ( mitwirken ) à l’exécution des politiques publiques. Illustration de la démocratie populaire en actes, tout le contraire du « formalisme démocratique » à l’Ouest, la multiplication des commissions et du nombre d’auxiliaires administratifs avait une dimension économique (transfert de tâches administratives, travail bénévole sur les chantiers, les récoltes, entretien d’immeubles ou d’espaces verts…) et une dimension politique, une société qui montre sa loyauté au régime en participant massivement [21], et sans contrepartie explicite, au gouvernement de la société.
40L’administration désignait ces agents de mobilisation par « ehrenamtliche Mitarbeiter » (collaborateurs à titre honorifique), ce qui mettait l’accent sur leur désintéressement et masquait les diverses formes de rétribution nécessaires à la motivation des supplétifs. Autant les fonctionnaires étatiques « contrôlaient » et « dirigeaient » l’activité des auxiliaires, autant ils devaient lâcher du lest pour assurer le maintien de leur bonne volonté.
41Or, avec la délégation d’une partie du travail administratif aux auxiliaires, les possibilités de contrôle et de surveillance que la hiérarchie administrative pouvait exercer sur les interactions entre l’auxiliaire et le public étaient plus limitées (Prottas 1979, p. 10). Comme l’a montré Thomas Lindenberger à propos des auxiliaires de police en milieu rural, l’immersion dans la société et la double injonction du maintien de l’ordre et d’un « travail étroit » avec la population les plaçaient dans un champ de force, tiraillés entre le respect pointilleux des règlements qui risquait de les isoler socialement et de limiter leur accès aux informations pertinentes, et le maintien de la « proximité » qui nécessitait que l’on « fermât les yeux » de temps à autre ou que l’on « arrangeât les choses », actions qui faisaient peser le soupçon de la corruption, de la faiblesse ou de la « conciliation avec l’ennemi de classe » (Lindenberger 1998). Dans le cas de l’attribution et la saisie de logements, il existe une similitude entre l’économie générale des interactions et des tensions entre d’un côté l’agent de l’État (ou l’auxiliaire) qui doit évaluer et « mettre en ordre » les rapports sociaux, et de l’autre côté les intérêts, motivations et tactiques des destinataires de la politique, soit autant d’échanges sociaux dans lesquels il est lui-même pris et parfois partie prenante.
2.1. LES RESPONSABLES D’IMMEUBLE : LES OREILLES ET LE BRAS PROLONGE DES ADMINISTRATIONS ?
42Le 27 juillet 1945, l’administration d’occupation soviétique mit en place un nouveau dispositif de rationnement alimentaire, nécessitant entre autres l’organisation d’un réseau de « responsables d’immeubles, de rue et de district » chargés de la classification, du contrôle et de la distribution des cartes de rationnement. Les différentes administrations s’appuyèrent sur ce réseau de volontaires pour gérer un nombre de tâches toujours plus nombreux ; les recensements des personnes ou des logements ; la lutte contre le gaspillage de gaz et d’électricité ; la signature de pétitions, etc.
43La participation des volontaires constitua une pièce centrale dans le dispositif de légitimation de la nouvelle qualité de l’administration socialiste « ouverte » :
« Le travail des responsables d’immeubles et de rues a contribué à la réduction du bureaucratisme des administrations. Ces derniers ont rapporté les critiques et les suggestions de la population aux administrations et ont contribué à résoudre les problèmes d’une manière non bureaucratique, ce qui a permis d’augmenter la confiance de la population à l’égard de la politique du gouvernement [22]. »
45C’est le sens du sacrifice de quelques-uns dans l’intérêt de tous qui donne la valeur d’exemple, tout en symbolisant le contrôle populaire sur la bureaucratie. Qui sont ces personnes « infatigables » ?
46La première hypothèse, selon laquelle il s’agissait en majorité de membres « fidèles » du SED, est très éloignée de la réalité. Sur les quelques 22 000 responsables de rue nommés par les administrations et les partis politiques en 1945 à Leipzig, plus des deux tiers n’avaient aucune affiliation partisane [23]. À partir de 1952, les responsables d’immeuble furent élus et leur intégration dans les partis et organisations de masse fut encore plus faible puisque 75 % d’entre eux étaient sans affiliation partisane, et presque 40 % n’étaient membres d’aucune organisation de masse – un véritable exploit, puisque les organisations de masse avaient des millions d’adhérents. Plus de la moitié des responsables étaient « femmes au foyer » (43 %) ou retraités (10 %), 20 % furent recensés comme « ouvriers », et 15 % comme « employés » [24]. Ainsi, les personnes à qui l’on déléguait une partie du « contrôle de l’exécution des résolutions de l’État dans chaque immeuble de la ville » [25], étaient dans leur majorité très éloignées de l’idéal de l’ouvrier membre du SED.
47Il était très important pour les habitants de l’immeuble d’entretenir de bonnes relations avec le responsable de leur immeuble. Non seulement il pouvait rendre des services, mais il était aussi celui qui contrôlait les pièces justificatives donnant droit aux différentes cartes de rationnement et pouvait « fermer les yeux » et ne pas signaler un appartement « sous-occupé », signalement qui pouvait donner lieu à la saisie administrative et à une colocation forcée. Le fait que 85 % des responsables d’immeuble aient été reconduits lors des élections de mai 1952 laisse à penser que les responsables d’immeuble surent se montrer magnanimes dans la distribution des cartes de rationnement, et ne signalaient pas systématiquement les logements susceptibles de faire l’objet d’une saisie administrative.
48Du côté de l’État, les responsables d’immeuble furent continuellement suspectés d’utiliser leur position pour « obtenir indûment des rations alimentaires supplémentaires » [26]. De ce fait les administrations multiplièrent les contrôles et les sanctions, et mirent en place de nouveaux formulaires destinés à réduire les marges d’interprétation des responsables d’immeubles. Or, à chaque resserrement des contrôles, les administrations étaient confrontées à des démissions en masse, et furent rapidement contraintes de desserrer l’étau. Avec la mise en place des commissions spécialisées en 1952, le rôle des responsables d’immeubles se cantonna à la mobilisation des habitants et à la tenue du livre de l’immeuble ( Hausbuch ) où étaient enregistrés les visiteurs étrangers ou les visiteurs passant plus de trois nuits. Cependant, au fil des ans, les responsables se dédièrent de plus en plus à l’organisation de la sociabilité « semi-privée » (Kott 2001) au sein de l’immeuble (fêtes de Noël, d’anniversaires…) et aux projets collectifs d’embellissement et d’entretien des parties communes.
2.2. LES COMMISSIONS D’ATTRIBUTION
49Les commissions spécialisées devait permettre à chaque administration de disposer de son propre réseau d’auxiliaires afin de faciliter le contrôle de leur activité et de leur professionnalisation. En théorie, chaque administration nommait les membres de la commission et un fonctionnaire assistait à une réunion bimensuelle de celle-ci, permettant, au moins en principe, une meilleure surveillance des rapports que les auxiliaires entretenaient avec les habitants. Si la base territoriale des commissions, composées de 10 à 15 personnes, resta relativement restreinte (une commission pour environ 10 000 habitants), les membres des commissions furent en principe moins exposés aux pressions sociales ressenties par les responsables d’immeuble qui devaient côtoyer quotidiennement leurs voisins.
50Les commissions devaient « assister » les administrations et élaborer des « suggestions » sur la base de leur « contact permanent avec la population » [27]. Selon le décret sur l’attribution de logements du 22 décembre 1955, les commissions d’attribution avaient les compétences suivantes : 1) Accueillir les demandeurs de logements et préparer le dossier de demande ; 2) Aider à la recherche de logements sous-occupés ; 3) Contribuer à la résolution de plaintes ; 4) Etablir une liste nominative d’attribution ; 5) Contribuer à l’élaboration des plans de construction et de réparation ; 6) Identifier des espaces susceptibles d’être transformés en logements [28]. Les auxiliaires accueillaient les nouveaux demandeurs pendant les heures de permanence et remplissaient les formulaires d’attribution fournis par la municipalité. Ils devaient ensuite effectuer une visite à domicile pour vérifier les informations fournies et établir une relation de proximité pour préparer la réunion où les demandes étaient classées par ordre de priorité avant d’être transmises aux administrations.
51Si le transfert des compétences vers les auxiliaires occupait une place centrale dans le discours sur le combat contre le « formalisme et le schématisme bureaucratique » (Hanisch 1953), les administrations introduisirent progressivement des techniques d’encadrement des interactions entre les auxiliaires et la population. Ainsi, pour chaque visite à domicile, l’auxiliaire devait remplir un formulaire spécifique ; chaque nouvelle demande était enregistrée à l’aide d’un formulaire qui devait faciliter le classement des demandes par un système de points ; chaque correspondance avec les administrations ou avec les citoyens était soumise à l’obligation de la double signature du président de la commission et du secrétaire, presque toujours un fonctionnaire municipal.
52Les auxiliaires détenaient une forme d’expertise sociale par leur insertion dans le quartier et la multiplication des visites à domicile. Si cette présence des personnes habilitées à agir au nom de l’État dans le moindre pli du tissu social multipliait les points de rencontre entre l’État et la société, elle présentait pour les administrations le risque permanent de faire pénétrer d’autres logiques que celle du devoir envers l’État dans les mécanismes d’attribution : les proximités sociales ou personnelles dans le quartier, la réputation sociale, et toutes les différentes formes de transactions et d’échanges de biens et de service qu’une appréciation bienveillante à l’égard d’une demande pouvait procurer à l’auxiliaire.
53Malgré les dispositifs d’encadrement des auxiliaires visant à assurer l’application impersonnelle des normes, le travail des commissions garda toujours un degré d’opacité pour les administrations locales. Les rapports critiques se multiplièrent dans les années 1960 :
« Les pratiques d’attribution dans les différentes commissions varient fortement […] nous devons enfin imposer le respect des règles et l’uniforme application des principes de saisie et d’attribution dans l’ensemble de la ville, sinon, nous courrons le risque de laisser les quartiers se transformer en territoires autarciques [29]. »
55Le point de cristallisation des difficultés de rattachement des commissions à l’administration résidait dans l’ambiguïté de la forme de participation aux décisions administratives. Les commissions étaient en effet habilitées à proposer une liste nominative par ordre de priorité. Mais cette liste fut souvent ignorée par les administrations, sommées par les ministères de loger impérativement, et dans les meilleurs délais, les officiers de l’armée ou de la Stasi, des salariés d’une entreprise prioritaire, le personnel médical, les professeurs, etc. Cependant, si les administrations ignoraient totalement les « suggestions » des auxiliaires, elles risquaient de démotiver les volontaires et leur faire perdre la face vis-à-vis des habitants :
« Le nombre d’auxiliaires est en constant déclin malgré nos efforts, car avec la multiplication des directives ministérielles, ils n’ont plus aucune influence sur l’attribution effective des logements. […] Les ouvriers en particulier ne comprennent pas pourquoi les membres de l’intelligentsia, les professeurs, les membres de la police populaire, et les personnes qui reviennent de l’Ouest sont prioritaires. […] Les auxiliaires n’arrivent pas à faire comprendre aux ouvriers la nécessité politique de ces mesures. […] Les auxiliaires subissent l’hostilité continue de la population. Très peu possèdent la solidité nerveuse suffisante pour résister longtemps à cette pression permanente [30]. »
57Il était en effet difficile pour l’auxiliaire d’expliquer pourquoi les membres de l’intelligentsia, professeurs, policiers et ceux qui avaient fait le choix d’émigrer à l’Ouest puis de revenir, devaient être « servis » prioritairement. L’auxiliaire que l’on croisait sur le palier ou dans la rue s’était engagé auprès des demandeurs du quartier, avait plaidé en leur faveur, et avait parfois accepté des « petits cadeaux ou des services » [31].
58Les administrations voyaient bien les risques de « l’autarcie », voire du « travail tellement négligent que l’on ne peut se défaire de l’impression que ce chaos masque des irrégularités » [32]. Mais ils ne pouvaient pas sanctionner les membres de la commission ou les réduire à de simples collecteurs de formulaires, car l’auxiliaire pouvait à tout moment refuser de faire don de son temps. La démobilisation des auxiliaires présentait non seulement des risques pour la continuité du travail, mais pouvait être interprétée par un supérieur hiérarchique ou le SED comme une transgression de l’injonction d’être « proche du peuple ». Les administrations devaient donc accepter un minimum « d’autarcie », car cela était le seul moyen d’éviter « le recul constant du nombre de personnes prêtes à participer aux commissions », constaté dans les années 1950 [33]; un turnover chiffré au début des années 1970, à 40 % voire 50 % par an [34]. Cette fluctuation est à la fois la cause et la conséquence des solutions pragmatiques adoptées par les administrations pour susciter les bonnes volontés. Elles puisèrent en effet dans la « réserve » des demandeurs de logement en proposant un marché implicite : la collaboration « bénévole » sur une commission en échange d’un raccourcissement de l’attente d’une attribution. Or, dès que le demandeur obtenait satisfaction, il démissionnait presque toujours.
59En examinant la manière dont les logements inoccupés ou sous-occupés étaient identifiés par les administrations, on prend toute la mesure des limites des interprétations qui voient dans les commissions « les oreilles et le bras prolongé des administrations » (Von Saldern 1995, p. 342). Puisque les commissions n’avaient que la capacité de suggérer l’ordre de priorité des bénéficiaires, les demandeurs frustrés par l’attente ou insatisfaits par leur rang sur la liste proposée par la commission multipliaient les démarches individuelles auprès des administrations ou des représentants politiques. De nombreux demandeurs se rendaient aux heures de permanence munis de listes de logements vides ou sous-occupés qu’ils avaient repérés. En novembre 1971, une brigade d’enquête du SED effectua un contrôle dans l’arrondissement Sud-Ouest de Leipzig :
Au cours des six premiers mois de 1971 l’administration avait en effet reçu quelque 3 500 signalements de logements sous-occupés de la part des citoyens. Les flux d’information prévus par les textes– des commissions vers les administrations – furent ainsi inversés : au lieu de centraliser les informations provenant des auxiliaires, les administrations communiquèrent des informations fournies par les demandeurs aux commissions pour vérification. C’étaient presque toujours les citoyens qui étaient à l’origine de l’interaction avec les agents étatiques ou les auxiliaires.« Le fichier des logements qui date de 1948 n’a pas été remis à jour comme il le fallait. Après vérification, seulement 10 % des fiches étaient à jour.[…] les administrations sont presque entièrement dépendantes des informations que leur apportent les demandeurs de logements. » [35]
61Loin d’être les objets dociles de l’administration ou des auxiliaires, les administrés submergeaient les autorités d’informations. Il s’agit bien d’une « participation » à la décision, mais d’une participation fondée sur la délation, rendue possible et encouragée par les discours critiques du SED sur les administrations étatiques. Si cette forme de participation dans les affaires publiques montre à quel point les logiques du pouvoir furent encastrées dans les rapports sociaux, l’ouverture bureaucratique signifiait en même temps une incapacité à contrôler l’accès à l’État et aux ressources publiques. La retraduction des renseignements ainsi reçus dans des catégories bureaucratiques nécessitait d’incessantes démarches pour vérifier et rendre exploitables les informations apportées « spontanément ».
CONCLUSION
62L’ouverture bureaucratique pratiquée en RDA mit l’accent sur l’accessibilité des agents de l’État. Cette ouverture, couplée avec les injonctions comportementales insistant sur le traitement individualisé et compassionnel des administrés, produisit une configuration particulière et paradoxale. Les administrations étatiques avaient selon les textes de très grandes prérogatives d’enquête et de décision ainsi que des moyens coercitifs pour subordonner les intérêts individuels à l’intérêt général, tel qu’il était défini par le SED. Cependant, on ne peut pas en déduire que les agents de l’État avaient les moyens pour imposer leurs décisions aux administrés. En effet, si sur le papier ils avaient tous les droits, le droit était une ressource faible pour formater les échanges avec les administrés et protéger les routines administratives du « désordre » de l’infini complexité du social.
63Toute application à la lettre des normes prêtait le flanc aux critiques venues des citoyens (ou relayées par le SED) du formalisme, de la froideur ou d’un moyen illégitime de tenir les citoyens à distance. S’il faut se garder de généraliser cette structure de la relation entre l’administration et les administrés à l’ensemble des interactions « au guichet », dans ce domaine précis, l’image qui se dégage est aux antipodes de la représentation d’une administration qui commande des administrés passifs qui subissent. Bien au contraire, la faiblesse du droit et l’accessibilité de l’État (soit directement, ou indirectement à travers l’enrôlement d’un responsable politique ou le soutien d’un auxiliaire) signifiait l’existence d’options : l’exploitation de l’accessibilité des agents de l’État en utilisant une stratégie de harcèlement ; la négociation sur l’identité permettant un changement des critères d’évaluation du dossier, le contournement des administrations en tentant d’enrôler un représentant du SED à sa cause. Ces possibilités furent en effet exploitées, ce qui montre que les « assujettis » parvenaient à se réapproprier et à utiliser à leur profit l’injonction faite aux fonctionnaires d’avoir du cœur.
64Au regard d’une analyse du fonctionnement des administrations des affaires du logement à Leipzig en 1978 réalisée par l’Institut de l’organisation administrative et de la bureautique, les agents de base se conformaient parfaitement au modèle de l’administration socialiste dont les jalons avaient été posés à la fin des années 1940, dans le sens où ils étaient constamment en contact avec la population [36]. Selon l’emploi du temps moyen établi par les enquêteurs, 16 % du temps de travail était consacré à l’accueil du public lors des heures de permanence, 12 % était passé en rendez-vous extérieur avec des citoyens ou des responsables d’entreprises, 12 % était passé avec les auxiliaires, et 25 % du temps était consacré au traitement des Eingaben [37]. L’agent moyen recevait entre 25 et 70 personnes lors des heures de permanence chaque mardi, et devait traiter entre 60 à 100 Eingaben par mois.
65Tout en trouvant positif cette « proximité avec la population », les rédacteurs du rapport déploraient le « manque de systématisation » dans le travail : certains arrondissements laissaient les demandeurs remplir eux-mêmes les formulaires tandis que d’autres étaient remplis par les auxiliaires en présence des demandeurs ; les imprimés de gestion informatisés des demandes et des logements inoccupés ne furent pratiquement jamais consultés et la saisie des changements ne s’effectua que par intermittence. Les experts administratifs préconisèrent à la fin de leur rapport des solutions techniques et organisationnelles pour améliorer l’efficacité du fonctionnement interne de l’administration mais firent l’impasse sur la rationalisation des échanges entre l’administration et les citoyens qui engloutissait plus du deux-tiers du budgettemps de l’administration. C’est précisément à cause de l’incapacité à réguler les frontières de l’organisation que le traitement routinier et standardisé des dossiers devint plutôt l’exception. Limiter l’accès aux administrations était devenu un sujet tabou, et la délégation d’une partie du travail de l’accueil du public aux auxiliaires constitua un point d’accès supplémentaire sans contribuer à décharger les administrations. Si cette configuration qui multiplie la quantité et l’intensité des interactions des citoyens ordinaires avec l’administration est constitutive d’une certaine bureaucratisation de la vie sous le socialisme d’État, force est de constater que les interactions qui se cristallisent autour de l’allocation de l’habitat sont bien éloignées des rapports de domination bureaucratique idéaltypique marqués par la rapidité, l’efficacité, la standardisation et la monopolisation du savoir.
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- SCHROEDER K. (dir.) 1994. Geschichte und Transformation des SED-Staats, Berlin : Akademie Verlag.
- STARITZ D. 1991. The relationship of socio-structural development and the political culture in the GDR, Studies in GDR Culture and Society, vol.10, p. 65-74.
- ULBRICHT W. 1948. Die neuen Aufgaben der demokratischen Verwaltung, Berlin : Dietz Verlag.
- VON SALDERN A. 1995. Häußerleben : Zur Geschichte städtischen Arbeiterwohnens vom Kaiserreich bis Heute, Bonn : Dietz Verlag.
- VOSLENSKY M. 1980. Nomenklatura. Die herrschende Klasse in der Sowjet Union, Vienne : Verlag Fritz Molden.
- WEBER M. 1995 (1922), Économie et Société, Tome 1, Paris : Plon.
Notes
-
[1]
Ces deux thèmes structurent un rapport rédigé en 1951 par le ministère de l’Intérieur, chargé de l’organisation et du contrôle des administrations territoriales. Archives fédérales de Berlin, désormais BarchB DO 1 8.0/71.
-
[2]
Rapport du chef de cabinet du Maire de Leipzig du 20/9/1946. Archives municipales de Leipzig, désormais AM Leipzig, STVuR (1) 13425.
-
[3]
Rapport du 5/3/1976. Conseil du Bezirk (district) Leipzig, Staatsarchiv Leipzig (désormais STAL), 24784.
-
[4]
Un nombre d’anciens fonctionnaires appartenant au parti nazi seront réintégrés après 1948 avec la création du NPDP, parti national-démocrate, dont une des fonctions essentielles fut le « recyclage » des conservateurs et anciens nationaux-socialistes prêts à collaborer avec le nouveau régime.
-
[5]
Selon les organigrammes, plus de 10 000 personnes furent employés par la municipalité en mai 1945, mais seulement 9.000 environ furent effectivement présents. AM Leipzig, STVuR (1) 1414.
-
[6]
Chiffres du 1/8/1952. AM Leipzig STVuR (1) 1507.
-
[7]
Statistiques des cadres du SED de la ville de Leipzig de déc. 1953. STAL SED IV 5/01/416.
-
[8]
Par exemple, en juillet 1947, les affaires du logement comptent 152 membres du SED, 12 du LDP, 3 de la CDU et seulement 15 sans affiliation partisane. Rapport du 31/7/1946. AM Leipzig STVuR (1) 1804.
-
[9]
Circulaire du bureau du Maire de Leipzig du 16/1/1947. AM Leipzig STVuR (1) 1355.
-
[10]
Par exemple, le 29 novembre 1947, l’adjoint au Maire à la reconstruction renvoya un rapport à l’administration de la voirie avec des annotations dans les marges pour rappeler les normes de présentation et un plan type en 12 points. AM Leipzig, STVuR (1) 1805.
-
[11]
Circulaire interne de l’administration de l’architecture et de la reconstruction le 23/9/1954. AM Leipzig, STVuR (1) 1843.
-
[12]
Compte-rendu de réunion du 4/1/1962. AM Leipzig, STVuR (2) 1162.
-
[13]
Rapport sur les élections de 1963. AM Leipzig, STVuR (1) 2860.
-
[14]
Circulaire du ministère du Travail du 12/8/1950. BarchB DQ 2 3953.
-
[15]
Entretien à Leipzig avec Madame W., employée du service d’attribution le 26/9/1997.
-
[16]
Entretien à Leipzig avec Madame S., employée du service d’attribution le 22/9/1997.
-
[17]
Ces analyses s’appuient sur un corpus de 317 lettres envoyées à un responsable politique ou administratif demandant l’intercession dans un problème lié à leur logement.
-
[18]
Coupure de presse extraite du Leipziger Volkszeitung, quotidien du parti à Leipzig, dans AM Leipzig, STVuR (1) 2593.
-
[19]
Rapport des affaires du logement du 21/3/1981. Conseil du Bezirk Leipzig, STAL 24784.
-
[20]
Rapport de l’Institut de l’organisation administrative et de la bureautique du 3/6/1978. Conseil du Bezirk, STAL 25554.
-
[21]
Par exemple, en 1974,14 % des hommes et 11 % des femmes occupaient une telle fonction (Pohl 1991 p. 243).
-
[22]
Directive sur l’élection des responsables d’immeuble de 1954, ministère de l’Intérieur, BarchB DO 1 8.0/72.
-
[23]
Chiffres du 30/3/1946. AM Leipzig, STVuR (1) 3019.
-
[24]
Statistiques du 30/7/1952, AM Leipzig, STVuR (1) 3068.
-
[25]
Ministère de l’Intérieur, BarchB DO 1 8.0/72.
-
[26]
Lettre du Maire de Leipzig au chef de police du 30/7/1947. AM Leipzig, STVuR (1) 3019.
-
[27]
Circulaire du ministère du Travail du 11/9/1953. BarchB DQ 2 /3987.
-
[28]
Brochure destiné aux auxiliaires. AM Leipzig, STVuR (1) 1232.
-
[29]
Note du Maire de Leipzig au premier secrétaire du SED de la ville du 11/3/1964. AM Leipzig, STVuR (1) 3545.
-
[30]
Rapport du Bezirk Karl-Marx-Stadt au ministère du Travail le 7/9/1955. BarchB DQ 2/3988.
-
[31]
Rapport du Maire de l’arrondissement Nord de Leipzig le 4/4/1963. AM Leipzig, STVuR (1) 2847.
-
[32]
Rapport du Maire de l’arrondissement Sud-Est de Leipzig du 4/6/1962. AM Leipzig, STVuR (1) 2595.
-
[33]
Rapport du Bezirk Karl-Marx-Stadt au ministère du Travail le 7/9/1955. BarchB DQ 2/3988
-
[34]
Analyse des affaires du logement de l’arrondissement Sud-Ouest du 16/11/1971. Brigade d’inspection du SED du Bezirk Leipzig. STAL SED IV B-2/4/01/234.
-
[35]
Ibid.
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[36]
Rapport de l’Institut de l’organisation administrative et de la bureautique du 3/6/1978. Conseil du Bezirk, STAL 25554.
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[37]
L’Eingabe, sorte de pétition individuelle, plainte et demande de recours gracieux, était le seul moyen reconnu de contester une décision administrative.