Couverture de SOCO_053

Article de revue

Construire une politique europeenne de lutte contre les discriminations : l'histoire de la directive « race »

Pages 11 à 32

Notes

  • [1]
    Directive 2000/43/CE du 28 juin 2000 ( Journal officiel des Communautés européennes L 180 du 19 juillet 2000).
  • [2]
    Directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 (JOCE L 303 du 2 décembre 2000) et Décision du Conseil du 27 novembre 2000 (JOCE L 303/23 du 2 décembre 2000).
  • [3]
    En effet, la directive stipule que « l’interdiction de la discrimination doit se faire sans préjudice du maintien ou de l’adoption de mesures destinées à prévenir ou à compenser des désavantages chez un groupe de personnes d’une race ou d’une origine ethnique donnée ».
  • [4]
    Nacira Guénif-Souilamas, sociologue au CADIS, intitula ainsi sa tribune du 12 juillet 2001 dans Libération « L’intégration, une idée épuisée ». Cité dans Fassin (2002).
  • [5]
    La notion de « soft norms » dans les relations internationales ou de « soft law » en droit international renvoie à des recommandations qui ne sont pas légalement contraignantes mais qui peuvent néanmoins affecter le comportement des acteurs qui les considèrent comme justes ou appropriées.
  • [6]
    Sur la notion de changement de paradigme en politique publique, cf. Hall (1993).
  • [7]
    Commission of the European Communities. 1985. Orientations pour une politique communautaire des migrations. COM(85) 48 def. Bruxelles : CEC, 1985.
  • [8]
    Décision du 9 juillet 1987 dans les affaires 281,283-5,287/85, Rec. 1987,3023.
  • [9]
    http ://europa.eu.int/en/agenda/igc-home/instdoc/ngo/migrantf.htm
  • [10]
    Les ONGs représentent les intérêts des immigrés mais ce ne sont pas les immigrés eux-mêmes qui se mobilisent. Dans une recherche précédente, nous avons ainsi pu constater que seulement 16% des projets financés par la Commission européenne dans les États membres étaient pilotés par des associations d’immigrés, les autres étant soit des syndicats, des églises ou des organisations quasi-gouvernementales travaillant sur le logement ou l’éducation. Les ONGs transnationales bruxelloises quant à elles ont reçu environ 7% des lignes budgétaires communautaires (Guiraudon, 2001).
  • [11]
    http ://europa.eu.int/en/agenda/igc-home/instdoc/ngo/sp-list.htm
  • [12]
    Cette commission présidée par Jean Kahn se nommait « European Council Consultative Committee on Racism and Xenophobia », cf. Final Report, Ref. 6906/1/95 Rev 1 Limite RAXEN, (Bruxelles : Secrétariat général du Conseil de l’Union européenne) 1995.
  • [13]
    Guidelines on Preparatory Measures to Combat Social Exclusion 1998 (Bruxelles : CEC, 1998). En outre, le Réseau européen des associations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (EAPN) lui aussi financé par la Commission européenne a insisté sur le lien entre pauvreté et racisme (http :// www. eurplace. org/ orga/ eapn/ poverty-racismfr. html).
  • [14]
    Groupe de réflexion, Rapport final, Bruxelles, décembre 1995. http ://europa.eu.int/en/agenda/igchome/eudoc/reflect/final.html.
  • [15]
    Selon Martine Aubry, « nous devons affirmer notre attachement au principe républicain d’égalité », tribune « Combattre le racisme au travail » in Libération, 11 mai 1999.
  • [16]
    Communication en conseil des ministres de Mme Martine Aubry ministre de l’Emploi et de la Solidarité sur la politique d’intégration, mercredi 21 octobre 1998. http :// www. social. gouv. fr/ actu/ 34_981021_2. htm
  • [17]
    Dépouillement exhaustif réalisé à la bibliothèque de Sciences-Po concernant les titres : Le Monde, Le Figaro, Libération, L’Humanité, Le Parisien, Le Nouvel observateur, Le Point, L’Express, Politis, National-Hebdo.
  • [18]
    Lionel Jospin dans son discours aux Assises de la citoyenneté en mars 2000 déclare aussi que : « Les services publics doivent être davantage à l’image de la population ». http :// www. archives. premier-ministre. gouv. fr/ jospin_version3/ fr/ ie4/ contenu/ 5068. htm
  • [19]
    COM (1999) 564 final du 25 novembre 1999.
  • [20]
    « [t]his is a record for the adoption of a piece of Community law requiring substantial legislative changes at national level ».
  • [21]
    « This is the first meeting of the Council after the Austrian elections and the coming to power of the far right... We have also seen consensus around the table that priority must be given by Council and Parliament to adoption of the anti-discrimination package proposed by the Commission last November. We now see clearly that our union is not only an economic one but a political one. » http ://europa.eu.int/comm/employment_social/news/2000/ministers_en.htm
  • [22]
    Voir l’article de Simon et Stavo-Debauge dans ce dossier.
  • [23]
    Ils ont également conduit les négociations uniquement en français et en anglais.

1Alors que différents paradigmes de politique publique ont guidé les politiques nationales de gestion des populations immigrées dans l’Europe d’après-guerre, formant ce qu’Adrian Favell qualifie de « philosophies de l’intégration » (Favell, 1998), l’adoption en 2000 de deux directives européennes portant sur les discriminations est venue bousculer la traditionnelle diversité des réponses nationales à la présence de populations immigrées. En effet, des quinze membres de l’Union, seuls le Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, les Pays-Bas avaient fait de la lutte contre les discriminations le cœur de leur politique de gestion des minorités immigrées. Les obstacles à la mise en place d’une politique commune d’intégration signalaient des divergences majeures non seulement dans la mise en œuvre des politiques elles-mêmes, mais également dans la conception de ce que vise une politique d’intégration. Dans ce contexte, le consensus qui s’est imposé au niveau européen dans la lutte contre les discriminations contraste singulièrement avec les désaccords qui caractérisaient la gestion des populations immigrées. Cet article rend compte des circonstances qui ont permis l’émergence d’une politique européenne à partir de traditions nationales contrastées nécessitant d’importants changements dans la grande majorité de l’Europe des Quinze. Au cœur de notre énigme, l’adoption en un temps record de la directive « relative à la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique » de juin 2000 fondée sur l’article 13 du traité adopté à Amsterdam en 1997 [1]. Cette directive surnommée « race directive », qui doit être transposée par les États membres avant juillet 2003, fut suivie d’une autre en novembre 2000. Cette dernière portant uniquement sur l’emploi et le travail a institué une protection contre les discriminations fondées sur la religion et les convictions, le handicap, l’âge et l’orientation sexuelle. Le dispositif communautaire comprend un volet incitatif matérialisé, également en novembre 2000, par la publication d’un programme de lutte contre la discrimination pour la période 2001-2006 [2].

2La directive prohibant les discriminations fondées sur la race et l’origine ethnique est en effet surprenante à plusieurs égards. Elle établit un vaste système de protection contre les discriminations directes et indirectes et permet même les « discriminations positives » ( affirmative action ) [3]. Elle s’applique à des domaines où n’existaient pas de compétences communautaires comme le logement. Enfin, la transposition de la directive exige de nombreuses adaptations de la part des États où le système de protection était insuffisant voire inexistant. La diversité des réponses nationales devant le caractère multiethnique des sociétés ne laissait pas supposer qu’un vote à l’unanimité soit acquis en quelques mois.

3Afin d’élucider cette énigme empirique, nous avons mené des recherches sur les politiques d’intégration et de lutte contres les discriminations dans plusieurs pays aux situations contrastées (la France et le Royaume-Uni mais aussi, dans une moindre mesure, les Pays-Bas et l’Allemagne), sur les développements au niveau européen qui ont conduit à l’adoption de l’article 13 conférant des compétences communautaires en matière de discriminations, et enfin sur les négociations de la « directive race ». Nous nous attarderons en particulier sur le cas français afin d’éprouver la validité de l’hypothèse d’une européanisation de la politique d’intégration française.

4Par « européanisation », nous entendons « l’ensemble des processus selon lesquels les dynamiques, politiques, sociales et économiques de l’Union européenne viennent à faire partie des logiques du discours, des identités, des structures politiques et des politiques publiques nationales », reprenant ainsi à notre compte la définition de Claudio Radaelli (2000 et 2001). En effet, à partir de 1997, la lutte contre les discriminations devient un des axes d’une politique d’intégration qui souffrait d’un singulier essoufflement [4]. À ce moment-là, il n’existe pas de législation européenne contraignante, mais plutôt des « soft norms » [5] véhiculées par une organisation non-gouvernementale (ONG) européenne, et quelques parlementaires européens et fonctionnaires de la DG « Emploi et affaires sociales ».

5On peut ainsi se demander dans quelle mesure cette inflexion de la politique gouvernementale résulte d’influences européennes, via la socialisation de certains acteurs français dans des cadres européens ou d’autres pays de l’Union. Il s’agit d’identifier les « passeurs d’idées » dans des positions stratégiques et leurs sources d’inspiration. Nous avons aussi analysé les autres facteurs qui ont conduit à la mise sur agenda de la notion de discrimination. Cela nous a permis de resituer la situation de la France lors des négociations et au-delà afin d’évaluer l’ampleur des changements opérés depuis 1997 : changement de paradigme ou recadrage n’entraînant pas de remise en cause des postulats préexistants [6].

6Notre étude de cas est restituée de façon chronologique et alterne entre le niveau national et européen. Après un bref exposé de notre démarche, nous tenterons d’expliquer le succès de la campagne pour l’inclusion de l’article 13 dans le Traité CE. Il sera alors temps de changer de niveau d’analyse et de revenir sur les développements politiques en France entre 1997 et 2000. Ensuite, nous présenterons notre enquête sur la « directive race » avant de conclure sur ses conséquences dans le contexte français.

1. METHODE D’ENQUETE

7La stratégie adoptée pour analyser la mise en place d’une politique européenne de lutte contre les discriminations s’articule autour de trois volets : une analyse de l’agenda européen parallèlement aux agendas nationaux sur la période 1990-2000, des études de cas, et une méthodologie centrée sur les acteurs.

8Notre étude commence en 1990 alors qu’il n’existe pas de compétence communautaire en matière de politique d’intégration des immigrés non-européens. Nous avons alors étudié sa mise sur l’agenda européen de Maastricht (1992) à Amsterdam (1997). De 1997 à 2000, nous avons étudié les développements au niveau national, en France en particulier, avant l’adoption de législation européenne contraignante. C’est un moment privilégié pour évaluer le rôle des normes non-légales, des passeurs d’idées transnationaux invoquant les nouvelles compétences communautaires et l’influence d’autres facteurs. En 2000, les directives européennes visant à lutter contre les discriminations ont été adoptées par le Conseil des ministres de l’Union européenne. Notre recherche s’est attachée à mieux cerner les caractéristiques de la prise de décision au niveau européen afin de la comparer à celles des décisions nationales pour comprendre en quoi le niveau européen est plus à même de conduire à l’avènement d’une nouvelle politique publique.

9Nous rendons compte ici principalement du cas français qui était le plus étranger aux instruments mis en place au niveau communautaire. Il convient simplement de rappeler que « l’intégration à la française », tout en insistant sur l’importance de l’égalité des droits et des opportunités, se refuse à reconnaître l’existence de groupes au sein de la République une et indivisible (pour une définition officielle, voir HCI 1993). Dans les années 1990, pour atteindre l’objectif d’égalisation des chances, diverses politiques publiques (politique de la ville, politique de l’emploi, politique éducative) ont cherché à toucher les « minorités ethniques » en traitant des périmètres où elles apparaissaient concentrées. Les immigrés sont les destinataires privilégiés des ces politiques parce que « la coïncidence de leurs caractéristiques propres et des caractéristiques socio-économiques retenues permet de les atteindre, sans qu’elles soient désignées expressément et, surtout sans qu’elles soient désignées exclusivement » (Calvès et Sabbagh 1999, p. 12). Leurs caractéristiques ethno-raciales sont donc ignorées. La France a bien depuis 1972 une loi sur le racisme qui vise à oublier le passé vichyste du pays et à condamner pénalement les actes racistes. Logiquement, ce paradigme proscrit la collecte de données de recensement sur l’origine ethnique, raciale ou religieuse des individus. Elle est donc bien différente des lois anglaises où la lutte contre la discrimination raciale s’est inspirée des politiques américaines après le mouvement des droits civiques et sert de pierre angulaire à la politique d’intégration des minorités immigrées (Bleich 2003, p. 9).

10Enfin, nous avons privilégié une méthodologie qui plaçait les acteurs de politique publique au cœur de notre protocole de recherche. Nous avons ainsi effectué de nombreux entretiens semi-structurés à Bruxelles et dans les capitales nationales (Londres et Paris) avec des fonctionnaires nationaux, des membres des cabinets ministériels, les négociateurs du Groupe de Travail du Conseil des ministres, des membres de la Commission et du Parlement européens, des représentants des ONG et des groupes d’intérêts nationaux et européens, et des conseillers de politique publiques (universitaires ou experts des organes consultatifs parapublics). Notre grille d’entretien comprenait des questions sur la socialisation des acteurs, leur perception du cadre normatif et cognitif qui informait leur positionnement ainsi que sur les facteurs qui avaient façonné leur stratégie. Outre ces entretiens, nous avons analysé les rapports officiels, les déclarations publiques des membres du gouvernement, les débats parlementaires, et la couverture médiatique de la question. Notre but était de déterminer la façon dont la question était présentée dans la sphère publique et dont les décisions étaient justifiées politiquement.

2. LA CAMPAGNE POUR L’ARTICLE 13 : LES RAISONS D’UN SUCCES

11À Amsterdam en 1997, un nouvel article fut inséré dans le Traité de la Communauté européenne :

12

« Sans préjudice des autres dispositions du présent traité et dans les limites des compétences que celui-ci confère à la Communauté, le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, peut prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. »

13Il convient de retracer ici les étapes qui ont conduit à l’adoption d’un article conférant une compétence européenne en matière de discrimination fondée sur la race et l’origine ethnique. En effet, l’émergence d’une compétence communautaire visant en partie l’intégration des communautés immigrés en Europe ne va pas de soi et elle aurait pu prendre une autre forme. Pour comprendre ce succès, il faut se pencher sur les échecs qui l’ont précédé, enquêter sur les organisations qui ont milité pour l’inclusion de l’article 13 dans le traité, sur les alliances qu’elles ont forgées, sur le contexte dans lequel leur action s’est inscrite, et analyser les ressources cognitives et normatives, issues de précédents européens mais aussi d’idées et de pratiques déjà familières dans des pays comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, dont elles se sont servies.

14Avant la campagne pour l’article 13 engagée lors de la Conférence intergouvernementale (CIG) de 1996-7, d’autres tentatives pour « européaniser » la question de l’intégration des immigrés avaient été portées par les mêmes acteurs, en particulier lors de la CIG de 1991-2 précédant l’adoption du traité de Maastricht.

15Rappelons ce précédent. En 1985, la Commission européenne avait publié de nouvelles orientations sur l’immigration, proposant entre autres d’améliorer l’accès aux droits des résidents étrangers [7]. Puis, en juillet, elle avait adopté une Décision mettant en place une procédure de consultation préalable pour toute nouvelle politique à l’égard des ressortissants des pays-tiers. Cinq États membres l’avaient immédiatement contestée et la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) leur donna raison en 1987 en annulant la décision : il n’y avait pas de compétence communautaire en matière de politique d’intégration des ressortissants des paystiers [8]. Par la suite, dans d’autres arrêts, la CJCE reconnut des droits dérivés à certains ressortissants non communautaires : la famille d’un citoyen européen qui va travailler dans un autre pays de la Communauté européenne, l’employé d’une entreprise européenne prestataire de services dans un État membre autre que la sienne, le ressortissant d’un État ayant signé un traité d’association avec la Communauté européenne (Guiraudon, 1998 ; Guild, 2000). Mais cela n’équivalait en rien à reconnaître une compétence en matière d’intégration des immigrés si ceux-ci n’étaient pas des ressortissants communautaires jouissant de leur droit à la libre circulation des travailleurs. Une révision du traité était donc nécessaire.

16Parmi ceux qui en étaient convaincus à la Commission européenne, on trouve des fonctionnaires d’une petite unité créée en 1958 au sein de la Direction générale « Emploi et Affaires sociales » pour traiter des problèmes liés à la libre circulation des travailleurs. Le chef de cette unité pendant de longues années, Annette Bosscher, pensait que l’intégration européenne devait aller de pair avec l’intégration de tous les immigrés quelle que soit leur nationalité. Comme dans de nombreux autres domaines d’action publique où les intérêts ne sont pas organisés sur une base transnationale, la Commission a décidé de créer et de soutenir financièrement un organe représentatif censé parler au nom des intérêts des premiers concernés : le Forum des Migrants de l’Union européenne fut ainsi fondé en 1990. Cet organe consultatif issue de la « société civile » devait faire des propositions que la Commission pourrait reprendre à son compte, afin d’opposer à la légitimité démocratique des États celle des intérêts sectoriels.

17Le Forum des Migrants eut du mal à trouver un agenda commun étant donné la diversité des situations nationales auxquelles ses membres étaient confrontés dans les sociétés d’accueil où ils avaient été socialisés (Kastoryano, 1994). Ni les revendications ni les modes de mobilisation n’étaient les mêmes d’un État membre à un autre. Alors que les représentants des minorités ethniques du Royaume-Uni snobèrent le Forum – contestant d’ailleurs jusqu’à son nom (Neveu 1994) –, le Forum fut vite dominé par des Turcs et des Marocains résidant en France et en Allemagne. Tout en se livrant à une lutte interne, ils étaient au moins d’accord sur l’importance de l’accès à la citoyenneté.

18Leurs discussions faisaient écho lors des négociations de Maastricht à une proposition espagnole qui visait à créer une citoyenneté européenne. Pouvait-on alors imaginer de découpler la notion de citoyenneté et de nationalité, d’imaginer une citoyenneté européenne fondée sur la résidence et non sur l’acquisition de la nationalité ? La réaction des États membres ne se fit pas attendre : la citoyenneté restait au cœur même de l’idée d’État-nation et de souveraineté nationale. L’article 8a issu du traité de Maastricht sur la citoyenneté creusa au contraire un écart entre ressortissants communautaires et ressortissants des pays-tiers puisque seuls les nationaux des pays de l’Union sont considérés comme citoyens européens et que seuls ces derniers, lorsqu’ils résident dans un autre État membre, peuvent jouir de certains nouveaux droits européens tels que le droit de vote et de candidature aux élections locales et au Parlement européen.

19Le recours à la notion de citoyenneté ayant échoué, le Forum des Migrants continua cependant à le mettre en avant jusqu’à la CIG suivante. Ses propositions avant Amsterdam commençaient en effet par l’amendement de l’article 8a comme suit : « Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre ou résidant légalement sur le territoire d’un État membre depuis cinq ans » [9]. Mais les gouvernements n’étaient pas plus réceptifs à l’idée de ne plus pouvoir choisir du tout qui pouvait séjourner sur leur territoire et devenir membre de la communauté nationale.

20C’est une autre structure non-gouvernementale parlant au nom des intérêts des immigrés qui, après Maastricht, allait comprendre qu’il fallait poser les problèmes autrement et proposer d’autres solutions [10]. Le Groupe Ligne de départ (SLG), un réseau créé en 1992 qui finit par compter environ trois cents ONGs, proposa d’inclure dans le traité un article de lutte contre les discriminations directes et indirectes [11]. À l’origine de ce groupe figuraient l’ONG bruxelloise Migration Policy Group dirigée par le Néerlandais Jan Niessen (anciennement nommée CCME pour Churches’ Commission for Migrants in Europe ) qui pouvait apporter un soutien logistique, sa connaissance des coutumes locales bruxelloises et ses contacts au sein des institutions européennes, et une poignée d’universitaires, de juristes et de membres d’organisations para-gouvernementales essentiellement néerlandais et anglais tels que le LBR (Bureau néerlandais de lutte contre le racisme) et la CRE (Commission pour l’égalité des races du Royaume-Uni). Il faut souligner que les ONGs antiracistes françaises comme SOS racisme contactées par le SLG furent peu actives. Avec une structure souple de type « lobby » à Bruxelles qui coordonnait la mise en réseau des organisations signataires de l’initiative, le groupe Ligne de départ possédait un avantage certain sur le Forum qui fit entendre beaucoup de complaintes disparates mais peu de propositions en bonne et due forme (Favell, 2000), et a récemment été dissous à la suite de malversations financières. Mais surtout, le SLG avait conscience que, pour aboutir, il fallait utiliser les bases existantes du traité, saisir les concepts dans l’air du temps dans les couloirs bruxellois et les capitales nationales, et formuler ses propositions dans le jargon juridique communautaire.

21Pour convaincre les États membres, la question de la lutte contre le racisme est apparue comme une évidence à la suite des violentes attaques xénophobes du début des années 1990, en Allemagne notamment. Le Conseil européen établit d’ailleurs un groupe de haut niveau qui devait présenter des recommandations pour lutter contre la xénophobie et le racisme [12]. Parallèlement, les ONGs bruxelloises abandonnèrent un discours sur la citoyenneté au profit d’un discours sur la lutte contre les discriminations. Ils se firent aider par des avocats engagés tels que ceux de l’Immigration Lawyers Practicioners’ Association (ILPA) ou de l’ONG Justice, qui possédaient le savoir-faire technique et les connaissances à la fois du droit communautaire et des expériences nationales anglaises et néerlandaises. C’est ainsi que le SLG obtint le soutien de la Commission et du Parlement européen.

22Pour justifier l’importance de mesures communautaires de lutte contre les discriminations, les ONGs du groupe Ligne de départ démontrèrent qu’elles étaient conformes aux objectifs fondamentaux du premier pilier de l’Union européenne : la constitution du marché unique. Pour que la libre circulation des personnes soit effective, il fallait des mesures pour que les personnes d’origine immigrée ne craignent pas de faire l’objet de discrimination ethnique ou raciale. Le racisme était en quelque sorte l’ennemi du marché, un argument auxquels les militants antiracistes de formation marxiste n’auraient certes pas pensé. Ceux qui préconisaient des mesures de lutte contre les discriminations pouvaient également se référer aux politiques existantes en matière d’égalité de traitement entre les hommes et les femmes : l’article 119 et la directive de 1976. Le groupe Ligne de départ pouvait ainsi dire qu’il se situait dans la droite ligne de la politique sociale européenne et voulait parfaire cet édifice en y rajoutant de nouvelles catégories défavorisées.

23En effet, parler d’égalité de traitement, c’était alors s’inscrire dans la dimension sociale de l’Union européenne qui devait faire pendant à sa dimension économique. À la suite des référendums sur le traité de Maastricht qui suggéraient de faire une Europe « à visage humain », de nombreux États membres y étaient sensibles. En outre, c’est à ce moment-là que la Commission européenne fit de la « lutte contre l’exclusion sociale » un de ces chevaux de bataille (le futur article 137 du traité d’Amsterdam). Les documents de la DG « Emploi et Affaires sociales » ne manquaient pas de rappeler qu’il s’agissait d’une priorité et soulignaient que les immigrés en étaient souvent les victimes [13]. La lutte contre l’exclusion sociale avait un agenda suffisamment flou pour permettre à différents groupes de s’y engouffrer (Geddes, 2000). Il en fut de même pour celui de la lutte contre les discriminations. Le groupe Ligne de départ comprit qu’il pouvait rassembler dans une coalition d’autres lobbies européens tels que le Forum Européen des Personnes Handicapées et détourner en partie l’attention sur les populations immigrées qui ne bénéficiaient pas toujours de la plus grande sympathie.

24Au début de la CIG, le Groupe de réflexion sur la réforme du traité institué par le Conseil européen reprit à son compte la nécessité d’étendre la base du principe de non-discrimination pour qu’il couvre le genre, l’âge, l’orientation sexuelle, le handicap et la religion, et de condamner le racisme et la xénophobie [14]. La présidence néerlandaise y était favorable. Lors des négociations, le gouvernement « gauche plurielle » français s’est montré plutôt favorable à des mesures strictes de lutte contre les discriminations (en matière d’égalité hommes/femmes les Français ont toujours été très actifs). Le gouvernement conservateur britannique quant à lui considérait que ces objectifs étaient mieux traités au niveau national et ce n’est que lorsque le gouvernement travailliste fut élu, juste avant la fin des négociations en 1997, que la position de la délégation britannique changea et commença à montrer une attitude plus positive envers l’intégration européenne. Les entretiens que nous avons pu réaliser avec des membres des équipes de négociation suggèrent en outre que les États membres considéraient le nouvel article comme une façon peu coûteuse de paraître « politiquement correct » : l’article 13 exige des décisions du Conseil à l’unanimité et n’oblige pas à prendre des mesures.

25Notre étude de la période 1990-1997 suggère que, ceteris paribus, c’est la façon de poser les problèmes et de les rattacher au droit communautaire existant qui a le plus contribué à obtenir le résultat final. Il faut aussi souligner l’influence du groupe Ligne de départ, qui tient à sa structure et à l’expertise qu’il a pu mobiliser. On peut ainsi montrer le contraste entre son répertoire d’action et celui du Forum des Migrants : ce dernier, qui avait une structure représentative pourtant plus lourde, est cependant resté une chambre d’expression des colères des associations d’immigrés impliquées dans des luttes nationales. Il n’a pas pu proposer des mesures adaptées au contexte institutionnel européen, en particulier parce qu’il a continué à parler de citoyenneté après l’échec de Maastricht.

3. RETOUR DANS L’HEXAGONE : 1997-2000, L’EMERGENCE DE LA LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS DANS LA POLITIQUE D’INTEGRATION FRANÇAISE

26Une fois l’article 13 adopté à Amsterdam et le gouvernement Jospin installé dans ses fonctions, s’ouvre une période qui nous conduira jusqu’à la négociation de la directive « race » où l’on peut s’interroger sur l’influence des normes circulant au niveau européen et de celles provenant d’autres sources transnationales (contacts avec des pays étrangers ou inspirations venues d’ailleurs). Y-a-t-il eu un phénomène de causalité verticale (« top down ») venant de l’Europe ou horizontale au travers d’échanges ou de transferts cognitifs ? Et comment le déceler ? Alors que le gouvernement français décide de faire de la lutte contre les discriminations un des piliers de sa politique d’intégration des « populations issues de l’immigration », on peut s’interroger sur ses origines.

27Lors de la campagne des législatives de 1997, Lionel Jospin avait promis qu’il réviserait les lois d’entrée et de séjour et avait montré de la sympathie envers les sans-papiers, mais la politique d’intégration avait peu fait débat. Néanmoins, l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement devait permettre aux agences (para)publiques chargées de l’intégration et aux acteurs non-gouvernementaux (experts, associations) de faire des propositions innovantes dans un domaine d’action publique en panne (Wieviorka 2001). S’il existait une petite « fenêtre d’opportunité » pour agir, l’univers des solutions possibles était restreint. En effet, depuis le milieu des années 1980, les Socialistes s’étaient rallié au paradigme « républicain » d’intégration après un bref enthousiasme pour le multiculturalisme et le « droit à la différence » (Weil, 1991 ; Guiraudon, 1996). C’est un gouvernement prudent qui a décidé de faire de la lutte contre les discriminations une priorité en la présentant comme le seul moyen de garantir l’égalité de traitement [15].

28Cette réorientation de la politique permet d’éviter de relancer de nouvelles controverses, contrairement à la question du droit de vote aux élections locales, ou aux mesures de discrimination positive ou visant à reconnaître la diversité culturelle. Elle coûte moins cher que la politique de la ville, mesure redistributive, et a en outre l’avantage de diffuser au moins en partie la responsabilité (« blame shifting ») sur des acteurs privés (employeurs, patrons de boîtes de nuit…).

29C’est surtout une solution qui permet de mieux prendre en compte la réalité sociale à traiter sans pour autant prôner une rupture avec la fameuse « tradition républicaine » universaliste. En effet, si les politiques dites d’intégration visent des « immigrés » et, selon la définition officielle du Haut Conseil à l’intégration « met l’accent sur les ressemblances et les convergences dans l’égalité des droits et des devoirs » (HCI 1993, p. 8), elle ne semble plus adaptée à la société française contemporaine où des citoyens, tout en ayant les mêmes droits et devoirs, n’ont pas, en raison de leurs origines, les mêmes opportunités que leurs compatriotes. Néanmoins, dans la nouvelle politique de lutte contre les discriminations, ce sont bien des individus dotés de certaines caractéristiques et non des groupes reconnus qui sont victimes de discriminations. Il n’y a pas de remise en cause frontale du « modèle à la française » qui ne reconnaît que des individus. La lutte contre les discriminations est donc un « juste milieu » entre intégration/assimilation et multiculturalisme. Comme toutes les solutions bricolées, il n’est pas exempt d’incohérences. Par exemple, comment identifier des caractéristiques qui font que certains individus sont l’objet de discriminations sans parler de « groupes » ? Reste à évaluer si ce compromis est viable (voir Simon et Stavo-Debauge dans ce numéro).

30Le thème de la discrimination est politiquement consensuel. Alain Juppé déclare au Monde le 1er octobre 1999 : « Dans certains quartiers de l’agglomération de Bordeaux, le taux de chômage atteint 50 % des jeunes issus de l’immigration. Ils ont le sentiment de n’avoir absolument aucune chance de trouver un emploi parce qu’ils se sentent barrés. Il faut leur retirer cette idée de la tête et leur adresser un message clair : chacun a les mêmes droits. […] Traduisons enfin cette volonté politique en actes en créant, comme les Anglais l’ont fait il y a vingt ans, une autorité indépendante dotée de moyens importants de prévention et de médiation, à laquelle les personnes qui s’estiment victimes de discrimination pourraient s’adresser. »

31Le dirigeant RPR s’inspire ici d’un rapport publié par deux fonctionnaires dans la revue de son club, France moderne, et des recommandations du Haut conseil à l’intégration (HCI) présidé alors par Simone Weil qui, au moment des élections, s’était penchée sur les discriminations. Le rapporteur, Frédéric Salat-Baroux, était un proche conseiller d’Alain Juppé. Le HCI préconisait la création d’une autorité indépendante chargée d’examiner les plaintes de personnes estimant avoir fait l’objet de discriminations sur le modèle de la CRE britannique (HCI, 1998). La déclaration d’Alain Juppé, qui se démarquait d’abord de la « petite phrase » qu’Édouard Balladur avait prononcée, en 1998, sur la « préférence nationale » sans être acclamé par les membres de son parti, dénotait une certaine prise de conscience : les voix des populations immigrées n’étaient pas toutes acquises à la gauche.

32Mais la ministre des Affaires sociales, craintive sur la question de l’immigration comme la plupart des sociaux démocrates en Europe, se montra très prudente. On organisa des colloques, un « Grenelle » avec les partenaires sociaux, on finança des études, commandita des rapports. Un organe consultatif fut institué et un numéro vert mis en place (le 114). En mai 1999, alors qu’entre en vigueur le nouvel article 13 du traité, la ministre, tout en rappelant que « sur ce sujet délicat, il convient d’avancer avec prudence », et considérant que l’arsenal juridique français est suffisant [16], n’envisage pas de réforme législative. Dans cette communication au Conseil des ministres, elle évoque la création d’une autorité indépendante préconisée par Jean-Michel Belorgey dans un rapport qu’elle avait commandé, mais elle ne la recommande pas.

33La tactique de procrastination de Martine Aubry a laissé une certaine marge de manœuvre à un autre poids lourd du gouvernement. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, institua dans chaque département les CODAC, qui devaient recevoir les individus victimes de discriminations et leur indiquer la procédure à suivre. Cette lutte inter-ministérielle et inter-personnelle autour des questions liées aux populations issues de l’immigration a permis la multiplication des initiatives et donc des portes d’entrée pour les conseillers en politique publique.

34C’est donc entre 1997 et la directive de 2000, période de mise sur agenda de la « lutte contre les discriminations » et de discussion des modalités de cette politique, que l’on peut observer les acteurs (individuels ou collectifs) qui ont été écoutés afin de déterminer s’ils s’étaient inspirés de l’expérience d’autres pays européens, via des contacts ou une socialisation à l’étranger.

35En ce qui concerne les cercles experts, il n’existe pas de cas concluants d’influences extra-françaises. Parmi les chercheurs qui ont joué un rôle dans la mise sur agenda de la problématique des discriminations et qui sont liés au champ politique, figurent des personnes bien introduites dans les cercles universitaires internationaux et qui connaissent bien la situation dans les autres pays d’immigration. C’est le cas de Patrick Weil, spécialiste de l’immigration, qui suggéra que le Haut Conseil à l’intégration dont il était membre au moment du rapport sur les discriminations auditionne John Crowley, spécialiste entre autres des « race relations » au Royaume-Uni,. Son intervention fut appréciée par les membres du Haut Conseil et ses vues incluses dans le rapport. Ce fut aussi le cas de Philippe Bataille, chercheur du CADIS (laboratoire issu de l’école d’intervention sociologique d’Alain Touraine), qui publia Le racisme au travail (1999). Leurs connaissances des expériences des autres pays furent une ressource mais l’enjeu n’était pas selon eux l’importation d’un modèle.

36Par contre, ce qui fut plus intéressant fut le type de recherches qui furent mobilisées pour démontrer la pertinence d’un traitement des problèmes en termes de lutte contre les discriminations. Il faut souligner que c’est la CFDT qui a eu l’initiative et a partiellement financé l’enquête menée par Philippe Bataille dans une vingtaine de lieux de travail avec l’aide du FAS, de la DPM et de la Commission européenne. D’autres enquêtes suivirent, telles que celle menée par Patrick Simon, chercheur à l’INED, sur le logement. Bien que ce genre d’enquête soit monnaie courante dans les autres pays européens, elles sont plus rares en France. Où le débat sur l’intégration, pendant deux décennies, a surtout privilégié les discussions philosophiques sur la citoyenneté et l’identité nationale, et donné la parole à des intellectuels parisiens, et où les rapports et les commissions de sages faisaient la part belle aux argumentations juridiques des conseillers d’État. Les études sur les politiques publiques ont souligné que la façon dont un problème est défini détermine le type d’acteurs qui sera considéré comme légitime pour participer à l’élaboration des décisions publiques. Dans un domaine de politique publique longtemps défini comme une question normative exigeant des décisions politiques et juridiques, le rôle d’experts issus des sciences sociales et l’implication des « partenaires sociaux » dans la mise en place d’une nouvelle politique est ainsi essentiel.

37D’un côté, cela permet au gouvernement de « dépassionner » la question de la présence immigrée en France après des années de controverses médiatiques et politiques (Guiraudon, 2000). De l’autre, des chercheurs en sciences sociales au fait de la production internationale sur les minorités ethniques ont maintenant la possibilité d’être entendus. Cette nouvelle expertise s’institutionnalise lorsque le ministère des Affaires sociales crée un organe consultatif pour coordonner les initiatives sur la lutte contre les discriminations : le GELD ( Groupe d’Études et de lutte contre les discriminations ) qui rassemble des chercheurs dont ceux déjà mentionnés (Philippe Bataille et Patrick Simon, qui l’a présidé jusqu’à la dissolution du conseil d’orientation). Mais, il ne faut pas oublier que la « controverse des démographes » de 1999 (voir Simon et Stavo-Debauge dans ce numéro) qui a impliqué initialement des chercheurs de l’INED a ensuite donné lieu à une réponse administrative émanant de l’INSEE, l’INED, la DREES et la DARES. Il y a donc des positions d’experts « institutionnels » divergentes et tranchées. Et c’est là que le traité d’Amsterdam et les nouvelles compétences communautaires interviennent.

38Si les partisans d’une politique de lutte contre les discriminations ont besoin de « l’Europe », c’est qu’ils sont confrontés en France à un front de partisans du statu quo qui comprend des fonctionnaires de l’INSEE non experts de l’immigration mais refusant d’adapter les catégories statistiques et des spécialistes de l’immigration qui s’opposent pour des raisons inter alia politiques à la collecte de données sur les populations discriminées. Devant la violence des attaques personnelles au sein de la communauté scientifique, on doit prendre au sérieux l’importance du niveau européen, deus ex machina venu rééquilibrer un combat a priori inégal entre deux camps de chercheurs : ceux qui pensent qu’une politique de lutte contre les discriminations est nécessaire et exige un « monitoring ethnique » qu’ils jugent utile et ceux qui, tout en constatant que les immigrés et leurs enfants n’ont pas les mêmes trajectoires scolaires ou professionnelles, s’opposent à toute collecte de catégories dites « ethniques », dont ils dénoncent le caractère réifiant et craignent une utilisation abusive, et qui s’insurgent contre une dérive racialiste contraire selon eux à ce qu’ils nomment « la tradition républicaine ». « L’Europe » constitue pour un certain nombre d’acteurs experts et militants une ressource discursive afin de convaincre les indécis ou de mettre hors jeu les opposants à la politique de lutte contre les discriminations en expliquant à ces derniers que, bon gré mal gré, ils devront s’adapter au nouvel agenda européen et aux directives et programmes européens.

39Si on élargit la focale hors des cercles experts pour inclure les acteurs associatifs et les médias, la référence à l’Europe est particulièrement absente. Du côté des mobilisations associatives, SOS Racisme a bien été invité aux réunions bruxelloises du Migration Policy Group qui coordonnait le groupe Ligne de départ mais n’a pas jugé bon d’envoyer un représentant. Pourtant, à la fin des années 1990, l’association avait organisé des opérations sur les discriminations ethniques et raciales comme les « testings » dans les boîtes de nuit. Ces campagnes fortement médiatisées ont permis à SOS Racisme de se renouveler et de regagner une certaine crédibilité après une période difficile tout en se distinguant des autres associations qui, comme le MRAP, historiquement avaient mis sur l’agenda la question de la discrimination. Cette technique du « testing » comme son nom l’indique vient du Royaume-Uni (Pinguet 2001), mais il s’agit simplement d’un emprunt de répertoire d’action, un exemple de ce que le spécialiste des mobilisations Sidney Tarrow nomme « cross-border diffusion » (1998, p. 186-7), c’est-à-dire un échange de pratiques temporaires et qui n’est pas intégré dans un mouvement transnational avec une identité ou une cause commune.

40Les références aux expériences européennes ou aux nouvelles compétences européennes en la matière ne sont pas plus nombreuses dans la presse et dans les discours des élus politiques. Sur près de cinq cent articles [17] publiés dans la presse quotidienne et hebdomadaire entre 1997 et 2001, témoignant de la densité de la couverture sur cette question, pratiquement aucune référence à l’étranger ou à l’Europe n’est évoquée. Le Monde et Libération publient chacun un entretien avec un responsable de la Commission for Racial Equality britannique et une brève au moment de l’adoption de la directive. Le reste est constitué de discussions franco-françaises et de faits divers. Les experts, quand ils sont interviewés, pratiquent eux-mêmes une forme d’autocensure en ne faisant pas référence aux expériences étrangères.

41L’euphémisation est encore plus flagrante dans les discours des membres du gouvernement. Quand Jean-Pierre Chevènement annonce sa volonté de recruter dans la police des personnes qui « ressemblent » à la population des quartiers dans lesquels ils patrouillent, le mot de « race » ou de minorités ethniques n’est pas prononcé [18]. Quand Lionel Jospin le 18 mars 2000, alors qu’à Bruxelles la France négocie une directive sur la discrimination raciale et ethnique, annonce que la lutte contre les discriminations est une priorité de son gouvernement, l’événement s’intitule « les assises de la citoyenneté ». On retrouve dans le discours le vocable de la citoyenneté qui a dominé les discussions depuis les années 1980. Les mesures que mentionnent le Premier ministre telles que la réservation de 20% des emplois jeunes aux « jeunes des quartiers » ou le programme TRACE pour les « jeunes en difficulté » correspondent à l’approche précédente où l’âge et l’appartenance à des catégories socio-économiques défavorisées sont les seules « catégories d’action publique » légitimes, suggérant comme l’écrit Patrick Simon que « [L]es jeunes de l’immigration se cachent pour vieillir » (Simon, 2000).

42Pour conclure sur la situation française entre Amsterdam et l’adoption de la directive en 2000, il apparaît que, si la lutte contre les discriminations est reconnue comme une priorité du gouvernement, deux types de résistances à la mise en place d’un système d’action publique cohérent et complet demeurent : (1) la frilosité électorale des dirigeants politiques et (2) la méfiance d’un certain nombre de fonctionnaires et de statisticiens. C’est là que l’Union européenne a pu jouer un rôle. L’adoption d’une directive, texte législatif juridiquement contraignant, permet de présenter en quelque sorte comme un fait accompli un certain nombre de mesures décidées « ailleurs », donc sans que les dirigeants nationaux en assument l’entière responsabilité. La mise en place d’un programme d’action, en revanche, concerne plus directement les bureaucrates et experts réticents.

4. L’ADOPTION EN UN TEMPS RECORD DE LA RACE DIRECTIVE

43Sept mois seulement séparent la date à laquelle la Commission européenne a soumis sa proposition de directive relative à la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique [19] et son adoption à l’unanimité par le Conseil des ministres des Affaires sociales de l’Union européenne en juin 2000. Pour Adam Tyson – le fonctionnaire représentant la Commission européenne pendant les négociations –, « c’est un record pour l’adoption d’une loi communautaire nécessitant des réformes législatives d’envergure au niveau national » (2001, p. 112) [20]. Adam Tyson, qui a été attaché britannique responsable des Affaires sociales à la représentation permanente du Royaume-Uni, est parfaitement rompu aux négociations européennes. Son étonnement mérite une explication : en effet, il s’agit d’une directive dans un domaine complètement nouveau, la première fondée sur l’article 13. En outre, le fait que le Conseil des ministres soit tenu de statuer à l’unanimité sur une proposition à caractère intersectoriel faisait de son adoption une éventualité peu probable (« least likely case »). Non seulement il était indispensable de gérer les divergences de points de vue nationaux, mais de plus, dans chaque pays, plusieurs ministères étaient concernés et devaient coordonner leurs positions. En effet, si les Affaires sociales et le ministère de la Justice étaient en première ligne, le champ d’application de la directive concerne d’autres ministères comme celui de l’Éducation, puisque l’accès à l’éducation et à la formation professionnelle y est incluse, mais aussi « l’accès aux biens et services et la fourniture de biens et services, à la disposition du public, y compris en matière de logement », ce qui concerne d’autres ministères. La Commission qui avait proposé un « paquet » (deux directives et un programme d’action) en novembre espérait qu’au mieux on aurait adopté une des mesures fin 2000, sous Présidence française. Les Portugais, qui ont présidé l’Union européenne à partir de janvier 2000 et contrôlaient donc l’ordre du jour, étaient plein d’entrain, sachant qu’on juge une présidence inter alia au nombre de textes adoptés. Cependant, ils étaient au départ dans l’incapacité d’estimer quelle directive présenterait le moins de difficultés. En février, le groupe de travail « Affaires sociales » du Conseil des ministres de l’Union européenne n’avait eu le temps que de procéder à une première lecture des propositions. Il nous faut donc expliquer pourquoi il a néanmoins négocié rapidement cette directive et si cette célérité a eu des effets sur le résultat final : un texte dont l’approche correspond au cadre anglo-néerlandais exigeant des réformes en France et ailleurs dans l’Union.

44Quand on interroge les acteurs impliqués dans les négociations sur le facteur qui, à leurs yeux, explique pourquoi la directive visant à lutter contre les discriminations fondées sur l’origine raciale ou ethnique est devenue une priorité et a été négociée avec empressement, la réponse est unanime : « le facteur Haïder ». Alors que les quatorze autres États membres de l’Union avaient déclaré le 31 janvier 2000 qu’ils n’accepteraient plus aucun contact bilatéral officiel avec l’Autriche si son gouvernement intégrait le FPÖ, parti d’extrême droite dirigé par Jorg Haïder, le 3 février, un gouvernement de coalition entre le parti conservateur et le FPÖ fut formé. Six des dix postes ministériels revinrent aux membres du parti de Haïder, dont celui des Affaires sociales, attribué à Elizabeth Sickl. Une réunion informelle des ministres de l’Emploi et des Affaires sociales était prévue la semaine suivante à Lisbonne (le 11 et 12 février). La ministre française, Martine Aubry, et sa collègue belge, Laurette Onkelinx, furent les plus véhémentes contre leur collègue autrichienne : elles quittèrent la réunion à son arrivée pour donner une conférence de presse et, constatant leur attitude, on annula la traditionnelle « photo de famille » avec tous les ministres. Le Commissaire des Affaires sociales, Anna Diamantopoulou, ne fut pas en reste : « C’est la première réunion du Conseil depuis les élections en Autriche et l’avènement au pouvoir de l’extrême droite… Il existe également un consensus pour que le Parlement et le Conseil s’attellent en priorité aux propositions de la Commission de novembre dernier pour lutter contre les discriminations. Nous voyons clairement que notre union n’est pas seulement économique mais aussi politique » [21]. À la fin de ce sommet peu diplomatique, après les conférences de presse et les déclarations « politiques », il ressortait qu’il fallait plus que des condamnations verbales pour endiguer les partis xénophobes : il fallait agir. Les paroles s’envolent, les directives restent.

45Ce tournant dans l’histoire de la négociation est intéressant à deux titres. Tout d’abord, il faut souligner que les Français sont ceux qui ont considéré qu’il fallait adopter la directive sans attendre. Mais ils l’ont fait à la suite d’un événement qui correspondait à la conception française du racisme : le succès électoral d’un dirigeant d’extrême droite qui avait fait l’éloge des Waffen SS et des politiques hitlériennes. Ainsi la directive constituait avant tout, dans l’esprit des Français, une réponse politique et symbolique à Haïder, et accessoirement un moyen d’intégrer les minorités ethniques en leur garantissant l’égalité de traitement. Ce lien initial entre les directives de lutte contre les discriminations et la droite extrême autrichienne est essentiel pour comprendre la façon dont la délégation française s’est impliquée dans les négociations. Il permet aussi d’expliquer pourquoi l’adoption de cette directive est devenue prioritaire ; pourquoi la délégation autrichienne s’est montrée très coopérative ; et enfin pourquoi les diplomates allemands, tourmentés à l’idée d’être associés à leurs voisins autrichiens, ont eux aussi adopté un « profil bas ».

46Ainsi, alors que le système de prise de décision (vote à l’unanimité) et la matière même des débats (les minorités immigrées) laissaient à penser que seul le « plus petit dénominateur commun » pouvait l’emporter, une dynamique conjoncturelle au sein des négociations intergouvernementales a permis un nivellement par le haut des législations nationales. En effet, des propositions hardies en matière de lutte contre les discriminations mises en avant par la Commission européenne et les ONGs proimmigrés ont pu être adoptées parce que les États membres déjà en conformité avec le cadre législatif proposé (le Royaume-Uni et les Pays-Bas) ont pu compter sur le soutien des Allemands et des Autrichiens qui ne voulaient pas être accusés de faire échouer les négociations. Quant aux Français, leur « montée au créneau » anti-Haïder et leurs déclarations anti-racistes leur ont interdit de faire volte-face et d’opposer leur veto aux mesures de lutte contre les discriminations.

47À la suite des conclusions du sommet européen de Lisbonne qui témoignaient de la « volonté politique » des ministres, le groupe de travail « Affaires sociales » remit son ouvrage sur l’écheveau et s’attela aux négociations à l’abri des regards indiscrets. Le 8 mai, le Parlement européen avertit la Présidence portugaise qu’il était disposé à émettre dans les meilleurs délais une opinion officielle sur le texte, condition sine qua non pour l’adoption définitive du texte. À partir de cette date, les négociations se concentrèrent sur cette directive. Un mois plus tard à peine, le 6 juin, après de longues séances de travail, un « accord politique » fut trouvé au sein du groupe. En d’autres termes, le texte était prêt à être soumis au COREPER (Comité des représentants permanents) pour trouver des compromis sur les points sensibles. Parmi les facteurs qui ont permis que les négociations aboutissent si rapidement, certains semblent spécifiques au Groupe de travail. Ses membres s’entendent bien ; l’ambiance y est informelle, le représentant de la Commission, ancien attaché social du Royaume-Uni, a bien travaillé avec la Présidence portugaise qui a joué pleinement son rôle en proposant des textes de compromis. Mais d’autres éléments méritent d’être soulignés.

48Tout d’abord, si la directive était la première entreprise sur le fondement de l’article 13, d’autres directives sur l’égalité de traitement l’ont précédée. L’existence d’un ensemble important de textes législatifs et jurisprudentiels sur l’égalité de traitement hommes/femmes en application de l’article 119 du traité CE (devenu article 141) a offert un cadre de référence aux négociateurs et a rendu familier cette terra incognita, la discrimination. De même, la fédération d’ONGs « Ligne de départ » s’était inspirée des mobilisations menées par les associations de femmes pour conduire son action. Pour les Français, qui avaient peu d’expérience en matière de lutte contre les discriminations mais étaient de bons élèves européens en ce qui concerne l’application de l’article 119, la ressemblance entre la directive et la législation communautaire en matière de genre était rassurante. En outre, le recours à la notion d’égalité de traitement s’inscrivait bien dans la tradition politique française axée sur l’égalitarisme. Pourtant, l’analogie entre la question de l’égalité hommes/femmes et celle de l’égalité de traitement quelle que soit l’origine ethnique ou raciale est en partie fallacieuse, en particulier en ce qui concerne la discrimination indirecte. Tous les pays recueillent des données sur le sexe des individus lors d’enquêtes ou de recensements. Cela permet d’avoir recours aux statistiques pour apporter la preuve de la présence ou de l’absence de discrimination indirecte. Or, il n’existe pas en France et dans de nombreux pays de statistiques sur la race ou l’origine ethnique. Il n’est donc pas possible de prouver qu’une disposition ou une pratique « apparemment neutre » désavantage certains groupes ethniques ou les personnes d’une origine raciale particulière en s’appuyant sur des données statistiques [22]. En dépit de cette différence notoire qui aura d’importantes implications pour la transposition de la directive, la délégation française a entamé les négociations dans de bonnes dispositions.

49En outre, le fait que la Présidence portugaise ait accéléré le rythme des négociations a avantagé certains acteurs et nui à d’autres. Ainsi le poids respectif des groupes d’intérêt a été transformé par la vitesse des négociations et cette dernière explique en partie le résultat final. Considérons le cas des intérêts patronaux. L’UNICE (Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe) a évidemment l’habitude de suivre les développements législatifs au niveau de l’Union européenne. La mise en œuvre de l’article 13 n’avait pas été identifiée comme requérant une attention particulière. Quand, en novembre, la Commission a publié ses propositions, l’UNICE a pensé avoir quelques mois devant elle pour prendre position. Quand les employeurs prirent conscience du fait que la directive comprenait des dispositions sur la charge de la preuve susceptibles d’entraîner un nombre important de procédures judiciaires contre eux, il était trop tard, le lobbying s’avérant plus efficace en amont du processus de négociation. Ils ont bien contacté des membres du Groupe de travail et invité le délégué portugais qui le présidait à déjeuner mais l’accord était déjà en vue. Ainsi, l’autonomie du Groupe de travail du Conseil vis à vis des intérêts économiques a facilité l’adoption de l’article sur le partage de la charge de la preuve dans le cas de discriminations.

50Parallèlement, le Parlement européen a pesé de façon plus importante que ne le laissait supposer son simple rôle de consultation. Son avis devait être transmis au Conseil des ministres pour que la directive soit adoptée. Le Parlement pouvait ainsi menacer de ne pas l’envoyer à temps. C’est avec ce moyen de pression que la Commission des Libertés et le rapporteur en séance plénière sur la politique de discrimination raciale, une jeune élue du parti vert néerlandais (Groenlinks), Kathalijne Buitenweg, a pu transiger avec la Présidence portugaise : le parlement a promis de prévoir un vote en séance plénière afin de donner son avis à temps pour une signature en juin 2000 si, en échange, la Présidence du Conseil la tenait au courant du déroulement des négociations et examinait ses propositions d’amendement avec plus d’intérêt qu’à l’habitude. L’ONG qui avait milité pour une directive de lutte contre les discriminations, le Migration Policy Group, avait de bons rapports avec les europarlementaires attachés à la question de la lutte contre le racisme (comme le travailliste Glyn Ford). Ils ont pu réintroduire dans les propositions d’amendements certains aspects qui avaient été occultés dans la proposition de la Commission et ses versions ultérieures.

51Enfin, les méthodes de travail du Groupe de travail Affaires sociales suggérées par la Présidence pour parvenir à un accord rapide ont aussi contribué à diminuer l’influence des administrations nationales. Les États membres ont accepté de discuter des nouvelles propositions sans les faire traduire et les renvoyer aux administrations responsables dans les capitales afin qu’elles les examinent – ce qui prend normalement environ trois semaines [23]. Les attachés des représentations permanentes se sont contentés de contacter leur cabinet ministériel pour demander des « feux verts » quand les experts jugeaient certaines dispositions délicates à transposer. Ce procédé met en quelque sorte devant le fait accompli les sous-unités ou départements ministériels concernés qui auraient soulevé des difficultés et fait obstruction puisque les décisions restent traitées au niveau « politique » des cabinets. Cela renforce le rôle des négociateurs, qui se considèrent comme des médiateurs entre leur capitale et leurs partenaires européens mais surtout comme des pédagogues de l’Europe (sur cette conception de leur rôle, voir Smith et de Maillard, 2003), expliquant à leurs interlocuteurs nationaux que Bruxelles est le lieu des compromis et non des atermoiements ou des menaces de veto même si celui-ci est autorisé. On peut penser alors que l’adoption du texte a été plus facile car les bureaucraties des pays les moins proches du modèle d’action publique qui se mettait en place ont été momentanément court-circuitées.

52Cela ne signifie cependant pas que chaque représentant des États membres ne s’est pas battu sur les points qu’il considérait comme incompatibles avec sa législation ou son approche nationale. Et chacun a fait des compromis, y compris les Britanniques, en acceptant que des domaines où il n’y a pas de compétence communautaire comme le logement soient couverts par la directive. Ils ont obtenu gain de cause dans d’autres domaines, en particulier sous la forme d’un « considérant » qui stipule que cette directive n’affecte pas la politique d’immigration et le droit de chaque État membre à contrôler l’entrée et le séjour des étrangers. Mais il n’en demeure pas moins que la France fait partie des pays qui ont accepté les changements les plus importants par rapport à leur législation préexistante.

53La délégation française a obtenu des compromis sur deux points. Comme d’autres pays, nordiques en particulier, la France s’opposait à l’utilisation du mot « race ». Employer le mot, c’était déjà en reconnaître l’existence. De longues discussions linguistiques, qualifiées de « philosophiques » par nos interlocuteurs, s’ensuivirent. C’est la Suède qui fit le plus de difficultés car son ministre des Affaires sociales avait déclaré publiquement qu’il n’était pas question d’employer le mot « race », ce qui rendit la tâche de son chargé d’affaires à Bruxelles ardue. Finalement, un sixième « considérant » a été inclus : « L’Union européenne rejette toutes théories tendant à déterminer l’existence de races humaines distinctes. L’emploi du mot “race” dans la présente directive n’implique nullement l’acceptation de telles théories ».

54L’autre bataille dans laquelle la France s’est trouvée aux avants postes a été livrée pour empêcher l’utilisation de statistiques comme moyen privilégié pour prouver la discrimination indirecte. Là encore, un compromis fut trouvé sous la forme d’un « considérant » (le quinzième) ajouté au « récital » qui précède l’énoncé des articles : « L’appréciation des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte appartient à l’instance judiciaire nationale […] qui peut prévoir, en particulier, que la discrimination indirecte peut être établie par tous moyens, y compris sur la base de données statistiques ». Ce compromis,, typique des négociations bruxelloises, mérite attention car il a été transposé tel quel dans la loi française : on a introduit la notion de « discrimination indirecte » dans le Code du Travail sans prévoir ou autoriser le recueil de statistiques adéquates pour que le juge puisse se prononcer sur son existence.

55Sur les autres aspects de la directive, la France a coopéré et accepté de nombreuses mesures qui l’engageaient à réformer son droit. Il y a bien eu des moments d’incompréhension ou d’étonnement sur les positions d’autres États membres considérés comme des « bizarreries culturelles », mais sans que la France s’oppose à leur adoption. Tel fut le cas de la discussion sur les « genuine occupational qualifications », terme que la Commission avait extrait de la législation de certains États membres et qui était difficile à comprendre ou même traduire même si cette question avait déjà figuré dans la directive de 1976 sur l’égalité entre les sexes. Il s’agit d’emplois où on fait une exception à la règle de la non-discrimination en raison « d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante » (article 4 de la directive 2000/43/CE). On expliqua aux Français qu’il s’agissait du cas d’Othello : préférer un acteur noir pour jouer le rôle pouvait être considéré comme essentiel par le metteur en scène sans que cela constitue une discrimination contre les Blancs. Mais ce sont les cas concrets évoqués qui choquaient les délégués français : l’idée que les sages femmes dussent être d’une certaine couleur ou nationalité pour que les « communautés » les acceptent semblaient une forme déguisée de « ségrégation » des populations. Là encore, la France ne s’opposa pas à l’adoption de l’article 4 qui laissait aux États membres la possibilité de prévoir ces cas sans les y forcer.

CONCLUSION

56Quels sont les enseignements de cette recherche sur les politiques européennes de discrimination ? Tout d’abord, il faut souligner qu’une politique européenne à connotation anglo-néerlandaise a été élaborée et adoptée très rapidement à la faveur d’une fenêtre d’opportunité « d’origine autrichienne » dans un domaine où la divergence des « philosophies » nationales laissait penser qu’il y aurait une forte résistance au changement. Pour comprendre comment cela a été possible, deux éléments semblent essentiels. En premier lieu, l’élaboration des politiques et la prise de décision au niveau européen se font à l’abri des affrontements électoraux, des polémiques partisanes, du regard des médias et de l’attention du public. Il y a une dépolitisation et une technicisation des enjeux qui offrent un fort contraste avec les débats nationaux sur des questions comme l’intégration des populations immigrées. C’est dans ce contexte institutionnel européen que des entrepreneurs politiques peuvent se créer des espaces d’intervention et faire adopter un « agenda progressiste » à condition de s’insérer dans les marges du projet économique européen (Favell, 2000). Il s’agit alors de trouver une présentation du problème à traiter susceptible d’emporter l’assentiment des responsables au sein des institutions européennes et des principaux États membres. C’est ce qu’ont réussi les membres du groupe Ligne de départ en reliant leurs propositions sur la discrimination avec la lutte contre l’exclusion, la libre circulation dans le marché unique et les politiques d’égalité des sexes. Mais ce qu’ils n’avaient sans doute pas anticipé c’est que la notion même de discrimination était suffisamment polysémique et ambiguë pour que des États membres ayant des perceptions différentes de ce que la lutte contre les discriminations impliquait puissent s’aligner sur ce cadre européen sans pour autant avoir changé d’idées ni de politique sur la question.

57Au niveau français, nous avons vu que des évolutions étaient en cours avant l’adoption de la directive. La « valeur ajoutée » d’une politique européenne pour ceux qui défendaient une approche centrée sur la lutte contre les discriminations est double : elle permet aux élus politiques de se défausser en partie et de rendre moins visible une politique dont ils craignent qu’elle ne soit pas récompensée lors des élections, sachant que le principe de précaution en politique est une moindre traçabilité des décisions. En outre, elle offre des ressources aux acteurs des politiques publiques qui peuvent se saisir des nouvelles normes européennes contre leurs adversaires. Elle change le rapport de force plus que les mentalités.

58Si les recherches effectuées en France ne permettent pas de valider l’hypothèse d’une diffusion « par le haut » des normes européennes avant la transposition de la directive en novembre 2001, « l’action bulldozer de l’Union européenne » (Calvès, 2002 ; Flauss, 2001) a pu légitimer des positions qui paraissaient trop dangereuses électoralement aux responsables politiques nationaux.

59Trois ans après l’adoption des directives et du programme d’action européen, il est possible de dresser un premier bilan de l’effet des politiques européennes sur la politique française. La directive « race » a été transposée et, en ce qui concerne la notion de « race et d’origine ethnique », comme l’analyse Gwénaèle Calvès, « la comparaison entre le texte législatif et la directive communautaire laisse apparaître, côté français, un triple mouvement : de rejet, de contournement et de mise à distance » (Calvès 2002, p. 180). Elle souligne néanmoins que le Parlement français s’est bien approprié la directive : il a fait plus que « transposer » dans certains cas, ajoutant en particulier des critères de discrimination absents de la directive comme le patronyme ou l’apparence physique. Mais surtout, la loi du 16 novembre 2001 transpose pleinement la directive sur l’aménagement de la charge de la preuve. Bilan mitigé mais qui montre que la directive a contribué à une dynamique de réforme.

60En ce qui concerne le plan d’action, les développements depuis 2000 sont instructifs quant au rôle joué par les « passeurs » entre l’Europe et la France. La Commission européenne (DG « Affaires sociales et Emploi »), après s’être rendu compte de la pauvreté ou de l’inexistence de données nationales sur les discriminations, a souhaité mettre en place une enquête par sondage de type Eurobaromètre, comme on a pu le faire en France sur la sécurité. La réponse de la France, en l’occurrence du ministère des Affaires sociales, a d’abord été de s’opposer à cette enquête d’opinion. Le fonctionnaire responsable à la Commission s’est alors tourné vers sa collègue chargée des Affaires sociales qui avait négocié les directives dans le groupe de travail du Conseil. C’est donc encore une fois en pédagogue de l’Europe qu’elle a dû expliquer à « sa capitale » que l’Union européenne était avant tout affaire de compromis et qu’un refus n’était pas une option viable dans les domaines où théoriquement la règle de l’unanimité prévaut, surtout dans le cas où la France avait voté en faveur du Plan.

61Tiraillements, aménagements, ordres et contre-ordres, l’européanisation comme l’intégration européenne est bien, selon la formule consacrée de Monnet, une « politique des petits pas », mais dont on ne peut prédire jusqu’où ils mèneront. En effet, la politique européenne a créé des tensions, ouvert des brèches, doté certains acteurs de ressources symboliques et juridiques. La question de la collecte statistique est maintenant posée autrement, étant donné que la France a inscrit la discrimination indirecte dans son appareil normatif. C’est aussi un des aspects de « l’européanisation », au-delà de la simple transposition de textes européens. En outre, comme le souligne également Gwénaèle Calvès (2002, p. 183), s’ajoute à une politique européenne de lutte contre les discriminations l’importation d’une « boîte à outils » d’action publique typiquement communautaire qui influencera de façon plus dissimulée et plus lente les politiques françaises : le monitoring, le benchmarking, le mainstreaming … toutes ces notions qui parcourent maintenant une gamme assez large de politiques européennes peuvent être considérées comme des moyens de pression indirects sur les politiques nationales.

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Notes

  • [1]
    Directive 2000/43/CE du 28 juin 2000 ( Journal officiel des Communautés européennes L 180 du 19 juillet 2000).
  • [2]
    Directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 (JOCE L 303 du 2 décembre 2000) et Décision du Conseil du 27 novembre 2000 (JOCE L 303/23 du 2 décembre 2000).
  • [3]
    En effet, la directive stipule que « l’interdiction de la discrimination doit se faire sans préjudice du maintien ou de l’adoption de mesures destinées à prévenir ou à compenser des désavantages chez un groupe de personnes d’une race ou d’une origine ethnique donnée ».
  • [4]
    Nacira Guénif-Souilamas, sociologue au CADIS, intitula ainsi sa tribune du 12 juillet 2001 dans Libération « L’intégration, une idée épuisée ». Cité dans Fassin (2002).
  • [5]
    La notion de « soft norms » dans les relations internationales ou de « soft law » en droit international renvoie à des recommandations qui ne sont pas légalement contraignantes mais qui peuvent néanmoins affecter le comportement des acteurs qui les considèrent comme justes ou appropriées.
  • [6]
    Sur la notion de changement de paradigme en politique publique, cf. Hall (1993).
  • [7]
    Commission of the European Communities. 1985. Orientations pour une politique communautaire des migrations. COM(85) 48 def. Bruxelles : CEC, 1985.
  • [8]
    Décision du 9 juillet 1987 dans les affaires 281,283-5,287/85, Rec. 1987,3023.
  • [9]
    http ://europa.eu.int/en/agenda/igc-home/instdoc/ngo/migrantf.htm
  • [10]
    Les ONGs représentent les intérêts des immigrés mais ce ne sont pas les immigrés eux-mêmes qui se mobilisent. Dans une recherche précédente, nous avons ainsi pu constater que seulement 16% des projets financés par la Commission européenne dans les États membres étaient pilotés par des associations d’immigrés, les autres étant soit des syndicats, des églises ou des organisations quasi-gouvernementales travaillant sur le logement ou l’éducation. Les ONGs transnationales bruxelloises quant à elles ont reçu environ 7% des lignes budgétaires communautaires (Guiraudon, 2001).
  • [11]
    http ://europa.eu.int/en/agenda/igc-home/instdoc/ngo/sp-list.htm
  • [12]
    Cette commission présidée par Jean Kahn se nommait « European Council Consultative Committee on Racism and Xenophobia », cf. Final Report, Ref. 6906/1/95 Rev 1 Limite RAXEN, (Bruxelles : Secrétariat général du Conseil de l’Union européenne) 1995.
  • [13]
    Guidelines on Preparatory Measures to Combat Social Exclusion 1998 (Bruxelles : CEC, 1998). En outre, le Réseau européen des associations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (EAPN) lui aussi financé par la Commission européenne a insisté sur le lien entre pauvreté et racisme (http :// www. eurplace. org/ orga/ eapn/ poverty-racismfr. html).
  • [14]
    Groupe de réflexion, Rapport final, Bruxelles, décembre 1995. http ://europa.eu.int/en/agenda/igchome/eudoc/reflect/final.html.
  • [15]
    Selon Martine Aubry, « nous devons affirmer notre attachement au principe républicain d’égalité », tribune « Combattre le racisme au travail » in Libération, 11 mai 1999.
  • [16]
    Communication en conseil des ministres de Mme Martine Aubry ministre de l’Emploi et de la Solidarité sur la politique d’intégration, mercredi 21 octobre 1998. http :// www. social. gouv. fr/ actu/ 34_981021_2. htm
  • [17]
    Dépouillement exhaustif réalisé à la bibliothèque de Sciences-Po concernant les titres : Le Monde, Le Figaro, Libération, L’Humanité, Le Parisien, Le Nouvel observateur, Le Point, L’Express, Politis, National-Hebdo.
  • [18]
    Lionel Jospin dans son discours aux Assises de la citoyenneté en mars 2000 déclare aussi que : « Les services publics doivent être davantage à l’image de la population ». http :// www. archives. premier-ministre. gouv. fr/ jospin_version3/ fr/ ie4/ contenu/ 5068. htm
  • [19]
    COM (1999) 564 final du 25 novembre 1999.
  • [20]
    « [t]his is a record for the adoption of a piece of Community law requiring substantial legislative changes at national level ».
  • [21]
    « This is the first meeting of the Council after the Austrian elections and the coming to power of the far right... We have also seen consensus around the table that priority must be given by Council and Parliament to adoption of the anti-discrimination package proposed by the Commission last November. We now see clearly that our union is not only an economic one but a political one. » http ://europa.eu.int/comm/employment_social/news/2000/ministers_en.htm
  • [22]
    Voir l’article de Simon et Stavo-Debauge dans ce dossier.
  • [23]
    Ils ont également conduit les négociations uniquement en français et en anglais.

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