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Article de revue

Philippe Brunet, De la science à l’industrie. Cellules souches embryonnaires et biotechnologies en France

Pages 323 à 327

Notes

  • [1]
    Philippe Brunet (2019), De la science à l’industrie. Cellules souches embryonnaires et biotechnologies en France, Versailles, Éditions Quae, 240 p.

1Ce livre étudie ce que l’industrie fait au travail scientifique lorsqu’il s’agit de produire des biotechnologies. Pour ce faire, il s’appuie sur le cas de la conception de cellules souches embryonnaires. Ces cellules humaines ou animales possèdent la propriété de « s’autorenouveler » en d’autres types de cellules. Certaines reproduisent à l’identique les tissus desquels elles sont issues, tandis que d’autres ont la faculté de générer n’importe quelle cellule d’un organisme. On entrevoit alors d’emblée leurs applications potentielles, en particulier dans le domaine de la médecine. Grâce à leurs caractéristiques, ces cellules permettent de reproduire des tissus afin de remplacer de la peau ou des organes endommagés, ouvrant la voie à la thérapie cellulaire. En cela, elles constituent un bon exemple du modèle de recherche dit « translationnel » qui organise le passage de la science académique à la production médicale industrielle.

2C’est le travail scientifique à l’origine de cette thérapie cellulaire et confronté aux lois de la valeur économique que Philippe Brunet se propose donc d’analyser. À travers cette étude de cas, sa thèse met en évidence la « colonisation » (p. 12) de la science par l’industrie, en examinant les implications d’une telle irruption au sein du travail des chercheurs. Et ce faisant, l’auteur se demande également si « un autre complexe science-industrie [est] possible » (p. 14). Issu d’une habilitation à diriger des recherches, ce livre est le fruit d’une enquête qui a été menée de 2005 à 2012 au sein d’un laboratoire de cellules souches implanté dans un biocluster de la région parisienne. Au total, plus de 150 entretiens ont été réalisés avec de multiples acteurs de ce domaine biotechnologique : des doctorants, chercheurs, ingénieurs et techniciens du laboratoire de cellules souches, mais aussi des responsables du biocluster qui l’héberge, ainsi que des élus et agents administratifs. Ces entretiens ont été complétés par des observations directes des activités scientifiques et l’analyse d’archives.

3L’ouvrage s’organise en deux grandes parties. La première rend compte de l’enquête de terrain effectuée au sein du laboratoire de cellules souches. Philippe Brunet y expose les problèmes posés aux biologistes par la diversité des définitions et des conceptions de ces cellules. Les extraits d’entretiens avec différents chercheurs montrent combien ils tentent de contourner « la barrière éthico-normative » (p. 42) au nom du progrès thérapeutique. On y trouve une histoire détaillée de la mise en place de ce laboratoire à partir d’un entretien approfondi avec son fondateur et directeur. L’enquête fait notamment apparaître l’influence de la production industrielle de biotechnologies sur le travail scientifique, notamment en matière d’organisation hiérarchique et statutaire, de financement et de structuration temporelle de la recherche.

4La seconde partie du livre se veut plus théorique mais aussi plus politique. L’auteur replace sa réflexion dans les grandes analyses des relations entre capitalisme industriel, science et travail. Il y livre une critique du « capitalisme cognitif » (p. 134) qui prétend avoir supplanté à la fois l’industrie et le salariat. Il revient sur le « régime de production des savoirs » (p. 140) qui relie les manières de produire des connaissances à un ordre politique et social, et fait son miel de la critique du travail menée par Pierre Naville. Dans cette seconde partie, l’auteur pointe également les limites de la bioéthique contemporaine et sa compatibilité avec les impératifs marchands ou, encore, met en débat les approches marxienne et pragmatique de la valeur pour souligner leur complémentarité dans l’aspiration à une émancipation humaine. Enfin, dans le dernier chapitre, Philippe Brunet examine les potentialités libératrices comme les limites que recèle le « biohacking », appelé aussi « biologie de garage » (p. 210). Cette pratique de la biologie se veut alternative mais reste dépendante des logiques marchandes, en dépit des perspectives intéressantes qu’elle ouvre.

Interroger les liens entre science et capitalisme

5Le livre offre une lecture stimulante pour qui s’intéresse à une sociologie des sciences et des techniques inscrites dans le contexte du capitalisme. Nombreuses sont les facettes par lesquelles les cellules souches sont appréhendées : la critique du capitalisme cognitif, les potentialités émancipatrices des sciences ou encore la mobilisation du courant philosophique marxiste de la critique de la valeur de Moishe Postone (2009), Robert Kurtz (2011) et Anselm Jappe (2003), peu fréquente en sociologie. En ce sens, le livre est foisonnant et exigeant, avec des passages techniques, à l’image de celui consacré à la définition des cellules souches qui fourmille de concepts empruntés à la biologie cellulaire, ou la mise en discussion entre Marx et Dewey. La maîtrise est tellement poussée que l’on peut aussi éprouver des difficultés à suivre le propos si on n’est pas un tant soit peu familier de cet univers et de ces débats. Toujours est-il que le livre est précis et pointu, l’auteur faisant montre d’une excellente connaissance de ce domaine biotechnologique.

6La démarche adoptée est également fort appréciable. Elle n’en reste pas à l’enquête de terrain mais interroge dans une perspective globale les liens entre sciences, technologies et capitalisme. D’autre part, l’analyse s’accompagne d’une préoccupation politique forte : la place et le rôle qu’occupent les sciences – et même qu’elles pourraient potentiellement occuper – dans notre société. En d’autres termes, le livre invite à se demander quelles sciences nous voulons, en partant de l’étude de leurs évolutions contemporaines. L’auteur cherche plus précisément à penser l’affranchissement des sciences à l’égard de la valeur économique à laquelle elles se trouvent arrimées. Et là aussi, le questionnement n’est pas formulé de manière hors-sol, mais à partir de l’investigation d’un cas concret, celui d’une utopie scientifique en acte, le « biohacking ». Philippe Brunet en livre une analyse tout en nuance, montrant qu’il s’agit « d’un espace de production non marchand inséré dans la production marchande et capitaliste » (p. 217). La richesse des nombreux apports du livre va de pair avec les multiples interrogations que suscite sa lecture.

« Le profane n’a pas le choix »

7C’est la phrase employée par Philippe Brunet au début du livre pour signifier que « les faits scientifiques s’imposent à lui [le profane] » et que « cette affaire se règle entre scientifiques » (p. 17). Avec ce passage qui interpelle, l’auteur laisse-t‑il entendre que seuls les savants seraient légitimes pour répondre aux questions techniques et scientifiques en raison de leur formation et de leurs compétences ? Pourtant, depuis quelques décennies, la tendance n’est-elle pas à la démocratie technique, celle d’un rapprochement entre les sciences et leur public, avec, certes, toutes les limites qu’on lui connaît ? Nombre de sociologues appellent aujourd’hui de leurs vœux une véritable réappropriation citoyenne des enjeux scientifiques et techniques – et Philippe Brunet lui-même, dans un petit opus collectif précédent (Guespin-Michel & Jacq, 2013). En outre, ne peut-on pas penser à l’inverse que ce degré de complexité et de spécialisation atteint par les sciences aujourd’hui serait problématique, et donc faire l’objet de contestations ?

8Cette formulation de l’auteur pose l’épineuse question de la possibilité de mettre en question la science lorsque celle-ci possède le monopole de la connaissance légitime, contraignant ainsi la population à s’en remettre à sa discrétion. Paul Feyerabend (2014 [1996], p. 57) y répondait en considérant que l’« on peut critiquer la science sans devenir soi-même un scientifique ». Selon lui, il n’y a pas lieu que seuls les savants aient voix au chapitre en raison de leur spécialisation et de leur haut niveau de compétence. Un autre chercheur affirme à propos de la biologie que « la vie est un domaine commun à tous les habitants de la planète et non pas un sanctuaire réservé à une élite de scientifiques tentant en vain d’en démonter les rouages » (Amzallag, 2003, p. 322). Si l’on suit ces auteurs, on peut alors estimer que la population détient un droit de regard sur ce que font les chercheurs car ces derniers ne se réduisent pas à leurs connaissances, mais sont aussi porteurs d’orientations sociales et politiques.

La science : autonome ou consubstantielle du capitalisme ?

9L’une des thèses du livre est de donner à voir « l’enrôlement de la science dans l’industrie et ses conséquences » (p. 151). Pour cela, Philippe Brunet reprend entre autres l’idée d’une « big science » qui a nécessité à partir du milieu du xxe siècle de plus en plus d’investissements et d’infrastructures pour pouvoir être mise en œuvre. D’une certaine manière, on retrouve ici l’idée du passage décrit par Michael Gibbons, Helga Nowotny et leurs collègues d’une science caractérisée par son autonomie et son unité (comme l’incarne le modèle académique de l’université) à une science plus ouverte, exposée aux citoyens, aux politiques et aux industriels – même si Philippe Brunet ne partage pas les propositions normatives de ces chercheurs visant à encourager un tel passage.

10À partir de ce constat, l’objectif du livre consiste à penser une « autre science dégagée de la domination de la loi de la valeur » (p. 200), en revenant en quelque sorte à une science plus « autonome » et plus « pure », indépendante des intérêts économiques. Toutefois, l’auteur mobilise à plusieurs reprises des travaux qui rappellent également le lien consubstantiel entre science et industrie. C’est par exemple le cas d’une citation significative de Marx et Engels affirmant déjà à leur époque que la « science de la nature » ne pouvait exister en dehors du « commerce et de l’industrie » (p. 133). Philippe Brunet fournit également les arguments récusant la transformation d’une science fondamentale en une science industrialisée en s’appuyant sur les analyses de Giovanni Ciccotti et ses co-auteurs ainsi que celle de Dominique Pestre. Elles suggèrent en effet qu’une science « pure » et indépendante des logiques économiques n’a jamais réellement existé. Ce faisant, face à ces rappels utiles, comment l’auteur peut-il souhaiter décoloniser la science de ses applications industrielles ?

11Afin de clarifier cette position et lever ce qui apparaît comme une contradiction, la question se pose de la conception même de la science : s’agit-il d’un ensemble de connaissances ou de savoirs universels qui visent à rendre intelligible le monde, de façon quasiment anhistorique, quel que soit le contexte culturel, social, économique, etc. ? Ou bien, si l’on suit certains historiens des sciences, n’a-t‑on pas plutôt affaire à un mode d’organisation spécifique de production du savoir, propre au capitalisme et à l’industrie, et dont l’objectif consiste avant tout à asseoir la légitimité des connaissances produites (Carnino, 2015) ? Même chose pour l’industrie d’ailleurs, lorsque l’auteur évoque son « fonctionnement capitaliste » (p. 227) : dès lors, en quoi consisterait un fonctionnement « non-capitaliste » de l’industrie ? De quelles caractéristiques serait-elle dotée ? Ce qui conduit à interroger l’alternative au « complexe science-industrie » que l’auteur essaie d’imaginer.

« Un autre complexe science-industrie est-il possible ? »

12Tel est le questionnement politique qui revient à plusieurs reprises dans le livre. Il est fondamental car il suppose de rompre avec les activités scientifiques et économiques contribuant pour une part à la destruction des liens sociaux, aux pollutions multiples, aux dilemmes éthiques et à l’accélération des modes de vie. Par ailleurs, l’adjectif « autre » peut se révéler efficace et fédérateur en tant que mot d’ordre global, notamment lorsqu’il est appliqué à la croissance, au développement ou à la finance. Mais il demeure aussi relativement flou en indiquant mal le contenu et l’ampleur du changement envisagé. Par conséquent, quelle forme prendrait cet autre complexe science-industrie ?

13Philippe Brunet suggère que l’une des conditions de cette transformation résiderait dans la gratuité de la science, libérant cette dernière du « travail abstrait » soumis à la loi de la valeur, pour l’assimiler à du « non-travail ». Concrètement, qu’est-ce que cela impliquerait pour les sciences et l’industrie ? L’auteur veut-il signifier que nous aurions ainsi affaire à des sciences dénuées de visées applicatives, se contentant de produire un savoir et une connaissance désintéressés ? Une telle transformation annoncerait-elle en l’occurrence la fin des biotechnologies et d’une science assimilée aujourd’hui à de l’ingénierie ? Ou bien considère-t‑il que le problème réside uniquement dans l’usage qui est fait de telles innovations et non dans leur existence même ? Va-t‑il jusqu’à envisager une « autre science » qui abolirait l’hyperspécialisation scientifique et la séparation entre « savants » et « profanes », pour revenir à la première question posée plus haut ? Et permettrait-elle une réappropriation salutaire par la population de connaissances et de savoirs que les scientifiques se sont arrogés au fil des siècles, comme l’explique Clifford D. Conner (2011 [2005]) ?

14Par ailleurs, dans le sillage de ces questionnements portant sur des pratiques scientifiques alternatives, Philippe Brunet évoque les contraintes bioéthiques qui s’exercent sur la production des cellules souches sans traiter les controverses qu’elles provoquent au sein de la société. Nous pensons notamment aux débats qui mettent en cause l’utilisation de ces cellules parce qu’elles contribuent à considérer les organismes vivants comme des machines dont nous pourrions remplacer les « pièces » devenues « défectueuses » – ce que l’on désigne communément par médecine régénérative. Sans parler non plus de la frontière extrêmement ténue où interviennent les cellules souches, quelque part entre « l’humain réparé » et « l’humain augmenté » propre au transhumanisme (Testart & Rousseaux, 2018). En définitive, les problèmes posés par les innovations scientifiques, leurs finalités et leurs effets ne sont pas abordés dans le livre, de même que leur contestation au sein de la société. L’auteur estime-t‑il qu’à partir du moment où la science évoluerait vers la gratuité, en ne résultant plus du « travail abstrait », elle ferait l’objet d’un usage forcément vertueux en n’engendrant plus de problèmes éthiques et moraux ? On l’a dit, ce livre riche et stimulant apporte tout autant d’éléments de connaissance qu’il soulève de questions fondamentales sur les rapports entre science et capitalisme.

Bibliographie

  • Bibliographie

    • Amzallag G. N. (2003), L’Homme végétal. Pour une autonomie du vivant, Paris, Albin Michel.
    • Carnino G. (2015), L’Invention de la science. La Nouvelle Religion à l’âge industriel, Paris, Seuil.
    • Conner C. D. (2011 [2005]), Histoire populaire des sciences, Montreuil, L’Échappée.
    • Feyerabend P. (2014 [1996]), La Tyrannie de la science, Paris, Seuil.
    • Guespin-Michel J. & Jacq A. (dir.) (2013), La Science pour qui ?, Bellecombes-en-Bauges, Le Croquant.
    • Jappe A. (2003), Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Paris, Denoël.
    • Kurz R. (2011), Vies et mort du capitalisme, Paris, Éditions Lignes.
    • Postone M. (2009), Temps, travail et domination sociale, Paris, Mille et une nuits.
    • Testart J. & Rousseaux A. (2018), Au péril de l’humain. Les promesses suicidaires des transhumanistes, Paris, Seuil.

Mise en ligne 17/08/2021

Notes

  • [1]
    Philippe Brunet (2019), De la science à l’industrie. Cellules souches embryonnaires et biotechnologies en France, Versailles, Éditions Quae, 240 p.
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