Notes
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[1]
L’espace de la réflexion bioéthique en France ne se résume pas à cette instance, toutefois son avis a été central dans le cas des transplantations faciales et a constitué la première recommandation concernant cette opération sur le plan international. Sur son histoire et la constitution de la discipline bioéthique en France, voir (Memmi, 1996).
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[2]
Comité consultatif national d’éthique, Avis no 82 sur l’allotransplantation de tissu composite (ATC) au niveau de la face (greffe totale ou partielle d’un visage), 6 février 2004, p. 17-20.
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[3]
Au sujet de l’émergence de la mort cérébrale au profit de la médecine transplantatoire à la fin des années 1960, voir (Steiner, 2006 ; Rémy, 2010 ; García & Maglio, 2014 ; Boileau, 2015).
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[4]
Selon l’article L1211-5 du Code de la santé publique : « Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée. » Pour l’interprétation de l’ABM, voir : https://www.dondorganes.fr/questions/124/quelle-est-la-loi-sur-le-don-dorganes.
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[5]
Loi no 76-1181 du 22 décembre 1976. On notera que si les trois principes sont sans cesse cités ensemble par les acteurs de la transplantation comme par les chercheurs en sciences sociales, le texte de la loi de 1976 ne mentionne pas l’anonymat. Pour son inscription il faut attendre la loi no 94-654 du 29 juillet 1994.
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[6]
En 2017, 6105 greffes d’organes ont été réalisées sur un total de 23 828 patients en attente. Voir le Rapport annuel de l’Agence de la Biomédecine (2017).
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[7]
Décret 2016-1118 du 11 août 2016.
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[8]
Les organes font partie de cette classe de « biens particuliers » dont l’évaluation monétaire et la mise sur un marché sont compliquées – « contestées » – soit par la charge morale associée à leur échange, soit par leur caractère inaliénable. Une classe dans laquelle les organes côtoient les ovocytes, la sexualité, les émotions, les enfants, les animaux sauvages ou encore la nature (Zelizer, 1985 ; Radin, 1996 ; Fourcade, 2011). Pour une sociologie des formes de rétribution financière des dons à un niveau international, voire de la mise en vente des matières corporelles, voir (Steiner, 2010 ; Lundin, 2015).
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[9]
Aux États-Unis, où aucune loi n’interdit la mise en relation des proches d’un donneur défunt et le(s) receveur(s) de ses organes, des rencontres entre personnes transplantées au visage et proches de donneurs sont organisées depuis la première opération en 2008.
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[10]
Avis public du Conseil national de l’Ordre des médecins à propos de la greffe partielle du visage, 15 décembre 2005.
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[11]
En s’intéressant au principe du consentement présumé, Michel Castra avance une source de tension analogue : celle, pour les professionnels du don et les proches des donneurs, de « concilier une double logique d’un corps qui appartient à la communauté et qui, dans le même temps, appartient à la famille » (Castra, 2016, p. 86).
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[12]
Ces initiatives (i.e. un ginkgo biloba en 2002 à Verdun, une statue sur les bords du Rhin à Strasbourg en 2016) sont essentiellement soutenues par les associations pour le don d’organes (ADOT) locales et les coordinations hospitalières, aussi leur présence est sporadique bien que leur forme soit commune.
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[13]
Au cours des années 1990 et du début des années 2000, l’Afssaps et l’ABM sont créées parmi d’autres d’organismes indépendants du pouvoir étatique, dans un élan de modernisation de l’action publique. Ces « bureaucraties de second rang » (Benamouzig & Besançon, 2005, p. 305) articulent expertise scientifique et compétence administrative de façon inédite dans le champ de la santé.
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[14]
Les professionnelles de la coordination, composées d’une majorité de femmes, incarnent l’Agence de la Biomédecine au sein de l’hôpital. Sur le travail de ces intermédiaires de la transplantation, voir (Paterson, 1997).
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[15]
Le soutien de personnalités médicales et politiques, ainsi que l’obtention a posteriori d’un programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) ont contribué à régulariser le statut de cette expérimentation chirurgicale dans les mois qui ont suivi l’opération et limité les prises d’un potentiel scandale.
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[16]
Si la défiguration désigne de façon minimale une altération de l’apparence, les atteintes au visage concernent en fait une diversité de fonctions qui dépassent les questions d’esthétique ou d’expression faciale. Sourire et faire un baiser sont régulièrement évoqués, mais aussi se nourrir par la bouche, pouvoir mâcher, ne pas baver, respirer par le nez et sentir les odeurs, cligner des yeux et pleurer sont autant d’actions qui peuvent être compromises par une maladie qui déforme les traits du visage ou un accident qui entraîne la perte d’une partie de celui-ci.
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[17]
Pour une analyse des arguments mobilisés en faveur et en défaveur du prélèvement par les professionnels et proches de donneurs en état de mort encéphalique, dont le gâchis de matière corporelle, voir (Waissman, 2000 ; Paterson & Herpin, 2000 ; Hamdy, 2013).
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[18]
En France, l’organisation du travail de greffe implique une division entre les acteurs qui participent au prélèvement sur le donneur et ceux qui procèdent à la transplantation chez le receveur – qui vaut aussi pour les acteurs qui les observent. Il manque donc ici la perspective des proches du donneur, à laquelle je n’accède que par la voie des coordinatrices qui ont recueilli leur consentement. Elles ne font état d’aucune demande de mise en relation avec le receveur, toutefois elles disent avoir appris à « cibler » des familles particulièrement familiarisées à la distinction entre le corps et la personne. Au sujet des techniques de recueil de consentement au prélèvement, voir (Boileau, 1997 ; Maroudy, 2014 ; Le Clainche-Piel, 2018).
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[19]
Au sein de l’Agence de la Biomédecine, le Pôle national de répartition des greffons (PNRG) régule la circulation des organes prélevés.
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[20]
Sur l’histoire de la place accordée au visage dans l’identification des personnes, voir (Mandressi, 2013). En outre, si la restauration du corps après prélèvement est une condition légale (loi no 2004-800 du 6 août 2004, article L. 1232-5), la réalisation du masque constitue aussi pour de nombreux acteurs « la condition éthique » sans laquelle la greffe du visage ne serait pas acceptable, comme le formule une chirurgienne maxillo-faciale.
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[21]
Cette réserve n’est pas exprimée comme un interdit, mais témoigne de la conscience d’une spécificité de sa socialisation professionnelle. Au sujet de la socialisation à l’humour au bloc opératoire, voir (Godeau, 2007 ; Pouchelle, 2007 ; Zolesio, 2012).
-
[22]
Le concept de « hau » est d’abord une notion juridique ma¯ori et l’emploi qui en est fait dans cet article, à partir de l’étude de Marcel Mauss et de son héritage socio-anthropologique, ne saurait refléter sa complexité. Pour une analyse de l’évolution du sens accordé à la notion de « hau » et une critique indigène de son usage chez M. Mauss, voir (Stewart, 2017).
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[23]
Il est possible que la question du changement identitaire se pose de façon accrue dans le cas du visage en raison de la visibilité de la greffe. Toutefois, ce n’est pas dans les termes d’un risque de ressemblance entre donneur et receveur, qui a rapidement été évacué du débat français et n’est pas problématisé par les patients.
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[24]
À partir d’une enquête par questionnaires, Julien Biaudet avance également un fort « attachement à la règle de l’anonymat » de la part de 426 enquêtés greffés cardiaques : 82,2 % des répondants sont favorables à l’affirmation « Le don d’organes ne peut se faire que dans le plus strict anonymat » (Biaudet, 2013, p. 187-188).
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[25]
Des éléments potentiellement identifiants ont été modifiés.
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[26]
Traduction depuis l’anglais par l’autrice.
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[27]
Cette recherche a été financée par l’École des hautes études en sciences sociales et HESAM Université. Je remercie Thomas Angeletti, Nicolas Dodier, Delphine Moreau, Catherine Rémy et les relecteurs anonymes pour leurs relectures attentives des différentes versions de cet article.
1Au début des années 2000 se pose la question de savoir si le visage peut faire l’objet d’un don d’organes, dont l’anonymat constitue une condition essentielle en France. Le visage peut-il en effet être rendu anonyme ? Peut-on le prélever puis retirer à la matière le nom du donneur ainsi que toute trace d’identité personnelle ? Autrement dit, un visage peut-il devenir un organe interchangeable à la manière du cœur qui devient « pompe » et du foie qui devient « filtre » dans le contexte d’une transplantation ? En 2004, le Comité consultatif national d’éthique, dont l’avis est non contraignant mais détient un fort pouvoir de légitimation [1], juge l’avènement de la transplantation faciale « illusoire [2] » au regard de « la force symbolique » du visage et de sa centralité dans la construction identitaire des individus. Le prélèvement de « l’un des repères majeurs » de l’humanité et de la singularité de la personne est jugé « inconcevable ». Les proches d’un défunt en état de mort encéphalique ne sauraient accepter, d’après les prévisions du Comité, « l’ablation » du visage de leur proche. Quant au patient en attente de réparation, il ne pourrait que difficilement accepter de voir son visage remplacé par celui d’autrui : « Un greffé de la face pourrait – le risque ne peut être écarté – se mettre à considérer son propre visage comme celui d’un autre », écrivent les Sages, avant de déconseiller aux chirurgiens de poursuivre un tel projet.
2En 2005, pourtant, a eu lieu en France la première transplantation du visage chez l’humain. Cette opération, qui implique le prélèvement de tout ou partie du visage d’une personne en état de mort cérébrale [3] et sa greffe sur une personne défigurée, a depuis été réalisée dans douze pays, jusqu’à totaliser trente-sept opérations, dont dix en France (Siemionow, 2017 ; Theodorakopoulou et al., 2017). Comment ce que la bioéthique jugeait inacceptable en principe a-t-il été rendu acceptable en pratique ? Cet article propose de résoudre cette énigme en s’appuyant sur l’étude des conditions sociales de l’anonymisation du visage. Je soutiens en effet que la politique de l’anonymat entre donneurs et receveurs a été un support majeur de la transformation de la chair de personnes singulières en matières thérapeutiques. En d’autres termes, l’anonymat est conçu en France comme une manière d’organiser les relations entre les personnes et leur chair, et une condition indispensable à la mise en circulation de matières corporelles.
3La problématique de l’anonymat se pose de façon exemplaire dans le cas des greffes du visage, en raison de l’inquiétude centrale concernant la relation donneur-receveur, mais elle concerne potentiellement l’ensemble des organes et des produits du corps humain mis en circulation sous couvert d’anonymat des donneurs (gamètes, sang, moelle osseuse, etc.). L’anonymat consiste dans son sens formel et restreint à retirer le nom de la personne aux éléments corporels mis en circulation. C’est ainsi que l’explicite l’Agence de la biomédecine (ABM) chargée de réguler cette pratique : « le nom du donneur ne peut être communiqué au receveur, et réciproquement [4] ». Mais cette acception restreinte est redoublée d’une dimension identitaire : l’anonymat est envisagé ici comme un processus – l’anonymisation – qui retire petit à petit toute trace d’identité personnelle à la matière prélevée.
4Pour faire la démonstration du processus par lequel le visage est devenu le sujet de dons anonymes en France, je m’appuie sur la recherche que j’ai menée entre 2010 et 2017 sur l’émergence des transplantations faciales. Cette recherche a impliqué un investissement approfondi de l’ensemble de ce que l’on peut appeler la chaîne de la transplantation faciale (Steiner, 2004) et qui comprend : les communautés professionnelles qui en élaborent l’idée, les services de chirurgie reconstructrice qui l’initient, les agences sanitaires et éthiques qui les encadrent et les associations de personnes atteintes au visage qui se mobilisent pour ou contre celle-ci. L’enquête a mobilisé trois méthodes : ethnographique, archivistique et par entretiens. Elle a impliqué un investissement au long cours de la communauté de chirurgiens et d’immunologues qui en soutiennent les projets, dont onze semaines d’ethnographie dans le quotidien des deux centres hospitaliers universitaires (CHU) qui réalisent des transplantations faciales, et l’observation de cinq congrès de chirurgie où se confrontent ces professionnels. Concernant les archives, l’ensemble des articles en français et en anglais portant sur ces opérations entre 1998 et 2017, dans la presse généraliste (600) et médicale (179), ont été compilés. S’y ajoutent les documents internes aux services hospitaliers et aux agences recueillis lors des entretiens et des ethnographies (rapports, courriers, photographies et dossiers de patients, vidéos d’opérations). Les entretiens ont été menés avec cinquante-quatre acteurs, souvent de façon répétée tout au long de l’enquête : membres des équipes chirurgicales (18), patients défigurés (14) et transplantés (5), professionnels du don d’organes (8), membres d’agence sanitaire et éthique (5), acteurs associatifs (4).
5Le cumul de ces méthodes, déployé dans une démarche multi-située, a répondu à l’ambition de suivre la transplantation faciale en train de se faire. Cela a impliqué, tout d’abord, de suivre l’objet « greffe du visage » au fil de ses transformations, de sujet de discussions scientifiques internationales en 1998 à celui d’une controverse éthique en 2004, et à une procédure chirurgicale en 2005. J’ai dû prêter attention, ensuite, à la matière faciale elle-même tout au long de sa trajectoire : de son prélèvement chez un donneur d’organes à son incorporation par un patient transplanté. C’est cette seconde dimension de l’enquête qui sert de principale source empirique à cet article. L’analyse fine de la trajectoire de la matière échangée me permet de rendre compte du processus par lequel la matière corporelle est rendue anonyme, ainsi que des résistances éprouvées par une partie des acteurs à adopter cet arrangement spécifique de la relation entre les personnes et leur chair qu’est l’anonymat.
6L’argument est déployé en trois temps. Dans un premier temps, je contextualise la politique de l’anonymat aux côtés des autres principes fondamentaux qui organisent la pratique transplantatoire. J’avance que les politiques publiques qui régulent la pratique transplantatoire sont construites sur une tension rarement soulevée par les travaux en sciences sociales : ces politiques supposent à la fois l’anonymisation de la matière prélevée et l’expression d’une reconnaissance envers la personne qui a été prélevée. Dans un second temps, je m’intéresse à la façon dont les professionnels hospitaliers ont géré en pratique cette tension entre anonymisation et personnalisation. Je montre la façon dont les porteurs de projets de greffe ont défendu la possibilité de prélever la matière faciale de défunts et, une fois le prélèvement rendu possible, quelles ont été les conditions pratiques de son anonymisation au bloc opératoire. Dans un troisième temps, je poursuis l’enquête auprès des personnes transplantées et montre les façons dont elles négocient à leur tour le principe d’anonymat au cours de leur trajectoire postopératoire. Je distingue alors deux postures de patients vis-à-vis de la politique du don anonyme, qui travaillent différemment la relation à la personne du donneur.
La politique du don anonyme comme encadrement étatique des relations entre les personnes et leur chair
7Par le truchement de la législation et les missions des agences sanitaires, l’État participe à façonner les frontières de l’humain, à réguler les relations entre les personnes, et celles entre les personnes et leur chair (Rémy & Winance, 2010). Dans le cas qui nous intéresse du don d’organes, l’État se fait tiers et coordonne la chaîne par laquelle un organe passe d’un corps à un autre (Naulin & Steiner, 2016). Des bonnes et des moins bonnes manières de donner – gratuitement, de façon consentie et anonyme – comme de recevoir un don sont ainsi explicitées dans la loi. Avant d’observer l’anonymisation du visage en actes, j’éclaire le contexte dans lequel s’est instaurée cette condition du don qui vaut pour tous les organes prélevés chez les défunts.
L’anonymat comme évidence ?
8Depuis la loi Caillavet de 1976, la politique française de prélèvement et transplantation d’organes s’appuie sur trois principes invariables : le consentement présumé du donneur, la gratuité du don et l’anonymat entre donneur et receveur [5]. La loi naît à cette époque d’une attente du corps médical de faciliter la pratique des prélèvements, en répondant à la question suivante : « Comment et à quelles conditions autoriser les médecins à prendre des éléments du corps des défunts ? » (Thouvenin, 1997, p. 79). La médecine transplantatoire se développe et s’institutionnalise à l’appui de ce cadre, et le nombre de greffes tous organes confondus passe de 2856 en 1995 à 6105 en 2017 [6]. Le langage de la pénurie s’installe et les révisions des lois de bioéthique se succèdent pour adapter les modalités d’application des principes fondamentaux à un contexte marqué par l’allongement du temps d’attente pour l’accès à un organe. Le principe du consentement, longtemps appelé « volontariat » ou « bénévolat » dans la littérature promouvant le don d’organes (Caillé & Godbout, 2007, p. 77), est celui des trois qui fait le plus l’objet de précisions législatives. Le glissement sémantique du registre de la générosité à celui du consentement, d’un positionnement moral à une formalisation dans le milieu médical, témoigne déjà d’une tendance à la normalisation de l’acte de prélèvement soutenue par les pouvoirs publics et ses intermédiaires associatifs. En 2016, un décret vient encore limiter les modalités recevables d’expression des refus de donner ses organes à sa mort, en accord avec le mouvement international d’incitation croissante à la mutualisation des organes des défunts et au développement de procédures contraignantes pour lutter contre « la pénurie de greffons [7] ».
9À l’inverse, la gratuité et l’anonymat entre donneur et receveur échappent largement à cette redéfinition continuelle. Le principe de la gratuité ou de l’absence de profit s’inscrit dans l’opposition du gouvernement français à presque toutes les formes de marchandisation du corps humain et de ses produits [8] : les ventes d’organes ne sont pas autorisées et le dédommagement pour les donneurs et leurs proches ne peut aller au-delà du remboursement des frais directement engendrés par le prélèvement (Colpart, 1992). Ces deux principes sont également en partie liés dans la mesure où la gratuité est adossée à l’anonymat. Comme l’explique Dominique Thouvenin (1997, p. 88) dans son analyse des intentions du législateur, « le soupçon est clair : l’absence d’anonymat ne pourrait se traduire que par une relation de type marchand ». Toutefois, alors que la question de l’incitation monétaire au prélèvement et les « critiques de la gratuité » font leur apparition en France (Gateau, 2010), mais aussi qu’à un niveau international des pays font l’expérience du non-anonymat [9], la levée du principe d’anonymat n’est à aucun moment envisagée en France comme levier potentiel pour l’accroissement des dons d’organes. L’anonymat n’a fait l’objet que de rares débats publics, mais également de peu de travaux en sciences sociales. Chercheurs, politiques et éthiciens tendent à s’accorder sur l’évidence de l’anonymat comme seule forme de l’échange à même de limiter les risques socio-économiques. Il est justifié par une logique de gestion des coûts et de neutralisation des risques potentiellement induits par une relation directe entre pourvoyeurs et receveurs d’organes (Paterson, 1997). L’anonymat aurait trois avantages. Il permettrait tout d’abord d’éviter l’établissement d’obligations entre donneurs et receveurs ; ensuite d’empêcher que les donneurs n’interviennent dans le choix du receveur et garantir ainsi une égalité d’accès aux organes ; enfin de limiter les coûts administratifs et organisationnels d’une prise en charge des relations entre donneurs et receveurs.
10Une telle approche de l’anonymat prend toutefois peu en compte la singularité des biens mis en circulation – des parties de corps humains – et laisse de côté une dimension de la politique du don anonyme dont cet article entend montrer le caractère central : l’anonymat participe à neutraliser la charge identitaire de la chair. L’anonymat contribue à changer le statut de parties du corps empreintes de la singularité des personnes en des matériaux interchangeables.
11L’approche formelle de l’anonymat est également celle qui a dominé les rares débats à son sujet en matière de greffes du visage. De fait, l’anonymat n’a pas été une dimension particulièrement controversée de l’émergence des transplantations faciales. Le souci d’application de ce principe n’apparaît qu’à bas bruit à deux reprises. Il apparaît une première fois, avant 2005, à travers un risque : la ressemblance entre donneur et receveur. Ce risque est présent dans la presse grand public comme dans les avis institutionnels, à travers les questions posées aux équipes chirurgicales à propos de l’apparence du receveur : les proches du donneur n’encourent-ils pas le risque de tomber nez à nez avec lui dans la rue ? Très vite toutefois le discours qui l’emporte est celui du « troisième visage » : « le visage qui serait obtenu ne ressemblerait ni au visage du donneur ni à celui du blessé avant son accident » mais à une conjugaison entre la structure initiale et le greffon, annihilant ainsi le risque de reconnaissance (CCNE, 2004, p. 13). Une fois l’opération mise en pratique, l’anonymat refait brièvement surface une seconde fois en tant que souci éthique et légal, qui risque de ne pas être respecté du fait du caractère exceptionnellement rare et propice à la médiatisation de la greffe du visage. Le Conseil de l’Ordre des médecins produit un « rappel solennel à l’éthique, à la déontologie et à la loi » après la révélation par voie de presse d’informations sur la donneuse et la receveuse [10]. Toutefois le problème soulevé par les auteurs du rappel ne concerne pas tant la relation donneur-receveur que les motivations attribuées aux équipes médicales à réaliser des greffes du visage, reprenant là une critique structurante de l’émergence de ces greffes qui oppose intérêt des patients, des donneurs et des équipes médicales (Le Clainche-Piel, 2013).
12L’importance de l’anonymisation de la matière faciale ne se révèle qu’à travers l’enquête dans les milieux mettant concrètement en place ces opérations. Dans ce cadre, la chair, objet de l’attention des personnes impliquées, ne se trouve en effet pas aisément détachée de toute charge identitaire. C’est par l’observation des pratiques et la collecte des récits du processus d’anonymisation que l’articulation entre la chair comme outil thérapeutique interchangeable et sa personnalisation se donne à voir. Une articulation qui travaille la politique du don d’organes avant même l’introduction du visage parmi les parties du corps sujettes à prélèvement.
La politique du don : entre anonymisation du donneur et personnalisation de la chair
13La politique du don anonyme s’inscrit dès 1976 en tension entre deux approches du corps humain. Elle s’appuie, d’une part, sur une approche mécanique de celui-ci, dans le prolongement de la pensée cartésienne du corps et de la médecine des organes du xixe siècle (Schlich, 2010). Cette approche, en distinguant la personne de sa matérialité corporelle, soutient la mutualisation et la redistribution, à un niveau étatique, voire international, d’organes dont l’origine est rendue anonyme, sinon non signifiante. En faisant d’un défunt un ensemble de ressources corporelles et de marqueurs biologiques, traçables par un numéro de dossier plutôt que par un nom, l’anonymat participe à performer l’approche du corps comme un ensemble de pièces impersonnelles et échangeables. Les ressources sont données « sans attaches » (Shaw, 2010). D’autre part, puisque la législation française s’inscrit dans une tradition de non-réification des corps, elle conserve « une dimension personnalisée aux éléments du corps humain » (Thouvenin, 1997, p. 77). Celle-ci soutient l’expression d’une relation entre les donneurs et les receveurs, une relation de solidarité. La promotion du don d’organes va jusqu’à s’appuyer explicitement sur la transmission de la vie entre donneurs et receveurs, et les proches du donneur ne sont pas « découragés à penser que leur proche va continuer à vivre dans les corps des receveurs » (Lock, 2001, p. 319) [11]. La critique de la réification autorise à poser la question de ce que charrient les organes. S’ils font partie de ces « choses chez une personne dont la perte affecte la personnalité : on n’est plus la même sans » (Bertrand, 2018), que reste-t-il de la personne dans ce qui circule ? Ces deux approches coexistantes de la relation entre la personne et sa chair sont susceptibles d’entrer en tension, c’est-à-dire d’être éprouvées comme une contradiction par certains acteurs.
14Cette tension est encore accentuée au moment où la transplantation faciale émerge. À partir des années 1990, la place accordée au corps dans un certain nombre de pratiques médicales et funéraires témoigne en effet de l’inscription de plus en plus forte des identités personnelles dans les corps (Memmi, 2014). Depuis 1994, les proches des donneurs disposent de façon explicite du droit à être informés du devenir de l’organe greffé. Les personnes transplantées sont quant à elles invitées de façon croissante à témoigner de leur reconnaissance envers les donneurs dans une démarche de promotion du « don de vie ». Des dispositifs publics de reconnaissance envers les donneurs, sous la forme de plaques commémoratives dans les lieux publics et de plantations d’arbres symboliques aux abords des hôpitaux, voient le jour au tournant des années 2000 [12]. Des dispositifs individuels de transferts de courriers entre receveurs et proches de donneurs sont également institués.
15Au sein de la littérature en sciences sociales, deux traditions de recherche ont particulièrement travaillé cette tension entre anonymisation et personnalisation. La première a émergé en Amérique du Nord dans le contexte de développement rapide puis d’institutionnalisation de la médecine transplantatoire à partir des années 1980. En partie alertés par la diffusion du modèle biomédical d’interchangeabilité des parties du corps, ces travaux ont proposé un regard critique sur les effets de la transplantation chez les personnes qui reçoivent le don (Sharp, 1995 ; Lock, 1999, 2002). Reprenant le cycle maussien du don – donner, recevoir, rendre (Mauss, 2007 [1924] ; Bateman, 2016) – Renée Fox et Judith Swazey ont développé le concept de « tyrannie du don » pour témoigner du désarroi dans lequel elles rencontraient les personnes transplantées après le don anonyme (Fox & Swazey, 2001 ; Godbout, 2006 ; Shildrick, 2015). La quasi-impossibilité de remplir l’obligation sociale du contre-don serait à l’origine de l’établissement d’une dette négative envers le donneur. Cette approche s’est très largement diffusée au-delà des espaces de la recherche en sciences sociales et est mobilisée par les acteurs institutionnels de la promotion du don d’organes que je rencontre pour justifier de l’instauration de dispositifs collectifs de remerciement au donneur. Cette focale critique montre combien l’incertitude quant à ce que véhicule le don émerge à des degrés divers, quel que soit l’organe échangé. Elle témoigne néanmoins peu du caractère non homogène des expériences de réception d’un organe. Or, il est possible d’étudier les conditions sociales dans lesquelles les receveurs font ou non l’expérience de cette tension (Fox & Swazey, 1992 ; Sanal, 2011 ; Biaudet, 2013 ; Crowley-Matoka, 2016 ; Dicks et al., 2018).
16Le second ensemble de travaux s’inscrit dans un contexte plus récent, marqué par l’internationalisation des pratiques transplantatoires et des échanges sur leurs modes de régulation. Ils abordent le don d’organes dans une perspective comparatiste, à partir des textes et infrastructures qui l’organisent (Rithalia et al., 2009 ; Kaushik, 2009). Ces travaux soulignent l’adoption grandissante du mode de consentement présumé des organes des défunts et, de façon corrélée, du principe d’anonymat. L’anonymat apparaît comme une modalité favorisant l’acceptabilité sociale de la généralisation des prélèvements sans consentement explicite. À l’appui de méthodes quantitatives, ils contribuent à évaluer les effets des politiques publiques sur la quantité de dons (Healy, 2006). Ces recherches peinent toutefois de leurs propres aveux à saisir « comment ces lois fonctionnent en pratique » (Healy, 2005, p. 1023) et passent assez largement à côté des tensions morales qui les imprègnent.
17Prenant le parti d’articuler des niveaux micro et macrosociologiques, en abordant les relations entre donneur et receveur comme un objet à la fois de régulation étatique et de négociation entre acteurs dans le quotidien des services hospitaliers, la suite de cet article entend dépasser les écueils de ces approches. Comment la politique du don anonyme est-elle performée ? Comment les équipes médico-chirurgicales et les patients articulent-ils dans le cours de leurs pratiques la contrainte d’anonymisation de la matière prélevée et celle de reconnaissance envers le donneur ? J’étudierai dans les deux parties qui suivent la façon dont les tensions autour de la dimension identitaire de la chair, repérées ici au niveau des politiques publiques, se déploient chez ceux qui réalisent des transplantations faciales – à savoir premièrement les professionnels de la médecine qui assurent sa réalisation et deuxièmement les personnes transplantées qui la vivent et participent activement à en produire la réussite.
La politique du don anonyme au bloc opératoire : « on ne greffe pas un visage »
18Au tournant des années 2000, les équipes hospitalières qui portent un projet de réparation faciale par remplacement du visage s’attellent à convaincre les membres d’instances étatiques chargées de réguler les transplantations [Agence de la Biomédecine (ABM)] et les expérimentations humaines [Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), Haute autorité de santé (HAS)] de la légitimité d’inclure le visage parmi les parties du corps prélevables et remplaçables [13]. Les acteurs les plus mobilisés sont ceux qui constituent les effectifs des services de chirurgie maxillo-faciale et plastique des deux CHU qui réaliseront des opérations à partir de 2005. À partir d’entretiens que nous menons dans les années 2010 et des archives récoltées au fur et à mesure de mon immersion dans ce milieu, j’observe qu’ils mènent dès 2002 un important travail d’intéressement auprès des infirmières coordinatrices du don. Ces professionnelles – aussi centrales que méconnues – officient dans les coulisses de la transplantation d’organes [14]. Elles ont notamment été en charge de procéder aux entretiens avec les proches des donneurs et obtenir ou non la mise en circulation de visages. En effet, en l’absence d’interdiction légale de prélever la face de donneurs d’organes – l’avis du CCNE n’est que consultatif et le droit ne spécifie pas la liste des organes prélevables –, c’est l’acceptation de professionnelles du don de formuler cette requête auprès de proches de défunts qui a permis la transplantation [15].
19L’une des conditions pour convaincre ces acteurs de l’acceptabilité des transplantations faciales a consisté à intégrer le visage dans la conception topique de la médecine transplantatoire (Schlich, 2010 ; Prentice, 2013 ; Tournay, 2015). Au regard de cette dernière, le corps est une machine constituée d’un ensemble de pièces détachables. Certaines ont pour propriétés de remplir une fonction spécifique, d’être remplaçables et récupérables chez les défunts : les organes. Comment le visage est-il devenu un organe ?
Faire du visage un organe
20Avant même de pouvoir anonymiser, rendre acceptable le prélèvement du visage d’un défunt implique donc de le penser comme une partie du corps pourvue d’une fonction déterminée. Mais « toutes les parties de la personne humaine ne sont pas aussi facilement “anatomisables” » (Godeau, 2007, p. 31). En l’occurrence, la difficulté à distinguer le visage de la personne qui le porte limite son anatomisation. Cette difficulté s’illustre en 2004 dans le conflit sur la définition d’un visage, qui oppose le Comité consultatif national d’éthique saisi pour évaluer l’opportunité de la transplantation faciale et les équipes médicales des deux hôpitaux qui sont investies dans un tel projet. Éthiciens et professionnels de la chirurgie vont produire deux définitions distinctes du visage : l’une, défendue par le CCNE dans son avis no 82, qui en interdit le prélèvement et, l’autre, mobilisée par certains chirurgiens, qui le permet. En amont de la publication de l’avis de l’instance éthique, lors des auditions notamment mais aussi dans les médias, les chirurgiens à la tête des équipes faisaient essentiellement valoir l’importance du visage pour vivre en société et l’impossibilité pour leurs patients défigurés de vivre sans visage, ou de vivre avec un visage qui n’en a que le nom, mais qui ne remplit que difficilement ses fonctions tant mécaniques qu’expressives [16]. Ils suggéraient que le visage comme organe devrait pouvoir être remplacé lorsqu’il se fait défaillant, de la même manière qu’un rein lorsqu’il ne filtre plus suffisamment le sang, un cœur lorsqu’il ne pompe plus adéquatement. Aussi, si l’on en croit l’avis que le Comité consultatif national d’éthique publie en février, l’argument de la nécessité du visage a très bien fonctionné. Le Comité fait écho à la défense de l’importance du visage pour tout être humain. Néanmoins, cela ne justifie aucunement la réalisation de greffes du visage : l’importance du visage vaut pour les vivants comme pour les défunts, qui ne cessent d’être des humains après la mort. Dans ce contexte, il serait irrespectueux pour le défunt et violent pour ses proches de retirer son visage :
Toute société humaine a donné au visage une force symbolique telle qu’on voit mal des dons explicites fréquents. Les dons implicites assimilés aux dons d’organes sont également illusoires. L’idée même d’une crémation rapide qui permettrait ce don n’anéantit pas ce qu’est le respect du corps immédiatement après la mort. Le dépeçage d’un corps est déjà vécu comme une violence acceptée au nom du sauvetage des autres. L’ablation d’un visage pour seulement redonner espoir à un visage détruit a peu de chance d’être acceptée comme telle.
22L’importance du visage pour toute personne humaine en empêcherait le prélèvement sur les personnes décédées. L’objectif même de la greffe est rendu illégitime au nom de la mise en équivalence du visage du donneur d’organes et celui de la personne en attente de réparation.
23Que vont répondre les chirurgiens impliqués dans la défense de cette opération à cette validation de l’importance du visage qu’ils prônent en partie eux-mêmes et qui est mobilisée contre leur projet ? On pourrait émettre l’hypothèse que, de la même manière que pour les autres organes, les professionnels assimileraient le non-usage des organes du défunt avant sa mise en bière à un gâchis de matière corporelle dans un contexte de pénurie d’organes [17]. Pourtant, en matière de transplantation faciale, plus radicalement peut-être, les acteurs vont soutenir que la partie du corps amenée à être prélevée n’est pas un visage au sens où l’entend le CCNE. Reprenant le travail sur le langage et l’ordre symbolique entamé par ceux qu’ils appellent non sans sarcasme « les philosophes », les membres des équipes chirurgicales vont pointer du doigt la confusion dont témoigne leur avis entre le visage propre aux vivants et celui des morts. « On ne greffe pas un visage, mais une face » est une formule que je retrouve de façon quasi invariable tout au long de mon enquête au sein des deux services de chirurgie. Distinguer le visage des vivants de la face des morts consiste à affirmer que la « force symbolique » et la fonction de communication associées au visage s’effacent avec l’arrêt des fonctions cérébrales de la personne. Le visage du défunt, unité anatomique immobile, se résumerait à un support de reconnaissance aussi figé qu’une photographie. Réduit à sa seule fonction identificatoire, il ne répondrait plus aux critères de définition d’un visage qui se doit d’être mouvant et expressif. L’unité anatomique peut être prélevée, la personne et sa chair sont distinguées. Autrement dit, rendre légitime le retrait de la face du donneur au profit du receveur passe par l’attribution au visage de fonctions uniquement pertinentes pour le vivant. Cette distinction entame le processus d’anonymisation. Celui-ci se poursuit au bloc opératoire [18].
Prélever la face, transplanter un greffon et faire advenir un visage
24En pratique, les professionnels accordent quatre statuts distincts – et quatre noms qui en garantissent l’hétérogénéité – à la matière échangée au cours des opérations de prélèvement et transplantation, selon qu’elle est portée par le donneur mort, prélevée, créée ou greffée sur le receveur. Ils font référence, respectivement, à la face du mort, au greffon prélevé, au masque créé pour le défunt et au visage du patient transplanté. Chacun de ces statuts de la matière, avec leurs implications symboliques et pratiques, accompagne mais aussi témoigne de l’évolution du processus d’anonymisation de la matière.
25Une fois la face extraite du corps du donneur, la matière autonomisée acquiert le statut de greffon. La terminologie n’est pas spécifique au cas de la transplantation faciale et désigne, au sein du dispositif transplantatoire, les organes en transfert dont il faut assurer la « survie », qu’il faut « répartir » et « attribuer » aux patients inscrits sur liste d’attente [19]. Au cours du prélèvement, au fur et à mesure que le donneur se vide de ses organes, il passe successivement du statut de patient, à celui de défunt, puis de cadavre. Ce processus de transformation statutaire du donneur au cours du prélèvement conduit l’ethnologue Claire Boileau (2002, p. 53) à considérer qu’il est « une sorte d’intermédiaire encombrant » au regard des soignants. Pourtant, une fois le prélèvement terminé, la restauration du corps vise précisément à lui restituer le statut de défunt, c’est-à-dire doté d’une identité sociale et pris dans une trajectoire mortuaire auprès de ses proches. Le masque aux traits et couleurs du défunt, qui se substitue à la face, doit permettre à ses proches de le reconnaître [20].
Figure 1 : Schéma des transformations de statut de la matière
Figure 1 : Schéma des transformations de statut de la matière
26À l’inverse, le greffon qui a été prélevé n’est supposé contenir aucun élément de la personne qui le portait jusqu’alors. Il est lavé de son sang, stocké le temps du trajet vers l’hôpital où se trouve le receveur, voire taillé aux besoins du patient en attente de réparation. Le passage entre la face qui permet encore l’identification du défunt et le greffon comme matière anonyme et prête à être transplantée s’illustre au cours de la scène suivante, qui se joue au bloc opératoire. Filmée lors d’une opération de transplantation faciale avant mon arrivée dans le service, elle m’est montrée et racontée en même temps par un infirmier coordinateur. La caméra est placée face à la porte d’entrée du bloc, le coordinateur m’indique que le patient que l’on voit sur la table d’opération est prêt à être greffé et que le greffon est arrivé. Là, une personne entre dans le bloc avec le greffon posé sur un plateau – matière molle à l’apparence d’un « visage » posé et déplié – et s’exclame : « Qui c’est qui a commandé une pizza ? » Suivent quelques rires et exclamations contenues. Le greffon, matière thérapeutique, est assimilé à de la nourriture. En me racontant la scène, je perçois chez mon interlocuteur une certaine gêne, qu’il accompagne d’un avertissement : il ne faudrait pas que cette vidéo tombe « entre de mauvaises mains ». Hors du contexte professionnel du bloc opératoire, où la sociabilité est marquée par un humour noir, graveleux, et où les références au cannibalisme ne sont pas exceptionnelles, le rapprochement entre la matière objet de don et l’alimentation risquerait de choquer [21]. Ce qui rend possible de faire et de rire de la blague de la pizza, c’est précisément la perte de la charge identitaire de la matière au cours du processus d’anonymisation. En outre, faire cette blague c’est aussi performer le statut d’objet dépersonnalisé de la matière. Les acteurs au bloc opératoire s’attachent à s’en tenir au statut du greffon comme matière impersonnelle, par les mots, par les gestes et techniques, par l’humour.
27Enfin, une dernière transformation du statut de la matière intervient lors de la transplantation du greffon chez le patient receveur. La connexion des vaisseaux du greffon avec ceux du patient entame le chemin inverse à l’anonymisation. De matière interchangeable, dépersonnalisée, elle se fait visage à nouveau. Le moment qui en témoigne le plus hautement est celui de la « coloration du greffon », c’est-à-dire lorsque, à la fin de l’opération, le personnel du bloc opératoire scrute le patient transplanté alors que l’anesthésiste relance son système circulatoire. Moment emblématique, il résume couramment la dizaine d’heures d’opération lors des représentations télévisées de la transplantation faciale. Moment de communion au bloc aussi, à propos duquel les professionnels s’autorisent à parler de « magie ». Ce qui n’était qu’une matière dépersonnalisée reprend des couleurs et s’intègre à l’organisme du receveur, qui peut maintenant en animer les potentialités.
28Au terme de ce processus, le patient transplanté dispose donc d’un nouveau visage que le dispositif de la transplantation s’est chargé de rendre anonyme, de le libérer de la personne du donneur. L’ensemble des opérations langagières, pratiques et symboliques qui parcourent le processus de prélèvement et de transplantation ont été les supports de cette anonymisation. Ce processus soutient les professionnels de la chirurgie dans leur travail et a permis de rendre acceptable son prélèvement au regard des institutions. Qu’en est-il après l’opération pour les personnes transplantées ? Comment s’articulent les pratiques hospitalières de l’anonymat et l’expérience par les personnes transplantées du don anonyme ?
L’anonymisation de la matière à l’épreuve de sa réception par les patients : oublier le donneur, mais remercier le don
29Au lendemain de l’opération, le travail d’anonymisation du greffon se mue en un encadrement collectif de son intégration. L’anonymat, après avoir été le support de la transformation d’une matière personnalisée en une matière thérapeutique interchangeable, devient celui de son appropriation par les patients greffés. Les soignants (psychologues, kinésithérapeutes, orthophonistes, infirmiers, aides-soignants), ainsi que les autres patients concernés, scrutent la relation que chaque personne transplantée développe avec son nouveau visage. Les professionnels traquent les preuves d’acceptation du greffon et, ce faisant, s’assurent que les receveurs de face s’en tiennent à l’approche du corps-machine qui sous-tend la médecine transplantatoire. Il est attendu des patients qu’ils respectent le travail d’anonymisation en ne cherchant pas à identifier leur donneur et en n’enquêtant pas sur leur histoire ou leur personnalité.
30Toute tentative d’association de la matière reçue à la personne donneuse est rendue illégitime. La matière ne saurait charrier son identité, comme en atteste le chirurgien-dentiste et membre d’équipe médicale, Philippe Forney : la « perception du phénomène d’intégration du transplant facial, qui à travers le visage, envahirait l’inconscient et le caractère de l’être restitué, relève du mythe ancestral de la chimère et du fantasme cinématographique » prévient-il dans un « rapport sur l’éthique de la greffe » diffusé dans le service de chirurgie. Le transfert d’identité par la matière corporelle est effectivement un objet privilégié d’inspiration des auteurs de fiction, à l’image des célèbres Mains d’Orlac de Maurice Renard (1920) où un homme greffé aux mains craint d’être pris de pulsions assassines en apprenant que les greffons ont été prélevés sur un meurtrier. Mais c’est également un phénomène documenté par les chercheurs en sciences sociales qui se sont intéressés à la réception des transferts de matière corporelle. Qu’il s’agisse de transferts à des fins thérapeutiques comme les greffes d’organes (Fox & Swazey, 1992), ou en vue de la reproduction comme à travers le don de gamètes (Théry, 2009 ; Gross, 2014), ou encore dans une perspective de recherche avec les prélèvements de cellules et leur manipulation en laboratoire (Skloot, 2010 ; Merleau-Ponty, 2017), la question se pose à chaque fois de savoir ce que charrie la chair pour les personnes qui la reçoivent.
31En outre, la réflexion sur les transferts d’organes est profondément marquée par l’approche du don de Marcel Mauss, élaborée à partir de son étude des formes d’échange dans la société ma¯ori des années 1920. Dans celle-ci, la chose donnée est toujours accompagnée de l’esprit du donateur, le hau [22] : « La chose reçue n’est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui » (Mauss, 2007 [1924], p. 80). Pour Margaret Lock (2001, p. 328), au terme d’une ethnographie des pratiques de greffe à partir de prélèvements sur les défunts en Amérique du Nord, « il est clair que les patients essayent de devenir ce qu’ils pensent que le donateur était […] il n’y a aucun doute qu’il y a des changements dans le sens de soi [23] ». Qui plus est, dans le cycle d’échange en trois temps – donner, recevoir, rendre –, le hau revient toujours au donateur. Il incarne à la fois la personne qui donne et l’attente de réciprocité. Dès lors, les dangers de la réception du hau du donateur constituent une « raison profonde de ne pas entrer dans un rapport de don » (Godbout, 2007, p. 176).
32À travers le suivi de cinq patients transplantés, j’identifie deux postures de patients vis-à-vis de la politique du don anonyme : l’anonymat performé (1) et le hau préservé (2). Cette typologie ne vise pas à être représentative du phénomène d’incorporation d’un organe, mais montre que la relation au donneur n’est pas travaillée de façon uniforme.
L’anonymat performé
33Cette posture s’inscrit directement dans la continuité du processus d’anonymisation de la matière entamée au bloc opératoire et suppose sa réussite. Le patient transplanté adhère au modèle du greffon exempt de la personne du donneur. Son expérience est en adéquation avec l’arrangement spécifique de la relation entre corps et personne, matière et identité, soutenu par la politique du don anonyme.
34Christophe Tonnerre incarne tout particulièrement la posture de l’anonymat performé. Porteur de neurofibromatose, une maladie qui implique le développement de tumeurs de la peau et déforme les traits de son visage, il a trente-cinq ans lorsqu’il reçoit une transplantation à partir d’un donneur d’organes. Intermittent du spectacle, il a déjà subi une dizaine d’interventions de chirurgie esthétique auparavant. Chacune a porté l’espoir de réduire les excroissances qui se forment inlassablement sur son visage et d’en tendre les traits. Toutefois, aucune ne lui avait encore permis de disposer d’une apparence stable pendant plus de quelques mois : « J’ai attendu 35 ans avant d’être enfin satisfait » résume-t-il. Après la greffe il dit se reconnaître, lui, sans le moindre trouble, dès le moment où il pose un premier regard sur son visage. Celui-ci lui apparaît plus « naturel » qu’il n’a jamais été et lorsqu’il effleure le sujet de la transformation identitaire c’est sous l’angle de la révélation de sa propre personnalité : son visage lui offre enfin les moyens de l’expression de son identité. Il est encouragé par l’entourage médical, à l’image du chirurgien Philippe Forney qui écrit, dans le rapport susmentionné, que chaque visage post-greffe « appartient définitivement à l’histoire individuelle qui le fait vivre ».
35Cela n’empêche pas Christophe, au cours de notre premier entretien, de tracer de ses doigts la limite entre ce qui lui a été ajouté par la transplantation et ce qui lui appartenait déjà en amont. Et de conclure, après avoir dessiné les contours de son visage, de derrière les oreilles à la base du cou en remontant sur les cicatrices au niveau du cuir chevelu : « j’ai le visage d’un autre ». Le caractère total de sa transformation n’augure pas son degré d’identification à la personne qui portait la matière avant lui. Christophe parle de son visage post-greffe comme d’un masque impassible qu’il a dû rendre vivant, sur lequel il a fallu réimprimer sa personnalité. Dans une mise en récit de son expérience de la transplantation, il témoigne de l’importance de ne pas « considérer le donneur comme une part différente » de lui, car cela « reviendrait à nous penser comme deux entités distinctes l’une de l’autre qui doivent coexister ». Il reprend précisément la terminologie pertinente au bloc opératoire en se distinguant des personnes qui considèreraient le greffon comme un masque :
Quelqu’un qui verrait son donneur en se regardant dans le miroir serait, selon moi, tombé dans le masque. Il ne regarderait pas son greffon comme un greffon, mais comme un masque représentant son donneur. Ce n’est pas mon cas. Lorsque je me vois, c’est bien moi que je regarde et non moi, porteur d’un greffon-masque.
37Un travail de rééducation accompagne ce processus d’appropriation de la matière. Comme lui, l’ensemble des patients parlent en effet de l’incorporation du greffon comme d’un travail, qu’ils mènent parfois en collaboration avec des kinésithérapeutes et des orthophonistes. Ils évoquent les exercices de rééducation de leur gestuelle faciale, de leurs mimiques, de leurs expressions, l’entraînement pour fermer les lèvres ou cligner des yeux. Dominique Tesbal, une patiente de quarante ans qui souffre de malformation artérioveineuse depuis vingt ans et qui a subi l’ablation d’une majeure partie de son visage en vue de la transplantation raconte l’organisation serrée de la réappropriation de ses capacités faciales. Depuis la greffe, ses semaines sont rythmées par les rendez-vous avec des kinésithérapeutes : « j’en ai un qui s’occupe d’assouplir la greffe, un autre qui travaille à l’intérieur, et j’en ai une elle fait la mâchoire ». Chacun des cinq patients met en avant un « temps du corps », qui implique de laisser le temps à son organisme de tisser des liens entre les parties greffées et initiales de son anatomie.
38Dans le même temps, les patients sont appelés par l’équipe chirurgicale à ne pas oublier l’origine étrangère de la greffe. En effet, perdre de vue l’altérité – a minima immunologique – avec le greffon est perçu comme un risque : celui que le patient ne prête pas suffisamment attention à son traitement médicamenteux anti-rejet. Celui-ci baisse les fonctions immunitaires de son organisme afin qu’il ne rejette pas le corps étranger qui a été greffé. Aussi, pour limiter le caractère potentiellement contradictoire de ce rappel de l’altérité par rapport à l’injonction à l’appropriation, les chirurgiens transmettent systématiquement des informations concernant la tranche d’âge et le sexe du donneur. Transplanter une face de femme chez un homme, ou inversement, est perçu comme une source supplémentaire de difficulté dont « les patients [n’]ont pas besoin », pour reprendre l’expression du chirurgien Claude Ethez. En assurant aux patients une certaine similarité avec le donneur, le principe d’anonymat s’arrange donc de quelques limites, voire d’un paradoxe : des informations sur l’origine de la greffe sont mobilisées au profit de la bonne acceptation du greffon.
39En outre, en raison du rôle accordé aux personnes transplantées dans la promotion nationale en faveur des dons d’organes, les patients transplantés sont incités, à différents moments de leur parcours, à remercier et parler du donneur anonyme qui a permis la greffe. Christophe Tonnerre se souvient avoir été désarçonné :
Christophe Tonnerre : Quand les journalistes me demandent « Est-ce que je pense au donneur ? », la première fois qu’on m’a posé la question c’était Michel Serra dans son émission sur Radio Matin, je me souviens j’ai répondu « non ». Et en disant « non », je me dis « oh là là je suis trop brusque j’ai intérêt à me… pas à me justifier, mais à m’expliquer ».
Enquêtrice : Ça vous a surpris comme question ?
Christophe Tonnerre : Voilà, et moi je dis non. Et donc du coup j’ai dû développer [rire] ! Et moi comme je dis souvent les meilleurs moyens de rendre hommage à l’équipe médicale, au donneur et à la famille du donneur qui a accepté le prélèvement c’est de vivre, d’être heureux, d’avoir des projets.
41Je mène également un entretien avec Christophe peu après la médiatisation d’une rencontre aux États-Unis entre les proches d’un donneur de face et la personne qui a reçu la greffe. Je l’invite à réagir à cette situation qui contraste avec la politique de l’anonymat en France. Il n’en a pas entendu parler, mais ajoute :
Si dans cette relation ça a aidé quelqu’un, je pense que c’est la femme du donneur, parce que symboliquement parlant en général les personnes qui acceptent le prélèvement de leurs défunts se disent « quelque part il continue à vivre dans le receveur » donc ça devait être sûrement un soulagement pour cette dame. Maintenant, je ne suis pas certain que le receveur ça lui apporte quelque chose de plus. Parce que s’ils se rencontrent, s’ils discutent, s’ils se voient régulièrement ils vont apprendre à mieux se connaître donc à connaître les bons moments et les moments de douleur, de vie que n’importe qui a et je me dis en tant que donneur prendre sur soi l’histoire de son donneur et si on a bénéficié d’un don c’est que la personne est morte, bon c’est quand même une charge lourde quoi !
43L’anonymat le protège en tant que receveur, car il lui épargne de porter la « charge lourde » de l’identité du donneur et le prévient du coût moral dont pourrait résulter la rencontre avec les proches du défunt. Ce serait donc « grâce à l’anonymat que le don est recevable » (Caillé & Godbout, 2007, p. 77) et lui-même se réjouit de ne pas être en mesure d’entrer en contact direct avec les proches du donneur :
Si je voulais écrire à la famille pour la remercier, j’aurais la possibilité, mais il faudrait que je donne mon courrier au médecin qui lui transmettra. Donc du coup je ne saurais pas qui c’est, ni eux, voilà. Mais ça ne m’intéresse pas parce que s’ils étaient face à moi en eux je verrais la famille du donneur et eux verraient en moi peut-être ah ben notre père notre frère quelque part VIT en ce monsieur. Donc la relation humaine comme nous là maintenant, elle serait faussée. Donc je dis nan vaut mieux laisser comme ça et ce qui fait la beauté du don d’organe c’est l’anonymat et la gratuité du don. C’est ça qui fait l’intérêt donc c’est mieux ainsi.
45Si aucun des patients rencontrés n’a mobilisé à ce jour cette possibilité, le dispositif de remerciement par courrier anonyme à la famille du donneur est le seul à répondre aux éventuelles attentes d’échange qui émaneraient des patients. L’anonymisation « étouffe toute idée de créer des liens humains tangibles » (Lock, 2001, p. 319). Christophe dit préférer rendre hommage au geste de don en vivant pleinement sa vie, en faisant la promotion du don d’organes au quotidien et en remerciant collectivement « les donneurs » lors de ses interventions publiques, comme le conseille l’Agence de la Biomédecine. Surtout, il ne souhaite pas associer sa greffe à une personne autre que celle qu’elle permet de révéler, à savoir lui-même. Si Christophe incarne au plus haut point la posture de l’anonymat performé, l’identification au donneur est également loin d’être un enjeu majeur d’inquiétude pour la majorité des patients transplantés rencontrés [24]. Comme lui, ils ont presque tous reçu une greffe à partir de donneur d’organes après avoir entamé un parcours de réparation à partir de techniques plus courantes et ont vu leur visage se transformer à maintes reprises. Le souhait de (re)devenir eux-mêmes des anonymes dans la foule a tendance à l’emporter sur les inquiétudes vis-à-vis de l’origine de la matière qui vient les réparer.
Le hau préservé
46Certains patients résistent néanmoins à la surveillance des professionnels et aux incitations des intermédiaires du public qui se font les relais de la bonne manière d’accueillir la greffe. Ils tentent d’accorder de la place au donneur, jusqu’à préserver des éléments de sa personne et de son histoire. La posture du hau préservé en témoigne, qui suppose la remise en cause de l’aboutissement du processus d’anonymisation de la matière et l’éloignement de la contrainte de l’anonymat. Elle est particulièrement incarnée par Jeanne Dupuy et révélée par les critiques qu’elle suscite. Jeanne est une patiente de quarante ans, récemment admise dans le service de chirurgie maxillo-faciale lorsque l’éventualité de la greffe lui est proposée. Elle a perdu une partie de son visage dans un accident domestique. Vendeuse de formation et mère au foyer, elle accepte la transplantation faciale « pour retrouver une apparence normale ». Comme Christophe, elle évoque le travail de récupération des fonctions motrices de son visage. Mais, contrairement à lui, elle souligne le fait que les séances de rééducation sont des moments où parler de la greffe et de « la donneuse ». Elle ne cherche pas à oublier la présence de l’autre en elle.
47Or, au sein de l’hôpital, la relation qu’elle construit avec sa donneuse pose problème et elle fait l’objet d’un encadrement particulièrement resserré de la part de l’équipe. Trois outils sont conjointement mobilisés pour assister la patiente à développer un bon « rapport à soi-même » (Fassin & Memmi, 2004, p. 22) et contrôler l’acceptation de la greffe : la parole, la rééducation des fonctions faciales et l’imagerie cérébrale. Estelle Tremaud, la psychologue qui suit Jeanne Dupuy depuis son accident, fait état, dans un rapport interne au service de chirurgie, des signes qui l’alertent au cours de sa rééducation et des prescriptions qu’elle lui transmet :
La patiente doit se familiariser avec l’extérieur du transplant, mais aussi avec l’intérieur de la cavité buccale. L’impossibilité de supporter un doigt dans la bouche, même le sien, montre la difficulté d’intégrer cette partie. Elle doit faire le deuil du visage qui était le sien avant l’accident. Le plus difficile est de s’approprier cette partie qui vient de quelqu’un d’autre et de ne pas l’observer comme une spectatrice. Il lui faut accepter sa nouvelle image et la considérer comme la sienne à part entière. Se mettre plusieurs fois par jour, chaque jour, devant un miroir pour regarder minutieusement le transplant, attentive au moindre signe de rejet et répéter les exercices n’aide pas à intégrer le visage dans son ensemble. Toutes les différences, avec ce qu’elle était avant, sont remarquées : des poils au menton, l’épaisseur des lèvres, le grain de peau. […] Notre patiente doit apprendre à solliciter un visage qu’elle ne connaît pas. Elle va devoir au fur et à mesure des progrès l’apprivoiser et s’approprier sa mobilité. Il lui faut se retrouver, retrouver une personnalité, sa nouvelle personnalité. Les changements fréquents de coiffure de notre patiente pendant ces trois années signent la projection de souhaits identitaires, la recherche d’une image qui lui convient : pendant un temps elle entretiendra sa teinture brune comme avant l’accident, « tout ce qui me reste de moi » me dira-t-elle. Dans la quête de son identité, elle doit oublier ce qu’elle était, mais symboliquement elle n’arrive pas à changer sa carte d’identité qui arrive bientôt à terme [25].
49La difficulté à toucher la partie greffée, la propension à remarquer les changements d’apparence par rapport à son visage d’avant l’accident inquiètent la professionnelle. Aussi, pour vivre la greffe de façon adéquate aux attentes soulevées ici, la patiente devrait éviter d’attribuer une identité à la donneuse tout autant qu’oublier celle qu’elle était avant la greffe. Au sein même du groupe des personnes transplantées – qui entendent parler des cas de chacun à travers leurs évocations dans la presse, les échos des couloirs d’hôpital et parfois leur rencontre au cours d’une hospitalisation croisée –, elle est critiquée, et notamment par Christophe :
Pour moi, c’est vraiment personnel, elle n’a pas accepté sa greffe. Parce que, paraît-il […] qu’elle considère la donneuse comme sa sœur un peu et ça lui arrive de parler à sa donneuse lorsqu’elle est devant son miroir. Je me dis que c’est pervers comme réaction, parce que là elle est dans un cercle vicieux qui fait que pour moi elle n’a pas accepté sa greffe. […] Y penser, en parler sans arrêt, ce n’est pas une preuve d’acceptation.
51De la même manière que les psychologues établissent des durées de deuil avant qu’ils ne soient considérés comme pathologiques (Molinié, 2006 ; Memmi, 2011), il y aurait dans le processus d’incorporation une période où la dualité est acceptable puis où elle devient pour reprendre les mots de Christophe « malsaine », « perverse », la preuve d’une incorporation non aboutie à un moment où elle devrait être achevée. En effet, en faisant cela, en maintenant une relation donneuse-receveuse, Jeanne met en péril le processus d’anonymisation – et la posture de l’anonymat préservé – dans lequel lui-même s’inscrit. Elle compromet un des fondements du système de la transplantation qui s’appuie sur une séparation de la personne et de son corps.
52Dans la mesure où les preuves d’incorporation de la greffe ne sont pas fournies par la patiente dans les modalités attendues, médecins et chirurgiens vont mobiliser d’autres outils qui complètent ou démentent la parole de la personne greffée : l’imagerie cérébrale, en particulier, offre le type de confirmation attendue. À partir des réactions du cerveau aux stimuli de la zone greffée, les neurologues fournissent aux chirurgiens une évaluation de l’intégration du greffon dans les « représentations internes du corps du sujet » (Dumit, 2004). L’image produite par IRM distingue des zones du cerveau, qui sont chacune associées à une partie du corps : si la zone associée à la bouche et au visage est plus marquée après qu’avant la greffe, alors il serait possible de déduire que le patient a intégré qu’il avait retrouvé un visage. Ces images sont couramment utilisées lors des congrès de chirurgie pour témoigner du « bon ajustement » des patients (Pomahac et al., 2014). La représentation du corps décelée dans le cerveau permet de dépasser la parole de la patiente et de conclure à l’intégration de la matière dans son « schéma corporel ». L’imagerie cérébrale traduit le corps individuel, cette « incorporation du soi caractérisant la personne » pour reprendre l’expression de Margaret Lock et Nancy Scheper-Hughes (1996). Le cerveau vient remplacer le « psy » comme preuve objective d’incorporation (Rose, 2005 ; Dodier & Rabeharisoa, 2009), comme en atteste Philippe Forney dans le rapport mentionné précédemment : « Les craintes subjectives […] ne résistent pas à l’analyse objective des faits neurocognitifs mis en évidence par nos études en IRM fonctionnelle ».
53Ainsi, ce qui s’apparente à l’expression d’une « dette positive » de Jeanne envers sa donneuse (Godbout, 2007, p. 176) fait l’objet de résistances de la part des professionnels comme des autres patients. Cette résistance n’est pas propre au don de face et se lit dans les quelques témoignages de patients transplantés qui la thématisent ouvertement. C’est le cas de Claire Sylvia, transplantée cardiaque aux États-Unis, qui attribue à son donneur une personnalité et s’oppose à la neutralisation de la transmission d’éléments de sa personne (Sylvia & Novak, 1998). Elle fait le récit de sa greffe dans les termes d’une révélation quant à la charge identitaire des organes :
Toute ma vie, on m’a dit que […] le cœur humain n’est qu’une pompe. Une pompe incroyablement importante, mais seulement une pompe, une machine monotone et obligatoire. Selon ce point de vue, qui est celui de la médecine occidentale contemporaine, le cœur ne contient aucun sentiment et ne porte pas de sagesse, de connaissance et de souvenir. Et si le cœur d’une personne a précédemment habité le corps d’une autre personne, ce fait n’a aucune signification ou implication particulière. J’avais l’habitude de croire ces choses, mais aujourd’hui je sais qu’il en est autrement [26].
55Ces cas limites signalent l’existence d’expériences portées par des individus qui résistent au processus d’anonymisation. Les organes « habitent le[s] corps » de personnes successives, ils servent leur fonction – le visage exprime, le cœur pompe –, mais ne s’y réduisent pas. Ils peuvent se faire les porteurs de « connaissance [s] et de souvenir [s] », pour peu que l’on soit autorisé à le penser.
56Toutefois, pour les membres de l’équipe médicale qui suit Jeanne Dupuy, cette perspective est problématique. Elle remet non seulement en cause leur propre effort pour distinguer la donneuse et la face mise en circulation, mais pourrait aussi entraîner ce qu’ils appellent « le rejet psychologique du greffon ». Le manque d’acceptation psychique de la greffe risquerait d’entraîner son rejet organique. L’avis des membres du CCNE était largement construit autour de ce risque de rejet, jugé particulièrement grave dans le cas du visage : « Il ne s’agirait pas du rejet psychologique d’une partie de soi, mais de soi tout entier » (CCNE, 2004, p. 17). La psychologue Estelle Tremaud justifie également le suivi au long cours des personnes transplantées par cette crainte : « Il pourrait y avoir le rejet psychologique du greffon. » À travers cette articulation entre rejet psychologique et rejet du greffon, la tension entre transfert de matière et transfert d’identité est exacerbée.
57Des histoires de rejets « inexplicables sur le plan médical » circulent, à l’oral comme à l’écrit, au sein des équipes et soutiennent cette perspective. Ainsi l’histoire d’un homme greffé cardiaque qui perd son greffon à la suite du dévoilement de l’identité de son donneur, est reprise par deux chirurgiens du visage et membres d’équipe transplantrice – P. Forney et C. Ethez – dans un rapport à l’attention des futures équipes afin de justifier de l’encadrement légal et thérapeutique mis en place :
[après la greffe] tous les contrôles qu’effectuent les médecins se révèlent positifs : le patient ne montre aucun signe de rejet. La greffe est considérée comme réussie. Jusqu’au jour où la mère du donneur vient sonner à sa porte. Elle a transgressé les règles d’anonymat que le corps médical avait mises en place, retrouvé le nom du receveur et cherché son adresse. Elle lui parle de son fils décédé, lui donne une photo de lui et l’invite à assister aux messes anniversaires de sa mort. Après cette visite, le patient se met à souffrir d’un rejet de son cœur, inexplicable sur le plan médical.
59Suite à la visite de la mère du donneur, l’histoire continue, le traitement immunosuppresseur ne fonctionne plus, « un puissant mécanisme de rejet » s’enclenche et conduit à la mort du patient au terme de plusieurs hospitalisations qui ne suffisent pas à enrayer l’inexplicable. À l’issue de ce récit, les auteurs concluent qu’il est essentiel de préserver le « secret » de l’identité du donneur, afin de « prévenir un rejet par une approche globale, somatique et psychique, de la greffe ». Par ce récit, aussi, les médecins témoignent du travail que demande la transformation de parties du corps humain en matières thérapeutiques.
60La politique du don anonyme et l’opposition à la mise en relation du receveur et des proches du donneur servent ainsi d’appui à bien plus qu’un évitement des risques socio-économiques. L’injonction à écarter la figure du donneur peut toutefois être vécue de façon contradictoire avec l’incitation des équipes médicales à ne pas oublier l’origine de la matière, et surtout avec celle des médias et des associations de se montrer reconnaissant envers le(s) donneur(s).
Conclusion
61En France, la relation entre le donneur et le receveur constitue une tension majeure du dispositif de prélèvement-transplantation. L’État, à travers la législation et les dispositifs institutionnels qui organisent la greffe, tente de la prendre en charge tant dans ses dimensions socio-économiques qu’identitaire. Mais c’est seulement au niveau des pratiques, de leur observation et de l’étude des regards posés par les acteurs en situation, que l’on saisit ce que les principes légaux impliquent et la façon dont ils se déploient.
62La traduction du principe légal de l’anonymat en un processus pratique d’anonymisation s’exprime, pour les professionnels, dans l’organisation du travail qui sépare les préleveurs des transplanteurs, dans les mesures pratiques et symboliques qui font du visage des morts une face, et dans la recherche de preuves de la réussite de leur travail auprès des patients. Pour les personnes transplantées, l’anonymisation se traduit par une double contrainte. D’un côté, les patients sont enjoints à ne pas chercher à s’informer sur la personne qui portait le greffon avant eux. Ils sont incités à considérer la matière échangée comme la leur et des preuves de différentes natures sont attendues pour vérifier la bonne intégration de l’organe dans leur schéma corporel. De l’autre, les patients sont invités à être reconnaissants voire à remercier la personne à l’origine du don, et à ne jamais oublier l’origine de la greffe au risque de faire face au rejet de leur greffon. Ainsi, cet article montre que le principe d’anonymat sert d’appui pratique à la création de distance avec le donneur, tant pour les professionnels qui manipulent la matière corporelle et écartent sa charge identitaire, que pour les patients qui la reçoivent. Mais il montre que l’anonymat limite, aussi, tant les formes acceptables du contre don que l’expression des relations qui s’établissent entre les personnes et les chairs.
63Le don d’organes n’a pas l’exclusivité de cette tension et les vifs débats actuels autour de la procréation médicalement assistée (PMA) avec tiers donneur en témoignent. La mise à l’agenda de l’ouverture de cette technique aux femmes célibataires et lesbiennes met en péril le secret de la présence du tiers et, par-là, fait émerger, ou rend visible, des questionnements sur la nature de ce qui est échangé. L’association Procréation Médicalement Anonyme, composée de personnes nées d’un don, s’inscrit précisément dans une lutte contre le « secret d’État » sur leur ascendance dans ce contexte et pour le droit à connaître l’identité des géniteurs au nom de la construction de leur « identité personnelle » (Hondelatte, 2017). À nouveau se pose la question de ce que fait l’anonymisation des matières corporelles aux personnes qui participent à l’échange et que nous avons soumis à analyse à partir du cas des greffes du visage. Elle peut être élargie et reformulée de la façon suivante : jusqu’où associer ou dissocier les personnes du rôle joué par leurs matières corporelles ? L’apparent consensus autour de la politique du don anonyme des organes des défunts, son absence de politisation par contraste avec celle des dons de sperme et d’ovocytes, n’empêche pas la vitalité de ces enjeux pour les professionnels qui manipulent la chair et les patients qui la reçoivent [27].
64Législation et rapports institutionnels
65Agence de la Biomédecine (2017), Rapport annuel de l’Agence de la Biomédecine, Paris.
66Comité consultatif national d’éthique (2004), Avis no 82 sur l’allotransplantation de tissu composite (ATC) au niveau de la face (Greffe totale ou partielle d’un visage).
67JORF du 23 décembre 1976, Loi no 76-1181 du 22 décembre 1976 relative aux prélèvements d’organes.
68JORF du 30 juillet 1994, Loi no 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale, à la procréation et au diagnostic prénatal.
69JORF du 7 août 2004, Loi no 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique.
70JORF du 14 août 2016, Décret 2016-1118 du 11 août 2016 relatif aux modalités d’expression du refus de prélèvement d’organes après le décès.
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Mots-clés éditeurs : politique, transplantation d’organes, anonymat, visage
Date de mise en ligne : 07/05/2020
https://doi.org/10.3917/socio.112.0149Notes
-
[1]
L’espace de la réflexion bioéthique en France ne se résume pas à cette instance, toutefois son avis a été central dans le cas des transplantations faciales et a constitué la première recommandation concernant cette opération sur le plan international. Sur son histoire et la constitution de la discipline bioéthique en France, voir (Memmi, 1996).
-
[2]
Comité consultatif national d’éthique, Avis no 82 sur l’allotransplantation de tissu composite (ATC) au niveau de la face (greffe totale ou partielle d’un visage), 6 février 2004, p. 17-20.
-
[3]
Au sujet de l’émergence de la mort cérébrale au profit de la médecine transplantatoire à la fin des années 1960, voir (Steiner, 2006 ; Rémy, 2010 ; García & Maglio, 2014 ; Boileau, 2015).
-
[4]
Selon l’article L1211-5 du Code de la santé publique : « Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée. » Pour l’interprétation de l’ABM, voir : https://www.dondorganes.fr/questions/124/quelle-est-la-loi-sur-le-don-dorganes.
-
[5]
Loi no 76-1181 du 22 décembre 1976. On notera que si les trois principes sont sans cesse cités ensemble par les acteurs de la transplantation comme par les chercheurs en sciences sociales, le texte de la loi de 1976 ne mentionne pas l’anonymat. Pour son inscription il faut attendre la loi no 94-654 du 29 juillet 1994.
-
[6]
En 2017, 6105 greffes d’organes ont été réalisées sur un total de 23 828 patients en attente. Voir le Rapport annuel de l’Agence de la Biomédecine (2017).
-
[7]
Décret 2016-1118 du 11 août 2016.
-
[8]
Les organes font partie de cette classe de « biens particuliers » dont l’évaluation monétaire et la mise sur un marché sont compliquées – « contestées » – soit par la charge morale associée à leur échange, soit par leur caractère inaliénable. Une classe dans laquelle les organes côtoient les ovocytes, la sexualité, les émotions, les enfants, les animaux sauvages ou encore la nature (Zelizer, 1985 ; Radin, 1996 ; Fourcade, 2011). Pour une sociologie des formes de rétribution financière des dons à un niveau international, voire de la mise en vente des matières corporelles, voir (Steiner, 2010 ; Lundin, 2015).
-
[9]
Aux États-Unis, où aucune loi n’interdit la mise en relation des proches d’un donneur défunt et le(s) receveur(s) de ses organes, des rencontres entre personnes transplantées au visage et proches de donneurs sont organisées depuis la première opération en 2008.
-
[10]
Avis public du Conseil national de l’Ordre des médecins à propos de la greffe partielle du visage, 15 décembre 2005.
-
[11]
En s’intéressant au principe du consentement présumé, Michel Castra avance une source de tension analogue : celle, pour les professionnels du don et les proches des donneurs, de « concilier une double logique d’un corps qui appartient à la communauté et qui, dans le même temps, appartient à la famille » (Castra, 2016, p. 86).
-
[12]
Ces initiatives (i.e. un ginkgo biloba en 2002 à Verdun, une statue sur les bords du Rhin à Strasbourg en 2016) sont essentiellement soutenues par les associations pour le don d’organes (ADOT) locales et les coordinations hospitalières, aussi leur présence est sporadique bien que leur forme soit commune.
-
[13]
Au cours des années 1990 et du début des années 2000, l’Afssaps et l’ABM sont créées parmi d’autres d’organismes indépendants du pouvoir étatique, dans un élan de modernisation de l’action publique. Ces « bureaucraties de second rang » (Benamouzig & Besançon, 2005, p. 305) articulent expertise scientifique et compétence administrative de façon inédite dans le champ de la santé.
-
[14]
Les professionnelles de la coordination, composées d’une majorité de femmes, incarnent l’Agence de la Biomédecine au sein de l’hôpital. Sur le travail de ces intermédiaires de la transplantation, voir (Paterson, 1997).
-
[15]
Le soutien de personnalités médicales et politiques, ainsi que l’obtention a posteriori d’un programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) ont contribué à régulariser le statut de cette expérimentation chirurgicale dans les mois qui ont suivi l’opération et limité les prises d’un potentiel scandale.
-
[16]
Si la défiguration désigne de façon minimale une altération de l’apparence, les atteintes au visage concernent en fait une diversité de fonctions qui dépassent les questions d’esthétique ou d’expression faciale. Sourire et faire un baiser sont régulièrement évoqués, mais aussi se nourrir par la bouche, pouvoir mâcher, ne pas baver, respirer par le nez et sentir les odeurs, cligner des yeux et pleurer sont autant d’actions qui peuvent être compromises par une maladie qui déforme les traits du visage ou un accident qui entraîne la perte d’une partie de celui-ci.
-
[17]
Pour une analyse des arguments mobilisés en faveur et en défaveur du prélèvement par les professionnels et proches de donneurs en état de mort encéphalique, dont le gâchis de matière corporelle, voir (Waissman, 2000 ; Paterson & Herpin, 2000 ; Hamdy, 2013).
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[18]
En France, l’organisation du travail de greffe implique une division entre les acteurs qui participent au prélèvement sur le donneur et ceux qui procèdent à la transplantation chez le receveur – qui vaut aussi pour les acteurs qui les observent. Il manque donc ici la perspective des proches du donneur, à laquelle je n’accède que par la voie des coordinatrices qui ont recueilli leur consentement. Elles ne font état d’aucune demande de mise en relation avec le receveur, toutefois elles disent avoir appris à « cibler » des familles particulièrement familiarisées à la distinction entre le corps et la personne. Au sujet des techniques de recueil de consentement au prélèvement, voir (Boileau, 1997 ; Maroudy, 2014 ; Le Clainche-Piel, 2018).
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[19]
Au sein de l’Agence de la Biomédecine, le Pôle national de répartition des greffons (PNRG) régule la circulation des organes prélevés.
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[20]
Sur l’histoire de la place accordée au visage dans l’identification des personnes, voir (Mandressi, 2013). En outre, si la restauration du corps après prélèvement est une condition légale (loi no 2004-800 du 6 août 2004, article L. 1232-5), la réalisation du masque constitue aussi pour de nombreux acteurs « la condition éthique » sans laquelle la greffe du visage ne serait pas acceptable, comme le formule une chirurgienne maxillo-faciale.
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[21]
Cette réserve n’est pas exprimée comme un interdit, mais témoigne de la conscience d’une spécificité de sa socialisation professionnelle. Au sujet de la socialisation à l’humour au bloc opératoire, voir (Godeau, 2007 ; Pouchelle, 2007 ; Zolesio, 2012).
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[22]
Le concept de « hau » est d’abord une notion juridique ma¯ori et l’emploi qui en est fait dans cet article, à partir de l’étude de Marcel Mauss et de son héritage socio-anthropologique, ne saurait refléter sa complexité. Pour une analyse de l’évolution du sens accordé à la notion de « hau » et une critique indigène de son usage chez M. Mauss, voir (Stewart, 2017).
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[23]
Il est possible que la question du changement identitaire se pose de façon accrue dans le cas du visage en raison de la visibilité de la greffe. Toutefois, ce n’est pas dans les termes d’un risque de ressemblance entre donneur et receveur, qui a rapidement été évacué du débat français et n’est pas problématisé par les patients.
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[24]
À partir d’une enquête par questionnaires, Julien Biaudet avance également un fort « attachement à la règle de l’anonymat » de la part de 426 enquêtés greffés cardiaques : 82,2 % des répondants sont favorables à l’affirmation « Le don d’organes ne peut se faire que dans le plus strict anonymat » (Biaudet, 2013, p. 187-188).
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[25]
Des éléments potentiellement identifiants ont été modifiés.
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[26]
Traduction depuis l’anglais par l’autrice.
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[27]
Cette recherche a été financée par l’École des hautes études en sciences sociales et HESAM Université. Je remercie Thomas Angeletti, Nicolas Dodier, Delphine Moreau, Catherine Rémy et les relecteurs anonymes pour leurs relectures attentives des différentes versions de cet article.