Notes
-
[1]
Nous désignons par ce terme tous les enfants et pas seulement ceux des classes supérieures qui sont initiés familialement à la culture légitime, dans la mesure où tous sont confrontés par le biais de leurs parents à un arbitraire culturel qu’ils sont conduits à s’approprier.
-
[2]
Dans sa définition de la socialisation, B. Bernstein (1975, p. 229) précise : « Les instances de socialisation principales dans les sociétés contemporaines sont la famille, le groupe des pairs, l’école et le travail. C’est à travers ces instances et en particulier à travers leurs relations réciproques que les différents principes d’organisation de la société s’imposent à la perception des sujets. »
-
[3]
Nous nous référons en particulier à la manière dont B. Bernstein (1975, p. 229) définit la socialisation : « processus au cours duquel un enfant acquiert une identité culturelle déterminée et, en même temps, réagit à cette identité. C’est le processus par lequel un être biologique est transformé en sujet d’une culture particulière ».
-
[4]
Si l’analyse statistique met au jour des tendances comme l’inégal rôle des parents dans la transmission selon les types d’activités, l’approche qualitative proposée veut éclairer les relations nouées entre parent et enfant autour d’une activité que subsument les variables « sexe » ou « pratiques partagées ». Qu’elles s’inscrivent dans des régularités ou constituent des atypies statistiques, ces relations donnent à reconstruire les modalités de la transmission culturelle. La démarche qualitative veut également donner à lire, dans les extraits, les traits saillants de ces modalités de transmission et, par la comparaison, repérer et faire apparaître des différences selon l’origine sociale.
-
[5]
Nous nous inspirons ici des pistes proposées par P. Bourdieu (1971, p. 1348) : « Les enfants des familles cultivées qui suivent leurs parents dans leurs visites des musées ou des expositions leur empruntent en quelque sorte leur disposition à la pratique, le temps d’acquérir à leur tour la disposition à pratiquer qui naîtra d’une pratique arbitraire et d’abord arbitrairement imposée. Il suffit de remplacer musée par église pour voir qu’on a ici la loi de la transmission des dispositions ou, si l’on veut, de la reproduction des habitudes. »
-
[6]
L’observation peut permettre l’étude de la transmission scolaire en train de se faire, comme nous avons pu le montrer en analysant l’apprentissage lycéen de la lecture littéraire (Renard, 2011b). Mais la vie familiale ne s’observe pas si aisément qu’une salle de classe, et encore moins la transmission culturelle qui y prend place, qui n’est pas circonscrite à un horaire dans la semaine. Même lorsque c’est le cas, à l’occasion de la vision partagée d’une série télé, D. Pasquier (1999) a bien montré les difficultés d’un dispositif de recherche qui vient rompre la routine de la transmission, en l’occurrence ici de la réception. De fait, pour reconstruire ces processus, le chercheur doit plus souvent se satisfaire de déclarations que d’observations. Pour guider ces déclarations, nous avons pris le parti d’interroger systématiquement les enfants au sujet de ces différents domaines de loisirs sur leurs pratiques et leurs conditions de réalisation, ce qui les avait amenés à ces pratiques, ce qu’ils en pensaient et ce qu’en pensait leur entourage, mais aussi sur les pratiques de leurs parents, de leurs frères et sœurs et de leurs copains.
-
[7]
Dans le cadre d’ateliers de recherche animés par C. Détrez et B. Lahire à l’ENS de Lyon, des étudiants ont réalisé une partie des entretiens en 2004-2006. Nous avons complété le matériau d’enquête en 2007-2009.
-
[8]
S. Octobre (2004, p. 95) souligne le rapprochement des pratiques enfantines et parentales à propos des programmes télévisés.
-
[9]
L’enquête qualitative fait apparaître des proportions plus fortes que celles de l’étude statistique qui montre qu’un peu plus de 50 % des adolescents de 15 ans déclarent regarder la télévision avec au moins l’un de leurs parents ; 20 % pour la radio (Octobre et al., 2010, p. 130). Sans doute, les entretiens ont-ils permis l’explicitation de pratiques moins « mémorisables », plus anodines parce qu’ordinaires et moins investies comme « personnelles » par les adolescents (Chartier et al., 1993). En outre, ne portant pas sur les domaines d’activités en général, mais sur des produits et programmes particuliers, les questions ont sans doute accru la visibilité des pratiques partagées.
-
[10]
Avant de se séparer, ses parents travaillaient dans une ferme en Mayenne (mère : ouvrière agricole ; père : petit exploitant). La mère de Jessica a déménagé dans le Sud Vienne d’où elle était originaire avec ses trois enfants lorsque Jessica avait 3 ans.
-
[11]
R. Hoggart (1970 ; 1991) a décrit l’importance du foyer comme une des caractéristiques du style de vie des milieux populaires anglais qu’il étudiait.
-
[12]
Nous empruntons cette expression que F. de Singly (1982) utilise dans un autre contexte.
-
[13]
On peut lire de la sorte les actions de parents favorisant l’existence d’un « jardin secret enfantin » qu’ils estiment nécessaire au développement de l’« autonomie » (Glévarec, 2010, p. 23).
-
[14]
C’est le cas de 5 sur 14 enquêtés issus des classes supérieures (dont 2 ont un poste personnel dans leur chambre), de 4 sur 8 enquêtés issus des classes intermédiaires (dont 3 ont un poste personnel), de 2 sur 8 enquêtés issus des classes populaires (aucun n’ayant un poste personnel). Parmi les 19 autres enquêtés, 2, issus des classes intermédiaires, n’ont pas de télévision à domicile.
-
[15]
L’enquête s’inscrit dans les tendances dégagées à propos des activités artistiques amateurs des 10-14 ans (Octobre & Jauneau, 2008, p. 716).
-
[16]
Dans la recherche de D. Thin, ce mode d’exercice de l’autorité constitue une caractéristique du mode populaire de socialisation. Le travail de G. Henri-Panabière (2010a) montre qu’il peut également être à l’œuvre dans certaines familles de classes supérieures et intermédiaires.
-
[17]
C’est également le cas des films pornographiques. Mais, effet d’entretien sans doute, seulement 4 enquêtés mentionnent ce type de programme.
-
[18]
Nous partageons ici les remarques de S. Morel soulignant que « le rapport à la culture des jeunes adolescents s’inscrit en partie dans la construction d’une identité sexuelle » (2006, p. 200). Les travaux étudiant la sexualisation des transmissions confortent cette analyse.
-
[19]
Comme le montrent les analyses des transmissions croisées, les transmissions sexuées ne sont pas plus mécaniques que les transmissions selon l’origine sociale.
-
[20]
Selon les traits de leur configuration familiale, les adolescents peuvent être sensibles aux influences exogènes, en appréciant des produits culturels découverts par le biais des pairs ou de l’institution scolaire. Le plus souvent, leurs parents encouragent et valorisent cette familiarisation avec des produits culturels non consommés mais dont ils reconnaissent la légitimité pour leurs enfants (voir supra, le cas de la lecture ou des pièces de théâtre incitées par l’institution scolaire ; la pratique ou l’écoute musicale initiées par les pairs).
-
[21]
G. Henri-Panabière (2010a ; 2010b) montre bien que les difficultés scolaires de collégiens dont les parents possèdent au moins un bac + 2 n’étonnent que lorsqu’on isole ponctuellement la variable « niveau d’études » (pour constituer la population d’enquête par exemple). Elles sont éclairées sociologiquement dès lors que la nature du capital parental et les conditions de sa transmission réapparaissent dans l’analyse.
1Les recherches mettent en avant différents acteurs participant à la construction des habitudes et goûts culturels de la jeunesse. Certaines mettent en évidence le rôle central que jouent les « générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale » (Durkheim, 1999, p. 51). Tout en caractérisant la jeunesse comme « état d’indétermination sociale », elles la montrent liée aux « modes de reproduction » qui assurent la « perpétuation des hiérarchies et de l’ordre social » (Mauger, 1995, p. 6). Elles étudient le façonnage familial et institutionnel d’enfants engagés dans des activités artistiques ou sportives de haut niveau ou plus ordinaires (Bertrand, 2011 ; Laillier, 2011 ; Mennesson, 2011). D’autres, en revanche, interrogent la prééminence des parents dans la construction de la jeunesse. Voulant pointer l’importance du sujet-héritier (Singly, 1993 ; Octobre et al., 2011) et contester la métaphore d’une socialisation comme modelage d’une « cire molle », des travaux soulignent les décalages entre pratiques adolescentes et parentales. Ils les envisagent comme produits d’une appropriation transformatrice de l’héritage par les héritiers [1]. Des recherches mettent aussi au jour l’importance croissante des pairs dans la construction culturelle juvénile. Ainsi, S. Octobre, C. Détrez, P. Mercklé et N. Berthomier (2011) soulignent l’augmentation avec l’âge des loisirs partagés avec les pairs. Ce mouvement révélerait l’autonomie progressive d’adolescents dont les pratiques se différencient de celles de leurs parents. Il témoignerait encore de la force des influences amicales, d’autant plus vive que les activités réalisées par le biais des copains sont celles que les adolescents déclarent préférer. De son côté, D. Pasquier (2005) articule son étude des cultures lycéennes à l’analyse d’un déclin historique des institutions (familiale et scolaire). En décrivant finement les investissements juvéniles, l’auteur souligne ce que les pratiques culturelles adolescentes doivent aux sociabilités amicales (transmissions horizontales, entre pairs). Ce faisant, D. Pasquier suggère que les transmissions verticales (des adultes – parents et enseignants – vers les enfants) pourraient être inversées (notamment pour l’usage des nouveaux moyens de communication), voire rompues, les parents étant « exclus » des cultures juvéniles. Ces travaux pourraient entériner l’analyse d’une rupture générationnelle en matière de goûts et de consommation culturels (Donnat, 2004).
2En fait, ces différentes perspectives invitent plus sûrement à avaliser l’idée de la pluralité des influences socialisatrices [2]. En effet, si l’existence d’une influence des pairs est démontrée, la baisse de l’influence parentale l’est moins. Le rôle des parents dans la construction des profils culturels enfantins se laisse d’ailleurs percevoir dans la variation, toujours très tangible, des loisirs juvéniles selon l’origine sociale (Neveu, 1999 ; Pasquier, 2005 ; Dumais, 2006 ; Mercklé, 2010). En outre, la distinction des pratiques juvéniles et parentales signifie-t-elle mécaniquement une baisse de l’influence des parents ? La réalisation de pratiques initiées par les pairs voire leur préférence annulent-elles le façonnement culturel familial ? Les apports d’une sociologie de la socialisation conduisent à en douter. Ils invitent à penser ensemble le poids de la socialisation primaire (nous entendons par là, celle qui se réalise durant l’enfance et l’adolescence), et ses effets de longue durée, notamment comme filtre d’influences ultérieures (Darmon, 2006, pp. 8-9). De surcroît, l’étude d’une pratique amateur, comme la participation à une harmonie, invite à questionner l’établissement de liens mécaniques entre loisirs culturels et préférences esthétiques (Dubois et al., 2010), et la préférence comme indicateur d’une influence plus marquée. Sans doute, les déclarations de préférence des loisirs réalisés par le biais des pairs révèlent-elles l’importance que revêt pour les jeunes générations la revendication de leurs affiliations (Pasquier, 2005 ; Morel, 2006). Elles ne semblent cependant pas annihiler le poids des influences culturelles parentales qui s’ancrent dans l’habitude et la régularité de pratiques partagées.
3De fait, alors même que la jeunesse constitue un « régime de vie sous triple contrainte » parentale, amicale et scolaire (Lahire, 2004), nous proposons d’examiner ici comment la socialisation parentale participe à la construction des habitudes et des goûts culturels d’élèves de 3e (cf. encadré) [3], autrement dit comment se transmet un capital culturel, à l’état incorporé (Bourdieu, 1979a). Parce que nous nous sommes centrée sur les pratiques et loisirs culturels, et n’en avons pas étudié la transposition dans d’autres sphères (Bourdieu, 1979b et 1980 ; Lahire, 2002), nous ne parlons pas d’habitus ou de dispositions mais d’habitudes et de goûts. Habitudes et goûts dépendent des relations nouées autour de ces activités que l’étude qualitative vise à saisir [4]. Ils s’acquièrent par la répétition de pratiques sous l’effet d’une « socialisation méthodique » (Durkheim, 1999, p. 64), ou d’une socialisation clandestine et diffuse (ibid., p. 69), faisant écho ou parfois s’opposant à des intentions pédagogiques explicites. En cherchant à identifier comment les adolescents en viennent à avoir tels ou tels loisirs et à les investir, nous mettons au jour des pratiques qui éclairent les conditions et caractéristiques des héritages culturels et soulignent l’importance des transmissions parentales. Il apparaît en particulier que l’adoption par les adolescents de pratiques initiées par des pairs et différentes des habitudes parentales ne peut être décrite comme manifestation d’une « socialisation ratée » (Berger & Luckmann, 1996, p. 228).
4Nous montrons dans un premier temps que les pratiques partagées entre enfants et parents sont non négligeables et peuvent être lues comme vecteurs de la transmission parentale et de la reproduction d’habitudes socialement situées [5]. Nous nous attachons à analyser cette reproduction dans la mesure où l’intérêt porté au rôle des pairs dans les loisirs culturels juvéniles, a parfois conduit à négliger cet aspect central de la transmission culturelle. Résultant parfois de stratégies éducatives visant le contrôle et le façonnage des adolescents, ces pratiques partagées reflètent plus souvent les habitudes parentales, dont la transmission subreptice par la répétition n’en est pas moins efficace.
5Dans un second temps, nous constatons que le façonnage parental des habitudes et goûts culturels adolescents ne s’appuie pas seulement sur la réalisation de pratiques ou non-pratiques communes, mais aussi sur la réalisation de pratiques spécifiques et différentes entre parents et enfants. Nous analysons cette influence, comme orchestration parentale d’héritages décalés ou déclinés. Les parents orchestrent en effet ces pratiques du fait de leurs conceptions de ce que doivent être les loisirs juvéniles, ou de leurs stratégies de reproduction (Gombert & van Zanten, 2004 ; van Zanten, 2010). Les parents soutiennent ou « facilitent » alors des pratiques adolescentes spécifiques qu’ils considèrent acceptables au regard de leurs propres conceptions éducatives. Leur influence s’ancre, d’autre part, dans les conditions de vie et les modes de socialisation qu’ils mettent en œuvre (Lareau, 2002 ; Mennesson, 2011 ; Lahire, 1995). À ce titre, elle n’est pas toujours intentionnelle. Elle détermine néanmoins le degré de perméabilité adolescente à des influences exogènes. En effet, la sensibilité des adolescents aux influences des pairs est favorisée par un mode d’exercice de l’autorité fondé sur la contrainte extérieure associé à la faible co-présence des parents et des enfants, tandis qu’elle est réduite par un mode d’exercice de l’autorité fondé sur l’autocontrainte ou par le fort contrôle parental du respect des interdits culturels.
6Pour terminer, nous montrons que l’influence parentale se perçoit dans les positionnements juvéniles vis-à-vis de leurs loisirs culturels (comme les déclarations de préférence, d’appréciation ou de dépréciation). Ces positionnements sont tout imprégnés des jugements parentaux et révélateurs des configurations familiales au sein desquelles évoluent les adolescents. À cet égard, ces positionnements indiquent le rôle filtrant de l’héritage culturel.
7La transmission culturelle parentale ayant été récemment analysée sous le prisme du genre (Octobre & Pasquier, 2011 ; Lareau & Weininger, 2008), nous avons choisi de centrer notre attention sur ses variations sociales. Dans cet article, nous mettons en évidence trois modalités de transmission (partage des pratiques avec les parents et orchestration par les parents de pratiques différentes, intériorisation de jugements parentaux sur les loisirs culturels) qui s’observent quelles que soient les origines sociales des adolescents. Toutefois, des variations sociales restent tangibles au regard de la nature des loisirs partagés ou soutenus. Elles découlent de la variation sociale des goûts des parents, de leurs représentations de ce dont les adolescents ont besoin (en fonction du rapport à l’institution scolaire notamment), du mode de socialisation qu’ils mettent en œuvre. De ce point de vue, la transmission parentale d’habitudes et de goûts culturels, inégalement rentables scolairement, peut contenir aussi les ferments d’une reproduction sociale (Mauger, 2010, p. 12).
Encadré
Des entretiens approfondis ont été réalisés avec 85 enfants des deux sexes et fréquentant des classes de CM2, 5e et 3e, suivant les âges d’interrogation de l’enquête quantitative [7]. Nous avons constitué la population en tâchant d’interroger des enfants issus de différentes fractions de classes : selon la dominante du capital, économique ou culturel, dans les classes supérieures et intermédiaires, selon la plus ou moins grande stabilité des classes populaires (Schwartz, 2011). Moins d’un tiers des enquêtés ont été rencontrés par le biais d’intermédiaires institutionnels (établissements scolaires, MJC ou maison de l’enfance), les autres par le biais d’intermédiaires familiers (parents, frères et sœurs, voisins, etc.). La diversité des enquêteurs et les différentes modalités de prise de contact ont permis de faire varier les zones géographiques : différentes régions de France, communes urbaines ou rurales, centres villes et périphéries. Par ailleurs, le protocole envisageait de réaliser les entretiens au domicile des enfants, à l’abri des écoutes parentales, pour faciliter les déclarations de détournement des injonctions parentales. En fin d’entrevue, les parents devaient être interrogés rapidement sur les caractéristiques sociales de la configuration familiale. Toutefois, les enquêtés contactés par le biais d’institutions ont le plus souvent été rencontrés en leur sein : ils sont alors les seuls informateurs des caractéristiques sociales des membres de leur famille. Au domicile, à l’issue des entretiens, les parents ont quelquefois donné leur avis sur les loisirs de leurs enfants, permettant le croisement des matériaux. Les quelques opportunités qui nous ont été offertes valident par exemple l’analyse de l’intériorisation enfantine des conceptions parentales, comme l’une des modalités de la transmission culturelle. Ainsi, Selim, élève de CM2, déclare ne pas trop apprécier les jeux vidéo, ne pas en posséder et n’y jouer que chez un copain parce que ses parents ne veulent pas qu’il y joue et limitent même la durée de ses sessions sur ordinateur. Après cet entretien, nous discutons avec sa mère (sage-femme en clinique privée, épouse d’un médecin scolaire) qui se félicite de ne pas rencontrer de problèmes de surconsommation de jeux vidéo avec son fils aîné, en passant sous silence l’énergie déployée à cette fin : Selim n’apprécierait pas et ne réclamerait pas d’y jouer. Le croisement ponctuel des déclarations parentales et enfantines souligne l’intérêt qu’il y aurait à systématiser la double interrogation. Il montre aussi que, si le prisme enfantin rend moins accessibles les présentations que les parents donnent de leur stratégie éducative, il est d’un grand intérêt pour reconstruire les transmissions culturelles effectives. Au domicile, les parents ont parfois aussi souhaité assister au début de l’entretien. Ils ont « perturbé » la situation d’enquête en conduisant les adolescents à souligner leurs loisirs les plus conformes aux attentes parentales. Mais ils ont par là même donné à voir leur contrôle réel des adolescents. En outre, ces moments d’entretiens « surveillés » ont toujours été contrebalancés par d’autres, dégagés du regard parental. Les situations d’entretien organisées permettaient de saisir les influences des parents, parfois masquées par des situations plus ouvertes au regard des pairs (Morel, 2006) et plus propices à la mise en évidence de la « tyrannie de la majorité ».
Afin de souligner que même les enquêtés les plus âgés de la population d’enquête, potentiellement les plus distants des influences parentales, sont encore des enfants, ceux de leurs parents, voire le deviennent de plus en plus, nous analysons ici les entretiens réalisés avec les 30 élèves de 3e interrogés dans le cadre de cette recherche (13 garçons, 17 filles ; 14 enfants de classes supérieures – surreprésentés –, 8 de classes intermédiaires, 8 de classes populaires). Nous constatons en effet que certaines pratiques culturelles loin de se différencier de celles des parents au fil des ans, comme inviteraient à le penser les analyses insistant sur l’autonomisation des loisirs juvéniles, tendent à s’en rapprocher [8].
La reproduction des habitudes
8Une modalité essentielle de la socialisation culturelle des adolescents portée par les parents consiste en la réalisation de pratiques communes entre parents et enfants. Il a été constaté statistiquement qu’en matière de transmission culturelle « c’est la posture de retrait qui se transmet le mieux » (Octobre & Jauneau, 2008, p. 705). Sans observer une tendance si massive, l’influence parentale dans la construction des habitudes et goûts culturels adolescents se lit aussi au sein de notre enquête dans la non-réalisation commune de certaines pratiques. Cela concerne un plus grand nombre d’enquêtés pour les sorties culturelles comme le théâtre, les concerts classiques ou les musées (16 enquêtés) ou le cinéma (7), mais aussi les jeux vidéo (12) ou la télévision (6). Ainsi, comme ses parents (commerçants, gérants d’un petit Casino ; village de Haute-Loire), David ne fréquente ni les musées, ni les salles de concert, ni les théâtres. Comme ses parents (mère : magasin de vêtements ; père : petit exploitant agricole ; hameau de Charente), Suzon fait le tri dans les programmes télévisés et ne regarde pas le journal. L’influence culturelle parentale s’observe aussi lorsque les adolescents négligent une pratique que leurs parents valorisent sans l’avoir eux-mêmes constituée en habitude. De fait, les incitations verbales n’ont pas la force de l’exemple (Dumontier et al., 1990 ; Lahire, 1998). Ainsi, plus sensible au modèle de non-lecteurs de littérature classique que lui offrent ses parents (mère : assistante dentaire au chômage ; père : gendarme ; petite ville de Haute-Marne), Caroline n’a pas laissé prise à leurs incitations. Si les parents de Mourad (mère : professeur de couture en France, a enseigné la sociologie en Algérie ; père : enseignant d’informatique à l’université et dans une école privée ; Lyon) encouragent leur fils à fréquenter les théâtres, ils n’y vont pas eux-mêmes. Et, lorsque l’institution scolaire organise de telles sorties, Mourad les esquive souvent : il a refusé par exemple d’aller voir Roméo et Juliette avec sa classe.
9L’influence culturelle parentale s’observe surtout dans le partage d’activités entre les enfants et tel ou tel de leurs parents, voire les deux. Ce partage rend possible une socialisation par voir-faire et faire avec (Vincent et al., 1994), même dans les familles où les relations parents/enfants s’apparentent, ponctuellement, aux relations pédagogiques. Plus de deux tiers des enquêtés déclarent des pratiques culturelles communes à celles de leurs parents pour la télévision (25 enquêtés), les sorties culturelles (24), le cinéma (23) et la radio (21) [9]. Ainsi Anthony (mère : sans profession, a été couturière de 20 à 27 ans ; beau-père : carreleur au chômage ; père : conducteur d’engins agricoles ; il vit avec sa mère dans un village du Sud Vienne) a commencé il y a 5 ans à regarder le feuilleton de chroniques marseillaises diffusé sur France 3, Plus belle la vie (« au début je comprenais pas trop mais… après ben j’aimais bien ! Mais je continue à suivre »). Il y a été conduit par ses parents qui, à certains moments de la journée, ont la mainmise sur les programmes TV (« c’est les parents qui mettent la télé »). Pour sa part, Julie (mère : pharmacienne biologiste ; père : pharmacien commercial ; Lyon) indique l’écoute commune de la station France Inter : « oui, le matin, on écoute la radio au petit déjeuner ». L’usage du pronom impersonnel manifeste une habitude familiale à laquelle elle a été initiée et qu’elle s’est appropriée. Les pratiques communes peuvent ne pas être réalisées ensemble lorsque les horaires de travail et lieux de vie ne s’y prêtent pas (ou plus). Ainsi, Luca (mère : assistante de vente à Carrefour ; père : magasinier au chômage ; il vit avec sa mère dans une ville de la banlieue populaire lyonnaise) déclare regarder notamment des films d’action à la télévision, comme ses parents le font de leur côté.
10Les pratiques et non-pratiques partagées contribuent à la variation sociale des loisirs culturels adolescents et du capital culturel hérité. Par le biais de leurs parents, les enfants découvrent des activités différentes qu’ils réalisent à des intensités variables. Cela est particulièrement tangible pour les produits audiovisuels, dont les modalités d’accès et les contenus, varient fortement selon le capital économique et/ou culturel possédé par les parents. Ainsi Jessica, qui vit avec sa mère dans un petit village du Sud Vienne, et dont les parents, détenteurs d’un CAP agricole, vivent dans une grande précarité économique, y a principalement accès par la télévision. Elle la regarde plusieurs heures par jour, seule ou avec sa mère (après avoir été agent de service « polyvalent » en maison de retraite et chez des particuliers, elle garde depuis peu, dans une ferme voisine, un enfant en bas âge très tôt le matin et tard le soir) : des films ou des séries programmés ou en DVD (Hulk, Jumper, etc.), des jeux télévisés ou émissions de variétés et le journal régional. Elle déclare n’être allée qu’une seule fois au cinéma, lors d’une visite chez son père, en Mayenne (ouvrier tourneur-fraiseur-ajusteur au chômage) [10] : elle y a vu le film d’animation à grand succès de Luc Besson Arthur et les Minimoys pour lequel ils avaient gagné des places. À l’inverse, Victor ne regarde la télévision que le week-end chez ses grands-parents. En revanche, il fréquente une fois par semaine un cinéma d’art et essai avec ses parents (mère : infirmière ; père : professeur de français en collège ; petite ville du Tarn). Il déclare avec satisfaction des pratiques distinctives : il y voit des films dont il a lu des critiques dans Les Cahiers du cinéma (il emprunte la revue à son frère aîné qui y est abonné) et que « personne ne connaît ». Il cite en exemple deux films appréciés L’affaire Thomas Crown (sorti en 1968) et Barton Fink (sorti en 1991). D’origine populaire rurale, Jessica est conduite à s’approprier des produits audiovisuels peu distinctifs par un média qui ne l’est pas plus, tandis que Victor, issu du pôle intellectuel des classes intermédiaires, est conduit à des pratiques distinctives tant par les contenus que par les modalités d’accès. À l’instar des produits audiovisuels, les modalités d’accès aux différents loisirs (la musique, sport…) que les adolescents partagent avec leurs parents varient selon l’appartenance sociale.
11En outre, les domaines de loisirs qui autorisent des pratiques communes des parents et des enfants sont plus ou moins diversifiés. Les enfants des classes supérieures sont initiés précocement à une « logique de cumul » et sont plus souvent « multi-pratiquants » (Dumontier et al., 1990 ; Mennesson & Julhe, 2012), parfois de loisirs légitimes et rares. Ainsi, Thomas (mère : enseignante aux Beaux-Arts ; père : sous-directeur de la DCN de Toulon ; il vit avec sa mère dans une ville moyenne du Var) mentionne à propos des musées : « j’en ai vu plein, vu que ma mère elle est peintre », « à la Toussaint, on est allé en Espagne à Bilbao pour voir le musée [Guggenheim]. » À côté des visites de musées et des voyages culturels, Thomas fait de la voile avec ses parents (son père seulement depuis leur séparation) ; il est initié à la cinéphilie avec l’un et l’autre ; il regarde les émissions d’Ardisson avec sa mère, etc. En revanche, c’est essentiellement la télévision qui rassemble Anthony et sa mère ou son beau-père pour des activités culturelles (mère : sans profession, a été couturière de 20 à 27 ans ; beau-père : carreleur au chômage ; père : conducteur d’engins agricoles ; il vit avec sa mère dans un village du Sud Vienne) : qu’il s’agisse de séries diffusées ou de DVD – Les Onze Commandements, film français à sketchs de F. Desagnat et T. Sorriaux, avec Michaël Youn. Exceptionnellement il joue sur la console de son beau-père. Il est allé une fois en famille à une exposition sur l’environnement pour laquelle ils avaient « eu l’entrée gratuite » (Anthony attribue la quasi-inexistence de ses sorties culturelles au fait que ses parents n’ont ni le permis de conduire ni de voiture).
12Les pratiques ou non-pratiques partagées témoignent pour partie des habitudes et goûts que les parents ont eux-mêmes construits au cours de leur trajectoire sociale et de leur formation scolaire différenciées : elles révèlent ainsi des styles de vie familiaux au sein desquels la transmission d’habitudes et de goûts culturels se réalise de façon subreptice mais efficace et durable. Elles s’articulent aussi au mode parental de socialisation. Arrêtons-nous sur deux modes de socialisation particulièrement enveloppants qui donnent lieu à des pratiques partagées occupant une part majeure des loisirs culturels adolescents. Des enquêtés issus de certaines fractions des classes populaires ou intermédiaires sont soumis à un mode de socialisation qui laisse une large place au mélange des générations (Ariès, 1973 ; Delbos & Jorion, 1984), s’appuyant sur une forte fréquentation familiale d’une pièce commune [11] et sur une stricte limitation des sorties non accompagnées par les parents. Alors qu’avec sa fille aînée, la mère de Perrine nous a rejoint au cours de l’entretien autour de la grande table qui occupe l’espace principal de la salle de séjour, elle précise « on est toujours là de toute façon, toujours dans cette pièce » (mère : assistante maternelle à domicile ; père : ouvrier dans une entreprise de matelas ; hameau du Sud Vienne). Les membres de la famille y prennent le repas, reçoivent et discutent, écoutent les clips qui passent sur une chaîne de la TNT ou regardent des reportages et séries, dessinent des visages (Perrine et son père), lisent les magazines Détective et Public (la mère et les filles), font des karaokés avec le jeu Singstar, etc. Ce mode de socialisation semble propice à une forte emprise des parents sur la constitution des habitudes et goûts culturels adolescents. Un autre mode de socialisation, également enveloppant, concerne certains des enquêtés issus des classes supérieures et de certaines fractions des classes intermédiaires : il s’apparente à une « concerted cultivation » (Lareau, 2002) avec des activités juvéniles encadrées auxquelles s’ajoute un accompagnement parental de pratiques adolescentes. C’est le cas notamment pour des pratiques jugées scolairement rentables ou particulièrement distinctives (van Zanten, 2010). Ainsi, les parents de Coralie (mère : secrétaire de l’agence d’intérim de son époux ; père : directeur d’une petite agence d’intérim ; banlieue résidentielle dans la couronne sud de Paris) l’ont abonnée à un magazine éducatif et son père « lit parfois [ses] Science et vie ». Pour leur part, les parents de Victor (mère : infirmière ; père : professeur de français en collège ; petite ville du Tarn) font partie des 3 % de Français de plus de 15 ans qui n’ont pas de poste de télévision à leur domicile (Donnat, 2009, p. 24). Ce faisant, ils empêchent leurs enfants de la regarder en semaine, comme ils se l’empêchent eux-mêmes, privilégiant, on l’a vu, les sorties au cinéma. Ces deux modes de socialisation enveloppants rendent possible une réciprocité contrôlée des initiations culturelles, les enfants introduisant parfois des loisirs dans l’univers familial. De la sorte, Suzanne (mère : professeur de chimie en lycée ; père : directeur général d’une filiale de Rhodia, au chômage ; Lyon) a fait découvrir à ses parents les groupes de chansons françaises Sanseverino et La rue kétanou en rapportant de l’école certains de leurs albums prêtés par des copines. Avalisant l’écoute de ces groupes, ses parents l’ont par la suite accompagnée à leurs concerts. Face à la pluralité potentielle des influences socialisatrices, ces deux modes de socialisation semblent pouvoir neutraliser des influences culturelles exogènes par leur caractère particulièrement enveloppant : ils proposent de nombreux moments collectifs au cours desquels sont partagées des activités culturelles impulsées par les parents ou par les enfants ; ils réduisent ou contrôlent les moments d’isolement ou de fréquentations extérieures au cercle familial.
13De fait, l’influence parentale en matière culturelle se perçoit dans les pratiques et non-pratiques partagées entre parents et enfants (même lorsque les adolescents y résistent, voir infra). Celles-ci découlent des habitudes et goûts culturels des parents, de leurs conditions et style de vie (Bourdieu, 1979b) et de leur mode de socialisation et stratégies éducatives. Au-delà des habitudes culturelles adolescentes dont elles permettent la constitution, ces pratiques partagées préparent ou non, plus ou moins sciemment, les adolescents aux exigences d’une scolarité (Bourdieu & Passeron, 1964 ; Dumais, 2006 ; Kaufman & Gabler, 2004 ; Lareau, 2002 ; van Zanten, 2010) aujourd’hui centrale dans les destinées sociales (Millet & Moreau, 2011). Outre des loisirs scolairement rentables, comme la lecture romanesque ou le suivi de l’actualité politique ou culturelle, les adolescents de classes supérieures sont initiés à des activités rares (voile, escrime, piano, sorties ou voyages culturels), souvent multiples. Certains adolescents du pôle « intellectuel » des classes intermédiaires et des fractions stabilisées des classes populaires (Mauger, 1989 ; Schwartz, 2011) ont des loisirs témoignant d’une « bonne volonté culturelle » (absence de télévision au domicile, sorties culturelles, lectures littéraires). Les adolescents d’autres fractions des classes intermédiaires et des classes populaires partagent des loisirs à distance de l’arbitraire culturel scolaire (variétés musicales, jeux vidéo et émissions télévisuelles de divertissement), et dans une visée plus ludique et distractive qu’éducative (Thin, 1998). De la sorte, la reproduction des habitudes culturelles constitue le relais potentiel d’une reproduction des positions.
14Toutefois, à côté de pratiques ou non-pratiques partagées, les adolescents interrogés ont bel et bien des loisirs différents de ceux de leurs parents. Bien que distinctes, ces pratiques constituent aussi un indicateur de l’influence parentale dans la constitution de leurs habitudes culturelles.
Les orchestrations parentales d’héritages décalés
15Comme le pointe F. de Singly (1993) dans son analyse des pratiques de lecture étudiantes, l’héritage n’est pas mécanique. Ainsi des étudiants de lettres, fils de fortes lectrices font leur le goût maternel pour la lecture tout en le déplaçant : ils ne lisent pas les romans des éditions Harlequin ; ils les dévalorisent même par rapport aux œuvres littéraires classiques dont ils deviennent spécialistes. Indubitablement, l’héritage ne s’opère pas nécessairement à l’identique : il se travaille et est travaillé par les héritiers. Mais, contre l’idée selon laquelle seuls les enfants (et les influences exogènes dont ils font l’objet) seraient moteurs de ce travail, l’examen des loisirs culturels d’élèves de 3e fait apparaître que les parents y participent encore largement, par ce que nous nommons une « orchestration parentale des pratiques ». Cette expression désigne les manières, intentionnelles ou non, dont les parents conduisent leurs enfants à construire des habitudes culturelles différentes des leurs du fait de leurs conceptions des besoins adolescents, des modes de socialisation qu’ils mettent en œuvre et de leurs conditions d’existence. De fait, les parents orchestrent en partie les héritages décalés ou déclinés et leur influence se lit parfois dans ce décalage même.
Le soutien parental d’activités différenciées selon l’âge
16Les activités adolescentes sont pour partie différentes de celles des parents. Souvent lues comme indice d’une autonomie juvénile, elles semblent en fait encore porter la marque d’un façonnage parental. En effet, les habitudes et goûts culturels adolescents ne se construisent pas seulement par le biais des pratiques partagées. Ils s’élaborent aussi à l’occasion de pratiques, soutenues par les parents, qui distinguent temporairement les générations.
Les territoires réservés des parents
17Les adolescents interrogés témoignent du non-partage de certaines activités avec leurs parents. Il en va ainsi de celles constituées par leurs parents comme « territoires réservés » [12] : des temps et des activités qu’ils ne partagent pas avec leurs enfants. Ainsi, Julie est tenue à distance de certains loisirs parentaux, bien qu’elle partage de nombreuses activités avec ses parents (mère : pharmacienne biologiste ; père : pharmacien commercial ; Lyon). À côté de musiques rock et pop, elle apprécie la musique classique que ses parents lui font découvrir (non seulement en écoutant des CD – « c’est parce qu’ils en écoutaient alors j’étais habituée à en écouter » –, mais aussi en l’incitant à faire du piano – comme sa mère – et en écoutant les morceaux que Julie prépare pour ses auditions). Pour l’instant, elle s’est en revanche moins appropriée le goût de son père pour le jazz, déclarant même qu’elle « n’aime pas trop ». Il apparaît en fait qu’elle a été écartée d’une initiation paternelle. En effet, lorsque son père écoute du jazz, le genre musical qu’il préfère, il le fait « avec son casque » pour mieux en profiter. De même, Pierre (mère : professeur de physique-chimie ; père : ingénieur à la DGA ; petite ville de l’Essonne) va au cinéma avec ses parents de temps à autre, et apprécie comme son père les films tels Fight club. Toutefois, il est parfois invité à rester à demeure, ses parents s’octroyant des sorties sans enfants. Ils vont voir « des comédies amoureuses » que Pierre n’envisage pas, pour l’instant, de regarder et d’apprécier. Le non-partage d’activités culturelles est également facilité par les parents lorsqu’ils n’obligent plus les pratiques communes. Par exemple le même Pierre refuse désormais d’accompagner ses parents pour les visites de musées d’art et ses parents n’insistent plus. De rares enquêtés expriment leur frustration de ne pouvoir partager ou « reprendre » certaines pratiques de leurs parents, notamment lorsque cela contrecarre des normes de transmission genrée. Il en va ainsi de Mourad à propos du sport (Mennesson, 2011). Il fait du karaté et s’y investit fortement avec le soutien de ses parents (mère : professeur de couture en France, enseignait la sociologie en Algérie ; père : enseignant d’informatique à l’université et dans une école privée ; Lyon). Mais il aimerait, aussi, faire du rugby, sport que son père a longtemps pratiqué (« Franchement si on me propose d’en faire, j’en ferai. […] Ça développe le corps […]. Mais ça augmente aussi la rapidité, c’est de la force ça. »). Il regrette que son père le lui interdise (« il en a fait, il s’est blessé, il a failli mourir et donc il a jamais voulu que j’en fasse, c’est pour ça »).
18Le non-partage de certaines pratiques n’empêche pas la marque des parents sur les habitudes culturelles constituées par les adolescents. Les enfants sont alors dépositaires d’un héritage qu’ils pourront ultérieurement éprouver. Ils intériorisent ces pratiques et gestes parentaux comme des activités possibles ou probables (Giard, 1994, p. 216). Ces activités non partagées composent un arrière-plan rendant possible la transmission d’un capital culturel comme c’est le cas lorsque les parents fréquentent des musées sans leurs enfants (Kaufman & Gabler, 2004, pp. 159-160). De surcroît, loin de toujours satisfaire un souhait juvénile d’autonomie vis-à-vis des activités parentales, le non-partage de certaines pratiques peut résulter de décisions parentales favorisant une individualisation des activités [13].
Le soutien parental d’une déclinaison de l’héritage
19Dans cette perspective, les parents aident leurs enfants à décliner leur héritage : ils autorisent et rendent possible la consommation par leurs enfants d’autres produits culturels que les leurs. Cela s’observe notamment pour les programmes télévisés ou radiophoniques, la musique ou l’ordinateur. Alors même que la pratique télévisuelle a mieux résisté que d’autres à l’individualisation des loisirs (Octobre et al., 2010, p. 130), la pluralité des intérêts télévisuels des membres de la famille a été orchestrée et actée par la présence de plusieurs postes de télévision dans les logements chez un peu plus d’un tiers des enquêtés (11) [14]. Chez Régis par exemple, le domicile compte deux téléviseurs donnant aux enfants comme aux parents, la possibilité de regarder des programmes distincts :
Je regarde la télé dans le salon alors ils me demandent des fois ce que je regarde mais c’est tout, ils disent rien. Eux ils vont dans la cuisine et ils regardent la télé. Ça dépend, des fois c’est moi qui vais dans la cuisine.
21Le non-partage des activités entre parents et enfants s’opère aussi lorsque les enfants pratiquent des activités que leurs parents n’ont pas ou n’ont plus. Ces pratiques différenciées révèlent notamment comment la place centrale de l’institution scolaire dans l’organisation sociale affecte les pratiques éducatives des parents (Vincent et al., 1994 ; Gombert & van Zanten, 2004) et leurs aspirations quant à la scolarité de leurs enfants (Poullaouec, 2010). Certaines pratiques différenciées varient socialement selon les représentations parentales des loisirs favorisant la scolarité. Ainsi, certains parents trient et limitent les pratiques adolescentes en vue d’une réussite scolaire. De la sorte, Nahlan (mère : agent d’entretien en mairie ; père : ouvrier tuyauteur ; petite ville d’Isère) a dû restreindre le nombre de ses activités sportives pour pouvoir consacrer plus de temps à ses devoirs : il a cessé le karaté et ne pratique plus que le hand. En emmenant leur fille à de nombreux spectacles, les parents de Jeanne sont à l’origine de son goût pour le théâtre (mère : juriste en disponibilité ; père : cadre de banque ; Paris). Ils l’ont également incitée à pratiquer le théâtre du CM1 à la 4e. Pour empêcher le redoublement de leur fille, ils ont toutefois décidé de sacrifier ce loisir en inscrivant Jeanne dans un établissement privé qui ne propose pas d’activité théâtrale. Par ailleurs, s’ils ne s’opposent pas au souhait de Jeanne de devenir « comédienne ou actrice », ils l’amènent à privilégier les études (« ils disent que si je suis passionnée par le théâtre, c’est bien, mais il faut que je fasse des études »). D’autres parents veillent à l’inverse à encourager des activités qui « cultivent » et apportent un « équilibre » à leurs enfants (van Zanten, 2010, p. 39). Il en va ainsi de ceux qui cherchent des imprimés susceptibles de plaire à leurs enfants et de satisfaire à l’injonction scolaire ; imprimés différents de ceux qu’ils lisent eux-mêmes, quand ils lisent. Sur incitation de ses parents qui lisent peu (sa mère lit un roman durant les vacances, son père le journal une fois par semaine et parfois les Science et vie de sa fille), Coralie fréquente ainsi un atelier-lecture de la bibliothèque municipale tous les mercredis après-midi, depuis la 5e :
- C’est quoi [l’atelier-lecture] ?
Bah c’est tu vas à 3 heures et puis y a la dame qui te conseille des livres et tout, elle parle des livres qu’on a lus, et puis on reste là-bas jusqu’à 5 heures et après on peut emmener des livres […]
- C’était ton idée ?
Non c’est ma mère qui m’a inscrite.
- Et ça te plaît ?
Ouais ouais.
23Les soutiens qu’offrent certains parents des classes intermédiaires et supérieures aux activités artistiques [15] et sportives s’inscrivent aussi dans la perspective de donner à leurs enfants des occasions de se cultiver, de se détendre et de prendre des initiatives. Ainsi après avoir fait du piano, Clément (mère : professeur des écoles ; père : pédopsychiatre ; petite ville de Haute-Marne) a souhaité faire de la batterie, comme son cousin. Au moment de l’entretien, il en fait depuis 6 ans et a même monté un groupe avec des copains ; il joue du rock. Cette pratique pourrait être lue comme mise à distance des goûts et incitations paternels à la musique classique et comme manifestation d’une autonomie juvénile. En fait, l’investissement de cette pratique adolescente spécifique est soutenu par les parents de Clément : en effet, ils lui paient des cours particuliers de batterie et lui ont acheté l’instrument ; celui-ci est installé dans sa chambre qui accueille les répétitions du groupe de copains. De surcroît, Clément s’écarte peu des intérêts maternels (sa mère a fait de la guitare et aime, comme lui, le rock et la pop) ; il s’approprie aussi les compétences musicales paternelles, en les déplaçant : il évoque sa découverte du jazz par le biais de son professeur de batterie, et prend plaisir, en citant des compositeurs et interprètes, à manifester une certaine érudition.
24Dans les classes populaires, quand est « reconstituée la solidarité des générations au sein de la famille » (Mauger, 1989, p. 115), certaines orchestrations parentales révèlent la conception d’une jeunesse, moins pressée par les contraintes scolaires (Palheta, 2012), comme « période de licence autorisée » avant les contraintes temporelles et économiques de la vie professionnelle et matrimoniale (Hoggart, 1970). Ainsi, depuis deux ans, les parents de Régis ont attisé sa passion pour la moto, suscitée par des copains. Ils l’ont abonné à la revue Mob&cyclo magazine et, depuis qu’il est en internat (il redouble la 3e dans un établissement agricole), ils lui offrent ponctuellement aussi des magazines pour accueillir son retour (« Quand je rentre le week-end et ben des fois il y a un magazine de moto dans ma chambre […] ils savent que ça va me faire plaisir alors ils le font pour ça. »). Ils ont même rendu possible cette pratique spécifique. Pour les fêtes, ils lui ont donné de l’argent que Régis a économisé pour se procurer les équipements nécessaires et une moto. Ils ont d’ailleurs augmenté leur participation à son achat, alors même qu’ils avaient au départ conditionné cette aide à la possession du Brevet des collèges, finalement non obtenu. Sans doute partagés « entre l’indignation morale publique et la compréhension privée » (ibid.) de leur enfant, ils avancent, pour lui, l’argent des amendes :
[La moto] J’aime bien parce que j’aime bien la vitesse […]
- Est-ce qu’il y a des aspects de cette activité que tu aimes moins bien ?
Oui, les amendes j’aime un peu moins parce que bon ben voilà 90 euros […] Alors oui, des aspects que j’aime moins bien : les feux rouges et les amendes. […] Il va falloir que je garde de l’argent pour payer l’amende maintenant parce que c’est mes parents qui ont avancé l’argent.
26Ainsi, le non-partage de pratiques entre parents et adolescents ne traduit pas une moindre influence culturelle parentale ni une grande autonomie adolescente. Il découle des enjeux que revêt la scolarité pour les parents, mais aussi, et parfois de façon liée, du traitement social particulier de l’enfance dans les sociétés spécialisées visant à donner aux jeunes « l’horizon de connaissances et d’aspirations le plus vaste possible […] une sorte de rêve heureux, un îlot de l’enfance » (Elias, 1991, p. 67), source du hiatus entre les « aptitudes » développées et les « fonctions » exercées à l’âge adulte. Les parents encadrent et rendent matériellement possible la réalisation de pratiques répondant à leurs conceptions, variables socialement, de ce que sont les intérêts et besoins adolescents, parfois en avalisant des souhaits enfantins. Autrement dit, ils orchestrent des pratiques adolescentes spécifiques, différentes des leurs, et favorisent ainsi une déclinaison des héritages.
Les conditions familiales des transgressions culturelles adolescentes
27Néanmoins, les adolescents semblent être parfois moteurs de ces déclinaisons de l’héritage : ils bravent des interdits parentaux ou s’autorisent des activités critiquées par les parents, souvent soutenues ou initiées par les pairs (des discussions sur des séries télévisées (Pasquier, 1999) ou des groupes de musique, des jeux communs pratiqués ou des films vus chez d’autres, etc.). Les pratiques juvéniles semblent alors s’écarter des intentions éducatives et des habitudes culturelles parentales. Cependant, l’analyse de leurs conditions de possibilité et d’impossibilité amène à penser qu’elles dépendent encore du style de vie familial et en portent la marque.
28Certains styles de vie et modes de socialisation favorisent la perméabilité adolescente à des influences exogènes et les transgressions culturelles adolescentes, en dépit parfois des intentions parentales. Ces pratiques sont d’abord rendues possibles matériellement. C’est le cas lorsque les adolescents se sont vus offrir des équipements facilitant la réalisation de pratiques décriées (« Les ordinateurs sont certes achetés par les adultes mais sous la pression des enfants » – Pasquier, 2005, p. 27) : consoles de jeux, postes de télévision ou de radio, abonnement Internet, etc. De telles pratiques sont aussi rendues possibles lorsque, du fait du mode parental d’exercice de l’autorité (Thin, 1998 ; Lareau, 2002), les adolescents ont appris à se soumettre à une contrainte extérieure et qu’ils bénéficient de temps non surveillés, non communs voire d’autorisations de sorties avec ou chez des pairs porteurs d’influences culturelles hétérogènes [16]. Ainsi, Nahlan (mère : agent d’entretien en mairie ; père : ouvrier tuyauteur ; petite ville d’Isère) explique la possibilité de jouer à l’ordinateur plus longtemps que ses parents ne le souhaitent, par le travail maternel et le moindre contrôle paternel : « Des fois ma mère elle travaillait, mon père il était là mais bon, il regardait pas trop. » L’absence maternelle du domicile et la possession d’une console dans sa chambre dont il a la clé lui permettent ainsi de s’adonner, comme ses copains, aux jeux vidéo. Pour sa part, Damien, dont les parents estiment qu’il joue trop à l’ordinateur, évoque le fait qu’il se trouve souvent seul et désœuvré chez lui pour justifier sa pratique intense :
[Mes parents] Ils trouvent que j’y joue trop.
- Et toi tu y joues quand même ?
Ben des fois j’essaie d’arrêter mais euh… j’y joue quand même.
- Pourquoi t’aimes bien ?
Parce que à part ça, mes frères et sœurs, ils sont soit pas là, soit ils font autre chose, mes parents ils travaillent, moi, j’ai pas grand-chose à faire, et puis lire toute la journée, j’y arrive pas. ».
30Outre la durée des activités, ce sont parfois certains produits culturels interdits que des enquêtés parviennent à s’approprier par le biais de pairs. Ainsi, Clément (mère : professeur des écoles ; père : pédopsychiatre ; petite ville de Haute-Marne), dont les parents ne souhaitent pas qu’il joue à des « jeux de tirs où il faut tuer des gens », le fait à leur insu sur les jeux que son cousin lui prête. Ce sont aussi les films d’horreur ou susceptibles de faire peur qui sont interdits par les parents de beaucoup d’enquêtés [17]. Mais là encore, les postes de télévision dans les chambres adolescentes, les soirées passées seul au domicile ou chez des amis, permettent à certains de passer outre ces interdits ou réserves.
31A contrario, certaines pratiques parentales, comme le contrôle du respect des interdits ou un mode d’exercice de l’autorité fondé sur l’autocontrainte, contrecarrent ces sollicitations amicales hétérogènes, ou y rendent les adolescents moins perméables. Coline (mère : assistante familiale ; père : éducateur technique en CER, après avoir tenu tous deux un garage pendant 11 ans ; Yonne) se plaint de ne pouvoir rejoindre ses camarades de classe sur des tchats parce que ses parents n’ont pas pris d’abonnement Internet. Pierre (mère : professeur de physique-chimie ; père : ingénieur à la DGA ; petite ville de l’Essonne) regrette de ne pas pouvoir toujours jouer à l’ordinateur puisque ses parents ont mis un mot de passe sur le leur. Aurélia (mère : sans profession, après avoir été un an secrétaire médicale dans un laboratoire ; père : directeur logistique d’une entreprise d’aliments bio ; commune limitrophe de Lyon) n’a pas le droit d’aller au cinéma avec ses copines. Elle en est empêchée par le contrôle maternel de ses heures de rentrée : celle-ci a cessé son activité professionnelle pour s’occuper de ses enfants et les attend au domicile avec déjeuner ou goûter lorsqu’ils rentrent de l’école. En outre, Aurélia a intériorisé les réserves parentales sur les sorties entre copines. Elle n’a accompagné ses amies qu’une seule fois au cinéma et dénigre leurs goûts : « les films qu’elles veulent aller regarder, c’est… genre… Je sais plus ce que c’était, un film nul, c’est le film le plus nul que j’ai vu. » Aussi, certains enquêtés indiquent tenir à distance les loisirs sur lesquels il y a des réserves parentales, par soumission à des injonctions intériorisées comme par goûts et dégoûts concordant avec les intentions éducatives dont ils font l’objet. De fait, des adolescents résistent au partage avec leurs camarades de certaines pratiques et font mentir l’adage selon lequel « ce qui attire est ce qui est interdit » :
Je pense qu[e mes parents] préfèrent que j’écoute Lorie que du Slipknot et que je devienne… donc voilà. […] Moi mes copines elles écoutent à fond du Slipknot, du Marilyn Manson […] J’ai une amie qui est vraiment gothique et… en 3e c’est vrai que c’est dur de se dire « Mon amie elle est gothique quoi » [rires].
33Les conditions de vie et modes parentaux de socialisation contribuent ainsi au façonnage des habitudes culturelles adolescentes. Ils déterminent la perméabilité adolescente à des influences culturelles exogènes et hétérogènes : certains contribuent à les neutraliser, d’autres à les rendre efficaces. À cet égard, les transgressions culturelles juvéniles qui sont parfois lues comme marque d’une autonomie adolescente apparaissent en fait comme un résultat, visé ou non, de la socialisation parentale.
L’empreinte des jugements parentaux sur les positionnements adolescents
34Le façonnage parental des habitudes et goûts culturels juvéniles se lit, enfin, dans les positionnements des adolescents vis-à-vis de leurs pratiques : il constitue un filtre à partir duquel ils perçoivent et s’approprient les activités. À l’égard des pratiques partagées avec les parents, les enquêtés témoignent le plus souvent d’une adhésion qui oriente et renforce leurs affiliations sociales. Plus rares, les prises de distances avec certaines pratiques partagées existent cependant, mais manifestent aussi un façonnage parental. Elles témoignent, dans certains cas, des manières dont les adolescents sont conduits à « faire avec » (Certeau, 1990) une pluralité d’injonctions. Les pratiques spécifiques, initiées par des influences exogènes (des pairs ou de l’institution scolaire) et non soutenues familialement, peuvent, quant à elles, donner lieu à des consommations au second degré ou à des réserves, sous-tendues par le modelage parental initial.
Appropriations adolescentes des injonctions, jugements et goûts parentaux
35La primauté des sollicitations familiales entraîne la prégnance des habitudes qu’elles suscitent (Bourdieu, 1980). Les pratiques partagées avec les parents forment ainsi le socle des loisirs juvéniles. Et, le plus souvent, les adolescents interrogés témoignent d’une adhésion aux jugements et goûts parentaux, socialement situés, en investissant ces activités et en les appréciant. Pour l’illustrer, on peut évoquer comment Yannick est devenu amateur d’humoristes français. Il en a découvert par l’entremise de son père et des écoutes partagées d’émissions radiophoniques (Rires et chansons, station préréglée dans la voiture) et télévisées (Le SAV ainsi que Les Guignols de l’info sur Canal +). Yannick s’est approprié ce goût en écoutant, jusqu’à les connaître par cœur, les cassettes paternelles de Coluche, ou de l’imitateur Didier Gustin et en regardant régulièrement les Guignols avec les autres membres de sa famille. Sur Youtube, il effectue des recherches en collectionneur. Il prend plaisir à citer certaines de ses découvertes : Anthony Kavanagh, qu’il juge « plutôt marrant » et « pas connu », mais aussi « Les Deux Minutes du peuple de François Perusse », « des petits sketchs complètement… déjantés. » Relatant une anecdote paternelle pour justifier sa pratique et son goût, il en indique son intériorisation :
Papa m’a raconté une histoire […] d’un de ses potes quand il a fait son service militaire […]. Y avait d’un côté les sous-officiers […] qui regardaient Les Guignols de l’info et les GRANDS officiers, les gradés, ils regardaient le journal […]. Et le matin, ils parlaient de la même chose [sourire]. Et c’est ça qui est marrant parce qu’en fait ils discutent de l’info à leur façon. Et… bon moi sincèrement je préfère regarder Les Guignols plutôt que les infos […] parce qu’au moins, ils prennent tout avec humour.
37Pour Yannick, la dérision sur l’actualité manifeste le regard d’une classe à laquelle il apprend à s’affilier en adoptant les goûts culturels de son père.
38Toutefois, l’enquête donne aussi à voir des prises de distance adolescentes vis-à-vis des loisirs partagés avec les parents. Elles s’observent notamment pour la radio et les sorties culturelles. Mais, outre leur petit nombre au regard des déclarations d’adhésion (minoration peut-être liée aux conditions d’entretien, voir l’encadré), ces dépréciations indiquent rarement une moindre influence culturelle parentale. Elles résultent plutôt des diverses injonctions dont les adolescents sont l’objet. En effet, les processus de socialisation dans lesquels les adolescents sont pris (qu’ils soient générationnels ou genrés), l’hétérogénéité des sollicitations auxquelles ils sont confrontés ou encore leur place dans la configuration familiale suscitent ces prises de distance avec certains loisirs familiaux. Certains enquêtés, dont les configurations familiales laissent la place à de nombreux « territoires réservés » et orchestrent une perméabilité aux influences exogènes, déprécient des pratiques qu’ils associent à des intérêts adultes étrangers aux préoccupations adolescentes. Ainsi, Clara (mère : propriétaire d’un magasin de meubles et d’antiquités anglaises ; beau-père : ingénieur du son ; père : second de l’Hôtel Crillon ; elle vit avec sa mère en région parisienne) décrie sa fréquentation obligée des musées de peinture avec son père qu’elle voit les week-ends depuis la séparation de ses parents : « Hou là ! On y va genre deux fois par mois […] ça me fait très chier [rire]. » Elle manifeste dans cette plainte une affiliation générationnelle et la dépréciation d’une pratique éloignée des activités qu’elle partage avec ses copines. Toutefois, à l’instar de fortes lectrices lycéennes qui relatent leur résistance enfantine à des suggestions maternelles, rien n’empêche, comme nous avons pu le montrer (Renard, 2011b) que ces pratiques, un temps subies, ne se transforment en habitudes et, ultérieurement, en goût. Pour sa part, Mourad se plaint de devoir regarder l’émission C’est mon choix que sa mère adore (mère : professeur de couture en France, a enseigné la sociologie en Algérie ; père : enseignant d’informatique à l’université et dans une école privée ; Lyon). En affirmant ce dégoût et en revendiquant son appréciation des films d’action, il se rallie cependant aux goûts paternels et témoigne que la revendication d’une identité genrée prend parfois appui sur les goûts télévisuels [18]. Même lorsqu’elles sont dépréciées et concurrencées par des pratiques réalisées par le biais d’autres sollicitations, les pratiques partagées avec les parents (ou l’un des deux) constituent une référence pour les adolescents au regard de laquelle se construit leur profil culturel ; elles sont la version adulte, masculine ou féminine, du monde qu’ils intériorisent (Berger & Luckmann, 1996, pp. 228-229). Ils pourront l’endosser lorsqu’ils deviendront adultes à leur tour ou ils l’intègrent comme devant être portée par les personnes de l’autre sexe [19]. Lorsque les adolescents déprécient des loisirs familiaux, ils manifestent leurs affiliations générationnelle (temporaire) et sexuée auxquelles les conduisent les sollicitations dont ils font l’objet.
39Parfois, ce sont des injonctions parentales successives et contradictoires qui amènent les adolescents à rejeter des pratiques partagées, qu’ils ont pu, auparavant, investir. La mise à distance de ces pratiques peut survenir lorsque des adolescents sont enjoints d’y mettre fin et détrônés d’une position forte de la configuration familiale. Car, si l’univers familial s’articule autour de différents rôles qui peuvent fonctionner de concert – ou comme « corps » –, il fonctionne aussi « comme un champ, avec ses rapports de force physiques, économiques et surtout symboliques […], ses luttes pour la conservation ou la transformation de ses rapports de force » (Bourdieu, 1993, p. 34), où les différentes positions ne se valent pas. Cette perspective nous permet d’éclairer les positionnements de Coline. Lors de l’entretien, cette enquêtée met à distance l’équitation comme pratique familiale (« au début j’étais la seule à faire du cheval, […] résultat, mon père il s’est mis au cheval, ma mère elle s’y est remise, […] après mon frère s’y est mis aussi et tout et ça m’a saoulée »). Elle dénigre aussi les discussions familiales autour du cheval (« on entend parler des chevaux tout le temps […] il y a que ça comme sujet de conversation »). Alors qu’elle a pratiqué l’équitation de 6 à 10 ans et de 13 à 14 ans sur les conseils de sa mère, elle déclare : « j’ai pas envie de m’investir comme » avant. Elle raconte ne faire que des balades de temps à autre avec une amie en empruntant le cheval de son père. Cependant, ses réactions indiquent moins la non-constitution enfantine d’habitudes et goûts familiaux qu’un consentement arraché à la demande parentale de réduire sa pratique équestre (en raison d’une baisse des résultats scolaires), et qu’une conséquence de la vente de sa jument par ses parents :
Depuis qu’ils ont vendu ma jument, ça m’intéresse plus […] Ils m’ont dit « Tu avais qu’à t’en occuper plus ». Mais moi ils m’avaient dit « Si tu remontes pas ta moyenne, t’as plus ta ponette » parce que je montais trop souvent […] J’ai bossé sur mes cours et résultat, ils ont quand même vendu Grincheuse, ben je suis désolée, mais c’est dégueulasse.
41Finalement, plus que rejeter une pratique familiale, Coline conteste ce qu’elle vit comme exclusion parentale d’une pratique commune, et comme évincement d’une position occupée et de l’une des modalités possibles de la reproduction familiale. Ses parents possèdent des chevaux et font de l’équitation, de même que son frère de 18 ans qui, au grand soulagement de la mère, « va mieux » depuis qu’il s’est orienté dans une formation d’élevage équin après une scolarité difficile en collège. Fille d’une assistante familiale et d’un éducateur, Coline semble avoir été désignée comme devant plus rentablement que son frère investir une scolarité générale et chercher, ailleurs que dans l’univers équestre, un avenir professionnel. L’appropriation d’injonctions parentales successives et contradictoires est sans doute à l’origine de la mise à distance par Coline d’une activité longtemps investie (voire de son souhait actuel de devenir assistante sociale).
42En ce sens, la dévalorisation de pratiques partagées avec les parents, ou l’un des deux, ne signifie pas forcément une distance effective entre des habitudes culturelles adolescentes et parentales. Elle ne traduit pas non plus un défaut de transmission. Elle peut exprimer une contestation de la place attribuée, mais bel et bien occupée, dans la configuration familiale. Elle peut aussi refléter et résoudre l’hétérogénéité des injonctions parentales relatives à la construction culturelle, sexuée et générationnelle des adolescents.
Consommations au second degré de pratiques exogènes
43Lorsqu’ils bravent les interdits et réserves, ou lorsqu’ils s’emparent de produits culturels auxquels ils n’ont pas été initiés en famille, des enquêtés témoignent encore de l’intériorisation des catégories parentales d’appréciation et de jugement.
44Il en va de la sorte pour les enfants des classes supérieures qui consomment au second degré, avec distance, des produits culturels proposés par leurs pairs. L’intériorisation des jugements parentaux suscite en entretien nombre d’effets de légitimité (Bourdieu & Chartier, 1993). Ainsi, Thomas (mère ; enseignante aux Beaux-Arts ; père : sous-directeur de la DCN de Toulon ; il vit avec sa mère dans une ville moyenne du Var) va de temps à autre voir des films avec ses camarades de classe. Il aime ces sorties, occasions de sociabilités avec ses pairs qu’il ne peut manquer. Cependant, il déclare déprécier les films qu’il visionne alors (« on va voir toutes les merdes [rire] […] des films nuls quoi, avec de l’action à deux balles quoi, comme Alexandre »). Sans entacher les sociabilités amicales et le plaisir de cette activité partagée, la critique des films vus entre amis prend appui sur des schèmes de perception et d’évaluation travaillés familialement. En effet, Thomas a été initié par des parents cinéphiles. Ceux-ci lui conseillent des films qu’ils apprécient (Édouard aux mains d’argent, The phantom of the paradise, Le Faucon maltais). Ils encouragent aussi sa connaissance des films en mettant à sa disposition la DVDthèque qu’ils ont constituée ou en l’accompagnant au cinéma. Ils l’invitent à prêter attention aux aspects formels des produits cinématographiques, à repérer des éléments d’intertextualité et la marque des réalisateurs. Ayant intériorisé cette appréhension esthétique des films, Thomas peut noter les emprunts à différents genres perceptibles dans Kill Bill, l’un de ses films préférés (« le manga », « les westerns spaghettis »). Il se plaît à classer les films d’action : « les films avec Schwarzy » que Thomas voit avec ses copains ne peuvent rivaliser avec ceux de Tarantino qu’il voit avec ses parents. Pour leur part, les adolescentes évoquent souvent le regard critique qu’elles portent sur les séries télévisées ou sur les magazines pour jeunes filles ou sur les stars qu’elles s’approprient avec leurs copines tout en subissant ou en redoutant les critiques parentales :
De temps en temps avec des copines, on achète des trucs genre Jeune et jolie, etc., une fois comme ça pour se marrer. Ma mère, enfin je suis pas sûre qu’elle par exemple m’abonnerait à Jeune et jolie [alors qu’elle m’a abonnée à Phosphore].
46Cette consommation au second degré de produits non recommandés par les parents a déjà été soulignée à propos de produits commerciaux (Lahire, 2004). Comme des recherches sur le système scolaire invitent à le penser (Lahire, 2005), il apparaît dans l’enquête que cette consommation critique s’observe aussi à l’endroit de pratiques culturelles plus légitimes encadrées par l’institution scolaire, lorsque les adolescents n’y ont pas été initiés familialement (musique ou littérature classiques, musées de peinture, etc.) [20]. Ainsi Suzon, qui revient d’un voyage scolaire à Madrid au moment de l’entretien, déprécie les musées qu’elle a dû visiter :
[Les musées de peinture] j’aime moins [que les châteaux visités avec mes parents], surtout Picasso, c’est pas très… […] C’est pas artistique […]. Ce qu’ils appellent des peintures, c’est pas très beau […] on appelle ça artistique, mais… voilà [sourire] […] j’aime pas […] [je préfère] des jolies peintures,’fin des dessins […] qui représentent quelque chose.
48Succinctement explicités, ses goûts picturaux semblent plus désigner les tableaux suspendus aux murs du séjour parental que les œuvres cubistes reconnues. De telles mises à distance de la culture légitime par des adolescents qui n’y ont pas été familiarisés par leurs parents sont scolairement risquées. À l’inverse, les consommations au second degré de produits éloignés de la culture légitime s’apparentent à de « l’hypocorrection ». Elles nourrissent cependant l’éclectisme culturel (Coulangeon, 2003) d’adolescents des classes supérieures, rentable scolairement dès lors que l’appréhension des produits se fait spécialisée et mobilise des schèmes esthétiques.
49De fait, si leurs pratiques culturelles s’écartent parfois de ce qui est familialement proposé, les adolescents appréhendent ces activités à la manière de leurs parents. Filtres d’influences exogènes, ces catégories d’appréciation et de jugement témoignent de l’influence culturelle parentale, là même où elle semble céder du terrain : la consommation de produits ou la réalisation d’activités culturelles décriées au sein du foyer ou, plus couramment, absentes.
Conclusion
50Dans les sociétés différenciées, « la jeunesse n’est plus préparée à la vie adulte directement, mais indirectement, par des instituts, des écoles » (Elias, 1991, p. 67). Lors de la fréquentation de plus en plus longue de ces lieux de formation, les individus sont confrontés à des logiques socialisatrices spécifiques et à des savoirs particuliers, inscrits dans la culture écrite. On serait donc tenté de penser qu’ils s’y construisent en constituant une grande partie de leurs habitudes, et notamment de leurs habitudes et goûts culturels. Des travaux ont d’ailleurs montré les effets de la scolarisation sur les habitudes lectorales adolescentes (Baudelot et al., 1999 ; Renard, 2011b) ou sur les perceptions juvéniles du monde et leurs pratiques (Beaud, 2002 ; Serre, 2012). En outre, la fréquentation longue de l’institution scolaire par de plus en plus d’individus issus de différentes classes sociales fait que les jeunes ne se confrontent pas seulement aux logiques socialisatrices scolaires, mais également à celles portées par leurs pairs. Là encore, des travaux (Pasquier, 2005 ; Coulangeon, 2011) ont souligné les effets de la fréquentation d’une école, « réservoir de groupes de pairs » (Darmon, 2006, p. 62), sur les pratiques et goûts culturels juvéniles.
51Toutefois, parallèlement au processus historique de scolarisation, s’est développée la « vie familiale » (Ariès, 1973). Si l’enfant est « tenu à l’écart de la société et de la vie des adultes » (Elias, 1991, p. 66), il côtoie ses parents hors des activités professionnelles. Conditions de vie et logiques socialisatrices familiales sont biographiquement premières dans la constitution des individus. Les travaux analysant les inégalités scolaires ont montré qu’elles sont aussi premières « dans l’ordre des déterminations » (Millet & Thin, 2005, p. 264) : c’est à partir des habitudes construites dans l’univers familial, offrant inégalement les pré-requis nécessaires à la compréhension des exigences scolaires, que les enfants réagissent aux sollicitations professorales et se les approprient. On peut dès lors penser que l’univers familial constitue le lieu de formation des premiers goûts et habitudes culturels, qu’ils aient, ou non, une incidence sur les parcours scolaires.
52Sans nier l’existence d’influences culturelles exogènes (amicales ou scolaires), nous nous sommes efforcée dans cet article de souligner l’intérêt qu’il y a à se pencher spécifiquement sur les influences culturelles parentales. Comme elles ont plus souvent été étudiées en interrogeant les parents, nous avons pris le parti de les reconstruire par le prisme des socialisés, les adolescents élèves de 3e, à un moment du processus de l’héritage. L’analyse qualitative nous a permis de montrer que les influences culturelles parentales sont loin d’être anodines dans la construction des profils adolescents. En mettant au jour, à partir d’une population socialement diversifiée (mais dans laquelle les enfants de classes supérieures sont plus nombreux), la manière dont elles s’exercent, nous invitons aussi à revenir sur l’appréhension de la transmission. Celle-ci s’actualise d’une part dans l’appropriation enfantine de pratiques parentales et catégories de perception des produits culturels : l’exemple parental, mais aussi la répétition des partages familiaux y contribuent fortement. La transmission prend alors la forme d’une reproduction à l’identique des pratiques et de schèmes de perception. La transmission s’opère d’autre part par la réalisation enfantine, encadrée ou soutenue familialement, de pratiques spécifiques mais prenant place dans ce que peuvent ou doivent être les pratiques adolescentes aux yeux des parents (en fonction de leur expérience biographique et de leur sensibilité variable aux injonctions scolaires et aux sollicitations commerciales). La transmission consiste alors en des héritages déclinés.
53À cet égard, on voit le caractère parfois malheureux de la notion de « socialisation ratée » (Berger & Luckmann, 1996, pp. 228-235) mobilisée pour évoquer la sensibilité adolescente à des influences amicales différentes des influences parentales. Ce n’est que lorsqu’on neutralise artificiellement les conditions de la transmission ou qu’on ignore les processus de construction des habitudes et des goûts que l’on peut parler de « socialisation ratée », ou de « bonne » ou « mauvaise transmission » (Octobre & Jauneau, 2008). Dès lors qu’on tient compte de ces conditions dans l’analyse, on peut rendre raison de la transmission d’habitudes décalées ou différentes [21].
54Ainsi, nous pouvons dire qu’« une influence ne s’exerce pas d’un être actif sur un être passif, elle est construite à la fois par celui qui influence et par celui qui est influencé, elle n’est pas “action sur” mais “relation entre” » (Bautier et al., 1992, p. 17). Mais cette « relation entre » s’inscrit dans des conditions particulières déterminant les deux parties. Nous l’avons montré, les conditions matérielles d’existence, les modes de socialisation familiaux, la pluralité et parfois la concurrence entre des principes socialisateurs générationnels et genrés, ainsi que la confrontation à des influences exogènes hétérogènes constituent les conditions de la transmission et rendent raison des appropriations enfantines des sollicitations parentales, ainsi que des positionnements adolescents vis-à-vis des pratiques culturelles. Enfin, parce que les habitudes culturelles constituées par les adolescents dans les relations avec leurs parents sont socialement situées et préparent inégalement aux exigences ou affinités scolaires, elles orientent et révèlent les modes de reproduction familiale.
Bibliographie
Bibliographie
- Ariès P. (1973 [1960]), L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Le Seuil.
- Baudelot C., Cartier M. & Détrez C. (1999), Et pourtant ils lisent…, Paris, Le Seuil.
- Bautier É., Charlot B. & Rochex J.-Y. (1992), École et savoir dans les banlieues… et ailleurs, Paris, Armand Colin.
- Beaud S. (2002), 80% au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte & Syros.
- Berger P. & Luckmann T. (1996 [1966]), La Construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin.
- Bernstein B. (1975 [1971]), Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Minuit.
- Bertrand J. (2011), « La vocation au croisement des espaces de socialisation. Étude sociologique de la formation des footballeurs professionnels », Sociétés contemporaines, n° 82, pp. 85-106.
- Bourdieu P. & Passeron J.-C. (1964), Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit.
- Bourdieu P. & Chartier R. (1993 [1985]), « La lecture : une pratique culturelle », in Chartier R. (dir.), Pratiques de la lecture, Paris, Payot et Rivages, pp. 265-294.
- Bourdieu P. (1971), « Disposition esthétique et compétence artistique », Les Temps modernes, n° 275, pp. 1345-1378.
- Bourdieu P. (1979a), « Les trois États du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 30, pp. 3-6.
- Bourdieu P. (1979b), La Distinction, Paris, Minuit.
- Bourdieu P. (1980), Le Sens pratique, Paris, Minuit.
- Bourdieu P. (1993), « À propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 100, pp. 33-36.
- Certeau M. de (1990 [1980]), L’invention du quotidien. Arts de faire, t. I, Paris, Gallimard.
- Chartier A.-M., Debayle J. & Jachimowicz M.-P. (1993), « Lectures pratiquées et lectures déclarées. Réflexions autour d’une enquête sur les lectures d’étudiants en IUFM », in Fraisse E. (dir.), Les Étudiants et la lecture, Paris, Puf, pp. 73-97.
- Coulangeon P. (2003), « La stratification sociale des goûts musicaux. Le modèle de la légitimité culturelle en question », Revue française de sociologie, 44-1, pp. 3-33.
- Coulangeon P. (2011), Les Métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Paris, Grasset.
- Darmon M. (2006), La Socialisation, Paris, Armand Colin.
- Delbos G. & Jorion P. (1984), La Transmission des savoirs, Paris, MSH.
- Donnat O. (2004), « Les univers culturels des Français », Sociologie et sociétés, 36/1, pp. 87-103.
- Donnat O. (2009), Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, La Découverte.
- Dubois V., Méon J.-M. & Pierru E. (2010), « Quand le goût ne fait pas la pratique. Les musiciens amateurs des orchestres d’harmonie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 181-182, pp. 106-125.
- Dumais S. A. (2006), « Early childhood cultural capital, parental habitus, and teachers’ perceptions », Poetics, n° 34, pp. 83-107.
- Dumontier F., Singly F. de & Thélot C. (1990), « La Lecture moins attractive qu’il y a vingt ans », Économie et statistique, n° 233, juin, pp. 63-80.
- Durkheim É. (1999 [1922]), Éducation et sociologie, Paris, Puf, « Quadrige ».
- Elias N. (1991 [1987]), La Société des individus, Paris, Fayard.
- Giard L. (1994), « Faire la cuisine », in Certeau M. de, Giard L., Mayol P., L’invention du quotidien. Habiter, cuisiner, t. II, Paris, Gallimard.
- Glévarec H. (2010), « Les Trois Âges de la culture de la chambre », Ethnologie française, XL/1, pp. 19-30.
- Gombert P. & van Zanten A. (2004), « Le modèle éducatif du pôle “privé” des classes moyennes : ancrages et traductions dans la banlieue parisienne », Éducation et sociétés, vol. 2, n° 14, pp. 67-83.
- Henri-Panabière G. (2010a), Des “Héritiers” en échec scolaire, Paris, La Dispute.
- Henri-Panabière G. (2010b), « Élèves en difficultés de parents fortement diplômés. Une mise à l’épreuve empirique de la notion de transmission culturelle », Sociologie, vol. 1, n° 4.
- Hoggart R. (1970 [1957]), La Culture du pauvre, Paris, Minuit.
- Hoggart R. (1991 [1988]), 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Gallimard/Le Seuil.
- Kaufman J. & Gabler J. (2004), « Cultural capital and the extracurricular activities of girls and boys in the college attainment process », Poetics, n° 32, pp. 145-168.
- Lahire B. (1995), Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris, Gallimard/Le Seuil.
- Lahire B. (1998), L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan.
- Lahire B. (2002), Portraits sociologiques, Paris, Nathan.
- Lahire B. (2004), La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinctions de soi, Paris, La Découverte.
- Lahire B. (2005), « Misère de la division du travail sociologique : le cas des pratiques culturelles adolescentes », Éducation et sociétés, 2/16, pp. 129-136.
- Laillier J. (2011), « Des familles face à la vocation. Les ressorts de l’investissement des parents des petits rats de l’Opéra », Sociétés contemporaines, n° 82, pp. 59-83.
- Lareau A. (2002), « Invisible Inequality: social class and childrearing in black families and white families », American Sociological Review, vol. 67, n° 5, pp. 747-776.
- Lareau A. & Weininger E. B. (2008), « Time, work, and family life: reconceptualizing gendered time patterns through the case of children’s organized activities », Sociological forum, vol. 23, n° 3, pp. 419-454.
- Mauger G. (1989), « Les héritages du pauvre. Conflit œdipien et héritage social », Les Annales de la recherche urbaine, n° 41, pp. 112-117.
- Mauger G. (1995), « Le monde des jeunes », Sociétés contemporaines, n° 21, pp. 5-14.
- Mauger G. (2010), « Jeunesse : essai de construction d’objet », Agora débats/jeunesses, 3/56, pp. 9-24.
- Mennesson C. (2011), « Socialisation familiale et investissement des filles et des garçons dans les pratiques culturelles et sportives associatives », Réseaux, vol. 4-5, n° 168-169, pp. 87-110.
- Mennesson C. & Julhe S. (2012), « “L’art (tout) contre le sport ?” La socialisation culturelle des enfants des milieux favorisés », Politix, vol. 3, n° 99, pp. 109-128.
- Mercklé P. (2010), « L’adolescence, combien de cultures ? », in Octobre S. & Sirota R. (dir.), Actes du colloque Enfance et cultures : regards des sciences humaines et sociales [en ligne].
- Millet M. & Thin D. (2005), Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale, Paris, Puf, « Le Lien social ».
- Millet M. & Moreau G. (2011), La Société des diplômes, Paris, La Dispute.
- Morel S. (2006), « Une classe de ZEP à l’Opéra de Paris. Enjeux et effets de l’action culturelle », Réseaux, vol. 3, n° 137, pp. 173-205.
- Neveu É. (1999), « Pour en finir avec l’“enfantisme”. Retours sur enquête », Réseaux, n° 92-93, pp. 176-201.
- Octobre S. & Jauneau Y. (2008), « Tels parents, tels enfants ? Une approche de la transmission culturelle », Revue française de sociologie, 49-4, pp. 695-722.
- Octobre S., Détrez C., Mercklé P. & Berthomier N. (2010), L’enfance des loisirs, Paris, DEPS, Ministère de la culture et de la communication.
- Octobre S., Détrez C., Mercklé P. & Berthomier N. (2011), « La diversification des formes de la transmission culturelle », Recherches familiales, 1/8, pp. 71-80.
- Octobre S. & Pasquier D. (coord.) (2011), Réseaux. Pratiques culturelles et enfance sous le regard du genre, vol. 4-5, n° 168-169.
- Octobre S. (2004), Les Loisirs culturels des 6-14 ans, Paris, La Documentation française.
- Palheta U. (2012), La Domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, Paris, Puf, « Le Lien social ».
- Pasquier D. (1999), La Culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, MSH.
- Pasquier D. (2005), Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, « Mutations », n° 235.
- Poullaouec T. (2010), Le Diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, Paris, La Dispute.
- Renard F. (2011a), « Maman et papa ils n’aiment pas trop le rap. » Les transmissions familiales à travers le prisme des loisirs d’enfants et d’adolescents, Rapport de recherche GRS, ENS-LSH de Lyon.
- Renard F. (2011b), Les Lycéens et la lecture. Entre habitudes et sollicitations, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
- Schwartz O. (2011), « Peut-on parler des classes populaires ? », laviedesidees.fr
- Serre D. (2012), « Le capital culturel dans tous ses états », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n° 191-192, pp. 4-13.
- Singly F. de (1982), « La gestion sociale des silences », Consommation, n° 4, pp. 37-63.
- Singly F. de (1993), « Savoir hériter : la transmission du goût de la lecture chez les étudiants », in Fraisse E. (dir.), Les Étudiants et la lecture, Paris, Puf, pp. 49-73.
- Thin D. (1998), Quartiers populaires. L’école et les familles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon.
- van Zanten A. (2010), « Choix de l’école et inégalités scolaires. Le rôle des ressources culturelles et économiques des parents », Agora débats/jeunesses, vol. 3, n° 56, pp. 35-47.
- Vincent G., Lahire B. & Thin D. (1994), « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », in Vincent G. (dir.), L’éducation prisonnière de la forme scolaire ?, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, pp. 11-48.
Mots-clés éditeurs : reproduction sociale, transmission, habitudes culturelles, héritage, jeunesse
Mise en ligne 14/02/2014
https://doi.org/10.3917/socio.044.0413Notes
-
[1]
Nous désignons par ce terme tous les enfants et pas seulement ceux des classes supérieures qui sont initiés familialement à la culture légitime, dans la mesure où tous sont confrontés par le biais de leurs parents à un arbitraire culturel qu’ils sont conduits à s’approprier.
-
[2]
Dans sa définition de la socialisation, B. Bernstein (1975, p. 229) précise : « Les instances de socialisation principales dans les sociétés contemporaines sont la famille, le groupe des pairs, l’école et le travail. C’est à travers ces instances et en particulier à travers leurs relations réciproques que les différents principes d’organisation de la société s’imposent à la perception des sujets. »
-
[3]
Nous nous référons en particulier à la manière dont B. Bernstein (1975, p. 229) définit la socialisation : « processus au cours duquel un enfant acquiert une identité culturelle déterminée et, en même temps, réagit à cette identité. C’est le processus par lequel un être biologique est transformé en sujet d’une culture particulière ».
-
[4]
Si l’analyse statistique met au jour des tendances comme l’inégal rôle des parents dans la transmission selon les types d’activités, l’approche qualitative proposée veut éclairer les relations nouées entre parent et enfant autour d’une activité que subsument les variables « sexe » ou « pratiques partagées ». Qu’elles s’inscrivent dans des régularités ou constituent des atypies statistiques, ces relations donnent à reconstruire les modalités de la transmission culturelle. La démarche qualitative veut également donner à lire, dans les extraits, les traits saillants de ces modalités de transmission et, par la comparaison, repérer et faire apparaître des différences selon l’origine sociale.
-
[5]
Nous nous inspirons ici des pistes proposées par P. Bourdieu (1971, p. 1348) : « Les enfants des familles cultivées qui suivent leurs parents dans leurs visites des musées ou des expositions leur empruntent en quelque sorte leur disposition à la pratique, le temps d’acquérir à leur tour la disposition à pratiquer qui naîtra d’une pratique arbitraire et d’abord arbitrairement imposée. Il suffit de remplacer musée par église pour voir qu’on a ici la loi de la transmission des dispositions ou, si l’on veut, de la reproduction des habitudes. »
-
[6]
L’observation peut permettre l’étude de la transmission scolaire en train de se faire, comme nous avons pu le montrer en analysant l’apprentissage lycéen de la lecture littéraire (Renard, 2011b). Mais la vie familiale ne s’observe pas si aisément qu’une salle de classe, et encore moins la transmission culturelle qui y prend place, qui n’est pas circonscrite à un horaire dans la semaine. Même lorsque c’est le cas, à l’occasion de la vision partagée d’une série télé, D. Pasquier (1999) a bien montré les difficultés d’un dispositif de recherche qui vient rompre la routine de la transmission, en l’occurrence ici de la réception. De fait, pour reconstruire ces processus, le chercheur doit plus souvent se satisfaire de déclarations que d’observations. Pour guider ces déclarations, nous avons pris le parti d’interroger systématiquement les enfants au sujet de ces différents domaines de loisirs sur leurs pratiques et leurs conditions de réalisation, ce qui les avait amenés à ces pratiques, ce qu’ils en pensaient et ce qu’en pensait leur entourage, mais aussi sur les pratiques de leurs parents, de leurs frères et sœurs et de leurs copains.
-
[7]
Dans le cadre d’ateliers de recherche animés par C. Détrez et B. Lahire à l’ENS de Lyon, des étudiants ont réalisé une partie des entretiens en 2004-2006. Nous avons complété le matériau d’enquête en 2007-2009.
-
[8]
S. Octobre (2004, p. 95) souligne le rapprochement des pratiques enfantines et parentales à propos des programmes télévisés.
-
[9]
L’enquête qualitative fait apparaître des proportions plus fortes que celles de l’étude statistique qui montre qu’un peu plus de 50 % des adolescents de 15 ans déclarent regarder la télévision avec au moins l’un de leurs parents ; 20 % pour la radio (Octobre et al., 2010, p. 130). Sans doute, les entretiens ont-ils permis l’explicitation de pratiques moins « mémorisables », plus anodines parce qu’ordinaires et moins investies comme « personnelles » par les adolescents (Chartier et al., 1993). En outre, ne portant pas sur les domaines d’activités en général, mais sur des produits et programmes particuliers, les questions ont sans doute accru la visibilité des pratiques partagées.
-
[10]
Avant de se séparer, ses parents travaillaient dans une ferme en Mayenne (mère : ouvrière agricole ; père : petit exploitant). La mère de Jessica a déménagé dans le Sud Vienne d’où elle était originaire avec ses trois enfants lorsque Jessica avait 3 ans.
-
[11]
R. Hoggart (1970 ; 1991) a décrit l’importance du foyer comme une des caractéristiques du style de vie des milieux populaires anglais qu’il étudiait.
-
[12]
Nous empruntons cette expression que F. de Singly (1982) utilise dans un autre contexte.
-
[13]
On peut lire de la sorte les actions de parents favorisant l’existence d’un « jardin secret enfantin » qu’ils estiment nécessaire au développement de l’« autonomie » (Glévarec, 2010, p. 23).
-
[14]
C’est le cas de 5 sur 14 enquêtés issus des classes supérieures (dont 2 ont un poste personnel dans leur chambre), de 4 sur 8 enquêtés issus des classes intermédiaires (dont 3 ont un poste personnel), de 2 sur 8 enquêtés issus des classes populaires (aucun n’ayant un poste personnel). Parmi les 19 autres enquêtés, 2, issus des classes intermédiaires, n’ont pas de télévision à domicile.
-
[15]
L’enquête s’inscrit dans les tendances dégagées à propos des activités artistiques amateurs des 10-14 ans (Octobre & Jauneau, 2008, p. 716).
-
[16]
Dans la recherche de D. Thin, ce mode d’exercice de l’autorité constitue une caractéristique du mode populaire de socialisation. Le travail de G. Henri-Panabière (2010a) montre qu’il peut également être à l’œuvre dans certaines familles de classes supérieures et intermédiaires.
-
[17]
C’est également le cas des films pornographiques. Mais, effet d’entretien sans doute, seulement 4 enquêtés mentionnent ce type de programme.
-
[18]
Nous partageons ici les remarques de S. Morel soulignant que « le rapport à la culture des jeunes adolescents s’inscrit en partie dans la construction d’une identité sexuelle » (2006, p. 200). Les travaux étudiant la sexualisation des transmissions confortent cette analyse.
-
[19]
Comme le montrent les analyses des transmissions croisées, les transmissions sexuées ne sont pas plus mécaniques que les transmissions selon l’origine sociale.
-
[20]
Selon les traits de leur configuration familiale, les adolescents peuvent être sensibles aux influences exogènes, en appréciant des produits culturels découverts par le biais des pairs ou de l’institution scolaire. Le plus souvent, leurs parents encouragent et valorisent cette familiarisation avec des produits culturels non consommés mais dont ils reconnaissent la légitimité pour leurs enfants (voir supra, le cas de la lecture ou des pièces de théâtre incitées par l’institution scolaire ; la pratique ou l’écoute musicale initiées par les pairs).
-
[21]
G. Henri-Panabière (2010a ; 2010b) montre bien que les difficultés scolaires de collégiens dont les parents possèdent au moins un bac + 2 n’étonnent que lorsqu’on isole ponctuellement la variable « niveau d’études » (pour constituer la population d’enquête par exemple). Elles sont éclairées sociologiquement dès lors que la nature du capital parental et les conditions de sa transmission réapparaissent dans l’analyse.