Notes
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[1]
Je remercie vivement Lise Bernard, Isabelle Charpentier, Choukri Hmed, Amélie Le Renard ainsi que les lecteurs anonymes de Sociologie, pour leurs relectures exigeantes et leurs remarques critiques sur des versions antérieures de ce texte.
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[2]
La date figurant sur la page de couverture correspond à celle de la demande de dépôt légal, non de la commercialisation.
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[3]
Du nom du parti dont furent issues les élites gouvernantes du pays depuis 1956 : le Néo-Destour.
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[4]
Parce que les sciences sociales élaborent leurs concepts dans un « espace assertorique non-poppérien », elles sont contraintes à une « mobilité conceptuelle », l’historicité singulière de tout fait social et sa différence radicale avec un événement reproductible empêchant la formation d’un langage unifié. Les concepts de la sociologie conservant souvent une référence tacite à des coordonnées spatio-temporelles, ils ne peuvent être mécaniquement transposés à d’autres réalités socio-historiques (Passeron, 1991).
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[5]
En conjoncture de « crise », « les prises de position des acteurs, les logiques d’alliance et de conflit, les formes de mobilisation et les répertoires d’action sont marqués du sceau d’une incertitude inédite. Les ressources, les savoir-faire, les réseaux, et les positions qui fonctionnaient auparavant comme capital peuvent ainsi se trouver brusquement désajustés par rapport au nouveau contexte, comme, à l’inverse, des positions dévaluées par le passé sont susceptibles de connaître une soudaine re-légitimation » (Gobille, 2005, p. 35).
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[6]
« L’accumulation de ressources littéraires s’enracine nécessairement dans l’histoire politique des États. Plus précisément, on peut penser que les deux phénomènes – celui de la formation de l’État et celui de l’émergence de littératures dans de nouvelles langues – naissent du même principe de «différenciation» (Casanova, 2008, pp. 62-63).
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[7]
Du nom de la Compagnie d’Assurances et de Réassurances (l’une des plus importantes du pays) qui finance ce prix littéraire. L’institutionnalisation de ce prix s’apparente à une forme de mécénat qui, « justifiant le riche aux yeux de la société (…) “lave” symboliquement toute sa fortune » (Viala, 1985, p. 55).
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[8]
L’une des conditions d’obtention du prix est la détention de la nationalité tunisienne.
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[9]
Christine Détrez a bien montré les attentes spécifiques des maisons d’édition françaises auprès des écrivaines algériennes et marocaines (Détrez, 2013).
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[10]
C’est le cas de l’un des rares écrivains tunisiens consacrés par l’institution scolaire, Mahmûd Messa’dî, ministre de l’Éducation nationale dans les années 1960, puis ministre de la Culture dans les années 1970 et fondateur de la revue Al-Hayêt Al-thaqâfiya (La Vie culturelle) - qui paraît jusqu’à aujourd’hui - pendant l’exercice de ses fonctions de ministre de la Culture. Mais c’est le cas aussi de Béchir Ben Slâma, Laroussi Métoui, Mohamed Mzâlî, etc.
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[11]
Il s’agit d’une maison co-étatique, en partenariat avec la Libye.
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[12]
Comme l’écrit Franck Mermier (2005, p. 91), « La situation a aujourd’hui changé même si la culture reste toujours une affaire d’État dans la plupart des pays arabes et que la circulation de l’imprimé demeure étroitement contrôlée (…). Celui-ci a cependant ouvert certaines fenêtres, notamment dans le domaine de l’édition privée ».
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[13]
La Constitution de 1959 a été suspendue en mars 2011, suite aux mobilisations exigeant la dissolution des institutions et l’élection d’une Assemblée Nationale Constituante.
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[14]
Sur les dispositifs de domination à l’encontre des militants et sympathisants islamistes et leurs proches, voir Béatrice Hibou (2006, pp. 6-11) ainsi que le témoignage, sous pseudonyme, d’un prisonnier politique islamiste : Abdelwahab Sdiri, 2003.
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[15]
La censure peut consister en l’exigence de la suppression d’une partie du texte, mais aussi d’ajouts, afin de lever ce qui est tenu pour une ambiguïté interprétative.
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[16]
L’équivalent de 400 000 euros.
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[17]
« Jamila Mejri à la tête de l’Union des écrivains », Le Temps, 31 déc. 2008.
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[18]
« L’Union des écrivains tunisiens exprime son soutien au Président Ben Ali », TAP, 29 août 2009.
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[19]
Entretien avec Mohamed Jaballi, membre fondateur de la Ligue des Écrivains Libres, Tunis, juil. 2007.
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[20]
Déposée en juillet 2001, la demande du visa de création de l’association est rejetée en octobre par le gouvernorat de Tunis. Les écrivains effectuent un recours auprès du tribunal administratif. En 2006, la demande de recours est rejetée au motif qu’il existe déjà une association d’écrivains : L’UET.
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[21]
Se dit des partisans de Salah Ben Youssef, le militant nationaliste qui prit position, à l’inverse de Bourguiba, contre la signature des conventions franco-tunisiennes sur l’autonomie interne en 1954. Les yousséfistes ont subi répression et incarcération à partir de 1955.
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[22]
Le texte de Jelloul Azzouna fut publié dans Al-mîthâq al-wa?anî [Le Pacte national], sous la direction d’Habib Hriz, Tunis, autoédition, 1989.
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[23]
Ils se rapprochent en cela de la figure de «l’intellectuel engagé» telle qu’elle a émergé en France avec l’Affaire Dreyfus (Charle, 1990).
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[24]
Notamment dans deux des principales formations politiques de l’opposition légale et relativement indépendante, de centre-gauche, Al-Mawqif (l’organe du Parti Démocratique Progressiste), et Attarîq Al-Jadîd (le journal du parti Attajdîd). Malgré le caractère reconnu de ces deux formations, leurs membres n’ont pas échappé au harcèlement policier et leurs journaux n’étaient disponibles que dans un nombre restreint de points de vente, le plus souvent dans l’arrière-fond. Ces articles ont été publiés, après le 14 janvier (Râbi?at…, 2012).
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[25]
Le siège tunisois de cette ONG se trouve dans la banlieue ouest de Tunis, à Al-Menzah 5. Fondée au Chili dans le but d’encourager le tissu associatif dans les pays du tiers-monde, elle a des succursales en Inde, en Afrique du Sud et à Tunis, où se trouve le bureau principal. Le président d’honneur de cette ONG est Nelson Mandela. La directrice du siège tunisois fut interpellée à plusieurs reprises par des membres de la police politique, au ministère de l’Intérieur, pour lui signifier que la Ligue n’ayant pas d’existence légale, l’ONG n’est pas autorisée à accueillir ses activités.
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[26]
En raison du caractère peu rémunérateur de l’écriture et de l’inexistence en Tunisie d’une littérature commerciale à grands tirages qui pourrait jouer un rôle alimentaire, les écrivains sont contraints d’avoir une profession qui accapare une grande partie de leur temps. Sur l’influence de la profession sur les carrières littéraires, à partir d’une enquête menée sur les écrivains rhône-alpins, voir Lahire, avec la coll. de Géraldine Bois (2006).
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[27]
Les lois de l’état civil et le Code du Statut Personnel ont établi les conditions juridiques de formation des couples : le seul cadre est le mariage, conclu par deux époux consentants, devant deux notaires ou un officier de l’état civil et en présence de deux témoins. Juridiquement interprétée soit comme de la prostitution, soit comme un mariage n’ayant pas été conclu conformément à la loi, « l’union libre » est passible jusqu’à deux ans d’emprisonnement. L’article 230 du Code pénal réprime l’homosexualité jusqu’à trois ans d’incarcération.
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[28]
L’article 1 de la Constitution de 1959 affirmait que la Tunisie est un État dont la religion est l’Islam.
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[29]
Le titre est formé à partir de l’injure lancée par les enfants du quartier au principal personnage du roman.
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[30]
Le contenu des romans comme la trajectoire de Massouda Aboubaker la rapprochent, dans un contexte similaire, de l’écrivaine et journaliste marocaine Sanaa Elaji, étudiée par Isabelle Charpentier (2013a).
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[31]
La notion de « stratégie » telle qu’utilisée ici ne suppose pas nécessairement une conception finaliste selon laquelle chaque agent social lutterait consciemment pour son profit.
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[32]
Né à l’automne 1963, le groupe emprunte à plusieurs tendances idéologiques : le trotskysme, le maoïsme et le marxisme-léninisme.
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[33]
Un des termes récurrents au cours de l’entretien est celui de qam’ [répression/oppression], par lequel il désigne à la fois l’exclusion socio-économique des milieux populaires et l’autoritarisme politique, les deux étant perçus comme liés.
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[34]
Nom et prénom de substitution.
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[35]
La thèse porte « sur les trajectoires des écrivaines tunisiennes », lui avais-je déclaré. L’enquêtée va reprendre la notion de « trajectoire » dans son propos.
Introduction
1En 1986, l’écrivain de langue arabe Hassan Ben Othman comparaissait devant la Justice, à Tunis, sous la triple accusation « d’outrage à l’ordre public, à l’État et aux bonnes mœurs », dans un procès intenté par le ministère de l’Intérieur. Il fut mis en cause pour un recueil de nouvelles, prévu pour parution en auto-édition (Ben Othman, 1986) [2]. Condamné, au cours d’un procès très médiatisé, à trois mois de prison avec sursis, Hassan Ben Othman fut acquitté en appel un peu plus d’un an plus tard. Cette « affaire » est instructive à plus d’un titre. Elle constitue d’abord un cas unique en Tunisie depuis l’indépendance : il s’agit, jusqu’à aujourd’hui, de la seule fois où un écrivain fut condamné en raison du contenu de son œuvre littéraire. Le contrôle de la production littéraire en contexte autoritaire ne s’est donc pas principalement effectué par la mobilisation de l’appareil judiciaire. Par ailleurs, en première instance, comme en appel, les avocats d’Hassan Ben Othman ont mis en avant la spécificité du texte, en insistant sur le caractère purement fictionnel du récit. Enfin, issu de milieu populaire, autodidacte sorti précocement de l’institution scolaire, l’écrivain exerçait le métier de journaliste, dans divers quotidiens et hebdomadaires de la presse indépendante et de l’opposition légale. Les « transgressions » politiques et sexuelles dans ses œuvres ne sont pas intelligibles sans la reconstitution de sa trajectoire socio-biographique et de ses expériences socialisatrices.
2Cet article vise à mettre au jour les modalités de contrôle de la production littéraire dans le contexte autoritaire tunisien depuis l’indépendance, mais aussi, parallèlement, les formes de résistance que les écrivains ont pu y opposer, en fonction de leurs trajectoires socio-biographiques et de leurs dispositions. En effet, les travaux de recherche sur la Tunisie ont jusqu’ici principalement mis l’accent sur les formes et les mutations du régime autoritaire (Camau & Geisser, 2003), dans l’objectif d’expliquer la reproduction du pouvoir destourien [3]. Les travaux d’économie politique de Béatrice Hibou mettent ainsi en évidence « les rationalités des mécanismes d’assujettissement, de soumission et de consentement, à partir de la dimension économique » (2006, p. 12). Lorsqu’ils ont pris pour objet les résistances à l’autoritarisme, les travaux sur la Tunisie se sont intéressés aux élites contestataires (Béchir-Ayari, 2009 ; Khiari, 2003, pp. 125-189), aux formes de mobilisation organisées et encadrées par les structures partisanes ou associatives des oppositions, ou aux mouvements sociaux (Allal, 2010). Les résistances invisibles et plus diffuses, qui ne s’inscrivent pas dans des structures collectives, ont été en revanche peu explorées. Sans sous-estimer les formes d’immixtions du politique dans le littéraire, c’est sous ce dernier angle d’approche que cet article appréhendera les écrivains tunisiens contemporains.
3Les choix théoriques empruntent ici à l’analyse de Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art (1998 [1992]), tout en l’adaptant au cas tunisien. Nous formulons l’hypothèse que les milieux sociaux d’origine, le fait d’avoir eu ou non une socialisation politique, la profession exercée et la socialisation proprement littéraire (notamment les œuvres et les auteurs pour lesquels ils ont du goût ou de l’aversion, mais aussi la langue d’écriture) informent les visions et les perceptions de la littérature des écrivains tunisiens sans qu’il soit possible de transposer [4] le concept de « champ littéraire ». Ce dernier a en effet été élaboré pour décrire la scène littéraire française à partir du milieu du XIXe siècle, avec le desserrement de la contrainte politique externe, tandis que naissait une littérature commerciale à grands tirages. Les positions occupées – celles de « l’art bourgeois », de « l’art social » et de « l’art pour l’art » – ne sont pas explicables sans les ressources des écrivains, mais aussi sans la genèse d’une littérature industrielle et de possibilités de gratifications temporelles et symboliques qui n’existent guère en Tunisie. Le marché des nouveautés littéraires tunisiennes est très réduit : quel que soit le genre (théâtre, roman, poésie), le nombre d’exemplaires écoulés dépasse rarement cinq mille sur une dizaine d’années. Les écrivains tunisiens sont aussi quasi dépourvus de capital symbolique national, les programmes scolaires ne leur accordant qu’une place marginale : en 2009, sur les sept écrivains de littérature de langue arabe au programme du baccalauréat littéraire, seul un (Mahmûd Messa’dî) est tunisien, les autres étant proches et moyen-orientaux (Wizârat al-tarbiya, 2009). Or, c’est « le système scolaire qui fait la littérature en tant que monument national à prétention universelle ; c’est l’école qui « fait » les classiques, qui leur donne une valeur, qui les hiérarchise, qui nationalise nos références » (Casanova, Meizoz & Debruères, 2006, p. 155). Enfin, la production littéraire tunisienne se caractérise, comme celle des écrivains belges (Bourdieu, 1985), québécois et suisses, par son éclatement linguistique, à l’image des langues en usage dans le pays. Si c’est principalement l’arabe dialectal [dârja] qui est utilisé dans les conversations ordinaires, le français l’est aussi, quoique inégalement en fonction des affiliations socio-géographiques : il fait l’objet d’un usage distinctif chez une partie des élites intellectuelles (et économiques), ainsi que chez les classes moyennes côtières. D’autre part, depuis les années 1960, l’arabe dialectal a fait son apparition dans le roman et la nouvelle (même s’il est le plus souvent cantonné aux dialogues), mais il existe une longue tradition de poésie populaire en dialectal. L’arabe littéral [fus?a], véhiculé et inculqué par le système scolaire, est – avec le français – l’une des langues de l’écrit, des manuels scolaires, de la presse et des ouvrages littéraires. Seules les générations ayant été scolarisées en maîtrisent les usages. En raison de cet éclatement et de l’attrait exercé par Paris sur les écrivains francophones, par Le Caire et Beyrouth sur les écrivains arabophones, les écrivains tunisiens ne peuvent être appréhendés comme des agents interdépendants, en concurrence pour conquérir des positions dominantes à l’intérieur d’un « champ ». Comme le montre Bernard Lahire, ce « concept historique, articulé à des contextes sociohistoriques particuliers », comporte « des limites historiques et sociales de validité » (Lahire, 2012, pp. 154-155).
4La démarche bourdieusienne demeure cependant partiellement heuristique : il est possible d’établir des correspondances entre les expériences socialisatrices et les dispositions des écrivains d’une part, et leurs manières de percevoir leurs activités littéraires d’autre part. On se propose ainsi de mettre au jour la diversité des rapports subjectifs et objectifs entretenus aux immixtions du politique dans le littéraire en établissant des rapprochements selon les expériences socialisatrices, sans que les membres des groupes constitués ne soient nécessairement liés par des relations d’interconnaissance. La démonstration s’effectue en quatre étapes. La première partie reconstitue les modalités de contrôle de la production littéraire et leurs mutations de 1956 à la veille de la « crise politique » (Dobry, 1986 ; Hmed, 2012) ouverte en décembre 2010 [5]. Elle montre comment l’hétéronomie, entendue ici comme l’ingérence du politique dans le littéraire, s’exerçait principalement par les rouages administratifs ainsi que par les sanctions et les incitations économiques. Les trois parties suivantes rapportent les conceptions de la chose littéraire des écrivains à leurs expériences socialisatrices et à leurs dispositions. La seconde partie revient ainsi sur la tentative de création d’une association en vue de défendre l’autonomie littéraire par des écrivains fortement politisés à gauche, ayant fait l’expérience de la censure et qui furent exclus des ressources matérielles clientélaires. La troisième partie montre comment l’hétéronomie conduit des écrivains plutôt arabophones, ayant eu une expérience militante contestataire, issus de milieux populaires et/ou exerçant le métier de journaliste, à assigner à la littérature le rôle d’enfreindre les tabous sociaux et politiques. La dernière partie met en lumière la représentation de la littérature comme travail esthétique détaché des contingences sociales et politiques, chez des écrivains originaires de milieux culturellement privilégiés et exerçant souvent le métier d’enseignants de lettres, du secondaire ou du supérieur. Leur attitude semble se caractériser par une indifférence à l’égard des immixtions du politique dans le littéraire.
Une production littéraire contrôlée
5Comme le rappelle Pascale Casanova, une des lois non écrites de la genèse des univers littéraires est leur étroite dépendance, dans leur phase initiale, à l’État [6]. Le cas de la Tunisie ne semble pas échapper à cette règle. Depuis l’indépendance, il est possible de distinguer deux phases. De 1956 au début des années 1980, le contrôle de l’État s’exerce de façon directe : il trouve ses modalités dans les liens étroits entre les membres de l’univers politique et celui de l’univers littéraire, parallèlement au monopole étatique sur le secteur éditorial. Les modalités de contrôle de la production littéraire évoluent sensiblement à partir du milieu des années 1980, lorsqu’émergent des maisons d’édition privées. L’immixtion du politique dans le littéraire s’exerce au travers des rouages administratifs ainsi que des sanctions et des incitations économiques. Cette partie n’a pas la prétention de procéder à une analyse précise des mécanismes de contrôle de la production littéraire depuis l’indépendance. Le matériau empirique collecté porte surtout sur les trois décennies 1980-2010. La description rapide, à partir de sources réduites (essentiellement des biographies de certains hommes de lettres dans des revues et des anthologies littéraires), des relations entre les élites politiques et les élites littéraires de 1956 jusqu’au début des années 1980, vise à mettre en lumière les spécificités de la période suivante.
L’enquête
6De 1956 au début des années 1980, une liaison structurale semble caractériser les relations entre le politique et le littéraire. Les quatre principales revues culturelles et/ou littéraires sont soit éditées par l’État, soit dirigées par des hommes politiques qui sont aussi des hommes de lettres. Il s’agit de Qisas [Nouvelles], d’Al-Fikr [La Pensée], d’Al-Hayet Al-Thaqâfiyya [La Vie culturelle] et d’Al-Massâr [La Ligne]. Ce n’est pas en vertu de l’accumulation d’un capital symbolique préalable que certains écrivains [10] ont occupé des positions dans l’espace politique. Comme pour l’ensemble des élites politiques, leur légitimité à exercer les fonctions de ministres ou de députés a résidé dans leur militantisme anticolonial au sein du Néo-Destour (Camau & Geisser, 2003). Ils se distinguent en cela de certains écrivains français qui ont pu reconvertir le capital symbolique accumulé dans l’univers littéraire avant d’exercer des responsabilités politiques (Charle, 1990 ; Dubois, 2009). Cette période est marquée par le monopole de l’État sur l’édition et la diffusion du livre, autour des deux principales maisons alors existantes : la Maison Tunisienne de l’Édition (MTE) et la Société Tunisienne de Diffusion (STD), ainsi que la Maison Arabe du Livre [11]. Au seuil des années 1980 commence une phase de relative autonomisation de l’univers littéraire par rapport à l’État, qui se manifeste par l’éclosion de l’édition privée, tandis que la MTE est liquidée. Cela ne signifie pas, loin de là, que l’État a renoncé à contrôler la production culturelle [12].
Le contrôle étatique par les rouages administratifs
7Les entretiens montrent, sans surprise, que la censure en constitue un des moyens. Celle-ci s’exerce principalement au travers, non de l’appareil judiciaire, mais des rouages bureaucratiques. Officiellement, la censure n’existe pas puisque l’article 8 de la Constitution de 1959 [13] déclare que « les libertés d’opinion, d’expression, de la presse, de publication sont garanties et exercées dans les conditions définies par la loi ». Cependant, la loi, justement, contraint l’éditeur ou l’écrivain, ainsi que l’imprimeur, à l’obligation du « dépôt légal » [al-îdâ-al-qânûnî]. Les éditeurs en activité depuis au moins trois décennies évoquent tous un double changement intervenu vers le début des années 1980. Jusqu’alors décentralisée, la procédure s’effectuait auprès des administrations locales. Parallèlement à la naissance de maisons d’édition privées, et à la perte du contrôle direct des institutions étatiques sur la production du livre, la procédure est centralisée en 1983. Celle-ci consiste à informer le ministère de l’Intérieur, de la Culture, ainsi que la Bibliothèque nationale, de la prochaine mise en circulation de l’ouvrage sur le marché, les administrations devant en retour fournir un récépissé de « dépôt légal ». Un changement parallèle est intervenu dans les modalités d’interprétation de la procédure et de la délivrance du récépissé de dépôt légal. Automatiquement remis aux éditeurs ou aux auteurs publiant en autoédition, jusqu’au début des années 1980, le récépissé de dépôt légal n’est plus délivré que de manière discrétionnaire. Or, cette obligation est interprétée dans la pratique par les agents de l’univers littéraire et par les fonctionnaires administratifs, selon que le récépissé est octroyé ou non, comme l’autorisation ou l’interdiction à la commercialisation, ainsi que l’explique un éditeur :
Le texte pour le dépôt légal, il y a tant d’exemplaires pour la Bibliothèque nationale, tant d’exemplaires au ministère de la Culture, tant d’exemplaires au ministère de l’Éducation nationale et tant d’exemplaires au ministère de l’Intérieur, donc vous y allez, il y a un bureau pour cela et vous dites voilà les exemplaires de tel titre […] on ne vous le signe pas le papier, vous donnez le bouquin et vous attendez d’avoir le papier. [signe : téléphone] « Il est prêt ? Il n’est pas prêt ? » S’il est prêt, ça veut dire ça va ; s’il n’est pas prêt, ça veut dire qu’il est… censuré.
9Les motifs de la censure au travers du non-octroi du récépissé de dépôt légal sont divers. Ils peuvent bien sûr être liés au contenu, quand l’ouvrage aborde des thèmes tenus pour socialement et/ou politiquement « tabous ». L’écrivain bilingue Frej Lahouar eut ainsi régulièrement des problèmes avec la censure administrative. La description des rapports sexuels des personnages occupe une place non négligeable dans ses textes romanesques. Son roman Al-jasad walîma [Corps orgiaque] (Lahouar, 1999) fut interdit de diffusion pendant environ trois ans et demi ; l’autorisation pour son roman en français La queue en berne (Lahouar, 2000) ne fut obtenue qu’au bout de huit mois et celle pour Tuqûs al-layl [Rituels nocturnes] (Lahouar, 2002) au terme d’une année.
10La censure peut aussi être liée à la personne de l’auteur, en raison de son engagement politique passé ou présent dans l’opposition. Elle peut être motivée par de « mauvaises fréquentations familiales » : depuis le début des années 1990 et la répression des militants islamistes (Hibou, 2006 ; Khiari, 2003), certains auteurs, alors même que ni leur positionnement politique, ni le contenu de leurs ouvrages ne sont tenus pour un problème, ont vu leurs écrits interdits au motif qu’ils ont, dans leur entourage familial, « un frère », ou « un cousin », etc. lié à l’organisation clandestine Ennahdha [14]. La décision de la censure peut être « négociable » ou non. Parfois, les membres de la commission de dépôt légal en notifient les raisons à l’auteur ou à l’éditeur et les « modifications [15] » qui doivent être apportées au texte, mais ce n’est pas toujours le cas.
11La censure peut également intervenir après le récépissé de dépôt légal : saisie des exemplaires en imprimerie ou dans les librairies ; invisibilisation, par le retrait de leurs ouvrages des bibliothèques municipales, de certains écrivains, parfois consacrés, mais dont les trajectoires – notamment politiques – postérieures en font des « ennemis de la nation » ou du « régime ». C’est le cas de l’œuvre de Mohamed Mzâlî à partir de la fin des années 1980, fondateur de la revue Al-Fikr [La Pensée] et premier président de l’Union des Écrivains Tunisiens (UET), condamné par contumace en 1986 pour « abus de biens sociaux » pendant l’exercice de ses fonctions de Premier ministre.
Le contrôle par les incitations et les sanctions économiques
12Avec l’imposition depuis le début des années 1980 à l’État tunisien des politiques d’ajustement structurel par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale (Khiari, 2003), les marges d’autonomie de celui-ci se sont réduites dans les domaines économiques, sociaux et culturels. Cependant, « libéralisation économique et intervention de l’État ne sont pas forcément incompatibles » (Khiari, 2003, pp. 93-94). Le secteur éditorial n’échappe pas à cette règle : la liquidation de la MTE et de la STD s’est accompagnée d’un soutien continu à l’édition privée. Les éditeurs et les écrivains autoédités bénéficient de « bons » pour l’impression couvrant les trois quarts du papier et des achats par le ministère de la Culture et/ou de l’Enseignement, pour chaque ouvrage, d’un nombre d’exemplaires pouvant aller jusqu’à cinq cents. Destinés à approvisionner les bibliothèques publiques, ces achats permettent d’effectuer des économies d’échelle d’autant plus appréciées que les ventes littéraires sont très réduites. Or, si tous les auteurs – lorsqu’ils publient en autoédition – et éditeurs sont théoriquement en droit de bénéficier du soutien financier de l’État, les aides et subventions sont attribuées de façon discrétionnaire, les affiliations politiques étant centrales. La relation fiscale constitue un autre mode de contrôle de la production littéraire. Béatrice Hibou a bien mis en évidence les ambivalences de cette relation, les autorités acceptant massivement des pratiques « à la marge de la légalité » (Hibou, 2006, p. 171). La fiscalité procure dans le même temps à celles-ci « des points d’ancrage à des velléités de contrôle et d’intimidation », la fiscalité pouvant être utilisée « pour faire peur, pour exercer son autorité ou pour punir » (ibid.). La maison Cérès Productions en a fait les frais pour avoir refusé d’éditer un ouvrage panégyrique, soulignant les avancées démocratiques entreprises par Ben Ali depuis son accession au pouvoir (Lombardo, 1998) en 1987 : les services fiscaux ont condamné la maison à une forte amende de 800 000 dinars [16]. Le contrôle étatique par les incitations économiques s’exerce aussi au travers du maillage associatif constitué par l’UET dont le budget est quasientièrement dépendant de la Présidence et du ministère de la Culture. L’occupation de fonctions de responsabilité au sein du bureau directeur de l’UET assure l’accès à certaines ressources matérielles et relationnelles. Elle permet notamment, à travers la fonction de « représentation » des écrivains tunisiens, de participer à des colloques et à des congrès dans les autres pays arabes. Une analyse des affiliations politiques des présidents successifs de l’UET montre qu’ils ont occupé de hautes fonctions de responsabilité au sein des structures destouriennes. Fondée en 1971, l’UET connut jusqu’en 2011 cinq présidents. Le premier (Mohamed Mzâlî) occupa, de la fin des années 1960 jusqu’à son limogeage en 1986, divers postes ministériels, et fut secrétaire général du Parti Socialiste Destourien (PSD). Son successeur, La’roussi Al-Métoui, a été, à partir de 1964, député du PSD. Si Midânî Ben Sâlah débuta, au milieu des années 1970, son itinéraire politique dans l’opposition et s’il fut un membre actif de la création en 1977, de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), il ne présida l’UET qu’après son rapprochement avec le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD). Pendant ses responsabilités à l’UET, son successeur, Slaheddine Boujah, était député du parti au pouvoir. Enfin, si Jamîla Al-Mâjri [17] n’exerça pas de fonctions politiques au sein des structures destouriennes, son époux était gouverneur de Bizerte. En élisant des représentants membres ou proches des élites gouvernantes, les écrivains espéraient sans doute un maintien ou un accroissement de leurs ressources matérielles, cet acte d’allégeance constituant un gage suffisant pour que les autorités soutiennent l’association. Les ressources matérielles de l’UET ont pour objectif de créer les conditions d’une relation de dépendance entre l’État et les écrivains qui revêt la forme passive de l’apathie, voire des prises de position en faveur d’un régime contrôlant pourtant la production littéraire. En 2009, les membres du bureau directeur de l’UET ont ainsi exprimé leur soutien à une nouvelle candidature du Président Ben Ali aux élections de 2014 [18]. Si d’autres contextes politiques – notamment les régimes communistes de l’ex-URSS et de l’Europe de l’Est – se sont caractérisés par l’existence d’une telle structure associative (Dragomir, 2011 ; Negura, 2003), l’espace des gratifications et des contraintes en est cependant nettement différent : on ne trouve, en Tunisie, nulle tentative d’imposition par les élites politiques d’un modèle artistique et les gratifications matérielles possibles sont également bien plus faibles que celles qui s’offraient aux écrivains vivant en régime communiste.
Hétéronomie et détermination de la forme
13L’hétéronomie à laquelle sont soumis les écrivains tunisiens n’en détermine parfois pas moins en partie le genre littéraire, comme le montre parfois l’abandon du style réaliste au profit du fantastique. Né en 1955 dans une famille de métayers, Brahim Darghouthi est initié à la lecture des œuvres de Marx et de Lénine par un collègue instituteur et militant de l’organisation marxiste-léniniste (clandestine) Al-‘Âmel at-tûnsî [Le Travailleur tunisien], dans la région minière de Gafsa, aux activités desquelles il participe à la fin des années 1970 :
Mes premiers écrits étaient des nouvelles sur la vie quotidienne des paysans pauvres du Jérîd, qu’on appelle les métayers [al-khammâsa] dont j’ai partagé les malheurs et les difficultés, qui vivent une vie semblable à celle des esclaves du Moyen-âge. Je suis resté fidèle à ces paysans puis j’ai découvert les livres socialistes et marxistes qui ont trouvé un grand écho chez moi. Je me suis découvert marxiste-léniniste.
15Il participe à la rédaction et à la diffusion de tracts, dans le but de « sensibiliser les ouvriers des mines et les habitants de la région au marxisme-léninisme et les appeler à la lutte des classes » et écrit des poèmes pour la troupe musicale Awlâd al-manâjim [Les enfants des mines], proche de l’organisation marxiste. Syndicaliste de base de l’enseignement primaire, au sein de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), il prend part à l’organisation des grèves de 1984 en soutien aux « révoltes du pain », au cours desquelles il est emprisonné pendant deux mois. À sa sortie de prison, il continue d’écrire des poèmes militants, publie d’abord un ouvrage rassemblant ses nouvelles sur les paysans du Jérîd (Darghouthi, 1989), qui paraît aux Éditions Sâmed [Le Résistant] après une censure administrative de quelques mois. Son ouvrage suivant sur les révoltes du pain (Darghouthi, 1990) est censuré, alors qu’il a contribué aux frais de son impression. Père de quatre enfants, marié à une femme elle aussi d’origine populaire qui n’exerce pas de travail rémunéré, ses revenus lui suffisent à peine pour vivre et faire vivre sa famille. S’ajoute à cela la clandestinité à laquelle sont contraints les militants de l’extrême-gauche à partir de la fin des années 1980. Parallèlement, l’écrivain s’intègre dans les structures associatives financées par l’État : il adhère à l’UET, devient directeur du bureau de la section de Gafsa, où il est chargé de l’organisation de festivals littéraires sous l’égide du ministère de la Culture ; en 2009, il présente sa candidature à la présidence de l’UET. Entre-temps, il s’est totalement désengagé de la sphère militante, a changé d’éditeur, mais il continue à se percevoir comme « sympathisant » de l’extrême gauche marxiste-léniniste et à considérer que « l’avenir de l’humanité, c’est le socialisme ». Ses ouvrages postérieurs à Al-khobz al-morr [Pain amer] semblent porter la marque des tensions entre son intégration au sein des structures de clientélisation des écrivains et la « mission » de défense des couches sociales « opprimées », à laquelle l’inclinent ses origines sociales et son passé militant. L’écrivain s’est certes réorienté vers le genre fantastique, auquel il est prédisposé par son goût pour la « mythologie », mais la dénonciation de la domination des couches populaires demeure un thème omniprésent, quoique de manière plus allégorique :
Il y a un personnage chez un grand écrivain arabe qui s’appelait Bubaker Al-Othman Ibn Al-Ba?r Al-Ja?dh, qu’on trouve dans Kitâb Al-?ayawân [Le livre de la bête], il est mi-humain mi-animal avec un seul œil, la moitié d’un nez, la moitié d’une bouche, un seul bras, une seule jambe. [Dans ma dernière trilogie], j’ai fait entrer cette créature étrange dans les mines de phosphate, qui font quatre mille mètres sous terre […] Et j’ai fait en sorte que ce personnage symbolise l’exploitation de l’ouvrier par l’entreprise, par le capitalisme, par les grandes entreprises capitalistes, pendant la période coloniale puis aujourd’hui.
17En résumé, soumise à diverses formes de censure, la production littéraire était aussi subventionnée, dans l’objectif d’éviter que les « revendications [matérielles] ne se chargent en densité politique et ne se transforment en mobilisation contre le régime » (Gobe & Béchir-Ayari, 2007, p. 105). Ces dispositifs de dépolitisation sont ainsi résumés par un écrivain, qui évoque un contrat implicite entre les intellectuels et les élites politiques gouvernantes : « c’est comme s’il y avait une connivence [tawâ?ou] entre nous. Voilà, moi je te subventionne et toi, ne me cause pas de problème ». Les immixtions du politique dans le littéraire ont cependant fait l’objet d’une tentative de contestation publique, comme le montre l’expérience de la Ligue des Écrivains Libres (LEL).
La contestation publique de l’hétéronomie : « être indépendant, c’est être dans l’opposition [19] »
18En 2001, six écrivains de langue arabe ont tenté de mettre sur pied une LEL afin de contester la censure administrative. Malgré les refus de la préfecture de Tunis d’en autoriser la création [20], cette initiative aura été l’occasion – pendant la brève période de sursis de trois mois – de publiciser la censure d’État. Comment les écrivains de la LEL se sont-ils mobilisés ? Quels furent leurs modes d’action protestataire et les raisons de leur initiative ?
Des écrivains fortement politisés
19Ces écrivains partagent des origines sociogéographiques similaires. Ils sont ainsi soit issus de milieux sociaux culturellement et économiquement plutôt démunis, soit originaires des régions marginalisées par les politiques de développement. À l’instar de beaucoup d’écrivains de langue arabe, tous sont des intellectuels de première génération qui doivent leur ascension sociale à leur passage par l’Université. Ce sont cependant moins leurs origines sociogéographiques qui les différencient des autres arabophones que leur naissance dans des familles comptant un ou plusieurs « autrui significatifs » (Mead, 1963) militants qui ont été de forts modèles d’identification depuis leur jeunesse. Les fondateurs de la LEL ont en commun d’avoir grandi dans des familles où un ou plusieurs hommes étaient engagés au sein du mouvement nationaliste et/ou après l’indépendance, en tant que yousséfistes [21], ou moins souvent, au sein des structures destouriennes. Ces hommes ont parfois pris les armes et subi l’emprisonnement. Lorsqu’ils ont milité au sein des structures du PSD, ces écrivains ont entretenu un rapport hétérodoxe à ce parti, qui s’est progressivement muté en opposition. Leur propre engagement est (fut) d’intensité inégale, mais au moment de l’enquête, quatre d’entre eux étaient syndicalistes de base de l’UGTT au sein des structures de l’enseignement secondaire ou supérieur. Jelloul Azzouna était militant de « droits humains » à la LTDH et Selim Dawla était anarchiste. Ils se définissent comme des militants de « gauche » idéologiquement opposés tant au régime autoritaire qu’aux islamistes. Les fondateurs de la LEL ont aussi en commun sinon d’avoir connu la répression policière, du moins de s’être exposés à des risques politiques par le passé : Jelloul Azzouna a été emprisonné pendant deux mois en 1989 suite à un article publié dans un collectif [22] sommant Le Président Ben Ali de respecter ses engagements « démocratiques » de l’après 7 novembre 1987. Habib Hamdouni a été incarcéré à plusieurs reprises au début des années 1980 lorsqu’il militait au sein de la mouvance nationaliste arabe Wa?ad de l’Union Générale des Étudiants de Tunisie. Deux des fondateurs de la LEL ont subi, en tant qu’enseignants du secondaire, plusieurs « mutations punitives » : le premier pour son engagement syndical à l’UGTT, le second en raison du contenu de ses cours de philosophie jugés subversifs et « incitant à la rébellion ». Les fondateurs de la LEL ont par ailleurs signé des pétitions à plusieurs reprises, dont ils font figure d’initiateurs ou de premiers signataires (notamment en soutien à des prisonniers politiques ou exigeant la liberté d’expression et de presse, etc.), tantôt en raison de leur profession, tantôt par référence à l’univers littéraire (« écrivain », « romancier »), tantôt des deux. Après 2001, ils ont également signé des pétitions en tant que collectif, en dépit du caractère non reconnu de la LEL. Leur revendication de l’autonomie littéraire constitue donc l’un des aspects, parmi d’autres, d’un engagement plus général en faveur de valeurs qu’ils tiennent pour universelles [23]. À l’instar des intellectuels dreyfusards, ils « revendiquent un pouvoir symbolique tiré de l’accumulation des titres [qu’ils] mentionnent à la suite de leur nom » (Charle, 1990, p. 8). Ce faisant, ils utilisent le titre professionnel ou la qualité d’écrivain comme « un argument d’autorité contre une autre autorité judiciaire ou politique » (Charle, 1990, p. 143).
Des expériences communes de censure
20Familiers des modes d’action protestataire, les fondateurs de la LEL n’avaient pas non plus grand-chose à perdre en s’engageant pour revendiquer l’autonomie littéraire, parce qu’ils n’avaient guère accès aux ressources matérielles clientélaires. Certes, « comme toujours, en histoire sociale et politique, il y a une marge notable entre le potentiel de mobilisation d’un groupe défini par des critères abstraits et objectifs et sa mobilisation concrète dans des circonstances précises » (Charle, 1990, p. 13). La reconstitution des expériences littéraires des fondateurs de la LEL (du rapport entretenu aux éditeurs et de leurs modes d’édition), ainsi que de leurs démêlés avec la censure, n’en semble pas moins montrer qu’ils étaient prédisposés à politiser l’autonomie créative. Ces écrivains ont en effet connu la censure, sous des formes diverses. Avant de fonder la LEL, cinq d’entre eux ont été membres de l’UET. Ils y ont parfois occupé des fonctions de responsabilité en tant que membres du bureau directeur. Au sein de l’association, ils ont tenté, sans succès, de défendre l’autonomie créative. L’absence de soutien de cette institution contre la censure de leurs ouvrages, mais aussi leur impossibilité d’accéder à certaines de ses ressources matérielles, les ont incités à la démission et à tenter la fondation d’une association autonome. Une dernière caractéristique rapproche en effet les fondateurs de la LEL (à l’exception de l’un des six) : ils sont contraints d’autoéditer leurs ouvrages et ont dû consentir un coût matériel conséquent pour les faire paraître. Ils n’ont pas pu bénéficier de la politique d’acquisition des ministères de la Culture et de l’Enseignement. Leur tentative de mobilisation collective peut ainsi trouver une explication dans leur exclusion des ressources matérielles clientélaires. Par ailleurs familiers, en raison de leurs fortes dispositions militantes, des formes contestataires de l’engagement, ils politisent la question des rapports entre les écrivains et l’État. Ils revendiquent cependant moins la fin pure et simple de toute censure que la substitution de la seule autorité de la Justice aux formes administratives de contrôle. Une telle revendication peut a priori paraître surprenante étant donné l’absence d’autonomie des institutions judiciaires par rapport aux élites gouvernantes. Elle peut s’expliquer par les difficultés, en contexte autoritaire, de contester radicalement toute ingérence du politique dans le littéraire. Mais il s’agit aussi de faire sortir la censure de l’invisibilité en la publicisant, de contraindre les élites politiques à la constituer en débat public.
La littérature fellaga [adab fellâg] comme principal répertoire d’action
21Après la brève parenthèse de l’été 2001, c’est uniquement dans les journaux de l’opposition [24] que les « Écrivains Libres » publient leurs articles relatifs aux ouvrages censurés ou rendent compte des activités de la Ligue. Ils ont organisé des rencontres publiques afin de mener des campagnes d’information sur les ouvrages censurés – qu’ils distribuent sous forme de polycopiés –, d’offrir l’occasion aux auteurs de présenter leurs ouvrages et de narrer leurs démêlés avec la censure. Ces réunions, qui se sont essentiellement tenues à Tunis, à Monastir, à Sfax et à Kairouan, eurent principalement lieu, dans un premier temps, aux sièges des associations et des partis relativement autonomes. Avec la surveillance plus étroite dont les activités de la LEL font l’objet à partir de 2004 et l’intervention des autorités policières pour empêcher le public de s’y rendre, les réunions ont eu lieu quasiexclusivement au siège tunisois de l’ONG Et-Taler [25] [L’atelier]. Dénommée « édition fellaga », cette pratique est explicitement conçue comme un acte de résistance à l’immixtion du politique dans le littéraire. À cette tentative de contestation collective de l’hétéronomie s’opposent des formes de résistance plus individuelles. L’analyse des entretiens et des textes critiques montre que deux principaux critères de l’autonomie littéraire d’une œuvre dominent aujourd’hui : les critères proprement narratifs et esthétiques d’une part et la « transgression » de valeurs et de normes perçues comme politiquement et/ou socialement dominantes d’autre part. Ces deux représentations de la chose littéraire semblent corrélées à des dispositions et des expériences socialisatrices différenciées. Les écrivains qui mettent l’accent sur les critères esthétiques semblent les plus dotés en capital culturel (hérité ou acquis) et entretiennent une grande proximité avec les institutions scolaires, au sein desquelles ils exercent les professions d’enseignants de lettres. Ils apparaissent comme les plus distanciés de toute conception « instrumentale » d’une littérature remplissant un rôle social et les plus attachés à la figure de l’artiste délié des groupes collectifs. Ils mettent en avant l’individualité de l’artiste qui risque d’être mise à mal par son inféodation à des groupes extra-artistiques. Les écrivains qui conçoivent la littérature comme une « transgression » des valeurs dominantes paraissent, inversement, plutôt nés en milieux populaires ou au sein des fractions économiques de la petite bourgeoisie, semblent exercer souvent les professions de journalistes et/ou ont plus fréquemment eu une expérience d’engagement militant.
L’autonomie littéraire comme « transgression »
22Moins les écrivains sont dotés en capital culturel, plus ils ont eu une socialisation politique militante et plus ils ont tendance à définir la « modernité » littéraire comme la « transgression » des tabous sociaux et/ou politiques.
Enfreindre la trilogie de l’interdit
23Trois tabous sont évoqués de façon récurrente : la sexualité, la politique et la religion. Ce sont aussi plus souvent les écrivains qui ont le journalisme pour profession [26] qui ont mis en avant une telle acception de la « modernité » en littérature. D’une part, dans un contexte social où le mariage hétérosexuel constitue la norme sociale dominante comme le seul cadre légal [27] des pratiques sexuelles, la mise en scène de personnages qui se caractérisent par une sexualité hors normes constitue un des critères d’identification d’une œuvre « moderne ». D’autre part, la critique de l’autoritarisme politique et la construction d’un récit dominé par des militants des oppositions forment un second critère de « transgression ». Enfin, dans un pays dont l’identité est définie constitutionnellement par la référence à l’islam [28], les œuvres qui mettent en scène des personnages revendiquant leur athéisme, ou qui s’inscrivent dans d’autres référents religieux, sont considérées comme « audacieuses ». L’autonomie est défendue aussi bien relativement à des « masses » tenues pour plus conservatrices et religieuses que par rapport aux interventions de l’État dans le littéraire. Cette définition de la « modernité » qui valorise « la vocation subversive de la littérature » (Sapiro, 1999, p. 105) s’explique au regard des expériences socialisatrices et des dispositions incorporées. Les dispositions antireligieuses sont ainsi particulièrement fortes chez les écrivains, dont la plupart se déclarent désislamisés ou athées. Si la quasi-totalité des écrivains arabophones ont fréquenté assidûment le kuttâb [l’école coranique] au cours de leur enfance, où ils ont appris à psalmodier le Coran, ils décrivent aussi la crise existentielle consécutive notamment à la découverte de la littérature marxiste et entretiennent depuis un rapport esthétique aux textes religieux, qu’ils disent relire régulièrement dans le seul but de « s’imprégner » de la « beauté » de la langue et du rythme.
24Le cas de la romancière et nouvelliste de langue arabe Massouda Aboubaker est exemplaire. Elle est née en 1954 de parents tous deux analphabètes et économiquement très peu dotés : seul son père exerçait une profession rémunérée, de gardien d’usine. Bien que très bonne élève, elle est contrainte de mettre fin à sa trajectoire scolaire à dix-huit ans suite au décès de son père, afin de subvenir aux besoins économiques de sa mère et de sa fratrie dont elle est l’aînée. Elle commence à travailler en tant que secrétaire et publie régulièrement à partir de 1985 des articles dans les quotidiens nationaux Al-Chourûq [L’Aube] puis Al-Sa?âfa [La Presse]. À ses origines sociales populaires et son autodidaxie vient s’ajouter sa trajectoire matrimoniale. Elle décide de mettre fin à son premier mariage, ce qui est vécu dans la Tunisie des années 1970, au sein de son milieu familial et du voisinage populaire, comme une décision sociale transgressive, avant de se remarier trois ans plus tard. Elle se situe dans une littérature engagée, destinée à contester les normes sociales et/ou politiques. Son roman ?urchqâna (Aboubaker, 2006a) [29] narre l’histoire d’un jeune homme qui veut effectuer une opération de transsexualité. La description du personnage se veut une défense de la marginalité et un plaidoyer pour les libertés sexuelles. Par le choix de cette thématique romanesque, l’écrivaine a cherché à « parler des problèmes d’un personnage, dans une société arabo-musulmane qui n’a pas avancé sur la question de la liberté de l’individu […]. C’est un tabou, cette créature androgyne, il est mal vu […]. Les sociétés arabes et musulmanes sont restées intolérantes à l’égard de ces questions parce que le Droit n’est pas clair, et la religion est formelle, interdisant de modifier ce que Dieu a créé ». La définition d’une littérature destinée à transgresser les tabous sociaux [30] est également perceptible à travers la mise en scène de personnages féminins aux pratiques sexuelles hédonistes. C’est le cas de Rym, dans son roman Wadâ’an ?amourâbi (Aboubaker, 2003), qui décide de faire la découverte de la sexualité au sein d’une relation fondée exclusivement sur l’attirance physique, aux antipodes des amours précédées par des déclarations enflammées. L’inscription de Massouda Aboubaker dans une littérature engagée peut s’interpréter comme une stratégie [31] de placement dans la production littéraire, dans le prolongement des thématiques grâce auxquelles elle s’est fait un nom dans la sphère du journalisme, où elle traitait, depuis 1985, « de tout ce qui est social, les marginaux surtout, tout ce qui sort de l’ordinaire ». Lorsqu’elle présente son manuscrit de ?urchqâna (Aboubaker, 2006a) à l’éditeur, celui-ci a « naturellement publié son roman, parce qu’en parallèle de [ses] livres, [elle] écrivait des articles qui sortent un peu de l’ordinaire ». La continuité entre ses activités journalistiques et littéraires est confirmée par les thèmes d’actualité nationale ou internationale. Son roman Wadâ’an ?amourâbi a pour sujet la guerre du Golfe, Jumân wa ‘Anbar (Aboubaker, 2006b) la guerre de Bosnie et Al-alif wal-nûn (Aboubaker, 2009) l’islamisation de la société. Cependant, le caractère « transgressif » des écrits de l’écrivaine ne peut s’expliquer sans sa socialisation primaire : fréquentant précocement des lieux publics masculins en compagnie de son père et constamment traitée de « garçon manqué », elle fut aussi destinée, dans les projets paternels, à occuper une profession alors très masculine (l’avocature) comme une forme de réparation d’un déclassement socio-économique relaté comme une injustice dans la mémoire familiale. Très jeune, Massouda Aboubaker endosse le rôle de l’avocate dans ses jeux avec les autres enfants du quartier. La défense des marginaux dans ses écrits est vécue comme le substitut à une carrière d’avocate qu’elle n’a pu embrasser et comme la concrétisation des projets paternels :
Je n’ai pas pu réaliser le rêve de mon père, le pauvre, en devenant avocate. Mais en quelque sorte, dans mes livres, on sent que j’ai essayé de prendre la défense de ceux qui sont réduits au silence, de ceux qui sont sans voix.
26Cette conception de la chose littéraire semble répandue davantage chez les arabophones que chez les francophones. Certes, c’est surtout chez les premiers que l’on compte les déclassés par le haut, ceux qui ont eu un engagement militant et/ou qui sont journalistes. La langue d’écriture n’en semble pas moins influer sur la représentation de la littérature. Le lexique de la « modernité » est ainsi récurrent chez les arabophones et pratiquement absent chez les francophones. Si les écrivains de langue française écrivent dans une langue dont la « modernité » n’est pas questionnée, les arabophones doivent souvent attester de la capacité de la langue du Coran à tout dire. S’insurgeant contre les déclarations de l’écrivain francophone marocain Tahar Ben Jelloun sur l’impossibilité de tout exprimer en littérature arabe, un interviewé arabophone témoigne ainsi :
La littérature arabe moderne est méconnue, par beaucoup de gens. Elle est très courageuse, la littérature arabe moderne, contrairement à ce qu’on pense, elle est même plus courageuse que celle qui est écrite en français. Tu sais, moi lorsque je lis Tâhar Ben Jelloun, ce connard moi je le déteste ! Je n’aime pas du tout son écriture ce faux jeton ! Il dit « la littérature arabe c’est la langue sacrée, c’est la langue de mon père ». Tu sais ces discours… C’est parce qu’il ne connaît pas la littérature arabe, il ne la connaît pas ! S’il la lisait, s’il lisait [il dit le titre de l’un de ses romans], puisqu’on parle de mes livres mais il y a d’autres écrivains ! Beaucoup plus que moi et autant que moi ! On est vraiment très audacieux, au niveau sexuel, et au niveau religion, les trois tabous hein, du sexe, de la religion, et de la politique. C’est vrai la politique un peu moins parce qu’on est face à des monstres.
28Comme le rappelle Richard Jacquemond, dans l’aire culturelle arabe jusqu’à la fin du XIXe siècle, adab a désigné tout à la fois « une qualité morale (le savoir-vivre, la politesse) et un corpus écrit (un ensemble d’œuvres) » (Jacquemond, 2007, p. 364). La « modernité » littéraire se définit alors comme la dissociation des deux acceptions de l’adab, à savoir comme la construction de critères d’évaluation indépendants des considérations morales, sociales et politiques.
Des éditeurs valorisant « l’audace transgressive »
29Cette conception « transgressive » de la littérature a pu trouver des débouchés éditoriaux en raison des dispositions et des trajectoires des principaux éditeurs. La ligne de fracture souvent mise en évidence dans les univers éditoriaux arabes (Gonzalez-Quijano, 1998 ; Mermier, 2005) entre une édition islamique florissante depuis le début des années 1980 et une édition plus séculière était inexistante en Tunisie. Agnostiques ou athées, les éditeurs tunisiens sont souvent d’anciens gauchistes ayant reconverti leurs dispositions militantes dans l’édition, parfois après une expérience carcérale. Naji Marzouk, le directeur des Éditions Le Résistant a été, avant la fondation de sa maison, un membre actif du Travailleur tunisien, où il s’est initié aux techniques de l’impression et de la diffusion (de tracts clandestins). Jusqu’à sa mort en 2006, le directeur de publication de Cérès était Noureddine Ben Khedher, un ancien gauchiste de « Perspectives » [32]. Les éditions Salambô ont été fondées par Gilbert Naccache, qui fut également « perspectiviste ». L’édition a fourni à ces transfuges du gauchisme une possibilité de reconversion professionnelle – pour ceux qui ont été privés de leur emploi – mais elle est aussi subjectivement vécue comme la continuation d’un projet de transformation sociale et politique, dont l’action directe a révélé le coût élevé. Cette conception de la chose littéraire n’a été possible qu’en raison d’une règle non écrite faisant de la littérature l’un des biens culturels les moins contrôlés. Il existe en effet une « loi des libertés » croissantes (Jacquemond, 2003) soumettant la production culturelle à un contrôle étatique d’autant plus relâché que le bien est peu diffusé. Or, en raison des tirages limités de l’édition littéraire – rares sont les ouvrages se vendant à plus de trois mille exemplaires ou connaissant plus d’une réédition – celle-ci a un public très restreint. Cette règle semble intériorisée par les écrivains, qui ont tendance à modeler leur production en fonction de l’étendue du public. Ainsi de cet écrivain qui, parallèlement à ses œuvres romanesques, écrit régulièrement des scenarii pour la télévision tunisienne :
- Est-ce que ça vous est déjà arrivé de vous inspirer d’un roman pour écrire un scénario ou l’inverse ?
Non non.
- Vous séparez les deux ?
Je sépare les deux, parce que ce que j’écris dans ce roman par exemple, les problèmes dont je parle, je ne peux pas en parler à la télévision […] On vous dit : «non non, je ne veux pas, ça va m’amener des problèmes». Donc du coup, vous choisissez des sujets qui ne font pas peur à la télé. Mais un roman à la télé, ça ferait peur […] [À la télé] par exemple, je ne peux pas parler de politique, vous ne pouvez pas critiquer le régime.
- Et dans le roman, c’est plus facile ?
Oui, parce que le roman est lu par quelques personnes, donc il ne représente pas le moindre problème pour n’importe quel régime mais un feuilleton, tout le monde le regarde.
Coûts et effets différenciés des « transgressions »
31Enfreindre la trilogie de l’interdit semble être devenu une stratégie de reconnaissance par les pairs. Selon cependant les ressources (symboliques et relationnelles) de l’écrivain, les effets de la censure peuvent être très divers et parfois même opposés. Elle peut renforcer la publicisation comme reléguer l’œuvre et son auteur dans la marginalité. Les dramaturges Jalîla Baccar et Fadhel J’aibi avaient programmé leur pièce de théâtre Khamsûn/Corps otages pour l’année 2006, mais ils n’ont pu obtenir le visa de représentation qu’une année plus tard. Se définissant comme des « artistes citoyens » engagés, ils ont mis au cœur de la pièce la torture sur les prisonniers politiques, ainsi que l’islamisation de la société. Grâce à leur capital symbolique précédemment accumulé depuis les années 1970 en Tunisie et à l’étranger (la pièce a été jouée à l’Odéon en juin 2006), ainsi qu’à leur capital social auprès des milieux artistiques tunisiens et étrangers, mais aussi au soutien d’une partie des élites politiques gouvernantes, ils ont pu obtenir la levée de la censure. Fait exceptionnel, la pièce a été jouée à l’été 2008 au festival de Carthage devant 8 000 spectateurs. La censure peut aussi reléguer dans la marginalité, comme le montre l’expérience de Lazhar Sahraoui. Les itinéraires littéraires et politiques de cet écrivain arabophone né en 1967 dans une famille de paysans sans terre alternent engagement et désengagement parallèle. Ses premiers écrits portent, au début de l’adolescence, sur le sentiment amoureux naissant. Sensibilisé au militantisme gauchiste par un professeur, il cesse d’écrire pour se consacrer à l’action protestataire, au lycée puis à l’Université, au sein de l’organisation marxiste et nationaliste arabe Watad. Il retourne à l’écriture avec les désillusions consécutives à la perte de vitesse du gauchisme dans les années 1980, ainsi que de la répression des militants. La seule écriture qui, selon lui, en vaille la peine, est une littérature de résistance, engagée [33], l’intellectuel de première génération s’estimant « porte-parole », à travers l’action politique ou l’expression littéraire, de ceux qui sont démunis du pouvoir de parole publique. Jusqu’en 2011, il avait un roman (Sahraoui, 2007) et un recueil de nouvelles censurés en Tunisie. Il a d’abord eu le projet de publier son roman à Tunis, mais il a essuyé pendant deux ans les refus répétés des agents de l’administration. Cherchant à publiciser la censure de son roman, il en informe des journalistes, mais seul l’un des journaux de l’opposition lui consacre quelques lignes. Il confie alors son manuscrit à un éditeur syrien, dans l’espoir que les bénéfices symboliques acquis par une publication à l’étranger auront des retombées dans l’univers littéraire national. Son ouvrage est édité, primé (aux Émirats), diffusé dans plusieurs pays arabes, mais demeure interdit de commercialisation en Tunisie. Cette situation constitue pour lui une source de frustration et de souffrance d’être coupé de celui qu’il estime être son public premier : le lectorat tunisien. Différenciés en fonction du capital social et des atouts littéraires, les coûts des « transgressions » le sont aussi selon le genre de l’écrivain. Confrontées à la fréquente réduction de leurs œuvres par les critiques littéraires à des récits autobiographiques, ainsi qu’à l’asymétrie des normes de genre dans la sphère des pratiques sexuelles réelles, les écrivaines doivent en effet faire face à une censure sociale disséminée, particulièrement forte dans la sphère privée (Kréfa, 2011).
L’autonomie littéraire comme singularité
32À la conception d’une littérature socialement et/ou politiquement engagée semble s’opposer celle d’un art rejetant toute inféodation de l’œuvre à des considérations extra-artistiques. Ces manières de voir la chose littéraire paraissent le fait des écrivains les plus dotés en capital culturel (hérité ou acquis), exerçant le plus souvent les fonctions d’enseignants de lettres (du secondaire ou à l’université), et qui n’ont pas eu d’expérience militante. C’est le « détachement esthète » (Bourdieu, 1998, p. 130) qui caractérise leur rapport à l’œuvre littéraire. On retrouve ici des résultats similaires à ceux établis pour l’univers littéraire français en voie d’autonomisation au milieu du XIXe siècle : « les «héritiers» détiennent un avantage décisif lorsqu’il s’agit d’art pur » (Bourdieu, 1998, p. 142). Rien ne différencie le rapport de ces écrivains aux croyances et aux pratiques religieuses des écrivains « transgressifs », mais ils ont tendance à stigmatiser ces derniers comme des « provocateurs ». Ainsi de cet écrivain né dans la moyenne bourgeoisie, agrégé de lettres, enseignant de littérature arabe dans une université française, qui, interviewé sur ses pratiques d’écriture, met l’accent sur la centralité du « rythme » et de la « langue ». Bien que lui-même athée, il entend se distinguer des écrivains qui « mettent Dieu et juste après le mot merde ». À ma question sur l’éventuelle censure dont ses ouvrages ont pu faire l’objet, une autre écrivaine répond : « je ne suis pas une provocatrice ». Les motifs invoqués pour justifier une production dépolitisée, à savoir l’accent sur la subjectivité et l’individualité de l’artiste, ne doivent pas être compris comme une « nécessité faite vertu », mais comme témoignant de leur intériorisation de certaines valeurs artistiques et l’absence chez eux de dispositions politiques. Ils ont fait la découverte de la littérature avant-gardiste européenne au cours des années 1960 et 1970 – notamment du Nouveau roman – dans le cadre des discussions littéraires hebdomadaires organisées par Nâdi al-qissa [Le club de la nouvelle] comme l’explique la romancière Aroussia Nalouti :
J’avais trouvé un cadre et c’était Le club de la nouvelle, où les écrivains, les nouvellistes, se réunissaient, pratiquement une fois par semaine. C’était une occasion de lire les nouveautés, discuter, et échanger quelques idées sur l’acte de l’écriture, le style. Donc ça m’a permis de perfectionner mes points de vue, de lire et de m’informer sur ce qui se passait ailleurs, surtout en Occident, le Nouveau Roman, les nouvelles écrites d’une façon un peu surréaliste à ce moment-là. Ces tendances ont influencé et bouleversé notre façon de voir les choses. Elles nous ont permis de les exprimer autrement, de les perfectionner, d’introduire même des ruptures dans la phrase arabe et de la moderniser.
34Qu’il s’agisse du roman ou de la nouvelle, la production de ces écrivains s’inscrit en rupture avec le genre réaliste. Il ne s’agit pas de textes narratifs obéissant à une logique de description réaliste de situations présentes ou passées. Leurs sujets sont dégagés des enjeux du moment. Les textes de ces écrivains sont caractérisés par une clôture de l’œuvre littéraire sur elle-même, l’éclatement du récit et des personnages, ainsi que la centralité du travail esthétique sur la langue, laquelle constitue l’objet de maints de ces romans. La conception de la « modernité » littéraire se veut ici détachée des contingences sociales et politiques et rejette toute instrumentalisation de la littérature à des fins qui lui seraient extérieures. Loin de concevoir « la littérature comme quelque chose d’immédiatement issue de la condition humaine et qui par conséquent, implique toutes les responsabilités des hommes », ils considèrent que « comme le langage courant le dit, on fait de la littérature, c’est-à-dire en somme, on parle pour parler » (Sartre, 1998, p. 13). Ces écrivains mettent surtout l’accent sur l’attention portée au choix des mots, à la syntaxe, à la construction romanesque (ou celle de la nouvelle) et à la juste transcription des émotions. La forme leur importe bien plus que ce qui est décrit ou narré. Lorsque leurs écrits contiennent une critique sociale, ils insistent sur le bannissement du style direct, au profit de la mise en évidence de « l’absurde », à travers des répétitions et des métaphores. Ils mettent également l’accent sur la recherche d’un style épuré et « condensé », comme en témoigne l’écrivaine Nefla Dhab :
- J’ai l’impression, quand on lit vos nouvelles, que lorsque vous voulez critiquer des situations, vous ne le faites pas de façon directe et que vous utilisez très peu de mots au final. Si on comptait le nombre de mots…
Je n’utilise jamais le direct, surtout pour critiquer. J’utilise toujours des ellipses, des situations comiques et en même temps tragi-comiques […] La nouvelle c’est cela de toute façon. La nouvelle, c’est écrire d’une manière très, très dense et condensée, condensée, il ne faut pas de fioriture, même si la langue arabe a tendance à… à développer, à faire vraiment en long et en large. Non, non, la nouvelle cela doit être très… comprimé, et cela demande beaucoup d’efforts, vous savez, pour pouvoir dire tout cela, en quelques mots, cela demande beaucoup d’efforts. Et surtout, pour moi, c’est-à-dire que dans ma façon de faire, c’est la recherche des mots, et les mots qui vont avec ce qui précède et ce qui… Je m’attarde beaucoup sur le choix des mots, les mots qui ont un certain rythme d’abord, quand on lit la phrase elle est rythmée, et je pense que le rythme de la phrase a beaucoup d’impact sur l’émotion du lecteur.
36La distance à l’égard de toute fonction sociale ou politique de la littérature, l’expression d’un détachement à l’endroit des collectifs et l’accent sur la seule individualité de l’écrivain sont aussi particulièrement nets dans l’entretien avec Assia Gram [34]. Lorsque je la rencontre et que je lui présente l’objet de la thèse [35], elle me dit d’emblée qu’elle « n’a pas grand-chose à dire » et qu’avec elle, « ce sera bref ». Elle est relativement tendue et crispée tout au long de l’entretien, passe son temps à déconstruire mes questions et leur légitimité scientifique : « comment j’ai commencé à écrire, je ne sais pas si c’est très intéressant ; souvent, analyser des motivations a posteriori c’est difficile ». Mes questions sur un éventuel héritage familial par rapport à l’écriture semblent l’agacer. L’écrivaine répond ainsi : « non non, mes parents sont enseignants, ils n’écrivaient pas particulièrement, donc non, je suis désolée, je t’ai dit qu’avec moi ça allait être bref, donc non, je n’ai pas eu de gens qui écrivaient autour de moi de façon particulière […]. Je ne crois pas beaucoup aux trajectoires ». Au bout d’une demi-heure, elle me propose de mettre fin à l’entretien et de revenir déjeuner chez elle quelques jours plus tard, « sans [mon] magnétophone ». Lorsqu’après le déjeuner, elle m’invite à voir sa bibliothèque, contenant quasiexclusivement des ouvrages en langue française, l’un des rares livres en arabe attire mon attention. J’apprends à ce moment-là qu’il s’agit d’un roman publié par son père une trentaine d’années auparavant. Les résistances à l’objectivation sociologique par cette héritière s’expliquent en ce que la reconstitution de la genèse des dispositions littéraires remet en cause la vision enchantée du « créateur incréé » (Bourdieu, 1984). Assia Gram est l’un des écrivains les plus attachés à la singularité de l’artiste, rejetant toutes les catégorisations de la critique littéraire comme celles de littérature « maghrébine » ou « féminine ». Elle se décrit comme « apolitique », n’est engagée dans aucune structure syndicale ou associative et refuse toute subordination de la littérature à une fonction sociale ou politique :
Je ne fais pas de militantisme, j’écris parce que j’aime écrire, que je trouve que l’écriture est une façon de dire précisément ce que l’on sent, je n’ai pas de message à transmettre. Je ne me donne absolument aucun rôle, je ne me donne pas le droit d’avoir un rôle didactique, pédagogique ou quoi que ce soit.
Conclusion
38Le contrôle de la production littéraire s’est exercé en Tunisie au travers des rouages administratifs, ainsi que des sanctions et des incitations économiques. Les trajectoires socio-biographiques et les expériences socialisatrices expliquent la diversité des prises de position des écrivains, tant dans leurs œuvres que dans la sphère publique, allant du primat accordé à la forme et au style à la mobilisation contre la censure, en passant par la conception d’une littérature « transgressive » des interdits sociaux et politiques. Les prises de position publiques ne sont cependant pas nécessairement congruentes avec le contenu des œuvres, des « traversées de l’espace social » et politique pouvant se traduire par un « clivage du moi » (Lahire, 2011, p. 67) et l’écriture peut apparaître comme une « tentative de réconciliation de socialisations contradictoires » (Détrez, 2011). Des écrivains revendiquent ainsi une écriture « transgressive » tout en ayant adopté une attitude de loyauté à l’égard du régime autoritaire. Contrôlée et surveillée, la production littéraire fut, dans le même temps, investie par des éditeurs ayant reconverti leurs dispositions militantes dans l’édition. Comparativement à d’autres intellectuels, tels les journalistes (Chouikha & Geisser, 2010), et à des groupes socio-professionnels comme les avocats (Geisser & Gobe, 2008), les écrivains de littérature semblent avoir joui d’une plus grande autonomie. Tout se passe comme si les élites gouvernantes tunisiennes ont moins cherché à mettre au pas les écrivains qu’à neutraliser les contestations les plus ouvertes, l’impact « subversif » des textes étant considérablement atténué par l’étroitesse du lectorat. La focale ici choisie, celle des immixtions des institutions étatiques dans le littéraire, des résistances et des arrangements des écrivains, trouve cependant ses limites dès que l’on cherche à introduire le genre comme catégorie d’analyse. Pour être reconnus comme créateurs par les pairs et les critiques, les écrivains arabophones, quelle que soit leur position dans les rapports sociaux de sexe, doivent faire œuvre « d’audace » [jor’a] quant à la trilogie de l’interdit. Ces critères d’évaluation d’une bonne œuvre se situent dans un ensemble d’injonctions contradictoires pour les écrivaines, qui sont assignées, dans la sphère familiale et conjugale, au silence sur le corps et la sexualité (Kréfa, 2011), à l’hostilité et à la censure du conjoint ou du père (Charpentier, 2013b ; Détrez, 2010). Appréhender les activités littéraires au prisme des rapports de genre conduit donc à prêter attention aux catégories d’appréciation des œuvres par les éditeurs et les pairs, mais aussi à la réception des écrits dans le couple et la famille. Dans la lignée des travaux sur le genre en art (Buscatto, Marry & Naudier, 2008 ; Molinier, Sofio & Yavuz, 2007), « des terrains et des chantiers inédits sont explorés, des déplacements dans la construction des objets sont à l’œuvre, des possibles théoriques et empiriques sont ouverts » (Lagrave, 2003, p. 11).
Annexe 1 : Liste des enquêtés et des entretiens (http://sociologie.revues.org/2043)
Annexe 2 : Grille d’entretien avec les écrivains et les écrivaines (http://sociologie.revues.org/2044)
Annexe 3 : Grille d’entretien avec les éditeurs (http://sociologie.revues.org/2045)
Annexe 4 : Des écrivains et écrivaines désislamisés (http://sociologie.revues.org/2046)
Annexe 5 : Chronologie politique (http://sociologie.revues.org/2047)
Annexe 6 : Publications complètes des écrivaines et écrivains interviewés (http://sociologie.revues.org/2048)
Annexe 7 : Transcription de l’entretien avec l’écrivain-militant Jelloul Azzouna (http://sociologie.revues.org/2049)
Bibliographie
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Notes
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[1]
Je remercie vivement Lise Bernard, Isabelle Charpentier, Choukri Hmed, Amélie Le Renard ainsi que les lecteurs anonymes de Sociologie, pour leurs relectures exigeantes et leurs remarques critiques sur des versions antérieures de ce texte.
-
[2]
La date figurant sur la page de couverture correspond à celle de la demande de dépôt légal, non de la commercialisation.
-
[3]
Du nom du parti dont furent issues les élites gouvernantes du pays depuis 1956 : le Néo-Destour.
-
[4]
Parce que les sciences sociales élaborent leurs concepts dans un « espace assertorique non-poppérien », elles sont contraintes à une « mobilité conceptuelle », l’historicité singulière de tout fait social et sa différence radicale avec un événement reproductible empêchant la formation d’un langage unifié. Les concepts de la sociologie conservant souvent une référence tacite à des coordonnées spatio-temporelles, ils ne peuvent être mécaniquement transposés à d’autres réalités socio-historiques (Passeron, 1991).
-
[5]
En conjoncture de « crise », « les prises de position des acteurs, les logiques d’alliance et de conflit, les formes de mobilisation et les répertoires d’action sont marqués du sceau d’une incertitude inédite. Les ressources, les savoir-faire, les réseaux, et les positions qui fonctionnaient auparavant comme capital peuvent ainsi se trouver brusquement désajustés par rapport au nouveau contexte, comme, à l’inverse, des positions dévaluées par le passé sont susceptibles de connaître une soudaine re-légitimation » (Gobille, 2005, p. 35).
-
[6]
« L’accumulation de ressources littéraires s’enracine nécessairement dans l’histoire politique des États. Plus précisément, on peut penser que les deux phénomènes – celui de la formation de l’État et celui de l’émergence de littératures dans de nouvelles langues – naissent du même principe de «différenciation» (Casanova, 2008, pp. 62-63).
-
[7]
Du nom de la Compagnie d’Assurances et de Réassurances (l’une des plus importantes du pays) qui finance ce prix littéraire. L’institutionnalisation de ce prix s’apparente à une forme de mécénat qui, « justifiant le riche aux yeux de la société (…) “lave” symboliquement toute sa fortune » (Viala, 1985, p. 55).
-
[8]
L’une des conditions d’obtention du prix est la détention de la nationalité tunisienne.
-
[9]
Christine Détrez a bien montré les attentes spécifiques des maisons d’édition françaises auprès des écrivaines algériennes et marocaines (Détrez, 2013).
-
[10]
C’est le cas de l’un des rares écrivains tunisiens consacrés par l’institution scolaire, Mahmûd Messa’dî, ministre de l’Éducation nationale dans les années 1960, puis ministre de la Culture dans les années 1970 et fondateur de la revue Al-Hayêt Al-thaqâfiya (La Vie culturelle) - qui paraît jusqu’à aujourd’hui - pendant l’exercice de ses fonctions de ministre de la Culture. Mais c’est le cas aussi de Béchir Ben Slâma, Laroussi Métoui, Mohamed Mzâlî, etc.
-
[11]
Il s’agit d’une maison co-étatique, en partenariat avec la Libye.
-
[12]
Comme l’écrit Franck Mermier (2005, p. 91), « La situation a aujourd’hui changé même si la culture reste toujours une affaire d’État dans la plupart des pays arabes et que la circulation de l’imprimé demeure étroitement contrôlée (…). Celui-ci a cependant ouvert certaines fenêtres, notamment dans le domaine de l’édition privée ».
-
[13]
La Constitution de 1959 a été suspendue en mars 2011, suite aux mobilisations exigeant la dissolution des institutions et l’élection d’une Assemblée Nationale Constituante.
-
[14]
Sur les dispositifs de domination à l’encontre des militants et sympathisants islamistes et leurs proches, voir Béatrice Hibou (2006, pp. 6-11) ainsi que le témoignage, sous pseudonyme, d’un prisonnier politique islamiste : Abdelwahab Sdiri, 2003.
-
[15]
La censure peut consister en l’exigence de la suppression d’une partie du texte, mais aussi d’ajouts, afin de lever ce qui est tenu pour une ambiguïté interprétative.
-
[16]
L’équivalent de 400 000 euros.
-
[17]
« Jamila Mejri à la tête de l’Union des écrivains », Le Temps, 31 déc. 2008.
-
[18]
« L’Union des écrivains tunisiens exprime son soutien au Président Ben Ali », TAP, 29 août 2009.
-
[19]
Entretien avec Mohamed Jaballi, membre fondateur de la Ligue des Écrivains Libres, Tunis, juil. 2007.
-
[20]
Déposée en juillet 2001, la demande du visa de création de l’association est rejetée en octobre par le gouvernorat de Tunis. Les écrivains effectuent un recours auprès du tribunal administratif. En 2006, la demande de recours est rejetée au motif qu’il existe déjà une association d’écrivains : L’UET.
-
[21]
Se dit des partisans de Salah Ben Youssef, le militant nationaliste qui prit position, à l’inverse de Bourguiba, contre la signature des conventions franco-tunisiennes sur l’autonomie interne en 1954. Les yousséfistes ont subi répression et incarcération à partir de 1955.
-
[22]
Le texte de Jelloul Azzouna fut publié dans Al-mîthâq al-wa?anî [Le Pacte national], sous la direction d’Habib Hriz, Tunis, autoédition, 1989.
-
[23]
Ils se rapprochent en cela de la figure de «l’intellectuel engagé» telle qu’elle a émergé en France avec l’Affaire Dreyfus (Charle, 1990).
-
[24]
Notamment dans deux des principales formations politiques de l’opposition légale et relativement indépendante, de centre-gauche, Al-Mawqif (l’organe du Parti Démocratique Progressiste), et Attarîq Al-Jadîd (le journal du parti Attajdîd). Malgré le caractère reconnu de ces deux formations, leurs membres n’ont pas échappé au harcèlement policier et leurs journaux n’étaient disponibles que dans un nombre restreint de points de vente, le plus souvent dans l’arrière-fond. Ces articles ont été publiés, après le 14 janvier (Râbi?at…, 2012).
-
[25]
Le siège tunisois de cette ONG se trouve dans la banlieue ouest de Tunis, à Al-Menzah 5. Fondée au Chili dans le but d’encourager le tissu associatif dans les pays du tiers-monde, elle a des succursales en Inde, en Afrique du Sud et à Tunis, où se trouve le bureau principal. Le président d’honneur de cette ONG est Nelson Mandela. La directrice du siège tunisois fut interpellée à plusieurs reprises par des membres de la police politique, au ministère de l’Intérieur, pour lui signifier que la Ligue n’ayant pas d’existence légale, l’ONG n’est pas autorisée à accueillir ses activités.
-
[26]
En raison du caractère peu rémunérateur de l’écriture et de l’inexistence en Tunisie d’une littérature commerciale à grands tirages qui pourrait jouer un rôle alimentaire, les écrivains sont contraints d’avoir une profession qui accapare une grande partie de leur temps. Sur l’influence de la profession sur les carrières littéraires, à partir d’une enquête menée sur les écrivains rhône-alpins, voir Lahire, avec la coll. de Géraldine Bois (2006).
-
[27]
Les lois de l’état civil et le Code du Statut Personnel ont établi les conditions juridiques de formation des couples : le seul cadre est le mariage, conclu par deux époux consentants, devant deux notaires ou un officier de l’état civil et en présence de deux témoins. Juridiquement interprétée soit comme de la prostitution, soit comme un mariage n’ayant pas été conclu conformément à la loi, « l’union libre » est passible jusqu’à deux ans d’emprisonnement. L’article 230 du Code pénal réprime l’homosexualité jusqu’à trois ans d’incarcération.
-
[28]
L’article 1 de la Constitution de 1959 affirmait que la Tunisie est un État dont la religion est l’Islam.
-
[29]
Le titre est formé à partir de l’injure lancée par les enfants du quartier au principal personnage du roman.
-
[30]
Le contenu des romans comme la trajectoire de Massouda Aboubaker la rapprochent, dans un contexte similaire, de l’écrivaine et journaliste marocaine Sanaa Elaji, étudiée par Isabelle Charpentier (2013a).
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[31]
La notion de « stratégie » telle qu’utilisée ici ne suppose pas nécessairement une conception finaliste selon laquelle chaque agent social lutterait consciemment pour son profit.
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[32]
Né à l’automne 1963, le groupe emprunte à plusieurs tendances idéologiques : le trotskysme, le maoïsme et le marxisme-léninisme.
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[33]
Un des termes récurrents au cours de l’entretien est celui de qam’ [répression/oppression], par lequel il désigne à la fois l’exclusion socio-économique des milieux populaires et l’autoritarisme politique, les deux étant perçus comme liés.
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[34]
Nom et prénom de substitution.
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[35]
La thèse porte « sur les trajectoires des écrivaines tunisiennes », lui avais-je déclaré. L’enquêtée va reprendre la notion de « trajectoire » dans son propos.