Notes
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[1]
Ce qui rend quelque peu comiques les précautions de la rédaction de la revue : « Bien que cet article expose une démarche qui s’écarte des méthodes de recherche habituelles et que sa publication dans une revue scientifique puisse susciter la controverse, le comité de rédaction a jugé qu’elle serait sans doute intéressante et qu’il entrait bien dans la vocation de Sociétés contemporaines d’en prendre le risque. » Comme si la recherche se définissait par ses méthodes…
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[2]
Lorsque Pierre Bourdieu parle d’« objectivation participante » (Bourdieu, 1993, p. 8), il s’agit seulement d’une nouvelle formulation de l’observation participante.
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[3]
Ils parlent de « participation observante » (p. 68) et de « participation active » (p. 70).
1À partir d’une réflexion sur ce que furent les neuf années de ma participation au Conseil constitutionnel (2001-2010) et sur ce que fut le résultat de la recherche que j’y ai conduite (Schnapper, 2010), je voudrais analyser les conditions et le sens de cette expérience-enquête singulière dont il existe peu de précédents. J’essaierai d’apprécier ensuite ce que cette méthode, imposée par les circonstances, m’a permis de comprendre du fonctionnement et du rôle d’une institution de la vie publique que je n’aurais pas compris si j’avais mené une enquête de l’extérieur selon les méthodes classiques : les méthodes ne valent que par les résultats qu’elles permettent d’obtenir. Enfin, cette enquête peut donner l’occasion d’évoquer à nouveaux frais l’interrogation sur les frontières entre les différentes disciplines académiques : existe-t-il un « raisonnement ethnographique » (Beaud & Weber, in Paugam, 2010), qui serait différent du « raisonnement statistique » (Selz, in Paugam, 2010) et du « raisonnement sociologique » (Passeron, 1991) ? Ou bien n’existe-t-il qu’une seule et même démarche des sciences humaines qu’on peut qualifier de « sociologique » non pas au sens académique du terme, mais au sens général et ambitieux que les premiers sociologues adoptaient lorsqu’ils se donnaient pour objectif de comprendre de manière rationnelle la société moderne dont ils observaient la naissance ?
Une « indigène »
2Si l’on accepte de caractériser une enquête ethnographique par le haut degré d’interconnaissance de l’enquêteur avec les membres du groupe, l’analyse réflexive du chercheur sur son propre travail et la longue durée du travail de terrain grâce à l’immersion dans le milieu, à coup sûr, ce fut une enquête ethnographique (Beaud & Weber, 1998 ; Cefaï, 2010). Mais elle n’en comporta pas moins des spécificités.
3Il va de soi que l’observation participante – formule par laquelle les sociologues désignent la mobilisation des méthodes de l’enquête ethnographique – a ses titres de noblesse depuis l’enquête séminale sur les jeunes marginaux des quartiers italiens de Boston réalisée au cours des années 1940 par William White (White, 1943) ; elle est dûment répertoriée par les manuels qui consacrent la légitimité des méthodes de l’enquête sociologique à l’adresse des professeurs et des étudiants. Mais il s’agit précisément d’une « observation », elle implique un chercheur qui « observe » le milieu qu’il s’efforce de comprendre, même s’il est conduit par la logique de la recherche à « participer » plus ou moins activement à sa vie : peut-il rester longtemps un simple spectateur, peut-il, par exemple, s’il étudie le fonctionnement d’une ong, s’abstenir de « donner un coup de main » à ceux qu’il « observe » ? Le chercheur pourtant, quelles que soient la durée de sa présence, l’intensité de son empathie avec les personnes qu’il rencontre et, éventuellement, son activité dans le milieu, ne se confond pas avec celui qu’il observe, l’indigène pour reprendre le terme des anthropologues. La singularité de mon enquête tient à ce que j’étais moi-même une « indigène » et, mon journal en témoigne, les spécialistes des méthodes – de « méthodologie » en vocabulaire moderne – ne manquaient pas de se demander, dès mon entrée au Conseil, s’il était possible d’être à la fois observé et observateur, acteur et chercheur. Leurs doutes s’exprimaient clairement à ce sujet. Après les succès anciens des sociologues de l’École de Chicago, ils sont nombreux à souligner les dangers qui sont inhérents à cette démarche. Il est vrai que les chercheurs débutants risquent d’être les victimes du sentiment que leur participation à un milieu leur en facilite la connaissance, alors qu’elle ne les aide qu’à accéder au terrain. Or, au cours de la recherche, la familiarité impose un effort continu d’objectivation, un contrôle permanent de ses propres réactions que seul un chercheur plus expérimenté peut maintenir tout au long de son enquête.
4La plupart des chercheurs choisissent pour objet le milieu social dont ils sont issus ou dont ils ont fait l’expérience, ils sont animés par le souci de comprendre – éventuellement de compenser – une humiliation personnelle ou collective, de justifier leur engagement politique, leur indignation contre l’ordre établi ou – plus rarement – leur admiration. La forme extrême en est le développement des études définies par leur objet et l’ambition des chercheurs d’agir par leur travail sur la réalité sociale, études féministes (Gender Studies), African Studies ou Jewish Studies des universités américaines. Les chercheurs revendiquent alors l’effort de connaissance au titre de l’action politique, les chaires de Gender Studies deviennent souvent des lieux du militantisme féministe, les chaires d’African studies sont pratiquement réservées à des Afro-Américains et les études juives, historiques ou sociologiques, sont presque toujours menées par des chercheurs juifs. Bien entendu, cela n’exclut pas pour autant la rigueur de leurs analyses. L’engagement n’est pas contradictoire avec la distanciation nécessaire à la connaissance. Ce n’est pas parce que le plus grand nombre des historiens et des sociologues de l’antisémitisme sont juifs que l’antisémitisme n’existe pas et que leurs analyses n’éclairent pas un phénomène essentiel de la tradition européenne. Mais même lorsque la recherche n’est pas aussi étroitement liée à une volonté politique, le chercheur engage toujours quelque chose de lui-même dans son travail. Norbert Elias a justement analysé le mélange d’engagement et de distanciation qui caractérise le projet de compréhension des sciences humaines (Elias, 1987).
5L’investissement du chercheur dans son objet n’est donc pas une spécificité de mon enquête. Ce qui l’était, c’est que j’étais moi-même une « indigène ». Dans une première étape de ma réflexion, j’ai insisté sur la spécificité d’une enquête dans laquelle j’étais à la fois chercheur et objet de la recherche et, dans l’introduction de mon livre, j’ai proposé pour la caractériser le terme « de participation observante » (Schnapper, 2010, p. 13).
6L’originalité de mon enquête tenait à ce que je participais réellement au fonctionnement de l’institution. On évoque les quelques ethnographes qui sont passés de « l’autre côté », devenant progressivement des membres du groupe qu’ils étudiaient. Ma démarche est inverse en ce que j’ai d’abord fait partie du groupe avant de l’observer. J’étais l’un des neuf conseillers nommés (auxquels se joignent, pour certaines décisions, les anciens présidents de la République, membres de droit) et j’ai participé à ce titre aux décisions qui ont été prises pendant les neuf années de mon mandat. Le projet sociologique n’est advenu que progressivement. Les spécialistes de méthodologie distinguent les différentes formes de participation selon le degré d’implication du chercheur dans le groupe social qu’il entend étudier : il peut participer de manière « périphérique », « active » ou « complète » ; il peut adopter son rôle ouvertement (overt) ou avancer dissimulé ou masqué (covert). Être un chercheur qui fait lui-même partie du groupe qu’il étudie est, à coup sûr, un cas particulier et extrême d’une participation aussi « active » que « complète » – c’est une sorte de cas limite. Loin d’avancer masquée en me faisant prendre pour un membre du groupe, j’étais réellement membre de ce groupe. S’il faut éviter qu’au cours des années le sociologue devienne lui-même un indigène, il se trouvait que j’étais une indigène. Ma présence en tant que sociologue n’a donc eu aucun effet sur le milieu que j’observais – d’autant moins que les membres du Conseil ne manifestaient guère d’intérêt pour mon originalité : une sociologue qui n’était pas issue du monde politique. Les sciences sociales sont un univers qui leur est parfaitement étranger et qu’ils ne souhaitent pas connaître.
7Mon enquête est donc fondamentalement différente de celles que menèrent, pour étudier un milieu social particulier, par exemple Bruno Latour qui, pendant trois ans, assista, en tant qu’ethnologue, à la vie du Conseil d’État – même s’il était parfois consulté à telle ou telle occasion (Latour, 2002) –, Marc Abélès qui hanta les couloirs et les bureaux de l’Assemblée nationale (Abélès, 2000) ou encore les sociologues qui participèrent à la vie de l’hôpital (Goffman, 1974 ; Peneff, 1992) ou de l’usine (Weil, 1937 ; Linhart, 1978 ; Roy, 2006) pour mieux comprendre les relations entre les malades et les divers personnels ou la condition ouvrière.
8Il existe quelques précédents qui peuvent être considérés comme proches de mon expérience. On peut citer l’ouvrage classique que Nels Anderson, ancien hobo lui-même, a consacré dans les années 1920 aux hobos, sorte de vagabonds ou de sdf, pour adopter le vocabulaire contemporain (Anderson, 1923). Mais, quel que fût son passé, il mena ensuite sur l’expérience du vagabondage une enquête selon les méthodes consacrées par l’École de Chicago à la fois pour satisfaire aux exigences académiques et pour répondre à la demande émanant des institutions d’assistance. Son passé l’a évidemment aidé à accéder à une population qui lui était proche et à mieux la comprendre en profondeur – contribuant à ce qu’elle ne soit plus interprétée exclusivement en termes de victimes –, mais elle n’a pas été le matériau premier sur lequel il a fondé ses analyses. On peut aussi évoquer le livre que l’universitaire Richard Hoggart consacra aux milieux populaires anglais où il était né et où il avait passé son enfance (Hoggart, 1957). Plus proches de mon enquête, David Hayano, joueur de poker, mena une recherche sur les joueurs de poker et fut contraint, pendant tout le temps de son enquête, de continuer à jouer tout en regardant jouer les autres (Hayano, 1982) ; ou encore Suzanne Krieger travailla sur le milieu des lesbiennes dont elle faisait partie et se retrouva dans la situation d’interroger sur leur vie privée des enquêtées qu’elle avait connues dans sa vie personnelle antérieure (Krieger, 1982).
9Mais, dans tous ces cas, le chercheur avait quitté son milieu avant d’y revenir pour l’étudier en bénéficiant de son expérience passée. Les deux moments – celui de la participation spontanée ou de l’« expérience », puis celui de la recherche ou de « l’enquête » – se sont succédé clairement dans le temps. Dans mon cas, ils se sont confondus. Au cours des dernières années de mon mandat, j’ai été dans le même temps membre du Conseil constitutionnel et sociologue.
10J’ai d’abord souligné le caractère exceptionnel de mon enquête. Aucun sociologue à ma connaissance n’a participé au fonctionnement d’une Cour constitutionnelle en sorte qu’il s’agit d’une expérience doublement originale : j’étais seule à avoir observé en sociologue ce milieu particulier et j’étais à la fois objet de la recherche et chercheur. Aujourd’hui je suis conduite, dans une nouvelle étape de ma réflexion, à m’interroger à la fois sur le sens et les limites de la « participation » du sociologue à un milieu social, si prestigieux soit-il, et sur le sens d’une recherche dans laquelle l’expérience et l’enquête sont confondues.
Un sociologue peut-il être un « indigène » comme les autres ?
11La plupart des sociologues, je l’ai rappelé, investissent des sentiments et des valeurs dans leur recherche. Or, paradoxalement, bien que je fusse l’un des membres du Conseil constitutionnel, j’étais sans doute moins concernée par mon objet que de nombreux chercheurs. Comme les autres conseillers, j’ai apprécié toutes les formes du « bonheur au palais Montpensier » que j’analyse dans la deuxième partie de mon livre, ainsi que l’occasion qui m’était donnée de m’instruire dans une nouvelle discipline intellectuelle – le droit constitutionnel – et de fréquenter un milieu social – celui de la politique et de la haute administration publique – qui n’était pas le mien et me permettait de prolonger des enquêtes et des interrogations anciennes (Darbel & Schnapper, 1972). Pourtant, comme les autres conseillers, je n’engageais pas vraiment mon identité professionnelle et personnelle dans ma participation au Conseil.
12Les membres du Conseil sont, pour le plus grand nombre d’entre eux, nommés à un âge avancé (entre 60 et 65 ans en moyenne) alors que leur vie professionnelle touche à sa fin. Contrairement à la Cour suprême aux États-Unis où les juges sont nommés à vie, le mandat est limité à neuf ans. Ils restent définis par leur identité professionnelle passée. Comment un ancien vice-président du Conseil d’État, quelle que soit la conscience avec laquelle il remplit ses nouvelles fonctions, ne serait-il pas marqué par la carrière de toute une vie en tant que membre du Conseil d’État où il est entré dès la sortie de ses études – et cela, d’autant plus que l’entrée dans cette institution prestigieuse consacre un parcours universitaire remarquable, une majorité des majors du concours de sortie de l’ena choisissant d’accéder à ce « grand corps » qui leur assure une carrière brillante ? J’analyse dans mon livre comment les conseillers continuent à s’identifier avant tout à leur fonction passée. Je n’ai pas échappé plus que les autres à cette règle et cela, d’autant plus que la rupture d’avec une vie professionnelle qui fut exclusivement universitaire était plus forte que pour les autres conseillers qui appartenaient déjà au monde de la politique et de la haute fonction publique avant d’être nommés rue de Montpensier. Je n’avais jamais imaginé que je pourrais participer à une instance dont je ne connaissais que le nom, et dont je n’avais entendu parler, comme tout un chacun, qu’à l’occasion de quelques décisions célèbres, essentiellement celle de 1991 sur le statut de la Corse, censurant la notion de « peuple corse ». Mon identification à mon rôle de sociologue qui fut celui de ma vie restait donc, de loin, la plus forte.
13Dans toute enquête mobilisant les méthodes de type ethnologique, le chercheur adopte une attitude où se mêlent la participation plus ou moins intense et l’objectivation distanciée. Dans ce cas, ma participation, apparemment « totale » ou « complète », n’en comportait pas moins des limites.
14Des limites objectives tout d’abord. Je n’appartenais pas au milieu politique dont le Conseil constitutionnel est l’un des éléments. Je décris dans l’ouvrage les circonstances de ma nomination : la recherche d’une femme, l’impossibilité de nommer un membre du Conseil d’État ou de la Cour des comptes étant donné les deux autres nominations, l’écho que La Communauté des citoyens (Schnapper, 1994) avait eue dans le milieu politique en tant que théorie du républicanisme français (sur un malentendu, mais c’est là une autre question…), l’appui de Simone Veil à laquelle me liaient des sentiments anciens et celui de Pierre Mazeaud qui, lorsqu’il était président de la commission des lois de l’Assemblée nationale, avait entendu parler favorablement de ma participation à la Commission de la nationalité de 1987. Cela ne faisait pas de moi pour autant un acteur du milieu politique. Avant d’être nommée, je ne connaissais du Conseil constitutionnel que ce qu’un citoyen dit éclairé et lecteur régulier du Monde en comprend. Je n’avais eu aucun autre contact avec l’institution. D’ailleurs, lorsque je suis venue me présenter au président tout de suite après l’annonce officielle de ma nomination, je me suis d’abord rendue au Conseil d’État voisin. J’avais participé en 1988 à une réunion d’historiens réunis dans son bureau par le président Badinter pour organiser la célébration du bicentenaire de l’émancipation des Juifs en 1989, mais je ne me souvenais que très vaguement du lieu où cette rencontre avait eu lieu. À la seule exception d’Alain Lancelot, mon collègue de l’Institut d’études politiques, qui acheva son mandat quand je fus nommée en 2001, je ne connaissais personnellement aucun des conseillers qui avaient été nommés avant moi, aucun de ceux qui furent nommés en même temps que moi ni aucun de ceux qui furent nommés après moi. Or, j’étais seule dans ce cas. Les membres arrivés en 2004 et 2007 tutoyaient la plupart des conseillers déjà en place et le secrétaire général qu’ils avaient fréquenté le plus souvent depuis longtemps ; si ce n’était pas le cas, le tutoiement de rigueur au Conseil d’État dans la même génération était immédiat ; j’ai voussoyé tout le monde pendant neuf ans – signe d’une distance qui se maintenait – et je me suis souvent sentie plus proche des membres du service juridique et du service de documentation que des autres conseillers. Ces derniers se retrouvaient régulièrement en dehors de la rue de Montpensier à l’occasion de rencontres officielles ou amicales – ce qui n’était pas mon cas. Ils continuaient à appartenir à des réseaux politiques ou à des institutions de la haute fonction publique où ils avaient mené toute leur carrière professionnelle avant d’entrer au Conseil constitutionnel et où les plus jeunes d’entre eux la poursuivraient ensuite. À mon arrivée, j’ai d’abord été absorbée par mon apprentissage intellectuel – étudier la Constitution et la jurisprudence du Conseil constitutionnel – et par la découverte des règles de fonctionnement du « palais Montpensier ». Inquiète de participer à une tâche – participer à la prise de décisions – pour laquelle je me sentais, à juste titre, incompétente, j’ai alors travaillé sans me préoccuper d’objectiver l’institution. Je n’avais pas de projet clair de recherche sur le Conseil. C’est seulement lorsque j’ai eu le sentiment de maîtriser le sens des débats intellectuels que j’ai pu adopter une attitude susceptible de conduire à l’enquête sociologique. Au cours des premiers temps, j’ai concentré mon attention sur le Conseil lui-même, ce qui m’a conduite à sous-estimer le rôle joué par les relations que les conseillers, le secrétaire général et a fortiori le président ne cessent d’entretenir avec leurs pairs dans les autres lieux de la politique et de la haute administration. Leur présence rue de Montpensier prenait sens, pour eux, dans une carrière professionnelle plus ou moins directement liée à ce monde, ce qui n’était pas mon cas. Leurs relations « naturelles » avec le milieu politique ne pouvaient manquer de se poursuivre tout aussi « naturellement » au cours de leur mandat, ce qui n’était pas non plus mon cas.
15Mais, en dehors même de ces limites objectives et bien que ma présence fût liée non pas à une enquête, mais à une véritable participation, même au cours de la première étape, je ne me suis jamais totalement assimilée à mon rôle. D’ailleurs, dès mon arrivée, alors que je souhaitais seulement être digne de l’honneur qu’on m’avait fait en apprenant comme une étudiante la jurisprudence du Conseil, j’ai tenu un journal, ce qui montre que j’avais de manière non consciente une attitude déjà quelque peu réflexive. Et pourtant, je n’avais encore formulé aucun projet de recherche… J’ai toujours gardé une distance au rôle qui n’est pas seulement une caractéristique des catégories supérieures (Ford, Young & Box, 1967), mais, plus encore, des sociologues ; je ne me suis pas prise pour « sage », avec ou sans majuscule. Plus que d’un trait de caractère personnel, il faut voir là l’effet de l’intériorisation de ce qu’on pourrait nommer l’habitus sociologique. Le sociologue garde de manière inévitable une distance au rôle, devenue avec le temps « naturelle », c’est-à-dire produite par la pratique d’une vie professionnelle qui se confond avec un destin personnel et une identité. Il maintient une forme de quant-à-soi à l’égard du milieu qu’il étudie et à l’égard de soi. Je me suis trouvée dans la situation, apparemment paradoxale, de rester quelque peu extérieure au milieu dont j’étais pourtant l’un des acteurs. Si j’étais une « indigène », une véritable indigène, j’étais, malgré tout, une indigène partiellement étrangère à son milieu. Le sociologue ne garde-t-il pas nécessairement une forme de distance, distance aux autres et distance à soi, liée à son effort continu pour objectiver le milieu social dans lequel il se trouve et ses propres réactions à ce milieu ?
16Le journal que j’ai tenu dès mon arrivée en témoigne, puisque le 17 mars 2001, soit sept jours après le début de mon mandat, je raconte comment s’est déroulée la cérémonie de prestation de serment dans les salons du palais de l’Élysée en notant : « Après être passés dans le petit salon, où l’on sert des petits fours que personne ne prend, les groupes se reforment autrement et l’ensemble des conseillers et des collaborateurs de Jacques Chirac se mettent à égrainer leurs souvenirs de campagne (éventuellement lorsqu’ils étaient opposés les uns aux autres) et à imaginer ce qui se serait passé si Mme Veil avait été candidate à la mairie de Paris, ce qui se serait passé si elle avait été élue. Il est bon que les hommes politiques soient des adversaires et non des ennemis. Je me sens vraiment en dehors du coup. » Le 30 mars suivant, moins d’un mois après avoir été nommée, prévoyant la première décision sur l’inversion du calendrier des élections présidentielles et législatives, j’écris : « La jurisprudence et le contrôle des constitutionnalistes limitent l’espace des décisions. » En d’autres termes, l’objectivation du quotidien et la réflexion sur le sens des décisions ont été immédiates.
17Être membre du Conseil constitutionnel – et faire de cette expérience le matériau essentiel d’une recherche – n’engage pas le chercheur avec la même intensité que les enquêtes, plus fréquentes dans le milieu des sciences humaines, sur les identités ethniques, les marginalités, les discriminations ou les inégalités sociales. Le fait institutionnel, et en particulier les institutions de la démocratie représentative soulèvent moins l’intérêt ou les passions des sociologues, souvent critiques acérés du monde établi. J’ai parlé du rapport relativement détaché (qui va parfois jusqu’à l’hostilité de certains d’entre eux) que les conseillers, même les plus consciencieux, entretiennent avec l’institution. Je me suis comportée avec le même détachement, ce qui est favorable à l’objectivation qu’impose la recherche. Je ne prenais pas pour objet un milieu social dans lequel j’aurais été « prise » comme l’était Pierre Bourdieu écrivant sur les professeurs d’université (Bourdieu, 1984, p. 11). Contrairement à lui qui était l’un des principaux bénéficiaires du monde qu’il étudiait, j’y étais toujours quelque peu marginale. Je suis sortie indemne d’une expérience et d’une enquête sur un milieu dans lequel je n’ai jamais été totalement « engagée » (Cefai, 2010), même si j’y participais pleinement en tant qu’acteur. Si mes collègues restaient avant tout hauts fonctionnaires ou hommes politiques, je ne cessais pas d’être sociologue. Tout au long des années, j’ai été continuellement sensible à l’absence d’échanges entre le monde des sciences sociales, auquel je continuais à appartenir intellectuellement et réellement, et celui de la politique que j’approchais, fût-ce de loin. Les références intellectuelles, les lectures et les loisirs des autres conseillers – de la pratique de la chasse à la lecture des best-sellers – me sont restés étrangers. L’objectivation était rendue relativement aisée parce que je n’étais pas vraiment engagée dans le jeu social.
18En même temps, il ne faudrait pas penser que j’ai été sans cesse aux aguets, en observateur détaché, en spectateur, engagé ou non. J’ai participé avec conviction et autant de conscience professionnelle que possible à la prise de décision et à la vie collective. Dans la pratique de tous les jours, il m’est arrivé d’oublier pour un moment mon rôle d’observatrice. Même quand le projet de mener une analyse sociologique a progressivement pris une forme concrète, la mise à distance de mes propres pratiques et de mes propres réactions ne m’a pas empêchée de rester pleinement un acteur à d’autres moments et même de me passionner en faveur de telle ou telle solution ou de telle ou telle formule dans la rédaction d’une décision ; je ne trahirais pas le secret des délibérés en mentionnant qu’un mot (« notamment » ou « au demeurant », par exemple…) ou même une virgule peuvent susciter une grande passion tant, parfois, selon les rédacteurs, ils peuvent avoir de conséquences. Prise dans l’action, il m’est arrivé de quitter la salle des réunions plénières indignée, comme d’autres, par la décision qui venait d’être prise grâce à un vote majoritaire auquel je m’étais opposée. J’ai été un acteur social tout en objectivant mon expérience. La présence « naturelle » dans l’objet de la recherche me donnait deux rôles successifs et c’est mon regard qui transformait l’institution dont j’étais le membre en « terrain ».
19« La dialectique sans fin entre le rôle de membre (qui participe) et celui d’étranger (qui observe et rend compte) est au cœur du concept même de travail de terrain. Il est difficile de jouer les deux rôles en même temps. L’une des solutions consiste à les séparer dans le temps » (Hughes, 1975, p. 275). C’est effectivement ce que j’ai fait. On ne peut se dédoubler de manière continue, même s’il est possible, rétrospectivement, d’avoir une attitude réflexive sur sa propre position et sa propre action. Il est vrai qu’on peut « séparer dans le temps » les deux rôles. Toutefois, cette analyse me paraît insuffisante. La séparation n’est pas absolue et ne peut pas l’être. Même dans les quelques moments où la participation prime l’observation, il reste une forme de distance liée à l’effort d’objectivation. C’est d’ailleurs ce que Hughes évoquait lorsqu’il écrivait un peu plus loin que « le sociologue rendait compte dorénavant d’observations qu’il avait faites non pas comme un étranger à part entière, mais dans une certaine mesure en tant que membre d’un groupe, même si, à l’évidence, tout membre d’un groupe devient en quelque sorte un étranger dans l’acte même d’objectiver et de rendre compte de ses expériences » (Hughes, 1975, p. 275). Même si j’étais apparemment proche des autres conseillers, le projet sociologique ne cessait de créer une distance spécifique. D’une certaine façon, à tous moments, je restais, malgré tout, « étrangère ». Un sociologue, ou un ethnologue, ne peut jamais être un « pur participant » ni un « pur observateur », il est toujours à la fois observateur et participant dans des proportions variables. Si je prenais mon expérience comme le matériau essentiel pour fonder mes analyses, cette expérience ne me transformait pas pour autant en une « indigène » comme les autres. La participation comportait toujours une part de réflexivité. Même fasciné par son terrain, le sociologue ne peut jamais être totalement un « indigène ».
20Le seul précédent, que je remercie Corinne Rostaing de m’avoir signalé, est celui qui a conduit à l’étude réalisée par Jacques Coenen-Hutter à partir de son expérience de malade dans un hôpital (Coenen-Hutter, 1991). Il démontre par ses analyses comment son auto-observation et l’observation des relations qui s’établissent entre les malades, entre les différents corps de soignants et entre les soignants et les malades lui ont permis de comprendre certaines des caractéristiques du fonctionnement hospitalier ainsi que le risque d’infantilisation des malades. En exploitant « les possibilités d’observation, d’analyse et de réflexion qu’offrent au sociologue des situations d’interaction non conçues au départ comme des occasions de recherche » (Coenen-Hutter, 1991, p. 128), il démontre la fécondité de sa démarche [1].
21Ma propre expérience-enquête m’a fait prendre conscience, plus que je ne l’avais fait jusque-là, de ce qu’être sociologue n’était pas seulement un « métier » ou une « profession », mais que cette pratique était devenue, au cours des années, une manière de vivre et d’essayer continûment de comprendre le monde, en mettant à distance constamment ses pratiques, à objectiver ses conduites et ses réactions autant que celles des autres. C’était là une manière d’être au monde que je ne partageais avec aucun des autres conseillers. Autant qu’une distance à ses rôles sociaux, le sociologue pratique aussi une distance à soi qui, en l’occurrence, m’a heureusement préservée de toute tentation de me prendre pour sage.
22L’expérience qu’on peut qualifier d’extrême relatée par Christian Baudelot – sans rapport avec celle que j’analyse – en témoigne (Baudelot, 2008). Alors même qu’il engageait son destin personnel en sauvant la vie de sa femme grâce à la greffe de son rein, il ne cessait d’observer et d’analyser ses propres réactions – l’effet de sa condition de « bon élève », le sens de son engagement conjugal – et d’essayer de comprendre pleinement sa décision à partir de la lecture du fameux texte de Marcel Mauss sur le don et le contre-don. L’analyse sociologique permet de donner sens à ses expériences, même les plus profondes.
Observation et participation
23Dans l’introduction de mon livre, j’avais forgé l’expression de « participation observante » pour analyser mon rapport au terrain. L’expression n’était pas vraiment nouvelle. Je l’ai retrouvée ensuite dans plusieurs textes [2]. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot l’utilisent lorsqu’ils reviennent sur leur relation avec les milieux de la grande bourgeoisie, en particulier lorsqu’ils évoquent leur présence lors du déroulement de la chasse à courre (Pinçon & Pinçon-Charlot, 1997) [3]. Stéphane Beaud et Florence Weber l’adoptent pour qualifier le travail d’une étudiante qui étudie les marchés où elle travaille pour financer ses études (Beaud, Weber, 1998 : 52). Loïc Wacquant suggère qu’elle qualifie son expérience de membre d’un club de boxe du ghetto noir de Chicago auquel il a participé pendant trois ans (Wacquant, 2000).
24Dans des milieux sociaux étudiés par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, dont les membres savent contrôler leurs paroles, les rituels mondains, de la chasse à courre aux cocktails et aux dîners, leur offraient des occasions privilégiées de voir le groupe en action de manière spontanée. Seule cette participation leur a permis de comprendre le sens de certaines pratiques, par exemple, l’émotion qui étreint les chasseurs au moment de la mise à mort et le sens des rituels qui accompagnent l’ensemble du déroulement de la chasse : « La dimension religieuse de la pratique resterait incompréhensible sans cette familiarité acquise avec ce qui était étranger au chercheur » (Pinçon & Pinçon-Charlot, 1997, p. 71). Reste que les Pinçon ne participaient pas à la chasse et les chasseurs savaient qu’ils étaient des sociologues et qu’ils étaient présents à ce titre. Comme tous les chercheurs qui pratiquent l’observation participante (ou la participation observante), ils n’étaient pas pour autant devenus des membres du groupe qu’ils étudiaient. D’ailleurs, en dehors de ce passage de leur ouvrage, ils qualifient leur démarche le plus souvent, et justement, d’observation participante. L’expérience de Loïc Wacquant qui s’entraîna dans un club de boxe pour comprendre le sens de cette institution et du rôle qu’elle joue pour les jeunes des classes populaires est un autre exemple d’une participation qui se voulait totale. Il s’inscrit d’ailleurs dans l’histoire des expériences des sociologues, ou de la philosophe Simone Weil dans les années 1930, qui s’engagèrent dans les usines pour mieux comprendre la condition ouvrière. Loïc Wacquant qualifie sa démarche d’« ethnopraxie », désignant ainsi cette forme d’enquête qui consiste à « pratiquer en temps et en situation réels avec les indigènes de sorte à acquérir, comme eux, par la routine, les savoirs tacites et les catégories de perception qui composent pour partie leur univers » (cité par Pinçon, Pinçon-Charlot, 1997, p. 74).
25« Ethnopraxie » au Conseil constitutionnel ? Le milieu m’était immédiatement compréhensible : diplômée de l’institut d’études politiques, j’aurais pu être élève de l’ena et mener l’une des carrières qui donnent une chance d’être nommée au Conseil constitutionnel. Mes choix de vie m’avaient conduite ailleurs et, à l’intérieur d’un monde apparemment proche (par l’origine sociale, le niveau culturel, l’intérêt pour la politique), les différences de modes de vie, de connaissances et de références intellectuelles ont renforcé mon sentiment d’être étrangère au milieu – même si un minimum de réflexion sociologique relativise ce sentiment.
26Mais « pratiquer en temps et en situation réels avec les indigènes », aristocrates, ouvriers ou boxeurs, n’institue pas la même relation avec le terrain que dans mon cas. L’apprenti boxeur n’est pas un boxeur noir du ghetto, et les sociologues ou les philosophes qui ont fait l’expérience de la vie en usine retournent ensuite à leur vie de chercheur. C’est pourquoi à la première formule que j’ai proposée de « participation observante » qui peut s’appliquer à toutes ces enquêtes, je préfère désormais le terme d’« expérience-enquête » qui rend mieux compte de l’originalité de ma démarche.
27Les sociologues distinguent volontiers la situation créée par l’enquête selon que le chercheur est de niveau social supérieur ou inférieur aux enquêtés. Mais, étant donné les sujets qui les mobilisent, ils sont exceptionnellement de niveau social inférieur à leurs enquêtés et leurs réflexions de méthode autant que leurs scrupules moraux portent sur cette situation. Ils ont surtout réfléchi sur leur relation d’enquête avec des acteurs « faibles », détenus en prison, travailleurs du sexe ou jeunes de banlieue désocialisés, pour prendre l’exemple d’un ouvrage récent (Payet, Rostaing & Giuliani, 2010). Dans mon cas, je serais tentée d’avancer que mon pedigree exclusivement universitaire me classait dans une catégorie « autre », évidemment plus proche des « juristes » que des « politiques » (selon la typologie élaborée dans l’ouvrage), mais de toute évidence j’étais de niveau social inférieur à celui des personnalités issues du monde politique ou des juristes qualifiés par une carrière prestigieuse dans la haute fonction publique ou la magistrature ; de toute évidence j’avais affaire à des acteurs « forts ». J’ai toujours perçu, malgré la courtoisie de tous, la position modeste que tous les intellectuels non médiatiques occupent dans le monde de la politique et de la haute fonction publique ainsi que l’ignorance totale du monde de la recherche. Un journaliste connu a, pour eux, une existence et un prestige supérieurs à ceux des chercheurs, quelle que soit leur discipline. L’infériorité de mon statut m’assurait une grande liberté. Je n’avais aucune raison de ressentir le « malaise » que nombre de sociologues ressentent lorsqu’ils doivent rendre compte d’un milieu inférieur au leur, où, de plus, ils ont pu être accueillis avec bienveillance ou même avec chaleur. Par ailleurs, au cours des dernières années, je n’ai pas caché mon projet d’écrire un ouvrage sur le Conseil. C’était pour des raisons morales évidentes, je ne voulais pas me sentir « traitre » à l’égard de ceux que je côtoyais régulièrement ; mais je n’avais pas grand mérite à évoquer mon projet puisqu’il ne suscitait en général qu’une indifférence polie.
28Cette étrangeté relative – sans qu’il y ait eu un problème pour accéder au terrain, ce qui était une facilité évidente – était un avantage, mais, au cours des années, l’institution, d’exotique, est progressivement devenue familière, même si elle n’a jamais été naturelle. Jusqu’à la fin de mon mandat, le « petit personnel » m’a dit que « je n’étais pas comme les autres ». J’ai alors dû faire un effort pour retrouver ma surprise d’origine et en apprécier le sens, pour constater sur moi-même l’effet de l’institution qui est un des résultats essentiels de l’enquête. Comme le conseille C. Wright Mills dans L’Imagination sociologique, j’ai utilisé « au profit du travail intellectuel l’expérience acquise dans la vie » que j’ai « scrutée et interprétée » (cité par Beaud & Weber, 1998, p. 38). L’auto-observation a confirmé l’observation. En particulier, elle m’a permis d’observer l’effet de l’institution sur le conseiller, ce qui a conduit certains de mes lecteurs juristes à me trouver trop admirative à l’égard du droit, trop indulgente à l’égard du Conseil, d’avoir été moi-même soumise à « l’effet Beckett » (du nom de l’archevêque de Canterbury devenu un défenseur des droits du clergé après avoir été nommé par Henri II pour y défendre les prérogatives royales). Pourquoi aurais-je échappé à mes propres analyses ? Par ailleurs, il est vrai que le sociologue risque toujours d’être fasciné par son terrain.
Observation et analyse
29On peut plaider sans peine la nécessité pour le chercheur désireux de comprendre le sens d’une institution comme le Conseil constitutionnel d’adopter les méthodes ethnologiques, d’être présent de manière prolongée sur le « terrain » et de privilégier l’observation des pratiques quotidiennes et les échanges spontanés entre les personnes : je n’ai procédé à aucun entretien ni sollicité aucune confidence ou discussion en fonction de mes intérêts – même si, au fil du temps, la perception sociologique se substituait progressivement à la perception naïve. Sans doute. À condition que le chercheur ne s’en tienne pas à l’observation et mobilise d’autres modes d’enquête (Cefaï, 2010, p. 19). « La vérité de l’interaction n’est jamais tout entière telle qu’elle se livre à l’observation » (Bourdieu, 1987, p. 151). Le quotidien ne prend sens qu’à l’intérieur d’une analyse.
30On ne peut comprendre les formes de la vie quotidienne du Conseil constitutionnel que le sociologue peut observer – sa modestie relative dans les institutions politiques, le déroulement de ses travaux, sa légitimité souvent contestée dans le monde politique – si l’on oublie sa création récente et, à l’origine, aussi discrète que critiquée ; si l’on oublie qu’il s’est développé contre la volonté de ses auteurs – les rédacteurs de la Constitution de 1958 –, contre la réserve des membres des deux cours suprêmes (Cour de cassation et Conseil d’État) et même contre les convictions de ses propres membres. On ne comprend pas ses prudences si l’on ignore que le monde de la chose publique dans son ensemble est longtemps resté réticent, sinon résolument hostile au contrôle de constitutionnalité ; si l’on néglige que se maintiennent de manière continue des échanges entre les conseillers, en particulier son président, et le monde politique dont ils sont issus. En d’autres termes, on ne peut faire l’économie de l’histoire de l’institution et même, plus largement, de l’histoire des institutions politiques et de la conception spécifique des formes et de la légitimité démocratiques, très légicentriste, dont la politique française d’aujourd’hui a hérité. « La séparation de la sociologie et de l’histoire me paraît désastreuse et totalement dépourvue de justification épistémologique : toute sociologie doit être historique et toute histoire sociologique » (Bourdieu, 1992, p. 67).
31Il faut, d’autre part, étudier le quotidien d’une institution de ce type en prenant en compte l’ensemble des relations concrètes et objectives qu’elle entretient avec les autres instances de la vie publique. Les échanges les plus individuels s’inscrivent toujours dans des ensembles plus larges qui leur donnent leur sens. Depuis longtemps, les ethnologues ont critiqué la monographie de village qui l’isole du reste de la vie collective, alors qu’il est l’un des éléments d’une chaîne de relations réelles et objectives avec d’autres instances, des divers pouvoirs locaux aux nombreuses institutions qui gèrent la production agricole jusqu’à « Bruxelles » où s’élabore la Politique Agricole Commune (pac). On doit transposer cette analyse à celle du Conseil constitutionnel. Une institution politique particulière fait partie d’un système plus large et il faut analyser sa position à l’intérieur de ce système. La connaissance acquise grâce à l’immersion prolongée, à l’observation des discours et des comportements – issue d’une adaptation des méthodes ethnographiques au monde dans lequel nous vivons –, n’est que l’une des données sur lesquelles peut se fonder l’effort d’intelligibilité. L’enquête doit aussi s’étendre aux relations qui s’établissent entre cette institution et toutes celles qui forment le monde politique, administratif et judiciaire. Elle ne peut négliger l’existence des réseaux qui unissent les membres des grands corps ou des élèves de l’ena par-delà les fonctions qu’ils occupent à un moment donné dans ce monde.
32On ne doit pas non plus négliger le produit de cette activité : le sens d’une institution qui adopte des décisions sur le contentieux électoral et sur la conformité d’une loi à la Constitution ne peut être rendu intelligible si l’on oublie la fonction qui lui est donnée par les textes et les pratiques. Le sens d’une organisation, quelle qu’elle soit, ne s’épuise pas dans l’observation des échanges quotidiens entre ses membres, dans la description de ses locaux, de ses procédures et du cheminement de ses dossiers. Pour comprendre le rôle de l’Assemblée nationale, il faut suivre l’élaboration de la loi et évaluer le rôle des députés, il faut comprendre comment ces derniers ont accédé à leur mandat, comment ils ont été choisis par le parti et comment ils ont été élus. Il faut aussi prendre en compte ce qui se passe en dehors de l’Assemblée : l’essentiel de leur activité se déroule-t-il dans l’hémicycle et à l’intérieur des commissions ou bien dans leur circonscription ? Plus généralement, les données objectives sur leurs caractéristiques sociales et leur carrière avant leur mandat n’apportent-elles pas aussi des informations essentielles ? Si le sens d’une assemblée parlementaire ne peut être analysé en négligeant la production de la loi, la jurisprudence du Conseil constitutionnel, elle, doit être prise en compte pour qu’on comprenne le rôle qu’il joue et le sens de son activité – ce qui implique nécessairement une certaine connaissance de cette jurisprudence.
Enquête interne et externe
33Il faut juger des méthodes par leurs résultats. Les sociologues ne doivent pas échapper à la contrainte de se demander à quelles connaissances aboutissent leurs travaux. Or, l’« expérience » apporte des connaissances qui ne pourraient pas être obtenues par une enquête classique. Les chercheurs ne doivent pas se dispenser de s’interroger sur ce qu’ils trouvent, ils doivent travailler à ne pas sombrer dans le défaut qui nous menace tous, à savoir proposer de simples observations dans un langage dit savant, c’est-à-dire seulement obscur.
34Puis-je reconstituer ce qu’auraient été mes données si j’avais agi comme un sociologue extérieur ? Je m’imagine reçue par le secrétaire général, puis par les conseillers les plus accessibles, les professeurs et les anciens hauts fonctionnaires plutôt que les politiques, sans oublier quelques anciens secrétaires généraux. J’aurais évidemment procédé par entretiens informels et non en administrant un questionnaire. Je peux imaginer les discours contrôlés que les conseillers auraient tenus sur leurs relations, leurs débats et leurs décisions. À cela, des motifs divers : la volonté de respecter le serment qui impose un droit de réserve sur les délibérés, l’absence d’intérêt pour les sciences humaines, la faible réflexivité des conseillers sur leurs propres pratiques, le souci de maintenir l’autorité ou la majesté de l’institution, seules les personnalités les plus cyniques ne finissant pas par s’identifier peu ou prou à leur fonction. Le contrôle sans faille qu’ils auraient exercé sur leurs discours, leur maîtrise de l’expression orale auraient interdit toute digression significative. Il aurait été difficile, sinon impossible, d’échapper aux discours convenus. D’ailleurs, pendant mon mandat et dans mon rôle de conseiller, j’ai moi-même reçu des étudiants des facultés de droit préparant un master ou une thèse avec précaution.
35Je n’imagine pas que, dans les conditions artificielles que crée l’enquête, un conseiller dans son bureau de la rue Montpensier aurait avancé qu’il avait souhaité être nommé au Conseil pour limiter le pouvoir de ce dernier. Jamais la réticence de la majorité des conseillers à l’égard de l’accroissement du rôle du Conseil ne se serait librement exprimée comme cela a pu être le cas lors de conversations à bâtons rompus, dans des échanges de couloir à la sortie des délibérés, avec la liberté de ton que donne le sentiment d’être entre soi – d’autant que l’image de la sociologie était, pour la plupart des membres du Conseil, aussi vague que peu positive. Je n’imagine pas qu’aucun d’entre eux aurait raconté les effets des relations personnelles entre les membres du Conseil constitutionnel, entre les conseillers et le secrétaire général et des responsables politiques ou administratifs, qui peuvent changer le sens d’une loi ou même d’une révision constitutionnelle. Je n’imagine pas qu’ils auraient raconté les hasards apparents qui semblent présider à l’adoption de telle ou telle décision ou les conditions difficiles dans lesquelles certaines dispositions qui ont eu un grand retentissement politique ont été finalement adoptées : ils auraient eu l’impression de contribuer à dévaloriser l’institution, à amoindrir leur propre importance tout autant que la dignité du Conseil. Je n’imagine pas non plus qu’ils auraient décrit le parcours d’une décision par approximations successives ni les affrontements qui ont parfois précédé le délibéré entre des conseillers ou entre les conseillers et le secrétaire général. Tous n’auraient-ils pas simplement répondu au chercheur qu’ils respectaient et appliquaient le droit et qu’ils ne jugeaient pas en opportunité ? Un conseiller se serait-il réjoui de la faible quantité de travail à certaines périodes de l’année en raison de l’agenda parlementaire, aurait-il célébré le fait que, grâce aux résultats de l’élection présidentielle, tout projet de réforme du Conseil allait être abandonné, aurait-il avancé que le Conseil était une annexe du Conseil d’État, plaisanteries dans tous les cas certes, pourtant fort significatives – mais à usage interne ? Je rappelle, en outre, que mon analyse de la « carrière » de conseiller repose autant sur l’observation des comportements des autres conseillers que sur l’objectivation de ma propre expérience. Seule l’enquête interne permettait d’analyser les rapports des conseillers à l’institution, les étapes de l’élaboration d’une décision, les effets des réseaux et des relations personnelles qui s’établissent entre les conseillers et le monde politique, entre le secrétaire général et les secrétaires des partis politiques ou les conseillers du Premier ministre ou du président de la République.
Enquête et résultats
36Si l’enquête a emprunté aux méthodes des ethnologues, elle n’en a pas moins débouché sur des propositions contribuant à la connaissance sociologique. Une recherche ne vaut pas par ses méthodes, mais par sa contribution à l’intelligibilité des comportements humains.
37L’un des résultats essentiels fut de démontrer l’effet de la dynamique de l’institution en tant que telle et la force du droit. Une fois créé, le Conseil s’est développé contre l’intention du monde politique et même contre la volonté de la majorité de ses propres membres. Seule l’expérience-enquête permettait de percevoir la réticence des personnes dans toute son ampleur. Seule elle donnait au sociologue les moyens de percevoir les diverses influences qui pèsent sur la décision et, en conséquence, d’apprécier l’effet de la dynamique de l’institution ; on pouvait étudier la manière dont cette dernière s’était développée malgré la réserve de ses membres, et comment elle a vu progressivement reconnaître sa légitimité. Elle permettait également de montrer en actes la force du droit qui s’impose grâce au respect de la jurisprudence dont le secrétaire général et les services sont les gardiens et les garants, grâce à la nécessité de justifier les décisions par un argumentaire juridique contrôlé et jugé par les autres Cours et la doctrine. Par-delà les épisodes quotidiens des échanges et des rivalités entre les personnes, par-delà l’influence directe ou implicite du monde politique et la rivalité objective avec les Cours suprêmes, le droit a fini par s’imposer. L’enquête a permis d’analyser les manières selon lesquelles un Conseil politique discret et effacé, essentiellement chargé de contrôler l’activité du Parlement en veillant à la répartition de la production juridique entre la loi et le règlement (telle qu’elle était prévue par l’article 34 de la Constitution), est devenu, par étapes successives, une sorte de Cour constitutionnelle, désormais consacrée par les dispositions nées de la révision constitutionnelle du 23 octobre 2008. Échappant à ses créateurs et même à la volonté de la majorité de ses membres, le Conseil constitutionnel reste une institution paradoxale parce qu’il s’est développé dans un sens qui n’était pas voulu par les rédacteurs de la Constitution : il faut faire l’histoire de ses commencements et de son développement pour comprendre ses caractéristiques, les limites de son pouvoir, ses prudences et ses contradictions.
38L’enquête menée par un sociologue extérieur n’aurait pas non plus permis d’analyser la part de hasards apparents et de contingence qui finit par aboutir à la décision – ce qu’on pourrait appeler le jeu du droit et du hasard. Les discours produits par le Conseil, en particulier les commentaires des décisions que publie le secrétaire général dans les Cahiers du Conseil constitutionnel, voix autorisée et quasi officielle puisque le serment que prêtent les conseillers de ne rien révéler des délibérés leur interdit de commenter eux-mêmes les décisions, soulignent, éventuellement jusqu’à la créer, la cohérence et la logique juridique inhérentes aux décisions. C’est ce à quoi contribue ensuite la doctrine dont la critique des décisions est la raison d’être. Les juristes professeurs de droit public dans les universités, détenteurs du discours légitime sur cette production (auquel leur propre carrière est liée), en analysent le contenu comme si « le Conseil » était un acteur conscient et volontaire : il importe, pour imposer la légitimité du Conseil constitutionnel comme celle de l’État de droit en général, de démontrer qu’elles sont purement juridiques, qu’elles s’imposent au nom de la force nécessaire du droit en tant que tel. Le sociologue, étant donné son point de vue, révèle la réalité proche des expériences vécues et du quotidien. Mon expérience-enquête m’offrait un matériau unique pour comprendre, outre les perceptions extérieures du « Conseil » dans toute sa majesté – partie de la vérité, mais partie seulement –, le mélange de contingences et d’argumentaire juridique qui aboutit à des décisions. Ces dernières doivent manifester la rigueur du droit, donc respecter scrupuleusement les formes juridiques. Les discours que des conseillers auraient tenus devant le sociologue extérieur auraient-ils pu échapper à la seule célébration de la logique juridique, source de la légitimité de l’institution ? À partir des discours qu’il aurait recueillis auprès des conseillers, le sociologue extérieur aurait-il pu comprendre comment se conjuguent, tout au long de l’élaboration de la décision, les hasards apparents nés des relations entre les personnes avec l’impératif de justifier cette décision par un argumentaire juridique ? Aurait-il pu comprendre comment pèse, dans chaque cas, la nécessité de respecter et de prolonger la jurisprudence tout en prenant en compte les conséquences politiques prévisibles ? À partir de mon expérience, j’en doute.
Frontières des disciplines ?
39Sans oublier que la sociologie se définit par une recherche continue de sa propre définition, on peut, à partir de l’enquête sur le Conseil constitutionnel, s’interroger à nouveau sur les frontières entre les disciplines. Il est clair qu’on ne soumet pas un questionnaire aux membres et anciens membres du Conseil constitutionnel ou des autres Cours suprêmes, ni aux participants des chasses à courre, entre autres bonnes raisons parce qu’ils n’y répondraient pas. La répartition statistique des réponses n’aurait pas de sens. Il n’est pas nécessaire de plaider à nouveau en faveur de la mobilisation des méthodes dites qualitatives (par les sociologues) ou ethnographiques (par les ethnologues) pour aborder un certain type de milieux et répondre à certaines interrogations. Elles s’imposent lorsqu’il s’agit d’accéder à un univers social, plus ou moins fermé, en tout cas difficile à aborder autrement que par des relations directes entre les chercheurs et les personnes qui forment ce milieu. En revanche, seule l’enquête par questionnaires et exploitation statistique, avec toute la rigueur des méthodes dites quantitatives, permet de répondre, par exemple, à l’interrogation sur l’évolution de la population ou des inégalités, ou encore sur le poids des différents facteurs – sociaux, ethniques, historiques – qui se conjuguent dans les phénomènes d’exclusion et de racisme. Il n’existe pas de supériorité intrinsèque de certaines méthodes, il existe des méthodes plus ou moins utiles et fécondes en fonction de l’objet de la recherche.
40Il est vrai que le chiffrage n’est pas par lui-même une garantie de rigueur et que les observations ne sont pas nécessairement du document « mou » conduisant à un raisonnement « au rabais » (Beaud & Weber, 2010, p. 226). L’ethnologue n’est pas voué à s’abîmer dans la pure description. Mais, inversement, le chercheur qui mobilise les enquêtes statistiques ne renonce pas pour autant au projet de comprendre le sens des pratiques sociales. Les sociologues ne sont pas condamnés à ne prendre le travail de terrain que pour confirmer leurs théories préalables à partir des données statistiques. La plupart des sociologues conjuguent l’emploi des méthodes dites qualitatives et quantitatives au cours de leurs travaux. Il n’y a pas d’opposition entre l’analyse des régularités objectives que révèle la statistique et la prise en compte du sens subjectif des conduites. Il ne faut pas juger des enquêtes des autres – ceux d’une autre discipline académique – en les caricaturant. Toute méthode, même si on la qualifie de méthodologie, n’est pas la finalité de la recherche, mais son moyen.
Sociologie anglaise et sociologie française
41Si les méthodes de mon enquête étaient ethnographiques, s’agissait-il d’une enquête sociologique ou ethnographique ? Pour répondre, il faut évoquer succinctement l’histoire de la naissance des sciences humaines. Historiquement, l’ethnologie s’est construite sur la prééminence de l’enquête de terrain, l’immersion prolongée du chercheur dans un milieu social étranger et l’établissement de relations personnelles – éventuellement intimes et, en tout cas, longues – entre le chercheur et les personnes du milieu qu’il entendait comprendre. En France, la tradition sociologique a adopté pour livre fondateur, ou « emblème méthodologique », pour reprendre l’expression de Jean-Claude Passeron, Le Suicide, dont les analyses reposent sur l’exploitation de données statistiques. L’exploitation statistique des données, qui donne une référence jugée « scientifique », garde un prestige particulier parmi les sociologues. Il est d’ailleurs renforcé par le privilège généralement accordé dans la société moderne à la science symbolisée par les chiffres : on sait le rôle des statistiques économiques et des sondages d’opinion dans les débats de la vie publique.
42Après plus d’un siècle de pratique, pourtant, il apparaît de plus en plus clairement que les frontières entre les sciences humaines tiennent plus à l’histoire de la naissance de ces disciplines nouvelles dans l’université, par nature traditionnelle, que d’une véritable nécessité rationnelle. La meilleure preuve en est que ces frontières ne sont pas les mêmes dans les différents pays, démontrant combien c’est l’histoire académique plus que la logique intellectuelle qui explique la distinction entre ceux qu’on qualifie d’ethnologues, d’anthropologues, de sociologues ou de politistes. La comparaison, même superficielle, entre la France et la Grande-Bretagne est à cet égard instructive. Dans notre pays, c’est la sociologie qui, à la suite de Durkheim, a porté les interrogations philosophiques sur les sociétés modernes, alors qu’en Grande-Bretagne les anthropologues sociaux en étaient les principaux penseurs. Longtemps la définition de la sociologie par les Britanniques a été plus modeste et plus restreinte que celle des Français. C’est que les premiers faisaient face à la discipline intellectuellement prestigieuse, liée à l’ambition impériale, qu’était l’anthropologie sociale. Malinowski, Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard, Fortes, Firth and Leach bénéficiaient d’une réputation mondiale. La sociologie était également en concurrence avec la littérature et la critique littéraire. Dickens comme Balzac étaient souvent considérés comme les véritables sociologues. La critique sociale du capitalisme victorien a été portée par les écrivains, comme l’a montré Raymond Williams (Williams, 1983), puis Lepenies dans ses travaux sur les trois cultures (Lepenies, 1985). La critique sociale ne s’est pas inscrite dans le projet global de connaissance cumulative sur la société par lequel s’est défini le projet de la sociologie sur le continent. Selon Perry Anderson, penseur marxiste et critique radical de la sociologie anglaise, les Anglais n’avaient pas besoin de construire une véritable sociologie contre le socialisme et le marxisme, l’influence de ces derniers étant trop faible dans les îles Britanniques. La sociologie telle qu’a voulu la construire Durkheim, elle, plus ambitieuse, englobait l’objet de la connaissance anthropologique. Les anthropologues sociaux anglais ont été lus par les sociologues français. En d’autres termes, l’interrogation sur la société dans son ensemble a été portée par les sociologues en France et par les anthropologues sociaux en Grande-Bretagne. L’anthropologie sociale n’a été fondée en France qu’après la Seconde Guerre mondiale, sous l’influence de Claude Levi-Strauss qui avait passé la guerre à New York et s’était formé au monde de l’anthropologie sociale anglophone. En revanche, une partie de la sociologie anglaise fait écho aux travaux des statisticiens des grandes administrations étatiques en France, ined ou insee. Les cultural studies feraient partie intégrante de la sociologie pour les Français, alors que la public policy ne comporte pas le même développement en France. Quand A. H. Hasley décrit comment la discipline s’est institutionnalisée (en définissant des « sociologues »), il n’évoque qu’en passant les anthropologues sociaux, de Malinowski à Gellner, ou les auteurs des Cultural Studies, il ne cite pas des spécialistes de science politique, tel Ralph Miliband (Hasley, 2004 ; Hasley & Runciman, 2005). Tous seraient tenus par les Français pour des sociologues.
43En même temps, la sociologie en France a perdu de sa spécificité en s’inscrivant dans un projet plus large et plus général de sciences sociales, alors que la sociologie britannique, en se concentrant autour des problèmes de la structure sociale, a mieux affirmé son point de vue, ce qui explique son influence sur nombre de pays européens, en particulier dans l’Europe du Nord. Jusqu’à 1968, la sociologie anglaise semblait en effet concentrée autour d’une définition rigoureuse et plus limitée de la discipline : connaissance par des enquêtes empiriques des classes sociales, de la mobilité, de la classe ouvrière, du système d’enseignement, de la famille, de l’organisation industrielle, des relations interethniques dans les villes. Ces études, à la fois anthropologiques et statistiques, faisaient sa force. Ce faisant, les sociologues adoptaient une définition plus étroite que les Français, ceux-ci, plus ambitieux, refusant toute limite dans la définition stricte de leur domaine. Plus adeptes de la pluridisciplinarité, plus soucieux de la critique sur les méthodes, les sociologues français risquent aussi de paraître plus « essayistes », étant donné leur ambition dite théorique que les Britanniques jugent volontiers excessive, et de ne pas se plier volontiers aux exigences austères de l’enquête – ce qui risque de limiter leur apport à la connaissance rationnelle. En revanche, la spécialisation excessive des sociologues anglais, qui les conduit à multiplier les périodiques quasiment professionnels, risque de rendre la sociologie plus et trop directement liée aux pratiques sociales et d’affaiblir le projet proprement intellectuel de la compréhension de la société.
44Si les frontières entre les disciplines sont bien le résultat d’une histoire, on peut suivre avec plaisir Stéphane Beaud et Florence Weber lorsqu’ils entendent promouvoir une « ethnographie sociologique » (Beaud & Weber, 1998, p. 314) et remettre en cause la « naturalité » des frontières entre les diverses sciences humaines. Dans le passé, j’avais qualifié mon enseignement de l’ehess par le terme d’« ethnosociologie » pour désigner un projet de compréhension sociologique qui, étant donné son objet, mobilisait de manière privilégiée, mais non exclusive, les méthodes ethnologiques, en d’autres termes, les procédures majoritairement utilisées par les ethnologues : nos projets intellectuels étaient-ils différents ? Toutefois, si j’ai renoncé par la suite à cet intitulé, c’est que j’ai critiqué l’idée de caractériser un projet de connaissance par ses méthodes et non par son point de vue intellectuel.
Conclusion
45Il importe en effet de ne pas définir le projet sociologique par ses démarches ou ses procédures de recherche, mais par son objet propre, élaboré par un « point de vue » spécifique, pour reprendre la célèbre formule de Saussure selon laquelle « le point de vue crée la science ». Si l’on admet, en suivant Max Weber, que l’objet propre à la sociologie est bien le sens de l’interaction sociale, c’est-à-dire de l’action orientée à l’égard de l’autre et ayant une signification pour l’autre, l’ambition de rendre intelligibles les relations entre les hommes peut emprunter des voies diverses et suivre des procédures différentes en fonction des caractéristiques de ces relations et des questions que pose le sociologue. C’est de la confrontation entre la réflexion plus large sur notre société, en tant que société historique particulière, et les résultats des enquêtes particulières que la compréhension sociologique tire son originalité. Si la sociologie relève de la connaissance historique, elle se fonde, comme toute entreprise de connaissance rationnelle, sur l’expérimentation, c’est-à-dire sur l’enquête au sens large du terme. C’est pourquoi le raisonnement sociologique, comme l’a bien montré Jean-Claude Passeron, oscille inévitablement entre le pôle historique et le pôle expérimental, entre la compréhension historique et l’enquête (Passeron, 1991 ; Schnapper, 1999).
46Dans le déroulement de l’enquête, les moyens utilisés sont choisis en fonction de l’esprit de la recherche et du point de vue spécifique du sociologue. Alors peut-on parler du « raisonnement ethnologique » ou du « raisonnement statistique » ? Est-ce le raisonnement qui distingue la démarche de l’ethnologue de celle du sociologue, du politiste ou du statisticien ? N’est-ce pas plutôt le privilège accordé à certaines méthodes, le choix de certaines procédures de recherche et d’outils de démonstration adoptés en fonction de l’interrogation du chercheur ? L’« ethnologue sociologue », l’« ethnosociologue », l’« ethnologue » ou le « sociologue » ne désignent pas des chercheurs de disciplines différentes, mais des chercheurs qui ont des objets différents et sont conduits, étant donné ces objets, à privilégier telle ou telle méthode et, le plus souvent, à conjuguer des méthodes diverses. Mon enquête proposait une sociologie du Conseil constitutionnel au sens que la tradition donne à ce projet, celui de comprendre le rôle et le sens d’une institution politique, même si les méthodes de l’ethnographie étaient privilégiées. On peut accepter le concept de « raisonnement sociologique », selon le titre de l’ouvrage de Jean-Claude Passeron, à condition de donner à la sociologie le sens englobant que lui donnaient les sociologues classiques en tant que « science de la société et de la culture » (Aron, 1935, p. 2).
47Il faut souligner l’unité d’un projet de connaissance rationnelle qui s’efforce de donner de l’intelligibilité aux comportements des hommes. La logique des disciplines académiques risque de créer des distinctions qui ne reposent pas sur le projet ou le mode de raisonnement, mais sur les outils que les chercheurs privilégient étant donné le milieu qu’ils abordent et l’objet de leur investigation. La reconnaissance par les institutions académiques et l’identification des chercheurs à la discipline qui assure leur carrière contribuent à renforcer ces frontières qui apparaissent désormais aussi « naturelles » que les frontières politiques au temps des nationalismes. La réflexion intellectuelle, elle, devrait relativiser les soi-disant frontières disciplinaires, ne pas définir une recherche par ses méthodes et retrouver le sens du projet que portaient les fondateurs de la pensée sociologique.
48 Texte intégral disponible sur le portail Revues.org http://sociologie.revues.org/1035
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Mots-clés éditeurs : participant observation, methodology, observing participation, research, constitutional council
Mise en ligne 12/01/2012
https://doi.org/10.3917/socio.023.0295Notes
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[1]
Ce qui rend quelque peu comiques les précautions de la rédaction de la revue : « Bien que cet article expose une démarche qui s’écarte des méthodes de recherche habituelles et que sa publication dans une revue scientifique puisse susciter la controverse, le comité de rédaction a jugé qu’elle serait sans doute intéressante et qu’il entrait bien dans la vocation de Sociétés contemporaines d’en prendre le risque. » Comme si la recherche se définissait par ses méthodes…
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[2]
Lorsque Pierre Bourdieu parle d’« objectivation participante » (Bourdieu, 1993, p. 8), il s’agit seulement d’une nouvelle formulation de l’observation participante.
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[3]
Ils parlent de « participation observante » (p. 68) et de « participation active » (p. 70).