Notes
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Maîtresse de conférences en science politique, Université Paris VIII – CRESPPA-CSU — 59-61, rue Pouchet, 75017 Paris — achincat@yahoo.com
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Chargée de recherche en sociologie, CRESPPA-CSU — 59-61, rue Pouchet, 75017 Paris — delphine.naudier@csu.cnrs.fr
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[1]
Ces récits constituent des matériaux précieux, à analyser toutefois comme des prises de position à l’intérieur d’une nébuleuse féministe concurrentielle, à l’héritage convoité. Voir par exemple : Pisan & Tristan, 1977 ; Delphy, 1991 ; Deudon, 2003 ; Fouque, 2007 ; Flamant, 2007 ; Joste 2009.
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[2]
Cf. par exemple Picq, 1993 ; Collectif, 1991 ; Pavard, 2009.
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[3]
Il existe néanmoins quelques études monographiques, comme cette enquête collective à Lyon (Centre lyonnais d’études féministes, 1989).
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[4]
Des travaux en cours, très prometteurs, explorent les conséquences biographiques de l’engagement féministe. Voir Masclet, 2009.
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[5]
La « première vague » des féminismes recouvre les mobilisations des femmes de la fin du xixe et du début du xxe siècle (essentiellement en faveur de l’égalité des sexes en matière de citoyenneté politique et sociale), tandis que la deuxième vague désigne les mouvements des années 1970. Voir Riot-Sarcey, 2002.
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[6]
« Mouvement de libération des femmes », appellation utilisée par les médias sur le modèle du « Women’s Lib » américain, pour désigner les premières actions publiques de groupes de femmes en 1970.
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[7]
Nous reprenons ici la définition « d’ordinaire » telle qu’elle est utilisée par Erik Neveu (2008, p. 308), dans son enquête relative aux « soixante-huitards ordinaires », aux « militants du rang », aux gauchistes non consacrés par la mémoire instituée. L’adjectif ne suggère ainsi aucune connotation péjorative ou d’indication de niveau social.
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[8]
Sur l’absence de traduction de ce terme en français et ce qu’elle révèle théoriquement et politiquement, voir Vidal, 2008. Il apparaît plus heuristique ici de nous appuyer sur la notion d’agency plutôt que sur celle d’empowerment qui fait référence à une « forme d’action collective [qui] alimente une transformation des régimes de citoyenneté en agissant à la fois sur les modalités d’accès aux institutions, le partage des responsabilités et la fabrication des identités collectives » (Jouve, 2006, p. 13). Or, situant notre enquête à partir de l’échelle individuelle en analysant des trajectoires de femmes qui ne s’inscrivent pas forcément dans des collectifs féministes de luttes organisés, la notion d’agency nous permet de mieux saisir comment se construit, dans une perspective matérialiste, « l’émergence au sein du mécanisme de la production et de la reproduction sociale d’une puissance d’agir susceptible de le faire dévier et d’ouvrir la perspective d’une transformation » (Vidal, 2006, p. 238).
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[9]
Une telle conception de l’agency est indissociable chez Judith Butler d’une définition du genre comme entité mouvante et jamais fixée, une « sorte de faire », une « pratique d’improvisation qui se déploie à l’intérieur d’une scène de contrainte » (Butler, 2006, p. 13).
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[10]
Sur ce processus d’individualisation, d’affirmation de soi, d’affranchissement des contraintes sociales et de mutation des identités, voir : Lévy, 2008.
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[11]
Pour préserver l’anonymat des enquêtées, nous avons choisi de ne pas nommer « V. ».
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[12]
Nous suivons ici encore Erik Neveu (2008) qui choisit dans son enquête sur les soixante-huitards ordinaires d’adopter le terme flou de « gauchiste » pour englober, sans a priori théorique, un espace d’engagements exprimés du milieu des années 1960 à la fin des années 1970. Pour un panorama de la diversité et de la multiplicité des conceptions du féminisme, on se reportera à la controverse « Qu’est-ce qu’être féministe aujourd’hui ? » (Travail, genre et sociétés, 2005).
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[13]
L’antenne locale du Mouvement français pour le planning familial fonctionne de 1967 à 1993 avec une vingtaine de bénévoles. Sur la radicalisation du mfpf dans les années 1970, voir : Bard & Mossuz-Lavau, 2006.
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[14]
Sur ce sujet, voir Flamant, 2007, ouvrage qui rassemble douze témoignages de lesbiennes qui, elles aussi, ont accompli leur révolution subjective dans le sillage des luttes féministes.
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[15]
Les étudiantes étaient 624 en 1900 pour 27 000 étudiants masculins, leur nombre égale celui des étudiants en 1971 et le dépasse de 70 000 en 1990. Voir Baudelot, Establet, 1992, p. 9-11.
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[16]
Leur part au sein de celle-ci passe de 33,4 % en 1962 à 37 % en 1973, puis à 40,3 % en 1982, et enfin à 45,5 % en 1996 ; Voir Maruani, 2000, p. 6.
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[17]
Voir Garcia, 2004.
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[18]
Jaspard et al., 2003.
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[19]
Aucune des autres femmes interviewées n’a mentionné avoir été victime de violences conjugales alors que l’enquête Enveff a révélé qu’une femme sur dix était victime de violences conjugales dans les années 2000.
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[20]
Les noms choisis sont des pseudonymes.
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[21]
Cet extrait et tous les suivants sont issus des entretiens menés entre septembre et octobre 2006 au domicile des enquêtées.
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[22]
Voir Lévy, 2008 p. 122 : Des styles de vêtements en leur dissidence banalisée se transforment en mode « symbole, écrit-elle (Lou Taylor), de l’explosion d’une culture populaire ». L’attention qu’elle porte aux pratiques d’acquisition et de fabrication de ces vêtements par les jeunes filles de milieux populaires éclaire avec finesse comment l’habit devient l’enjeu collectif d’un être soi et d’une intégration.
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[23]
Elle s’éloigne de la lcr après l’élection présidentielle de 2007.
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[24]
Le premier tract daté du 13 juin 1974, signé par trois fondatrices, témoigne explicitement de ce double ancrage gauchiste et féministe : « Chère camarade. Nous avons lu Les Pétroleuses, journal de la tendance lutte des classes du Mouvement de libération des femmes. Nous pensons qu’il serait intéressant de le faire connaître, d’en discuter, de se regrouper autour de lui pour approfondir l’analyse de notre oppression dans le système capitaliste. Nous pensons que seul un mouvement autonome des femmes permettra de bien situer le problème de cette oppression et de lutter efficacement contre elle, les femmes prenant en charge leur propre lutte et leurs propres revendications ».
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[25]
Marielle Issartel et Charles Belmont, Histoires d’A, 1974, 85. Pour analyse des relais du Planning familial notamment à travers l’organisation des projections de ce film dans les années 1970, cf. Naudier, 2006.
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[26]
Comme l’a prouvé l’enquête enveff, Jaspard et al., 2003.
Introduction
1Alors que l’on dispose de témoignages [1] et de rares travaux [2] relatifs au mouvement des femmes des années 1970 en France, décrivant ses formes (non-mixité, absence d’organisations conventionnelles hiérarchiques, répertoires d’action radicaux, appropriation collective du vécu dans les groupes de conscience…) et ses revendications (libération de l’oppression, réappropriation du corps, politisation du privé..), on connaît mal ses contours, ses déclinaisons locales [3] et ses effets directs ou indirects sur ses contemporaines [4]. C’est cette dimension de l’agir individuel qui nous intéresse ici, c’est-à-dire la manière dont des femmes, « anonymes » au regard des figures nationales, ont fait leur révolution avec ou dans le sillage de celle tracée par les collectifs des « années mouvement » (Picq, 1993), la manière dont elles ont, à leur échelle, déplacé et redéfini les normes de genre qui les entravaient et constituaient dans le même temps le cœur de leur identité sociale.
2À rebours des approches dominantes des mouvements de femmes de la deuxième vague [5] en France qui focalisent sur les « mlf » [6] parisiennes, nous souhaitons mettre au cœur de notre analyse le processus personnel d’émancipation de femmes « ordinaires », entendues comme des « protagonistes non consacrées par la mémoire instituée ou les scènes médiatiques » [7]. Ce sont ainsi les ressorts de la fabrique d’une « puissance d’agir » (« agency ») [8] féministe chez ces anonymes qui nous préoccupent. On sait que la capacité ou puissance d’agir n’est pas librement improvisée ou au contraire entièrement déterminée, mais reste avant tout liée au fait que les individus sont constitués par un monde social qu’ils n’ont pas choisi. Ce paradoxe, — se trouver à la fois constitués par des normes et dépendants d’elles — représente en réalité la condition de possibilité de la puissance d’agir (Butler, 2006 p. 15) [9]. On voudrait ainsi saisir comment des femmes ordinaires ont, dans le contexte des années 1970, développé une relation critique aux normes de genre, réussi à suspendre ou à différer le besoin de ces normes, traduit cette mise à distance critique en discours et pratiques, et quel rôle a joué dans ce processus d’émancipation personnelle l’élaboration collective d’une vision alternative et minoritaire des normes de genre. Pour le dire autrement, comment a opéré, à l’échelle individuelle et dans la diversité des situations sociales observées, « l’insurrection féministe » (Rochefort, 2008) ? Comment ont-elles pris conscience de leur « oppression » (Guillaumin, 1981), c’est-à-dire de l’injustice du sort collectif réservé aux femmes, revendiqué leur subjectivité individuelle (le « sentiment de soi » [10]), et négocié/conquis une autre place dans les rapports sociaux ? Dans la lignée des développements récents en sociologie du militantisme (Fillieule & Roux, 2009), une autre dimension fondamentale de notre problématique concerne ainsi les modalités d’imbrication des différents rapports sociaux de domination, et de leur remise en cause : ici, comment se croisent ou s’engendrent dans les trajectoires individuelles la construction d’une conscience de genre et celle d’une conscience de classe ?
C’est à partir d’une enquête d’histoire orale réalisée en 2006 dans une ville moyenne de province (V.) [11], auprès de femmes féministes ayant subverti les normes de genre dans les années 1970, que nous nous proposons d’étudier les modalités et les ressorts de cette puissance d’agir. Il ne s’agit pas ici de se doter d’une définition préalable et surplombante du féminisme [12] : à l’inverse, toute notre démarche repose sur une acception empirique de celui-ci. Selon nous, le terme recouvre d’une part une étiquette politique et indigène (la plupart de nos enquêtées se disent et se revendiquent « féministes », et ont pu être stigmatisées en tant que telles). D’autre part, au-delà de l’appartenance à des groupes de la nébuleuse mlf, nous considérons de manière large et flottante que la remise en question et la redéfinition en pratiques des normes de genre constitue une démarche féministe. L’espace social du féminisme est en quelque sorte révélé de manière ad hoc dans notre enquête. Nous rechercherons donc les ressorts de la puissance d’agir féministe dans les parcours silencieux de femmes qui ont mis en place des dispositifs pratiques pour faire coïncider leurs aspirations à l’autonomie et leur expérience ordinaire de l’ordre social. Le recours à des expériences singulières dévoile les interactions entre les logiques d’action individuelles et les logiques de fonctionnement de groupes plus larges, eux- mêmes pris dans des structures sociales sédimentées. Il permet en effet d’analyser ce qui se joue alors du point de vue des rapports sociaux entre les sexes dans diverses institutions de proximité (famille, mariage, école, etc.) encore marquées du sceau du patriarcat. Il autorise aussi à repérer « par le bas » les passeurs, leurs tactiques, et les ressorts de la diffusion par capillarité des idées féministes subversives. Dans un tout autre contexte, nous nous inspirons ici de la méthode mise en œuvre par Michael Pollak pour étudier l’expérience concentrationnaire à partir de récits de vie de rescapées (Pollak, 2000). Ne disposant pas d’un « plan de métro » lui permettant de construire la structure du champ dans lequel s’insèrent les trajectoires de ces enquêtées, il a procédé par tâtonnements progressifs, déroulant une démarche de recherche par « boule de neige », et laissant « l’espace social dans lequel s’accomplissent les trajectoires et qui leur donne sens se dégager petit à petit du récit de celles qui l’ont parcouru » (p. 21). De la même manière, quelles que soient les modalités de l’infléchissement du destin biographique de nos enquêtées, fait de tentatives ratées et réitérées, de stratégies concertées en liaison avec l’univers des possibles, de rencontres opportunes, d’agencements hasardeux, c’est autant l’accès au partage d’un sort commun que les actions et activités concrètes de ces femmes qu’il convient de saisir pour éclairer l’espace du féminisme des années 1970. Ce décentrement, du mouvement parisien à la diversité des expériences individuelles, permet ainsi de remettre à sa place l’histoire intellectuelle et militante du féminisme, tout en lui redonnant en réalité toute son importance, puisqu’il s’agit de tenter de mesurer les modalités de diffusion pratique des modèles, revendications, guides d’action et rhétoriques du Mouvement, et leur résonance, leur impact sur des trajectoires de femmes, diverses et multiples. Une réflexion sur la puissance d’agir de ces femmes ordinaires autorise également le dépassement des oppositions stériles entre les manières d’envisager les rapports de genre, comme étant soit déterminés par la relation de domination masculine, sans faille et implacable, soit fantasmés comme indépendants de toute contrainte sociale et d’autres rapports de pouvoir. Peut-être est-ce aussi finalement rendre justice à un mouvement qui est « celui de toutes et de chacune », que nulle ne peut prétendre représenter mais « dont chacune peut attester » et « en être responsable », et auquel « chacune est appelée à participer à sa manière dans la mesure de sa décision » (Collin, 2004).
Terrain, cadrage de l’enquête et sélection de trajectoires
3Notre entrée sur le terrain s’est effectuée par l’intermédiaire de femmes encore actives aujourd’hui dans des associations de défense des droits des femmes ou engagées dans la vie politique locale, et par le biais d’anciennes militantes du Planning familial [13]. Ces premiers contacts se sont souvenus de l’existence d’un « groupe non mixte de femmes », actif à V. dans la décennie 1970, dont nous avons par la suite retrouvé la trace et quelques-unes des militantes. Au-delà des membres de ces deux groupes, nous avons également rencontré des femmes qui étaient ou sont identifiées par nos autres témoins comme ayant eu des positions et des engagements en faveur de la cause des femmes au sein d’associations diverses, de syndicats, de partis politiques, ou de leurs univers professionnels. Par tâtonnements, hasards et recommandations, nous avons ainsi pu construire un corpus en « boule de neige » aux contours volontairement flous, de taille réduite mais diversifié, regroupant des femmes jeunes (elles avaient entre 18 et 35 ans en 1968), d’origine sociale différente et ayant exercé des professions variées au cours des années 1970 (enseignante, agricultrice, comptable, assistante sociale, médecin, vendeuse, aide-soignante, etc.). Cette diversité se réduit néanmoins aux origines et positions sociales, puisque, reflet de la réalité de la mobilisation à V. durant les années 1970 ou biais de notre enquête, toutes les femmes que nous avons rencontrées sont « blanches » et hétérosexuelles [14]. Dix-neuf entretiens biographiques ont été menés auprès d’elles entre septembre et novembre 2006. La distance géographique n’a pas permis aux femmes rencontrées de s’insérer dans les réseaux féministes des grandes villes. Néanmoins, le contexte social et politique des années 1960 et 1970 n’a pas été sans incidence sur leur appréhension pratique des rapports de genre (voir encadré).
4Les constructions sociales des trajectoires individuelles de nos enquêtées sont le produit de leur socialisation familiale, des transformations du système scolaire qui ouvrent les portes du supérieur aux femmes et l’accès au salariat de manière généralisée, mais il faut ajouter que l’expérience vécue, à l’échelle individuelle, des rapports de classe et de genre ont joué de manière différentielle pour elles. Dès lors, se pose la question de comprendre comment s’imbrique la confrontation des différents rapports sociaux dans ces parcours et comment, rétrospectivement, ils apparaissent avoir irradié le déroulement de leurs histoires personnelles. Certes, les récits de vie recueillis dessinent autant de cheminements particuliers, à nul autre semblable ou superposable. Mais l’ensemble du corpus d’entretiens réalisés nous a permis de saisir les différentes combinaisons de variables agissantes dans la mise au jour d’un soi émancipé, qui articulent à chaque fois singulièrement, dans le temps et dans l’ordre de composition, conscience de classe et/ou d’éventuels autres rapports de pouvoir, et conscience de genre. Basée sur un matériel qualitatif peu rationalisable, notre sélection de « cas » s’avère sans doute particulièrement arbitraire. Il nous semble néanmoins que les trois trajectoires sélectionnées parmi les dix-neuf entretiens réalisés dessinent trois figures d’émancipation féminine qui, intimement inscrites dans le contexte politique et social des années 1970 à V., nous renseignent sur les différents ressorts et les combinaisons conduisant à la puissance d’agir féministe.
5La première reconstitution du parcours biographique, qui présente un cas extrême du vécu de la violence conjugale [18], nous a semblé judicieux, bien qu’exceptionnel dans notre corpus [19]. Cette expérience nous permet de tester l’hypothèse d’une différenciation des carrières dans la division du travail militant féministe selon les origines sociales, le cursus scolaire mais aussi le vécu des drames personnels. L’analyse de la trajectoire de Simone Melvil permet ainsi de lever le voile sur un pan entier, qui n’a pas encore été étudié, de militantes qui assument des fonctions d’accueil dans nombre de centres, créent des associations destinées aux femmes victimes ou prennent en charge des commissions femmes dans des organisations syndicales ou partisanes parce qu’elles-mêmes ont vécu ces situations de violence. La deuxième trajectoire analysée, celle de Geneviève Liset, est la plus emblématique des autres trajectoires de femmes interviewées. Sans nécessairement avoir de dispositions au militantisme politique, elle est représentative de nombre de femmes à la trajectoire sociale ascendante qui se sont construites contre le modèle « repoussoir » qu’incarnait leur mère. L’accès aux études supérieures à la fin des années 1960 et dans les années 1970 qui leur a souvent, dans notre corpus, permis d’accéder au statut d’enseignante, en éprouvant les rapports de classe en situation de mixité sociale et sexuelle, a contribué à la formation de cette conscience de genre féministe. Enfin, la troisième trajectoire analysée, celle de Martine Rivage, est emblématique d’un mode d’accès à la puissance d’agir féministe en lien avec la socialisation militante dans les groupes ou partis d’extrême gauche, marquée par le soutien des luttes anticoloniales des années 1960, et assez fréquente chez les féministes intellectuelles « parisiennes ». Le glissement vers des groupes non mixtes produit une conscience des rapports sociaux de sexe modifiant les représentations du monde militant et le vécu pratique de la relation conjugale hétérosexuelle.
6Bien que nous ne puissions pas construire de typologie durcie, l’analyse de ces trois modes de combinaison de différents mécanismes sociaux nous semble illustrer les différentes manières d’accéder à une puissance d’agir féministe dans les années 1970, au moins pour les femmes qui n’ont pas tenu de positions socialement dominantes dans les luttes pour la défense des droits des femmes.
Simone Melvil [20] : La reproduction subversive
7La première trajectoire sociale analysée articule le vécu des rapports sociaux de classe (bourgeois/monde ouvrier) et des rapports sociaux de sexe éprouvés à travers l’expérience de la violence physique et sexuelle. La conscience de classe participe à la construction et à la cristallisation de la conscience de genre et procure des ressources pour s’élever contre le sort personnel quand il est qualifié d’insupportable.
Le langage de la « bonne élève » contre les poings du père
8Simone Melvil, née en 1947, est la cinquième fille d’une famille de quinze enfants (dont trois sont morts pendant la guerre) où elle se situe à la dixième place. Le père, chef de train principal, incarnait une figure de résistant, communiste, boxeur amateur. C’était un homme violent qui battait sa femme, au foyer, et ses enfants, tout en affichant une façade sociale de bon père de famille, donnant l’image « d’un homme très ouvert, qui allait à la pêche, emmenant sa femme avec lui » [21] alors qu’en réalité, il la brutalisait et lui imposait de le suivre. Cette expérience vécue pendant la prime enfance conduit Simone Melvil à saisir la duplicité qui existe entre le monde du dehors et le monde du privé. Elle déclare avoir eu une « enfance traumatisante », dont l’eczéma était un symptôme, marquée par des nuits entières assise dans l’escalier de crainte de « voir si son père allait battre sa mère ». La violence physique rythme le quotidien familial de la mère et des enfants. La figure du pater familias constitue un modèle repoussoir contre lequel elle lutte avec les armes du langage. Bien qu’elle partage les idées communistes de son père qui distribue L’Humanité et reçoit chez eux des militants, elle déclare avoir développé des parades offensives pour s’en démarquer : « Moi je comprenais plein de choses qu’il me disait, j’étais en accord avec les idées qu’il présentait, mais j’étais obligée de lui dire : mais non, tu comprends pas ! parce que c’était ma manière à moi de dire : si j’ai pas les poings pour te répondre quand y’a des problèmes dans la famille, c’est ma langue qui te répond ». Cette confrontation au père s’appuie ainsi sur la reconnaissance scolaire dont bénéficie Simone Melvil. Son statut de bonne élève la déleste de certaines tâches domestiques réalisées par les membres de la fratrie. Dans le récit qui réorganise l’expérience enfantine a posteriori, Simone Melvil intègre pleinement dans la construction de soi la singularité de sa position : « Mais j’étais la seule à comprendre par rapport aux autres, les autres c’était le désintérêt complet ». Elle poursuit ses études jusqu’au certificat d’études et prolonge de deux années sa scolarité en intégrant un cursus de comptabilité. Elle déclare s’être limitée, en plus de la nécessité de s’insérer rapidement professionnellement pour gagner sa vie, par rébellion contre son père dont les aspirations ciblaient l’obtention du certificat d’études afin de ne pas être « boniche ».
Une jeunesse rebelle et la confrontation des mondes sociaux
9Le succès scolaire est transformé en accédant au collège où s’ouvre une fenêtre sur les autres milieux sociaux. Dès lors, la conscience de classe va s’affirmer en saisissant les différences au sein de l’établissement, objets de nombreuses discussions dans le groupe de pairs congénères : « on n’était jamais contents parce qu’on trouvait qu’il y avait pas assez de possibilités de continuer pour étudier, que c’était pas suffisamment gratuit pour nous dans les familles plus pauvres, parce que j’étais quand même avec des bourgeois, les fils de C. qui étaient des fils d’avocat et de médecin avec nous. Eux, ils avaient la mobylette, tout allait bien, ils avaient tout, ils s’amusaient comme ils voulaient et puis nous, on montait à pied, on faisait une charge de travail comme ça en plus qu’eux, et puis y’avait une différence dans le collège selon si vous étiez le fils de ou la fille de ». Ces différences sociales renforcent les dispositions politiques héritées du père et la conscience du marquage social existant entre les classes au début des années 1960. La scission entre « eux » et « nous », caractéristique des balises qui tracent les frontières des mondes sociaux situe du côté des milieux et de la culture populaires Simone Melvil qui poursuit, somme toute, un destin de fille de sa classe sociale. L’adolescente fréquente alors une bande de jeunes « blousons noirs » qui se retrouve dans un bar : « Là, on se réunissait, des garçons, des filles, c’était à l’époque de Gene Vincent, Elvis Presley, tout ça et on dansait en bas mais aussi on refaisait beaucoup le monde et on critiquait beaucoup la société ». L’accès à ces lieux masculins souligne les déplacements opérés par les jeunes femmes qui pénètrent ces univers proscrits, stigmatisants. La sociabilité mixte laisse libre court à des discussions empreintes de contestations sociales. Il apparaît en outre que Simone Melvil a bénéficié d’atouts qui ont conforté le sentiment de singularité à l’égard des gens de son âge. Sur la scène sociale locale, adolescente, elle déclare avoir occupé une position particulière dans la bande en étant « la femme du chef ». Autrement dit se rejoue à l’extérieur de la famille nucléaire, l’attention privilégiée accordée par l’homme dominant à son endroit. Les transgressions qu’elle commet, en s’affichant avec cette bande de jeunes hommes stigmatisés, n’en sont pas moins dissoutes à l’intérieur du groupe où l’on constate la bipartition sexuelle traditionnelle des relations entre les sexes : la codification des relations ne s’affranchit pas des normes encadrant les sexualités. En effet, à aucun moment, la femme du chef n’a été le « repos du guerrier » et elle préserve sa virginité. L’adolescence de Simone Melvil se déroule ainsi en poursuivant ses études, en fréquentant un chef de bande et en s’autorisant des écarts par rapport à la rigidité de l’éducation paternelle. Elle profite, par exemple, des déplacements professionnels de son père pour aller à Paris avec sa sœur, où elle porte des pantalons et s’achète les mêmes jupes « cloches » que Sheila [22]. Elle est embauchée à l’âge de 16 ans aux ptt, abrégeant son cursus pour pouvoir subvenir en partie aux besoins de sa mère dépendante des subsides que lui accorde son mari. Cette période de la vie de Simone Melvil, contrainte par l’ancrage à résidence familiale, lui donne néanmoins la mesure d’une émancipation possible des contraintes qui pèsent sur les femmes au foyer. N’étant pas majeure, elle s’arrange avec les pesanteurs familiales, veille sur sa mère et déjoue l’autoritarisme paternel.
L’accident sexuel et l’écrasement du soi rebelle
10En 1965 à dix-huit ans, Simone Melvil est violée à la sortie d’un bar par un militaire américain en caserne dans la ville. Cet événement fait basculer sa vie. Elle ne peut avertir ses parents de crainte d’être battue par son père. Traumatisée, elle reste enfermée et prostrée pendant trois jours avant de s’enfuir du domicile familial : « J’ai été violée à 150 mètres de la maison. Je suis donc rentrée à la maison, je ne pouvais pas marcher, je suis tombée dans les pommes et tout. (…) Je me suis donc enfermée dans ma chambre pendant trois jours sans aller travailler aux ptt et lui [son père], la seule chose qu’il a su faire, c’était de prendre le fusil et de tirer dans la porte de la chambre, donc je suis passée par la fenêtre et j’ai fugué, je suis pas revenue ».
11Cet événement l’accable, mais elle s’en remet à la Brigade des mœurs qui lui trouve une place dans un foyer. Elle quitte son emploi, en trouve un autre et comprend après quelques semaines qu’elle est enceinte : elle fait des tentatives vaines pour avorter, et finalement accouche et vit chez sa sœur dans une autre région. La conscience de l’injustice subie n’est cependant pas vécue dans l’isolement et le silence coupable. En effet, l’actualisation de ses dispositions à la contestation apparaît à travers l’action en justice qu’elle conduit en portant plainte contre son agresseur. Si cet acte soulage le traumatisme en faisant reconnaître l’agression, il est également effectué pour pouvoir affirmer sur le marché matrimonial et sur la scène sociale, le fait qu’elle n’est pas une « dévergondée ». Elle n’échappe cependant pas au soupçon qui pèse sur ses conduites sexuelles : une voisine l’insulte. En réponse, elle porte plainte contre elle pour faire reconnaître son statut de victime. Suite à cet épisode judiciaire, elle porte toujours sur elle la notification du tribunal qui atteste des « Faits et voies de fait » sur sa personne et du poids des « réputations sexuelles » dans son monde social : « Pour moi, c’était la seule preuve pour les gens que je rencontrais quoi ! ». Simone Melvil déclare que cette expérience traumatique modifie sa perception des hommes : « c’est là que j’ai commencé à en vouloir aux hommes, c’était incroyable, c’est vrai que mon féminisme est basé sur plein de choses comme ça ! ».
12Les années qui suivent le viol vont la contraindre au mariage. Elle accepte une alliance matrimoniale avec le premier homme rencontré : «Comme j’ai eu un enfant et que j’étais pas mariée il fallait que je me marie avec le premier venu parce qu’il fallait se marier. Si vous étiez mère célibataire, vous étiez critiquée, donc j’ai eu cette fameuse femme qui m’insultait tout le temps et j’ai été obligée de me marier, pour moi, c’était l’objectif, se marier pour ne plus avoir de … donc le premier qui a été amoureux de moi, et puis même c’était le seul que j’ai rencontré après mon accouchement et puis je me suis mariée quoi ». La situation conjugale se détériore rapidement, elle est battue par son mari et reproduit le schéma maternel, dans l’isolement. Bien qu’elle rencontre d’autres femmes en allant au dispensaire où ses enfants sont suivis, les conversations n’atteignent jamais ce degré de confidence. Elle est, en outre, victime de viols conjugaux. Chaque scène d’amour conjugale se transforme en calvaire rejouant sa première expérience sexuelle marquée du sceau de la violence physique : « J’y connaissais rien dans le sexe, et puis le rejet complet parce que dès qu’il était sur moi, je revoyais mon viol donc ça n’a pas marché quoi ! Je pleurais tout le temps, dès qu’il voulait faire l’amour, je pleurais, y’avait que ça comme truc qui marchait ».
Rébellion clandestine et découverte d’un entre-soi féminin
13Ce destin est toutefois aménagé en détournant la surveillance du mari. Le dispositif des ruses déployées pour contourner l’autoritarisme paternel est réactivé pour pouvoir sortir de la maison et fréquenter des cercles de sociabilité féminins (Achin et Naudier, 2008). La participation à des réunions « Tupperware » trace alors de nouvelles perspectives : « Je me rappelle qu’on le cachait à notre mari pour les premiers trucs, parce que c’était très cher mais c’était une manière de se rencontrer et de se voir un peu (…). Après on s’invitait à boire le café, on était toujours trois ou quatre à parler de choses et d’autres et à vouloir se rebeller, c’est surtout parce qu’il y en avait toujours une qui quittait son mari et puis l’autre qui avait eu l’expérience de, et puis l’autre qui la raccrochait, c’était toujours une entraide ».
14Cette vie semi-clandestine et la possibilité d’accéder à la contraception signent une offensive personnelle et une réappropriation de sa propre destinée, contre la reproduction du calvaire maternel. Deux événements forts dans le cadre de cette économie des rapports familiaux et conjugaux vont précipiter les velléités d’émancipation. Au début des années 1970, alors que sont médiatisées les luttes féministes au niveau national dont elle ne se sent pas proche, elle capte néanmoins des arguments propices à l’accomplissement de son propre processus de libération. Dans son univers rapproché, se succèdent en effet deux divorces, celui de sa sœur aînée et celui de sa mère. Ce recours judiciaire est instillé par l’épouse d’un des frères, ex-conjointe d’un avoué, qui fait entrer dans la famille le modèle de la « divorcée ». Parallèlement au surgissement de la recomposition des destins féminins dans cette famille, Simone Melvil, fait la connaissance d’une enseignante rencontrée dans les réunions « Tupperware ». L’enseignante incite, par ses discours, Simone Melvil à la révolte et met en place un dispositif pour encadrer le couple et surveiller les conduites du mari. La solidarité de genre, cultivée au sein d’un entre soi féminin, supplante les rapports de classe pour mettre à l’abri la femme battue en s’immisçant dans la vie conjugale. Néanmoins, le rapport de classe qui traverse cette relation amicale est un vecteur d’émancipation car la figure de l’enseignante, socialisée professionnellement à l’action syndicale, en fait une figure légitime pourvoyeuse d’une parole autorisant la révolte individuelle.
Ma rébellion
15Ces divorces et ces nouvelles solidarités consolident sa révolte intérieure. En quelques années, après sa troisième grossesse, elle prend acte du fait qu’elle ne veut pas suivre le même chemin que sa mère. Cette prise de conscience s’ancre dans un contexte où la levée du secret sur les destins féminins brise, pour celles qui ont les moyens de s’en emparer, la solitude étouffante qui soumet aux différentes formes de violence : « Ma rébellion, c’est à partir du moment où il m’a fait un troisième enfant, donc en 1970, et c’est là que j’ai pris la pilule. À cette époque, j’ai commencé à me dire que trois enfants, ma troisième arrivait, que c’était pas possible parce que je me voyais avec dix, quinze comme maman, avec un syndrome cérébelleux, elle était tout le temps assise, à 30 ans, elle ne pouvait plus marcher ». En 1973, après avoir vécu une énième scène de brutalité, particulièrement marquée par les coups, Simone Melvil est hospitalisée. À l’issue de ce séjour, elle n’a plus de logement (son mari a vendu leur maison). Cette situation sociale extrême déclenche définitivement sa rébellion et amorce la reconquête de soi en se donnant les armes pour être indépendante et autonome. « C’est là que je suis rentrée dans les services sociaux et c’est là que j’ai vu que l’aide ça existait bien que j’avais demandé à mes sœurs mais bon personne n’y connaissait rien, se séparer de trois enfants en ce temps là, c’était pas possible. (…) Et donc là pour m’en sortir, j’ai demandé à ce que mes enfants soient placés, j’ai divorcé, je me suis structurée, c’est-à-dire que j’ai passé mon permis, j’ai travaillé, j’ai obtenu un hlm mais ça a été un véritable combat, (…) c’était “je me laisse plus faire” ». Son insertion professionnelle en tant qu’aide soignante dans une clinique lui permet de reprendre la charge de ses enfants, tandis que son investissement dans le syndicalisme renforce une conscience politique aiguisée par l’expérience des différentes formes de domination qui ont constitué son existence. Elle réinvestit alors pour elle-même les dispositions à l’engagement transmises par le père haï. La socialisation syndicale a structuré son « sens de l’injustice » et façonné son militantisme, ramifié dans l’engagement féministe. En effet, pour elle qui déclare être devenue « assistante sociale », l’expérience de la soumission, creuset de ses engagements depuis les années 1970 et l’entraide dont elle a bénéficié par l’entremise des réseaux féminins ont un prolongement dans ce qu’elle qualifie de « contre-aide » : « J’ai eu des aides au travail parce que toutes ces femmes m’ont aidée (…). Et moi en contre-aide, c’est là que je me suis réveillée et que je suis devenue une grande syndicaliste et à partir de là c’était la défense de toutes les filles ».
Simone Melvil, aujourd’hui syndicaliste, membre du parti socialiste et d’une association féministe, est ainsi représentative d’un type d’engagement fondé sur l’entreprise de libération du joug de la violence physique masculine. Sa trajectoire souligne les linéaments des cheminements individuels où s’intriquent des dispositions à la révolte acquises dans le cadre de différents canaux socialisateurs (famille, groupes de pairs mixtes à l’adolescence, réunions Tupperware), et les freins, socialement et sexuellement construits, aux aspirations à la liberté. Dans cette trajectoire sociale, l’imbrication des rapports de genre et de classe ont une importance primordiale dans la prise de conscience de l’oppression et la mise en place de conduites émancipatrices. En effet, si dans l’enfance et l’adolescence le modèle dominant réfère à une vision naturelle de la force de la virilité avec pour horizon la maternité et le mariage pour la vie, la conscience des rapports de classe est en revanche, elle, vécue comme le résultat de rapports de force entre classes sociales. Sans établir de transfert mécanique des schèmes de la révolte inhérents à une perception du monde en termes de luttes des classes dans le cadre des rapports conjugaux, l’on saisit combien la somme des petites différences qui autorisent une perception de soi comme différente, valorisée sous certains aspects (bonne élève, « femme » du chef, amie d’enseignante), en bute à la confrontation des violences physiques du mari consolide les dispositions héritées à la révolte. C’est en cela que sa reproduction des dispositions à la révolte du père militant communiste est éminemment subversive. La mise en place d’un dispositif de pratiques de défense et l’extension du réseau de sociabilité à des moments critiques de son parcours rendent compte d’une capacité d’agir qui progressivement construit une conscience de genre féministe. L’autonomie acquise par le divorce et la stabilisation dans l’emploi infléchissent définitivement l’orientation biographique et scellent sous une forme de « contre don » un ancrage dans la militance syndicale et en faveur des femmes.
Geneviève Liset : De la sublimation libératrice à la domination libératrice
16La deuxième trajectoire analysée est marquée par l’intrication d’un sentiment d’injustice sociale vécu pour soi et d’autres rapports de domination liés aux rapports de race dans le contexte des luttes pour l’indépendance algérienne et celles des rapports sociaux de sexe. Si la conscience des différents régimes de pouvoir est précoce, la puissance d’agir féministe est permise par les événements de mai et juin 1968 qui ouvrent à une remise en question pratique des rapports hiérarchiques entre différentes catégories.
Un exil précoce
17Issue d’une famille de « petits agriculteurs » (métayers puis propriétaires), deuxième enfant de la fratrie (après une sœur de cinq ans son aînée, et avant un frère de quatre ans son cadet), Geneviève Liset, née en 1943, occupe une position particulière au sein de sa famille, en raison de sa santé fragile et de sa réussite scolaire. Elle est de fait très vite séparée de ses frère et sœur : à l’âge de six ans, l’école du village ayant fermé, elle doit se rendre dans l’établissement scolaire d’un autre village « en pension » chez ses grands-parents paternels. L’éloignement précoce de la maison familiale est déchirant : « C’est très dur d’être chez ses grands-parents à 6 ans, on a une impression d’abandon, en même temps l’impression que cela arrangeait bien tout le monde ». La deuxième ligne de démarcation du milieu familial passe par les études. Après l’obtention de son certificat d’études, elle suit en effet le cours complémentaire et loge dans un internat de religieuses. Cette poursuite d’études est pourtant tout sauf évidente, tant sa mère est réticente à l’égard du lycée qui « fabrique des demoiselles » et craint que sa fille ait un jour « honte de ses parents », et juge par ailleurs, en termes d’investissements financiers, qu’il faut « la même chose pour tous ses enfants » ; la fille aînée ayant cessé l’école à 14 ans, elle ne souhaite pas davantage pour la deuxième. Geneviève est néanmoins encouragée par son instituteur et c’est surtout le soutien du père qui s’avère décisif, qui défendait l’idée de « chacun selon ses moyens », fort éloignée de l’éthique maternelle. On peut également supposer que le frère cadet étant destiné à reprendre l’exploitation et à ne pas mener de longues études (et le souhaitant), le problème de la succession était réglé et ménageait un espace possible d’invention, d’audace, pour l’avenir professionnel de la deuxième fille. Ce soutien paternel explique toutefois la reconnaissance émue que voue Geneviève Liset à la figure reconstruite du père, qui symbolise ce modèle d’ouverture aux autres qu’elle cherchera par la suite à conquérir pour elle-même : « C’était quelqu’un de très ouvert, qui s’est très vite syndiqué. (…) Je crois qu’il a été le premier à avoir un tracteur dans le village, c’était quelqu’un qui était vraiment ouvert sur l’avenir et tout ça, la première machine à traire. (…) Il n’a jamais pu m’aider scolairement, il n’avait pas de base, mais il m’a aidée psychologiquement, c’était vraiment quelqu’un de très bien ». On saisit aisément l’identification préférentielle au père, qui incarne le pôle actif et positif de la famille et son ouverture sur l’extérieur. La figure de la mère est à l’inverse une figure repoussoir, « insupportable » en raison de sa faiblesse et de sa subordination. La poursuite d’études constitue ainsi une première disposition à l’émancipation, un premier arrachement à un destin féminin probable, un clivage qui n’est cependant pas vécu sans douleur : « C’est dur de savoir qu’on coûte cher, de savoir qu’on fait plus pour vous que pour le frère et la sœur. Ça fait une place à la maison où on se sent un petit peu… on a du mal à trouver sa place quoi ».
Découverte éphémère du milieu universitaire et frustration
18Geneviève Liset poursuit donc ses études au cours complémentaire en internat à V. puis, après le brevet, soutenue à nouveau par la Directrice de son établissement, réussit en 1960 le concours de l’École normale, — à l’époque, le seul moyen d’obtenir une bourse pour le supérieur. L’École normale lui apparaît « sclérosée », notamment du point de vue des rôles sexués traditionnels : « Sur le plan des relations garçons-filles, c’était l’horreur (…). On avait le droit de sortir avec des garçons en 4e année pour se marier. C’était l’idéal, épouser un normalien, mais en 4e année seulement. La Directrice était une vieille fille, l’intendante une vieille fille, et c’était très spécial et d’une certaine façon plus dur encore que chez les bonnes sœurs. (…) C’était vraiment un esprit de vieilles chipies ». La sensation du décalage des règles de l’institution avec les aspirations des jeunesses des années 1960 est très vive, sans doute parce que se développe alors une importante culture juvénile avec ses codes propres et ses comportements nouveaux (Sohn, 2005), et peut-être, encore une fois, parce que Geneviève Liset a bénéficié de la confiance et de l’ouverture de son père sur cette question : « Papa prétendait qu’il n’y avait pas de raison que les filles ne sortent pas comme les garçons, simplement il fallait qu’on se tienne bien. Le gros risque c’était, à l’époque, de tomber enceinte, bien sûr, donc ça on ne pouvait pas le faire bien sûr ». Cette liberté relative accordée aux filles s’accompagne ainsi d’un tabou et d’un interdit puissant concernant la sexualité qui, nous confie Geneviève Liset, a longtemps pesé sur sa propre conduite : « La sexualité, pour moi, du fait de mon enfance, c’était quelque chose de complètement refoulé, quelque chose que je trouvais absolument abominable, c’était quelque chose que je n’acceptais pas, ce côté bestial… Je n’admettais pas du tout et j’ai mis très longtemps à revenir là-dessus ». La confiance prodiguée par le père et les normes sociales sont donc intériorisées sous la forme d’une efficace autocontrainte. C’est néanmoins à l’École normale que Geneviève Liset affirme ses premières révoltes en se positionnant contre la guerre d’Algérie. Les lettres et photos envoyées par des camarades engagés, la lecture de journaux et de tracts alimentent les réflexions de Geneviève et de ses amies, et ancrent ses premières convictions politiques à gauche. C’est aussi à l’École normale qu’elle lit le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, sans en percevoir tout de suite les implications. Mais son analyse personnelle des injustices faites aux filles est déjà acérée : « Depuis toute petite, je n’étais pas très contente d’être fille, j’aurais préféré être un garçon. Je trouvais injuste que les filles puissent tomber enceintes comme ça, alors que les mecs n’avaient aucun problème. Ça se faisait beaucoup dans les campagnes, j’en ai connu moi des petites bonnes qui étaient engrossées comme ça, bêtement. (…) C’était pénible, pathétique. Et puis, les mecs ne les épousaient pas, c’est elles qui devaient l’assumer, et ça je ne le supportais pas ». Chaque année, quatre ou cinq normaliens avaient la possibilité de bénéficier d’une formation de deux ans supplémentaires dans le supérieur. Elle entre ainsi à l’université à P. en 1964. Sa découverte du milieu étudiant est fondamentale dans sa trajectoire : elle y expérimente une liberté inédite qui l’enthousiasme et dans le même temps, se trouve empêchée de poursuivre ses études par des difficultés financières. La découverte de la relative incommensurabilité entre son milieu d’origine et « le milieu étudiant » la rend « malade », au sens propre — très affaiblie, elle ne peut pas suivre le dernier semestre —, la frustre profondément et participe dans le même temps de sa construction d’une conscience « durcie » des inégalités de classe et de genre, qui alimentera son besoin d’apprendre, de militer et de voyager par la suite. Geneviève Liset demande en effet une bourse mais ne l’obtient pas, son père ayant acheté l’exploitation la même année, contractant pourtant un énorme emprunt. Elle se trouve alors dans une situation très précaire et doit prendre un poste au collège. La blessure est proportionnelle aux possibles entrevus à l’université, qui vont des manières de se comporter au quotidien (porter un pantalon, côtoyer des garçons, avoir des discussions « avec des gens un petit peu évolués »), aux cours intéressants, au militantisme à l’unef… La première généralisation de l’université touche ici à ses limites : « À la fac, j’avais un petit cercle de copains, qui étaient tous d’origine modeste, notamment un copain qui comme moi a vu sa bourse refusée, mais lui s’en est sorti car il a fait son service militaire et a pu faire ses études pendant son service, et aller jusqu’à la licence comme ça ». On retrouve la spécificité de la génération étudiante des années 1960 analysée par Bernard Pudal, qui réside dans la découverte « des logiques sociales de la domination scolaire inhérentes au système scolaire, dont certains de leurs prédécesseurs avaient parfois pu faire l’expérience, mais qui était jusqu’alors le fait d’une petite minorité » (Pudal, 2008, p. 69). Cette « découverte » se double ici de la prise de conscience des voies restreintes ouvertes au « deuxième sexe » et apparaît ainsi constituer la deuxième disposition à la révolte féministe et au processus d’émancipation de Geneviève Liset.
Le « cadrage » de 68
19Le désenchantement est en effet important lorsqu’elle se retrouve en poste dans « un petit collège de filles étriqué, sans aucun contact » dans une petite ville de son département, toujours célibataire. L’année suivante, le collège est fondu dans le lycée, et elle peut reprendre des activités militantes au sein du snes version « école émancipée ». Mais ce sont surtout les événements de 68 qui lui fournissent enfin les cadres nécessaires à la mise en mots et en actes de sa révolte : « Quand 68 est arrivé, et bien évidemment moi j’ai été tout de suite dans le mouvement, ça cadrait avec tout ce que je dénonçais sur ce carcan qu’il fallait absolument faire sauter. Tant au niveau de l’autorité dans les lycées, que la main mise de l’autorité partout. Donc j’y ai été tout de suite de plein pied. J’avais gardé aussi quand même beaucoup de rapports avec mes amis de la fac à P., dont un surtout qui était un des grands chefs de l’unef au niveau national. Et puis, c’est l’époque où, par l’intermédiaire d’une amie, j’ai connu un groupe de copains assez différents, parmi lesquels mon mari actuel. Louis travaillait déjà à l’époque dans un bureau d’une usine de bois, et tout est parti d’un malentendu, j’ai cru qu’il était gréviste. Ça a été la découverte de cet autre monde du travail, autre que rural, et autre qu’intellectuel. Je ne connaissais pas avant ça ». Les mots d’ordre du mouvement national coïncident ainsi avec la mise en œuvre concrète du contournement des barrières habituelles, entre enseignants et élèves, entre intellos et ouvriers, entre hommes et femmes… La découverte qu’elle n’est pas « seule à penser ça » lui donne « une nouvelle assurance ». Ces expériences scellent sa révolution subjective, ce sentiment de la légitimité de sa trajectoire et cette « liberté » qui lui paraît la chose la plus importante à préserver, et qu’elle imposera au sein de son couple, renversant l’asymétrie entre les sexes : « Sur le plan sentimental comme je vous le disais j’ai commencé à avoir une idylle avec mon actuel mari, que je n’ai très vite plus supporté, parce que ça s’inscrivait dans un moment féministe où je ne voulais absolument pas me faire mettre la main dessus par quelqu’un, je souhaitais rester libre. Et j’ai demandé une mutation et je suis partie de la ville ». De fait, dans son nouveau poste, Geneviève Liset s’investit beaucoup dans le syndicalisme enseignant, organise des réunions pour ses élèves, les oriente vers le Planning familial, promeut la contraception et réalise ce qu’elle souhaitait depuis longtemps : partir. « Après 68, j’ai eu besoin de partir… si j’avais pu d’ailleurs je l’aurais fait avant. Partir, partir loin. Pour moi, c’était aussi ça après 68. Alors, je ne suis pas partie comme ça, mais j’ai fait beaucoup de voyages. Je suis partie à Cuba déjà ». Chaque été est ainsi l’occasion de « s’échapper » ailleurs. Le couple reformé s’accorde progressivement sur les règles de fonctionnement imposées par Geneviève : « Avec Louis, on était complètement en désaccord sur l’engagement. Il était de gauche quand même, d’une famille de républicains espagnols. Mais il me disait que je perdais mon temps, etc. S’il avait pu, il m’aurait empêchée. Mais moi je ne supportais pas ça. Et c’est lui qui a dû l’accepter et changer. Moi aussi un peu, on fait forcément des concessions mais cela n’était pas facile pour lui ».
20Si l’on peut trouver les ferments de la révolte individuelle de Geneviève Liset dans sa socialisation primaire et dans le renoncement contraint aux études universitaires faute de moyens, c’est ainsi sans nul doute ici les cadres de pensée et d’action offerts par les événements de 68 et leurs prolongements qui confirment et accélèrent sa puissance d’agir. Sa conscience précoce des inégalités sociales, raciales et sexuelles trouve dans les expériences de remise en question des frontières étanches entre groupes en 1968 une fenêtre permettant des réalisations émancipatrices pratiques. Si la violence des rapports sociaux et sexuels était largement sublimée durant son enfance et son adolescence où la réussite scolaire apparaissait comme la seule planche de salut, la mise à disposition de nouveaux cadres de pensée et de conduite dans le sillage de 1968 lui prodiguent les ressources pour conduire librement son destin, professionnel et personnel. L’imposition de certaines consignes de vie conjugale atteste de son émancipation et de l’évolution des normes de genre qui irriguent les rapports sociaux de sexe, qu’elle prolonge en orientant ses élèves vers le Planning familial dont elle soutient les actions.
Martine Rivage ou la conscience de genre à l’épreuve du militantisme d’extrême gauche
21Dans cette troisième trajectoire, le fait d’être de sexe féminin n’est pas au principe de la révolte : la conscience de genre se révèle beaucoup plus tardivement que celles des inégalités raciales et sociales. Le soutien familial dans l’investissement scolaire et l’expérience routinisée de la mixité sexuelle à travers la sociabilité universitaire font écran aux relations inégales entre les sexes. La puissance d’agir féministe se définit en tant que telle quand la dénonciation des inégalités entre hommes et femmes devient un enjeu de lutte au sein d’une structure militante non mixte dans le sillage du mouvement des femmes national.
22Martine Rivage est née en 1944 en Tunisie. Ses parents, instituteurs, rentrent en France deux ans après l’Indépendance, alors qu’elle a quatorze ans. Leur statut d’enseignants dans un pays colonisé conforte de leur part un sentiment de supériorité à l’encontre des Tunisiens (mépris social et intolérance raciale au fait d’enseigner le français « sous la coupe d’Arabes »). Ce cadre familial pied-noir, aux idées de droite, si ce n’est d’extrême droite, heurte Martine Rivage, qui raconte son opposition précoce aux opinions politiques de ses parents. Par ailleurs, la position de notabilité dont ils bénéficiaient en situation coloniale est défaite par leur retour en France, leur statut social mis à mal par le déracinement. L’expérience du vécu colonial semble ainsi avoir aiguisé la perception politique du monde de Martine Rivage, éprouvée sur le mode de l’injustice liée aux différentes formes de domination mises à l’épreuve dans le rapport social de « race ». Les parents instituteurs et déclassés « par le bas » en France, n’entravent pas leurs deux filles dans la poursuite de leurs études, bien au contraire, leur déléguant peut-être la reconquête du statut social perdu : « C’était des enseignants qui considéraient que les filles devaient faire des études, donc je n’ai pas rechigné à ça ». L’accès aux études construit alors un rapport au monde et aux rapports sociaux de sexes qui, en l’absence d’obstacles à la réalisation professionnelle, normalise le sentiment d’une égalité de droit entre les hommes et les femmes. La grille de lecture qui forge le sentiment d’injustice et la conscience politique repose avant tout sur l’expérience vécue du racisme colonial.
Une socialisation syndicale, militante et universitaire mixte
23Si le contexte politique lié aux guerres d’indépendance est vécu avec d’autant plus d’acuité que l’histoire en train de se faire se traduit en pratiques dans sa propre famille, cette conscience politique s’affirme en prenant l’initiative en 1961-1962, au cours de ses études de philosophie à l’université de Lettres et Sciences humaines, de se rapprocher de l’Union des étudiants communistes (uec), car dit-elle : « Je trouvais que le peuple était dans une situation épouvantable, que ce n’était pas normal (…). C’était un engagement affectif, idéaliste, utopiste, il fallait grosso modo en finir avec les injustices ». Dans ce contexte, la crise algérienne opère, pour elle comme pour beaucoup d’étudiants du moment, une brusque accélération de la conscientisation politique et de la volonté d’agir pour changer les choses (Bertrand, 2008). Le sentiment d’injustice personnel est ainsi porté par le climat intellectuel de la période. Cette première approche du militantisme sédimente une conscience politique affleurante. Mai 68 est pour elle aussi le creuset favorable à l’activité militante. Maître auxiliaire dans le secondaire, Martine Rivage dont la fréquentation de l’uec est connue de certains collègues, est contactée en 1968 par un enseignant d’un autre établissement, Marc, très investi dans le militantisme d’extrême gauche. Cette expérience marquée par les occupations de locaux, les débats, les manifestations fait coïncider l’appréhension du sentiment d’injustice et la théorisation en pratiques de la lutte. Encore sympathisante de la lcr au moment de l’entretien [23] et comme beaucoup d’anciens militants de l’uec, Martine Rivage insiste volontiers sur sa découverte « enthousiasmante » de l’activisme gauchiste en comparaison de son expérience de l’organisation de jeunesse communiste (Matonti et Pudal, 2008), pourtant alors relativement autonome : « Là, on entrait de plein pied dans quelque chose, on avait l’impression de transformer le monde donc ça rentrait complètement dans mes cadres, dans ma conception de la vie et donc à partir de là, on s’est suivi Marc et moi. Enfin, je l’ai suivi car il était beaucoup plus politique que moi, donc j’ai beaucoup appris à toute vitesse dans son sillage et donc on est rentré ensuite à la Ligue communiste ». L’engagement est « total » et primordial : « De 1970 à 1980, moi j’ai fait de la politique, le reste, la vie professionnelle, ça passait au second plan. On pensait que la révolution allait avoir lieu tous les matins ou une semaine, un mois après, elle était imminente, bon on s’est fait de larges illusions, c’est évident, mais on a vécu dans cette période là et je ne le regrette pas. Je n’ai pas poursuivi véritablement d’études à cette époque là, j’ai laissé tout aller, on verra dans le monde suivant ce qu’on fait quoi, en gros ! ».
Le groupe « femmes » comme matrice de la prise de conscience de genre
24L’activisme militant se déploie au quotidien en participant, notamment, à la constitution des « comités Chili », mais aussi, à partir de 1974, en relayant au niveau local une déclinaison du journal féministe de la Ligue, Les Pétroleuses, sous la forme d’un fanzine ronéotypé. La création du groupe « femmes en lutte » s’appuie sur la prise de conscience progressive que la cause des femmes ne se fond pas dans la cause des opprimés, qu’elle a des fondements sociaux et historiques spécifiques. Il rassemble des militantes issues de partis d’extrême gauche (lcr, psu, pcf) qui théorisent ensemble libération des femmes et libération du capitalisme [24]. Les militantes se réunissent régulièrement à une quinzaine environ, publient un journal Nous les femmes entre 1975 et 1979 et organisent diverses manifestations, comme par exemple la projection en mai 1975 du film Histoires d’A [25], ou le montage d’une exposition en novembre 1976 sur la libération des femmes, relaient des demandes de crèches et soutiennent en 1977 la grève de la faim d’une jeune femme abusivement suspendue de ses fonctions à l’hôpital de V. Ainsi, pour Martine Rivage, qui est également l’épouse de Marc, cet engagement personnel dans un groupe non mixte qu’elle co-anime est un moyen de s’affranchir de la personnalité charismatique de son mari. Elle rode ses propres armes militantes à l’intérieur de la Ligue mais les peaufine dans le groupe de femmes. Même si son éducation familiale et ses études secondaires et supérieures de philosophie ne l’ont jamais brimée dans son « état de femme », elle dit s’être toujours sentie féministe : « Pour moi, le féminisme allait de soi mais c’est la force du féminisme qui changeait et puis l’activité militante. Mais l’attitude féministe, elle fait partie de moi de façon complètement intégrante ». On perçoit qu’en dépit de l’ancienneté du sentiment « féministe », c’est bien la mesure de la « force du féminisme » au moment de l’apogée du mlf au milieu des années 1970 qui autorise la mise au jour, par réfraction, des idées féministes au sein de la Ligue où sont pointées des différences entre les hommes et les femmes pourtant apparemment égaux dans la discussion. La mise en place d’un groupe non mixte suscite les réticences des camarades, ici comme à Paris. Sa justification théorique s’appuie sur les registres mis à disposition par le journal des Pétroleuses, qui fournit des arguments pour contrer la vulgate principielle et ultradominante du « tous ensemble » : « La logique d’ensemble, c’était qu’on bosse ensemble, hommes et femmes, parce que les histoires de famille, de contraception, d’avortement, d’enfants et tout ça, ça concerne aussi bien les hommes que les femmes même si les femmes, bon la maternité, l’avortement, c’était elles qui étaient en première ligne, c’était évident, les hommes pouvaient être concernés. (…) Ceci dit, les femmes ont maintenu la pression à l’intérieur de la Ligue pour dire : mais, il n’empêche que les femmes ne peuvent accéder à une prise de parole autonome tant qu’il y a des hommes qui sont présents — d’où la revendication de groupes de femmes autonomes à l’intérieur de la ligue et à l’extérieur faire des groupes de femmes non mixtes ». Si la participation à ce « groupe de femmes en lutte » s’inscrit dans le sillage d’une socialisation au militantisme, cet investissement mené dans le cadre d’un engagement sécessionniste marque deux autres déplacements : à l’égard du mouvement féministe national et au sein du couple.
La gestion de l’engagement féministe au niveau local
25Les entretiens réalisés avec les participantes de ce groupe font en effet apparaître des désaccords avec la radicalité des manifestations et revendications du mlf tel qu’il est perçu à l’échelle locale. Une vision monolithique du mlf estompe la réalité sociale et politique de la pluralité des idées qui se confrontent dans la nébuleuse parisienne, d’où ne ressortent finalement que les slogans et courants les plus proches des relais médiatiques : « Je pouvais comprendre que ce qui a déterminé le mlf dans sa démarche était une révolte, un ras-le-bol contre le machisme et les hommes, je pouvais le comprendre mais je ne pouvais pas adhérer à cela, pour moi ce n’était pas contre les hommes, on ne luttait pas contre les hommes ». Cette réserve se comprend au regard de la socialisation militante gauchiste du groupe et vraisemblablement également par l’absence de remise en question, du moins au sein des pratiques du groupe local, du cadre normatif hétérosexuel.
Le féminisme en pratique, les usages de l’engagement militant : le repositionnement de soi
26L’expérience du militantisme féministe a toutefois modifié la perception et la pratique de militante de Martine Rivage : « Avec le groupe “femmes”, c’était beaucoup plus ancré sur un vécu personnel et à l’intérieur de la Ligue, c’était pratiquement mon vécu à moi. C’était ce que nous on vivait et on avait ça en charge et on avait cette reconnaissance là. Personne ne pouvait revendiquer quoi que ce soit sur ce qu’on faisait. (…) Donc y’a eu un sentiment de responsabilité effectivement, très, très fort sur ce plan là. On se sentait une capacité de dire : « Bon voilà, t’as assez causé là, ça suffit ! ». Au-delà de cette puissante révolution subjective, le groupe « femmes » permet aussi de tisser des liens avec les participantes, peu nombreuses, des réunions publiques. Cette forme de sociabilité entre femmes permet la circulation d’échanges sur leurs vies respectives mais initie également des sorties (soirées, restaurant), l’organisation de fêtes qui ne faisaient pas partie des habitudes. Elles occupent l’espace public sous diverses formes qu’il s’agisse de l’animation de la rue ou d’établissements publics lors de manifestations ou d’organisation de soutien à une cause, de la presse locale en rédigeant des articles, en prenant contact avec le Planning familial pour certaines actions mais aussi en fréquentant des lieux traditionnellement réservés aux hommes ou aux hommes avec leurs femmes. À des échelles diverses, les normes de genre sont ainsi modifiées et ces femmes rendent visibles leur présence, l’affirment en prenant leur place.
La redéfinition de la politique conjugale
27Cette expérience qui aboutit à redéfinir les positions au sein du collectif militant, se prolonge au sein de la vie conjugale : « C’est que par rapport à Marc, qui est un beau parleur, il fallait imposer sa parole, et puis moi, j’étais très dominée parce que lui était beaucoup plus politisé que moi, il avait une conscience politique un peu impressionnante (…) ça m’a obligée à comprendre d’où venaient les difficultés, comment je pouvais rester dans l’ombre moi qui me revendiquais comme l’égale, c’était complètement théorique. Et c’est vrai que moi ça m’a obligée à faire ça sur le plan individuel, à imposer, et ça dure aujourd’hui ». Le vécu du militantisme qui s’inscrit dans le canal d’une socialisation pratique de la lutte contre les injustices sociales s’est peu à peu orienté vers des questions relatives au genre. Cette appréhension de la question « femmes » certes diligentée initialement « par le haut », suscitée par les instances nationales de la Ligue, a nourri une réforme de la définition de sa personne. Les idéaux défendus ont été mis à l’épreuve par la mise au jour sur l’agenda des mouvements politiques de la question des rapports sociaux de sexe. Ces formes de décantation des luttes pour des principes et des revendications juridiques pour l’accès à l’égalité entre les sexes se sont mues en une expérience de métamorphose du soi dans ses négociations les plus quotidiennes.
28Après des années de militantisme et une vie professionnelle mise entre parenthèses, Martine Rivage reprend des études et réussit le Capes de lettres. Elle est alors enseignante de français tandis que son mari est professeur de sport. Cette domination dans la hiérarchie « intellectuelle » des positions d’enseignants ne lui garantit pas toutefois une domination intellectuelle au sein du couple, tant la culture politique de Marc et ses responsabilités à la Ligue lui prodiguent les ressources du « beau parleur ». Ici, l’égalité statutaire ne comble pas spontanément le gender gap dans la prise de parole et l’assurance politique. Seule l’expérience du groupe « femmes » autorise Martine Rivage à cette prise de conscience des résidus de domination masculine par elle intériorisés. Par la suite, malgré les déplacements opérés et la conscience aiguë des inégalités entre les sexes, il s’avère que l’investissement dans la maternité a supplanté la militance, en raison de contraintes matérielles (charges domestiques liées à l’éducation des enfants et investissement dans l’activité professionnelle). Alors que Marc avait deux enfants d’une première union et qui étaient alors déjà adolescents, l’expérience de la maternité, injonction qui pèse sur les vies de femmes, n’a pas été ressentie par Martine comme une aliénation ou un retour à l’ordre des sexes. « Quand j’ai eu mes propres enfants (en 1978 et 1980), y’a une dimension féminine dans laquelle je me suis bien installée. Mais il a fallu que je trouve une identité de femme que je ne connaissais pas en fait. Être mère, bon, s’occuper des enfants, de sa maison, c’est un truc qui m’a plu aussi et donc après, c’est un dosage à faire. (…) C’est plutôt dans le sens inverse que ça s’est fait, j’ai eu les enfants plus tard ; j’y ai trouvé pas mal de choses sans oublier non plus la dimension féministe. Pour moi, c’est pas contradictoire, ça n’a jamais été contradictoire ». L’expérience de la lutte des femmes semble avoir contribué à endosser autrement les prérogatives imparties aux mères, en différant notamment le calendrier des naissances et en s’arrangeant avec les normes sexuelles, une fois la conscience de genre assumée et dévoilée, révélant ainsi les marges d’action possibles en situation d’autonomie.
La trajectoire sociale et militante de Martine Rivage est ainsi plus typique des carrières de militants. L’imbrication de la conscience de classe et des rapports sociaux de race sont les principaux ressorts du sentiment d’injustice. Les différents canaux de socialisation (familiaux, universitaires, militants, professionnels) qui tiennent à distance la mise à l’épreuve des inégalités entre les sexes parce qu’elles ne sont pas vécues directement comme le résultat d’un arbitraire naturalisé en font un impensé. C’est donc, d’une certaine manière, la « carrière » de militant politique et l’actualité des luttes sociales féministes qui participent à une prise de conscience de genre décalée. Ce détour par l’action politique se réfracte toutefois dans le cadre de la vie conjugale et module les relations au sein du couple.
Conclusion
29Ces trois modes d’accès à la puissance d’agir féministe ont ainsi pour point commun la distinction des normes familiales lors de la socialisation primaire, le vécu personnel du déclassement social (par le haut, par le bas), et la porosité aux idées féministes divulguées dans les années 1970 par différents canaux, qu’ils soient de proximité, professionnels, ou militants. Ces vécus sont également tous trois marqués par un processus graduel de dénaturalisation du monde. L’expérience de l’injustice des inégalités, étroitement mêlées mais souvent d’abord sociales ou raciales puis sexuelles, façonne des dispositions à la prise de conscience féministe. Dès lors, l’imbrication de la conscience de genre et de classe joue selon un ordonnancement et une temporalité variables, rapportés à l’expérience vécue individuellement.
30Néanmoins, les motifs qui ont déclenché cette réflexivité sur soi et les conditions d’existence des femmes, n’induisent pas les mêmes effets sur les parcours biographiques. La politisation du soi qui s’appuie sur l’expérience de la brutalité réitérée d’une génération à l’autre s’érige en tant que telle dès lors que cette expérience est partagée. Si l’exercice de la domination masculine est fondé sur la violence faite au corps des femmes [26], vécu par les victimes féminines dans l’isolement, y échapper devient possible dès qu’elles accèdent à des réseaux de sociabilité féminins où se partage la sensibilité des expériences subies comme une inexorable malédiction. De manière plus générale et dans des situations moins extrêmes, l’expérimentation des décalages avec le milieu familier rend saillant l’horizon des autres destins féminins possibles, en identifiant des modèles « repoussoirs » qui justifient de se défaire des cadres éducatifs et des convictions héritées. La conscientisation politique se forge alors dans des instances de socialisation secondaire, comme les syndicats, les collectifs, les partis, qui structurent la pensée de l’injustice avec d’autres mots, collectivisés. La mise en commun des récits de vie intimes favorise des inflexions biographiques (divorce, engagement syndical, négociation des normes conjugales, accès au salariat…) qui orientent les actions des femmes. En outre, un autre mécanisme s’instaure de manière plus ou moins organisée mais quasi systématique. Il s’agit du travail de transmission des pratiques mises en œuvre pour se libérer, lorsque les femmes féministes s’investissent pour les autres femmes, diffusant leurs propres ruses et pratiques. Cette expansion de la transmission par « capillarité » dessine des transformations sociétales des vécus féminins individuels. Les cadres sociaux des expériences des femmes émancipées, militantes ou professionnalisées, et l’autorisation à mettre en mots les diverses facettes qui constituent la diversité des vécus assujettis à l’ordre patriarcal atteignent ainsi en efficacité par la force pratique du slogan, alors revendiqué par le mouvement des femmes : « le personnel est politique ». Cette montée en généralité, liée à la collectivisation des expériences de vie atomisées, est également concrétisée parce que les femmes, de proche en proche, selon l’extension de leurs cercles de sociabilité, leurs manières d’impulser leur capacité d’agir de manière autonome, ont pu remettre en question l’existence d’un « fait social total » : la domination masculine à l’encontre des femmes. Le nouvel espace du féminisme mis au jour par la compréhension de la fabrique de la puissance d’agir de ces femmes ordinaires, diverses et multiples, nous semble ainsi illustrer les vertus heuristiques d’une approche de l’engagement articulant plusieurs niveaux d’analyse (des interactions individuelles en passant par les réseaux de proximité et les modifications structurelles de la société), et attentive à l’imbrication des différents rapports sociaux de pouvoir, ainsi qu’à l’absence de mécanicité dans les manières de s’en défaire.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : diffusion, puissance d'agir, années 1970, féminisme, genre
Mise en ligne 21/04/2010
https://doi.org/10.3917/socio.001.0077Notes
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[*]
Maîtresse de conférences en science politique, Université Paris VIII – CRESPPA-CSU — 59-61, rue Pouchet, 75017 Paris — achincat@yahoo.com
-
[**]
Chargée de recherche en sociologie, CRESPPA-CSU — 59-61, rue Pouchet, 75017 Paris — delphine.naudier@csu.cnrs.fr
-
[1]
Ces récits constituent des matériaux précieux, à analyser toutefois comme des prises de position à l’intérieur d’une nébuleuse féministe concurrentielle, à l’héritage convoité. Voir par exemple : Pisan & Tristan, 1977 ; Delphy, 1991 ; Deudon, 2003 ; Fouque, 2007 ; Flamant, 2007 ; Joste 2009.
-
[2]
Cf. par exemple Picq, 1993 ; Collectif, 1991 ; Pavard, 2009.
-
[3]
Il existe néanmoins quelques études monographiques, comme cette enquête collective à Lyon (Centre lyonnais d’études féministes, 1989).
-
[4]
Des travaux en cours, très prometteurs, explorent les conséquences biographiques de l’engagement féministe. Voir Masclet, 2009.
-
[5]
La « première vague » des féminismes recouvre les mobilisations des femmes de la fin du xixe et du début du xxe siècle (essentiellement en faveur de l’égalité des sexes en matière de citoyenneté politique et sociale), tandis que la deuxième vague désigne les mouvements des années 1970. Voir Riot-Sarcey, 2002.
-
[6]
« Mouvement de libération des femmes », appellation utilisée par les médias sur le modèle du « Women’s Lib » américain, pour désigner les premières actions publiques de groupes de femmes en 1970.
-
[7]
Nous reprenons ici la définition « d’ordinaire » telle qu’elle est utilisée par Erik Neveu (2008, p. 308), dans son enquête relative aux « soixante-huitards ordinaires », aux « militants du rang », aux gauchistes non consacrés par la mémoire instituée. L’adjectif ne suggère ainsi aucune connotation péjorative ou d’indication de niveau social.
-
[8]
Sur l’absence de traduction de ce terme en français et ce qu’elle révèle théoriquement et politiquement, voir Vidal, 2008. Il apparaît plus heuristique ici de nous appuyer sur la notion d’agency plutôt que sur celle d’empowerment qui fait référence à une « forme d’action collective [qui] alimente une transformation des régimes de citoyenneté en agissant à la fois sur les modalités d’accès aux institutions, le partage des responsabilités et la fabrication des identités collectives » (Jouve, 2006, p. 13). Or, situant notre enquête à partir de l’échelle individuelle en analysant des trajectoires de femmes qui ne s’inscrivent pas forcément dans des collectifs féministes de luttes organisés, la notion d’agency nous permet de mieux saisir comment se construit, dans une perspective matérialiste, « l’émergence au sein du mécanisme de la production et de la reproduction sociale d’une puissance d’agir susceptible de le faire dévier et d’ouvrir la perspective d’une transformation » (Vidal, 2006, p. 238).
-
[9]
Une telle conception de l’agency est indissociable chez Judith Butler d’une définition du genre comme entité mouvante et jamais fixée, une « sorte de faire », une « pratique d’improvisation qui se déploie à l’intérieur d’une scène de contrainte » (Butler, 2006, p. 13).
-
[10]
Sur ce processus d’individualisation, d’affirmation de soi, d’affranchissement des contraintes sociales et de mutation des identités, voir : Lévy, 2008.
-
[11]
Pour préserver l’anonymat des enquêtées, nous avons choisi de ne pas nommer « V. ».
-
[12]
Nous suivons ici encore Erik Neveu (2008) qui choisit dans son enquête sur les soixante-huitards ordinaires d’adopter le terme flou de « gauchiste » pour englober, sans a priori théorique, un espace d’engagements exprimés du milieu des années 1960 à la fin des années 1970. Pour un panorama de la diversité et de la multiplicité des conceptions du féminisme, on se reportera à la controverse « Qu’est-ce qu’être féministe aujourd’hui ? » (Travail, genre et sociétés, 2005).
-
[13]
L’antenne locale du Mouvement français pour le planning familial fonctionne de 1967 à 1993 avec une vingtaine de bénévoles. Sur la radicalisation du mfpf dans les années 1970, voir : Bard & Mossuz-Lavau, 2006.
-
[14]
Sur ce sujet, voir Flamant, 2007, ouvrage qui rassemble douze témoignages de lesbiennes qui, elles aussi, ont accompli leur révolution subjective dans le sillage des luttes féministes.
-
[15]
Les étudiantes étaient 624 en 1900 pour 27 000 étudiants masculins, leur nombre égale celui des étudiants en 1971 et le dépasse de 70 000 en 1990. Voir Baudelot, Establet, 1992, p. 9-11.
-
[16]
Leur part au sein de celle-ci passe de 33,4 % en 1962 à 37 % en 1973, puis à 40,3 % en 1982, et enfin à 45,5 % en 1996 ; Voir Maruani, 2000, p. 6.
-
[17]
Voir Garcia, 2004.
-
[18]
Jaspard et al., 2003.
-
[19]
Aucune des autres femmes interviewées n’a mentionné avoir été victime de violences conjugales alors que l’enquête Enveff a révélé qu’une femme sur dix était victime de violences conjugales dans les années 2000.
-
[20]
Les noms choisis sont des pseudonymes.
-
[21]
Cet extrait et tous les suivants sont issus des entretiens menés entre septembre et octobre 2006 au domicile des enquêtées.
-
[22]
Voir Lévy, 2008 p. 122 : Des styles de vêtements en leur dissidence banalisée se transforment en mode « symbole, écrit-elle (Lou Taylor), de l’explosion d’une culture populaire ». L’attention qu’elle porte aux pratiques d’acquisition et de fabrication de ces vêtements par les jeunes filles de milieux populaires éclaire avec finesse comment l’habit devient l’enjeu collectif d’un être soi et d’une intégration.
-
[23]
Elle s’éloigne de la lcr après l’élection présidentielle de 2007.
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[24]
Le premier tract daté du 13 juin 1974, signé par trois fondatrices, témoigne explicitement de ce double ancrage gauchiste et féministe : « Chère camarade. Nous avons lu Les Pétroleuses, journal de la tendance lutte des classes du Mouvement de libération des femmes. Nous pensons qu’il serait intéressant de le faire connaître, d’en discuter, de se regrouper autour de lui pour approfondir l’analyse de notre oppression dans le système capitaliste. Nous pensons que seul un mouvement autonome des femmes permettra de bien situer le problème de cette oppression et de lutter efficacement contre elle, les femmes prenant en charge leur propre lutte et leurs propres revendications ».
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[25]
Marielle Issartel et Charles Belmont, Histoires d’A, 1974, 85. Pour analyse des relais du Planning familial notamment à travers l’organisation des projections de ce film dans les années 1970, cf. Naudier, 2006.
-
[26]
Comme l’a prouvé l’enquête enveff, Jaspard et al., 2003.