1Les mondes de l’art sont toujours à la recherche de deux types de candidats. Ils recherchent, d’une part, de grands génies, des virtuoses, des créateurs et fabricants de talents exceptionnels — tous les artistes qui produisent des objets ou des performances incomparables et qui sont donc d’une grande rareté. Ils récompensent ces génies, qui reçoivent presque toujours de nombreuses primes et honneurs, ainsi que les plus hautes récompenses pour leur travail.
2Avec tout autant d’assiduité et de ferveur, ils recherchent d’autre part des artistes moins dotés dont les talents sont au mieux mineurs, mais qui sont compétents et capables de mener à bien au moins une des tâches parmi celles qu’on pourra leur demander : un plasticien qui peut réaliser une illustration pour la publicité, un musicien qui peut jouer des chansons italiennes, un comédien qui peut parler avec un accent britannique.
3Quand je parle de « mondes de l’art », je ne veux pas dire quelque entité abstraite. Pas du tout. Je veux dire, au contraire, le réseau de participants dont l’activité produit les objets et événements caractéristiques de la production de ce monde. Je ne veux pas dire non plus que le monde artistique a pour but de satisfaire une vision abstraite d’une fonction, un besoin qui, s’il n’était pas satisfait, produirait une catastrophe sociale. Non, je veux dire que les participants recherchent les artistes dont ils ont besoin. La rédaction d’un journal américain recherche un photographe qui peut prendre une photographie acceptable de deux politiciens se serrant la main et réaliser, dans la foulée, une photographie tout aussi acceptable d’un incendie. Le père de la mariée n’est pas à la recherche de virtuoses pour la fête de mariage. Il ne cherche qu’un groupe qui peut satisfaire ses invités et sa fille. De même que l’agence publicitaire ne recherche pas un Picasso, mais un artiste qui puisse dessiner les produits dont la forme soit reconnaissable et plaisante.
4Les lieux de formation trouvent donc des étudiants dont les aspirations et les aptitudes sont très variées. Il faut avoir ces différences en tête lorsque l’on considère les problèmes de la formation en art. Les écoles dominent presque toujours les discussions sur la formation et j’essayerai d’éviter ce piège.
L’école comme lieu d’enseignement
5Je ferai, tout d’abord, quelques observations sur l’école et les programmes de formation en général. Je voudrais commencer par douter de l’efficacité d’enseigner quoi que ce soit dans n’importe quel contexte. À mon avis, on ne peut jamais enseigner aucun savoir ou savoir-faire aux étudiants. On peut, bien sûr, aider des étudiants à apprendre quelque chose. On peut créer les conditions dans lesquelles les étudiants peuvent apprendre quelque chose. On peut indiquer des possibilités d’améliorer une production ou une performance ou une compréhension. Mais, c’est finalement à l’étudiant de saisir l’intérêt d’établir les connexions entre les idées, les actions corporelles et les résultats au sein d’un objet physique ou d’une performance verbale ou physique. Sans ces connexions, l’étudiant n’acquiert rien. Or, l’enseignant ne peut établir ces connexions pour l’étudiant. Il revient à l’étudiant de le faire pour lui-même.
6Acceptons provisoirement cette affirmation mal aisée, afin d’examiner quelques-unes de ses conséquences. Tout programme de formation, au moins les programmes formels, qu’il concerne l’art ou d’autres disciplines, suppose, ce qui est contradictoire à mon propos, que l’on peut organiser une série d’expériences et de leçons qui fourniront à l’étudiant ce qu’il lui faut apprendre pour faire les choses caractéristiques de la pratique de la discipline : les concepts fondamentaux, les compréhensions, les savoir-faire. Cette certitude fonde les programmes de formation. Toutes les politiques de soutien à la formation dans l’art reposent sur ces mêmes présupposés.
7Pourtant, il y a de bonnes raisons pour supposer, comme règle générale, que les programmes de formation produisent systématiquement des résultats très différents de ceux attendus par les enseignants et les organisateurs. L’argument est simple. Pourquoi instaure-t-on un programme de formation ? Parce que, me semble-t-il, on croit qu’il est trop difficile pour le débutant d’apprendre le nécessaire dans les conditions dans lesquelles on pratique la discipline en question, c’est-à-dire dans les situations de la vie quotidienne ou de la vie professionnelle ordinaire. On organise donc, une sorte d’atelier protégé afin de prémunir l’étudiant des tracas habituels suscités par les collègues, de l’ignorance des clients ou des patrons, pour qu’ils puissent se concentrer sur les difficultés fondamentales que présente la pratique de la discipline. Pour l’art, par exemple, on protège les musiciens ou les danseurs débutants des tensions de la représentation publique en leur donnant un lieu sans public critique, sans collègues impatients et sans employeur qui exige que la performance soit conforme à ce pour quoi il a payé.
8En raison de la différence entre la situation scolaire et la situation ordinaire, on ne peut jamais être sûr que les étudiants soient vraiment bien préparés à faire ce qu’il faut faire dans les situations de la vie auxquelles on les prépare. Il faut donc créer un système d’examens afin de déterminer s’ils sont prêts à prendre leur place dans la vie commune ou professionnelle. C’est bien là le nœud gordien. Il est, en effet, très difficile de construire un examen qui soit analogue aux situations de travail dans lesquelles les débutants se trouveront. Les différences entre les situations de formation et les situations de la vie ou de travail font qu’il est impossible de mesurer l’adéquation entre la préparation et l’exercice du métier.
9Mais ce n’est pas tout. Les étudiants savent très bien que leur futur immédiat dépend du jugement des enseignants et cherchent à se conformer à leurs attentes. Celles-ci ne correspondent sans doute pas à ce que requièrent les situations professionnelles. Bien que l’écart puisse être potentiellement radical, bon nombre d’étudiants choisissent de faire ce qu’ils croient que les enseignants veulent qu’ils fassent (sans compter que, bien sûr, leurs idées sur ces attentes sont souvent erronées).
10Derrière ce rappel, se cachent deux grandes complications et une affirmation rarement éprouvée. Tout d’abord, supposons que les enseignants aient une idée juste de ce que les étudiants doivent apprendre. Il peut néanmoins arriver que les étudiants puissent apprendre tout ce qu’il leur faut ailleurs. L’école, ou tout autre programme de formation ou apprentissage, n’a jamais le monopole de cette connaissance. On peut, par exemple, apprendre beaucoup sur la matière tout seul ou auprès d’autres débutants plus avancés.
11Toutefois, il arrive également que les étudiants n’aient pas besoin des choses que les enseignants considèrent nécessaires. Les situations dans lesquelles on doit appliquer le savoir changent fréquemment et le cursus scolaire n’est plus pertinent. Les situations et les possibilités de la vie contemporaine sont plus compliquées que les institutions ne l’imaginent. Par ailleurs, l’école peut enseigner des choses importantes mais pas tout ce qui est important. Souvent, par exemple, les écoles n’enseignent pas les rudiments de gestion qu’il faut maîtriser pour réussir dans le métier et les étudiants doivent apprendre cela ailleurs.
12L’affirmation rarement examinée est la suivante : l’école contrôle l’accès à la pratique de la discipline ou à l’activité enseignée. Sans un diplôme ou toute autre preuve que l’on a validé un cours, on ne peut pas avoir accès à la profession. La profession organisée de la médecine contrôle complètement l’accès à la pratique en maîtrisant tous les moyens d’apprendre le savoir et les techniques du métier. Tout cela ne peut s’apprendre que dans une école de médecine. Le monopole professionnel est donc maintenu par le contrôle des moyens de l’éducation. Mais dans de nombreuses autres disciplines, et tout particulièrement dans les mondes de l’art, ce n’est pas le cas.
Les écoles n’ont pas le monopole de la formation dans les domaines artistiques
13Bien que pour de nombreux métiers, professions et types de travail il faille souvent suivre une formation dans une école ou une organisation similaire, ce n’est pas toujours le cas pour toutes les activités. La formation en art offre un laboratoire pour examiner d’autres systèmes d’apprentissage. La dépendance des métiers tels que les arts plastiques, la danse, la musique, le théâtre et la littérature à l’égard des méthodes formelles (écoles ou programmes d’apprentissage, par exemple) pour former leurs étudiants varie grandement.
14S’il convient de reconnaître le lien fort entre n’importe quel type de formation professionnelle et le milieu de travail que cible le programme, précisons que tous les mondes de l’art n’exigent pas le même type de formation et requièrent même souvent une variété de formations. Si un milieu particulier a besoin de gens formés pour des tâches spécifiques, les écoles peuvent essayer de pourvoir le type d’instruction susceptible de produire les produits humains exigés ou, au moins, d’aider les étudiants à acquérir ces savoir-faire. Mais il se peut, bien sûr, que cette formation se fasse dans d’autres lieux que l’école.
15Considérons deux possibilités. D’une part, de nombreux arts, tout spécialement les arts du spectacle, ont besoin de gens bien formés pour produire exactement les tâches requises. Les instrumentistes d’un orchestre symphonique sont ainsi formés pour jouer des partitions difficiles sans beaucoup de répétitions et les bons comédiens apprennent à jouer une variété de rôles (tragique, comique ou mélodramatique). D’autre part, comme je l’ai dit antérieurement, tous les mondes de l’art requièrent, à un niveau plus élevé, des individus ayant un savoir-faire « extraordinaire » qui est, par définition, extrêmement rare.
16Il faut noter aussi que, en règle générale, les programmes de formation artistique ne prennent pas en charge le futur de leurs étudiants, l’obtention de postes ou l’aide au démarrage de la carrière au sortir de l’école. Parce qu’ils n’ont pas cette préoccupation, ils forment beaucoup plus d’étudiants que le monde du travail artistique ne peut en absorber (ce qui est très différent du monde de la médecine, par exemple). Ceci ne suscite pas de problème majeur parce qu’il existe d’autres possibilités pour ce « surplus ». Parce que les mondes du spectacle sont nombreux, les artistes de deuxième ou troisième rang, ou même moindre, trouvent souvent des places dans des organisations mineures, dans l’enseignement ou dans un autre type de travail, mais restent dans le milieu artistique comme amateurs ou semi-professionnels.
17L’une des caractéristiques des mondes de l’art est qu’ils ne contrôlent pas le recrutement, parce qu’ils ne peuvent le contrôler. On ne peut pas empêcher le jeune M. Dupin d’acheter une guitare et de chercher à devenir une vedette du rock, ou décourager Mlle Dupin de prendre des leçons de danse et de rêver d’être, un jour, une grande étoile de ballet (ou de la danse moderne). De plus, tous les arts veulent également être en position de trouver une personne de génie, alors même que l’on ne sait jamais où émergera le prochain artiste d’exception. Quel que soit le lieu (grande école nationale très réputée ou lieu improbable), il arrive souvent qu’un inconnu, sans diplôme ou sans être passé entre les mains d’un professeur renommé, se révèle être un individu rare, un artiste du plus haut rang.
18Les mondes des arts n’exercent donc pas de contrôle sur le recrutement à l’étape de la formation (comme le fait la médecine), mais par les actions d’inclusion ou d’exclusion qui ont lieu lorsque les débutants commencent à pratiquer l’art : quand la danseuse danse ou le chanteur chante en public, quand le peintre montre ses œuvres quelque part ou que l’écrivain présente ses écrits à une maison d’édition. Rien ne les empêche de le faire. Les patrons, les collègues et le public attendent la production de l’œuvre ou sa représentation puis, et seulement puis, l’acceptent ou non. De plus, cette décision n’est pas définitive. Les débutants peuvent toujours essayer de nouveau. Ce n’est pas l’école qui produit le jugement final qui consiste à dire « c’est un artiste ou ce n’est pas un artiste ». Ce sont les autres pratiquants de l’art, les responsables des institutions artistiques ou les amateurs qui le font. Les écoles ne jouent donc pas le rôle dominant dans la sélection des travailleurs qu’elles jouent dans d’autres domaines.
19Il est frappant de constater qu’en raison de l’absence de jugement final produit par l’école, la plupart des étudiants en art, quelles que soient l’organisation et la méthode d’instruction, ne deviennent jamais des artistes professionnels et certainement pas de grands artistes. Dans le meilleur des cas, seul un petit nombre (jamais beaucoup) deviennent des artistes qui peuvent “ne faire que ça,” comme disent les musiciens ordinaires décrits par Marc Perrenoud, et dont la plupart ont un travail alimentaire (day job) [1].
20Il faut bien sûr que les débutants apprennent quelque part comment produire de l’art, mais n’importe qui peut apprendre, soit dans une école, soit dans une multitude d’autres lieux possibles, et devenir enfin un « véritable artiste », reconnu comme tel par les autres artistes de ce monde de l’art. Ces situations de formation artistique prennent de multiples formes et l’école n’en est qu’une parmi d’autres. De plus, les mondes de l’art reconnaissent que toutes les méthodes de formation peuvent produire de grands artistes. L’école n’en a pas le monopole et il faut considérer toutes les situations dans lesquelles on apprend à faire de l’art.
21On peut s’inscrire dans une véritable école d’art, comme beaucoup de débutants dans les arts plastiques, qui y trouvent de véritables cours avec des professeurs qui enseignent la peinture, la sculpture, tous les arts plastiques, ainsi que les autres arts auxquels on ne fait pas toujours référence (comme le performance art, l’art conceptuel, etc.). Dans presque toutes les écoles d’art aujourd’hui la principale méthode d’enseignement est, comme on dit dans les écoles de Beaux-Arts américaines, « le cours de critique » (class critique ou class crit), pendant lequel le professeur (ou les professeurs, car souvent il y a plus d’un enseignant) discute avec les étudiants des œuvres qu’ils ont produites. Elkins, lui-même professeur dans une école de Beaux-Arts, apporte la preuve que ce rituel est chargé de contradictions au point d’être incohérent. Les professeurs ont l’habitude de faire des remarques contradictoires et n’ont pas d’idées bien arrêtées. Ils n’aident donc pas les étudiants à faire de l’art. Le principal apport de ce type de formation est qu’il offre souvent aux étudiants un prétexte pour passer des années d’expérimentation à la recherche d’un style ou d’un champ d’activité. Le programme éducatif n’y ajoute rien [2].
22La situation dans le monde de la musique classique est un peu différente. Comme la plupart des instrumentistes, on peut apprendre auprès d’un professeur particulier qui donne des leçons individuelles. C’est tout particulièrement le cas pour les joueurs d’instruments à cordes. Un petit pourcentage fait des études avec un enseignant renommé qui les prépare pour une carrière de virtuose. Cette option est toujours hasardeuse. La plupart de ceux qui tentent cette voie échouent et ne deviennent jamais de grandes vedettes du monde de la musique classique. Mais beaucoup trouvent un poste dans un orchestre, peut-être important, peut-être moins connu, mais un poste dans lequel on peut gagner sa vie [3].
23Nombreux sont ceux qui, et spécialement les joueurs d’instruments de cuivres et de bois, font leurs études dans un conservatoire et n’espèrent pas une carrière de virtuose. Venant souvent des milieux moins favorisés (la classe sociale influence grandement le choix des instruments), ils ont des espoirs moins élevés et vivent donc la situation comme étant moins difficile. Ils acceptent plus facilement des possibilités dans d’autres champs de la musique (comme la musique populaire, le jazz, les variétés, etc.) et acceptent également d’être musicien à mi-temps.
24Lehmann démontre comment ces débutants acquièrent leurs compétences musicales dans la famille et par le biais de cours privés, mais il montre aussi que le conservatoire leur fournit un grand atout en les aidant à construire un réseau de relations professionnelles pour trouver des postes et des concerts d’un soir (gigs). Quelques-uns en trouvent par des enseignants qui se portent garants pour eux, d’autres par des collègues qui créent un petit groupe pour jouer quelque part. Ceci n’est pas sans importance pour la carrière [4].
25Les comédiens, comme nous dit la grande étude de Menger, prennent majoritairement des cours privés, mais aussi plusieurs types de cours, puis insistent pour dire qu’ils ont appris les choses les plus importantes sur le tas. Menger explique que « comme pour la plupart des métiers artistiques, celui de comédien a pour caractéristique de faire voler en éclats la partition simple entre formation initiale et mise en œuvre, dans l’exercice du métier, des compétences acquises : c’est parce que le métier recèle de très nombreuses facettes et place les comédiens dans des situations de travail très variées et changeantes qu’il est tout à la fois séduisant, par son caractère non routinier, et perpétuellement ouvert à des apprentissages sur le tas qui en renouvellent et en approfondissent le contenu. » [5]
26Il est possible d’apprendre les éléments importants d’un métier sur le tas. C’est le cas pour beaucoup de musiciens de jazz. Ils commencent souvent à jouer pour un public et pour gagner de l’argent avant d’avoir une véritable formation. Mais les gigs ne sont pas faits pour les gens importants. Les lieux sont informels et si les musiciens jouent mal, ils sont peu payés. Cela ne pose donc pas de problème. Dans cette atmosphère, un joueur débutant peut faire des expériences, commettre les fautes qu’un débutant est amené à commettre, sans que cela n’ait de répercussion négative. Cela constitue une forme de répétition sur scène.
27On trouve dans le livre de Perrenoud des descriptions minutieuses du processus par lequel un groupe apprend à jouer un répertoire spécialisé. [6] J’ai décrit comment j’ai utilisé les longues heures de travail dans les bars de Chicago pour étendre mon répertoire de morceaux [7]. Il existe de nombreuses descriptions similaires dans plusieurs autobiographies de joueurs de jazz.
28On peut prendre des leçons par la poste, comme l’a fait le photographe très connu Raymond Depardon. Son frère avait un appareil qu’il lui enviait. Il finit par se procurer un appareil et commence à faire les photographies. Bien qu’il passe cinq mois à travailler dans une boutique d’optique-photographique comme assistant, il n’a pas de connaissance du métier et ses essais sont peu professionnels. Il construit, cependant, un petit laboratoire chez ses parents où il fait des photographies de lui-même, de sa famille, des vaches et des autres bêtes de la ferme. Il finit par recourir à une formation très commune et très répandue, l’enseignement par correspondance. Parce qu’il y a peu de descriptions de ce type d’éducation (et pour le charme de la prose), je vais donc citer longuement le livre de Raymond Depardon, La ferme de Garet, qui raconte comment il est devenu photographe :
« Au début de l’année 1957, après voir quitté “mon premier patron”, comme disaient mes parents, j’ai lu dans Mécanique populaire une annonce pour des cours par correspondance, proposés par l’École supérieure de formation professionnelle, pour devenir opérateur photographe. Il y avait des cours écrits, où il fallait lire et recopier les réponses, et des cours pratiques pour le développement, le tirage, les planches-contacts et les agrandissements. C’était l’idéal pour moi ! Cela m’obligeait à chercher des sujets. Ensuite, je développais mon film. En général, je le développais trop car j’avais peur d’avoir un négatif trop léger. D’ailleurs, aujourd’hui encore j’ai toujours cette peur. J’envoyais toutes les semaines mes devoirs à Nice et je recevais très vite les notes et les réflexions de ce professeur inconnu. […] Je photographiais les vaches, les ouvriers agricoles, les monuments aux morts… Tout ce que je trouvais autour de moi. Un jour, le professeur me demanda de photographier un modèle féminin avec, si possible, une chambre 15 x 18. [Il photographiait des cousines, en studio improvisé, et le livre contient ses photographies avec les commentaires du professeur sur ses fautes] J’attendais mes notes avec impatience. J’étais fier quand j’avais réussi. Mais souvent, quand c’était trop mauvais, le professeur me faisait recommencer mes devoirs. Puis, un jour, j’ai reçu par la poste un beau diplôme. Son arrivée n’a rien changé, sinon que j’ai fait un peu plus attention à mes négatifs. Je réussissais à mieux tirer mes photographies, mais j’étais loin d’être photographe pour autant. […] Un beau jour, à la fin du printemps 1958, je suis allé à la poste centrale de Villefranche-sur-Saône consulter les rubriques “reporters photographiques” et “agences de presse” du bottin de Paris pour noter des adresses. Malheureusement, je n’ai plus de copie de cette lettre. Je m’y vantais de connaître beaucoup de choses et d’être déterminé à vouloir être reporter photographe. Une lettre horrible dont j’aurais sans doute honte aujourd’hui… Je ne sais par quel miracle je reçus trois réponses. » [8]
30Après un entretien, il est embauché par un « photographe indépendant » et c’est ainsi qu’il commence à apprendre les ficelles du métier et à être vraiment « un photographe professionnel » (y compris comment il faut s’habiller et comment faire des photographies variées, ainsi qu’on l’exige d’un « pro »).
31L’autodidaxie prend sa forme la plus extrême dans le cas présenté par H. Stith Bennett lorsqu’il analyse de jeunes rockers des années soixante qui ont appris à jouer du rock seuls (ou en groupes avec d’autres jeunes qui ne savent pas non plus comment jouer des instruments) en recourant à la méthode expérimentale, en écoutant des disques et en essayant de reproduire ce qu’ils entendaient :
“Rock music is exemplified by the processes of self-recruitment and Iearning without pedagogy… What exists for a person who is trying to move out of the general population and into the population of rock musicians is an amorphous amalgam of knowledge about instruments and equipment, recordings of rock performances, experiences of live rock performances, and a group of like-minded contemporaries. What does not exist for such person is a pedagogically routinized musical discipline. This state of affairs tends to bring about either floundering confusion or uninhibited innovation—or the inability to differentiate the two.” [9]
33C’est une méthode lente, laborieuse et solitaire, mais ça marche. Quand quatre ou cinq jeunes gens formés comme cela écoutent leur groupe préféré et apprennent un morceau, ils sont prêts à jouer dans un concert et les carrières individuelles et collectives sont lancées.
34En bon sociologue, Bennett envisage cependant toutes les possibilités. Il peut arriver que, lorsqu’ils jouent ensemble et cherchent à atteindre un même niveau de performance pour tous, la participation à un groupe de débutants baisse la qualité de performance de chaque participant (dans les faits, cela est fréquent).
35La comparaison de ces cas suscite quelques idées plus générales. Tout d’abord, toute méthode pour apprendre un art peut produire un certain succès professionnel, beaucoup de médiocrités et de nombreux échecs. Nombre d’individus sont déçus, mais ils peuvent ajuster leurs attentes et les mondes de l’art offrent toujours un lieu pour ceux qui veulent « faire quelque chose » si ce n’est atteindre leur rêve. Ensuite, toutes les méthodes d’apprentissage transmettent concrètement des savoir-faire et des connaissances suffisants pour que les étudiants fassent face aux situations dans lesquelles ils vont pratiquer l’art. En partie parce que l’instruction est suffisante, en partie parce que ces situations diffèrent entre elles et que bon nombre d’entre elles ne sont pas exigeantes. Le niveau d’incompétence que certaines organisations peuvent accepter est vraiment étonnant.
36En tant que chercheurs, notre tâche est de conduire des investigations assez pointues pour comprendre les relations entre les exigences des situations dans lesquelles on utilise ces savoir-faire et les situations d’enseignement dans toute leur complexité et toute leur hybridité, tout en se souvenant que chaque type d’enseignement produit une personne capable de faire ce que quelqu’un attend. Autrement dit, chaque type de formation nous alerte sur l’existence d’une partie d’un monde de l’art dans lequel les produits sont exactement ceux qui sont souhaités, ce qui constitue une bonne piste pour l’investigation de l’organisation de ce monde.
Pourquoi les écoles semblent si importantes
37Bien que toutes ces façons d’apprendre à faire de l’art produisent des résultats suffisants pour leur monde de l’art, ou plus précisément pour une partie de leur monde de l’art, les chercheurs et les participants portent, plus que de raison, toute leur attention sur les écoles plutôt que les autres modes de formation. Pourquoi un intérêt si étroit ?
38Je suppose que cela est dû au fait que seules les écoles ont une organisation que l’on peut gérer (manage) comme l’exige l’aide publique : elles produisent des rapports standardisés, ont de vrais budgets et peuvent être évaluées quantitativement. Ni les garçons qui apprennent à faire du rock’n’roll tout seuls, ni les jeunes gens qui apprennent des savoir-faire sur le tas ne peuvent satisfaire ces critères. Seules les écoles peuvent formuler et annoncer des objectifs assez clairs pour procéder à ce type de mesure. Elles le font comme je l’ai décrit plus haut. Elles élaborent des examens portant sur des sujets évaluables, même si ces sujets ne sont pas importants, donnent des notes et présentent l’ensemble comme preuve que le programme satisfait la demande de connaissance. Ce travail institutionnel est donc suffisant pour élaborer des politiques artistiques et culturelles. En revanche, ces connaissances ne peuvent être prises comme mesure des savoir-faire détenus par les artistes reconnus comme tels par leurs pairs.
39Pour les mondes de l’art que ciblent les jeunes artistes, ce qu’il importe de connaître ce ne sont pas des chiffres facilement collectés, mais plutôt quelque chose de moins mesurable : l’individu peut-il s’adapter aux exigences de l’activité collective professionnelle ? Ce musicien peut-il jouer sans répétition un morceau difficile ? Cette comédienne peut-elle jouer ce rôle de manière convaincante ? Puis-je avoir confiance en ce peintre pour qu’il produise les tableaux qu’il s’est engagé à me fournir afin que je les vende lors de l’exposition le mois prochain ?
40Les points suivants me semblent clairs. Notre intérêt ne devrait jamais se limiter aux écoles. Nous devrions plutôt examiner tous les modes d’éducation que les mondes de l’art nous offrent, y compris ceux qui n’ont pas bonne réputation (comme l’autodidaxie par exemple), en concentrant notre attention sur les liens entre les situations de performance professionnelles et les chemins par lesquels les acteurs dans le monde de l’art ont appris les ficelles du métier.
41C’est en ignorant les choses que « tout le monde sait » que nous apprenons le plus (la leçon est la même quel que soit le champ de la sociologie). On formule de nombreuses banalités sur l’art. Pour étudier l’art, il faut commencer par mettre ces banalités de côté et s’intéresser à tous les événements dans lesquels on peut observer quelqu’un en train d’apprendre quelque chose.
Bibliographie
Bibliographie
- Becker H., Faulkner R., Do You Know… ? The Jazz Repertoire in Action, Chicago, University of Chicago Press, 2009.
- Bennett S., On Becoming a Rock Musician, Amherst, University of
- Massachusetts Press, 1980.
- Depardon R., La Ferme du Garet, Paris, Actes Sud, 1997.
- Elkins J., Why Art Cannot Be Taught : A Handbook For Art Students, Champaign, IL : University of Illinois Press, 2001.
- Lehmann B., L’orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formations musicales, Paris, La Découverte, 2002.
- Menger P.-M., La profession de comédien : formations, activités et carrières dans la démultiplication de soi, Paris, ministère de la Culture et de la Communication, 1997.
- Perrenoud M., Les musicos : enquête sur des musiciens ordinaires, Paris, La Découverte, 2007
- Wagner I., « La production sociale des virtuoses », Thèse de doctorat non publiée, Paris, EHESS, 2006.
Mots-clés éditeurs : art, formation, école, autodidaxie
Mise en ligne 06/05/2015
https://doi.org/10.3917/soart.023.0033