Notes
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[1]
Pour une application à la littérature de la question des « lectures interprétatives », cf. l’introduction de Vincent Descombes, Proust, philosophie du roman (1990) ; pour une critique des interprétations sociologiques de Proust, cf. Florent Champy, « Littérature, sociologie et sociologie de la littérature. À propos de lectures sociologiques de À la recherche du temps perdu », Revue française de sociologie, vol. 41, 2000, n° 2.
-
[2]
Cf. notamment N. Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Minuit, 1998.
-
[3]
Dans « La question de l’interprétation » (in La Question des œuvres en sociologie des arts et de la culture, Paris, L’Harmattan, 2007), Bruno Péquignot distingue « l’herméneutique, technique philosophique de lecture interne, d’avec la méthode scientifique de confrontation-comparaison des analyses internes et externes, qu’est l’interprétation » (p. 280) ; cette dernière lui paraît relever d’une « méthode scientifique » : « Il s’agit chez Karl Marx et Sigmund Freud de chercher à repérer ce qui détermine ou conditionne l’émergence des signes, du texte, de l’image et de leur sens latent ou manifeste. Ces déterminations ne sont pas référées au discours lui-même, mais à des phénomènes, à des processus qui lui sont extérieurs » (p. 272). Reste à décider en quoi cette dernière catégorie de ce qu’il nomme « interprétation » diffère de ce que nous appelons couramment « explication ».
-
[4]
Paris, Minuit, 1992, chapitre deux.
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[5]
En termes philosophiques, on retrouve ce binôme dans les oppositions entre « immanence » et « transcendance », ou encore entre mode « perceptuel » et mode « conceptuel », telles que Gérard Genette les a développées à propos de la perception esthétique (cf. L’œuvre de l’art, tomes 1 et 2, Paris, Seuil, 1994 et 1997).
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[6]
Ainsi, lorsque Péquignot affirme (c’est moi qui souligne) que « ce n’est donc pas dans l’intention du créateur que se trouve l’origine du système d’interprétation (…), mais dans l’ensemble de ce qui a concouru à produire une question à l’artiste et à son époque, et à laquelle (…) l’artiste a tenté de répondre… » (art. cit., p. 276), il se situe d’emblée dans le « régime de croyance » : supposant acquis qu’une question est posée, en aval de l’opération de mise en énigme, il court-circuite ainsi ce qui rend possible l’interprétation, quelle qu’elle soit.
-
[7]
Cf. Louis Marin, Études sémiologiques, Paris, Klincksieck, 1971.
-
[8]
Cf. N. Heinich, Du peintre à l’artiste, Paris, Minuit, 1993, p. 141.
-
[9]
Cf. N. Heinich, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Minuit, 1991.
-
[10]
Cf. N. Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain, op. cit.
-
[11]
Sur la notion de justification, et la description de la grammaire qui lui est associée, cf. Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991 ; une comparaison des répertoires de justification et de valorisation a été esquissée in N. Heinich, L’Épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999, et « La sociologie à l’épreuve des valeurs », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXXI, juillet-décembre 2006.
-
[12]
Cf. Jon Elster, Le Laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la rationalité, 1983, Paris, Minuit, 1986.
-
[13]
J’ai exploré ce cas de figure à propos de la corrida in N. Heinich, « L’esthétique contre l’éthique, ou l’impossible arbitrage : de la tauromachie considérée comme un combat de registres », Espaces et Sociétés, n° 69, 2, 1992.
-
[14]
Pour un développement complet de ce cas, cf. N. Heinich, « Esthétique, symbolique et sensibilité : de la cruauté considérée comme un des beaux-arts », Agone, n° 13, 1995 ; pour une comparaison avec d’autres cas analogues, cf. “Between Ethics and Aesthetics: Art and Animality”, Universitas, Monthly review on Philosophy and Culture, n° 386, octobre 2006.
-
[15]
Cf. N. Heinich, “From Rejection of Contemporary Art to Culture War” in Michèle Lamont, Laurent Thévenot (eds), Rethinking Comparative Cultural Sociology. Repertoires of Evaluation in France and the United States, Cambridge University Press, 2000, et Guerre culturelle et art contemporain: une comparaison franco-américaine (à paraître).
-
[16]
Et non pas – je me permets de le préciser – dans mes recherches sur l’identité féminine, où j’ai plutôt pratiqué l’analyse structurale (cf. notamment États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, 1996).
1Le terme « interprétation » possède une remarquable polysémie : ne serait-ce que dans le domaine artistique, il désigne aussi bien la « performance » de l’acteur, du danseur ou du musicien en matière de spectacle vivant, que la « signification » accordée à une œuvre par ses lecteurs ou spectateurs. C’est à cette seconde acception que je m’en tiendrai ici.
2Il faudrait pouvoir distinguer entre interprétations profanes, telles que les révèle l’enquête de terrain, et interprétations savantes, qui nous sont livrées par des textes imprimés, dans les magazines spécialisés ou dans les livres. Si les premières, peu connues, mériteraient bien des investigations sociologiques ou anthropologiques, les secondes font partie du bagage commun de toute personne cultivée : nous avons tous en tête, pour ne prendre que des exemples fameux, l’analyse par Michel Foucault des Ménines de Velasquez, pour la peinture ; ou, pour la littérature, l’analyse par Pierre Bourdieu de L’Éducation sentimentale de Flaubert ; ou encore, de façon plus pointue, les multiples interprétations sociologiques de l’œuvre de Proust, voire les interprétations de ces interprétations… [1]
3Toutefois, dans le cadre très bref de cet article, je ne m’intéresserai pas aux auteurs des interprétations, pas davantage qu’aux contenus interprétatifs, sur lesquels on tend souvent à se focaliser. Non que cette problématique soit inintéressante : j’ai suggéré ailleurs que les interprétations proposées par les différentes catégories d’acteurs, savants ou profanes, varient selon leur horizon référentiel, étant plus ou moins « hétéronomes » (lorsque le référent invoqué relève de « la société » ou de la vie vécue) ou « autonomes » (lorsqu’il renvoie à l’art et, mieux encore, à un genre spécifique) [2]. Cette variation du degré d’externalité ou d’internalité du référent, dans toute imputation de signification d’une œuvre, commande les différents types d’interprétations, depuis l’exégèse et l’herméneutique, dans la tradition théologique, jusqu’à l’explication à visée scientifique [3].
4Mais ce n’est pas ce qui m’intéressera ici. Car quel que soit l’horizon référentiel des différents types d’activités interprétatives, elles ont toutes en commun de faire quelque chose par le seul fait de s’énoncer, indépendamment de leur contenu, de leur référent, de leur auteur. Je me concentrerai donc ici – ultime restriction – sur les fonctions assumées par l’interprétation d’une œuvre d’art, selon une problématique inscrite dans la perspective ouverte par la sociologie pragmatique, attentive aux effets concrets des actions – celles-ci ne fussent-elles que des actes de discours.
5Il ne s’agira pas ici d’observer concrètement ces effets de l’interprétation, mais seulement, en une phase préliminaire, d’esquisser une typologie des fonctions de l’activité interprétative. Nous serons amenés à observer successivement trois modalités possibles de l’interprétation, qui seront illustrées par des exemples empruntés à l’histoire de la peinture occidentale, à l’histoire de l’art moderne et à la sociologie de l’art contemporain.
6Mais avant de dégager ce que l’activité interprétative rend possible, il convient de préciser ce qui la rend possible.
Mise en énigme
7Dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde [4], Georges Didi-Huberman propose une analyse des deux postures possibles adoptées face à l’épreuve de la vacuité, qu’il s’agisse d’un tombeau, d’un monochrome de Kasimir Malevitch ou d’une boîte de Donald Judd : d’une part, le régime de tautologie, en vertu duquel « ceci n’est que ceci » (un tombeau n’est qu’un tombeau, un morceau de toile n’est qu’un morceau de toile, une boîte vide n’est qu’une boîte vide) ; d’autre part, le régime de croyance, en vertu duquel il y a en ceci « autre chose » (l’âme du défunt, l’esprit, l’au-delà, les intentions plastiques de l’artiste, la condensation de ses antécédents esthétiques ou des constituants fondamentaux de l’art, voire de la condition humaine, etc.) [5].
8Cette opposition entre deux postures mentales à l’égard du réel a le mérite de s’appliquer aussi bien à la croyance religieuse qu’à l’admiration esthétique. Elle met en évidence la disposition très particulière, voire la véritable conversion du regard que requiert le « régime de croyance », en postulant l’existence, au-delà du visible, de quelque chose de caché : une énigme donc, à élucider. C’est ce que j’avais nommé, à propos des premiers commentateurs de Van Gogh comme des actuels exégètes de l’art contemporain, la « mise en énigme ». C’est elle qui permet de « voir » dans une œuvre au-delà de son apparence immédiate ; elle qui permet, donc, de lui trouver un sens.
9Trouver un sens : autrement dit, non seulement découvrir quel est son sens, mais aussi, et avant tout, trouver qu’il y a du sens, plutôt que rien. « Je trouve que cette œuvre a du sens » : c’est là le postulat premier qui rend possible toute interprétation, avant même d’engager l’activité interprétative. Et c’est cette opération-là, première, primitive, qui n’est justement pas vue par ceux qui se concentrent sur le contenu de la signification ainsi « trouvée », plutôt que sur l’acte même de sa recherche. Comme s’il allait de soi que l’œuvre posait question, constituait une énigme, recelait un sens en-dehors et avant même qu’on aille l’y chercher. Et bien non : la mise en énigme ne va pas de soi. Elle constitue un prerequisit de toute activité interprétative, telle une lunette dont on ne voit pas que c’est elle qui permet de voir, parce que c’est à travers elle, et grâce à elle, que l’on voit. Si tant est qu’il y ait, comme on dit, quelque chose à voir [6].
10Ayant ainsi détourné notre regard de l’interprétation elle-même vers son amont – l’hypothèse qu’il existe un sens caché, une énigme à percer –, tournons-nous à présent vers son aval, à savoir ses fonctions. J’en distinguerai trois : intellectualisation, valorisation, justification. Et je prendrai des exemples, par commodité, dans mes précédents travaux – libre à chacun d’en trouver d’autres dans son expérience ou dans sa propre documentation.
Intellectualisation
11Une première fonction de l’interprétation est d’intellectualiser le rapport à l’œuvre, à la différence d’une approche purement sensitive ou sensorielle. L’opposition entre ces deux conceptions ou ces deux pratiques de la perception esthétique est toujours actuelle, et l’on ne cesse de la rencontrer dans les débats autour de l’art contemporain, dont beaucoup déplorent le « conceptualisme », tandis que ses partisans ironisent, comme le faisait déjà Marcel Duchamp, sur une conception purement « rétinienne » de la peinture. Mais les protagonistes de ce débat ignorent parfois que celui-ci remonte aux origines de la littérature artistique, avec l’émergence d’un rapport « docte » ou « savant » aux œuvres, privilégiant la recherche de leur « sens » – cognitif – plutôt que l’attention aux sensations – physiologiques et, surtout, émotionnelles – produites par l’aspect proprement plastique de l’œuvre.
12La revendication de l’approche intellectualiste, associée à une activité interprétative, émerge en effet avec l’académisation du statut de la peinture : « Lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet », conseillait Poussin avant même l’instauration des conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture qui, à sa suite et en se réclamant de sa conception de l’art, affirmeront non seulement le primat du sujet, mais encourageront aussi le commentaire littéraire, en assimilant la perception de l’œuvre picturale à un acte de lecture, et son évaluation à la confrontation de l’image avec le texte qu’elle illustre [7]. Le rôle de la hiérarchie des genres, qui plaçait au sommet la peinture dite « d’histoire » – c’est-à-dire la mise en images d’un texte, qu’il soit religieux ou profane – fut fondamental dans cette primauté de l’intellect sur le sensible, étroitement associée à la recherche d’un sens ou au respect d’une signification initiale. Dès la première génération académique, les conférences témoignent que l’élite des peintres se joint au cercle étroit des connaisseurs lettrés pour revendiquer cette soumission de l’image au texte, et de la sensation à la signification.
13Une génération plus tard, dès les années 1680, certains protestèrent contre cette emprise d’une conception lettrée de la peinture, qui néglige « l’art du peintre », « la beauté du style », les « beautés de l’exécution », pour reprendre les termes de Roger de Piles. La coexistence de ces deux attitudes face aux tableaux – lettrée ou esthète, littéraire ou picturale, intellectuelle ou sensitive – ne relève pas toutefois d’un affrontement réglé entre deux clans dont chacun développerait des arguments spécifiques : il s’agit moins d’oppositions entre catégories que de clivages entre types de comportements, moins de positions théoriques que de postures mentales, éventuellement présentes à différents moments chez un même individu. Cette ambivalence est frappante chez Diderot, et c’est même elle, probablement, qui fait l’originalité de son esthétique, miroir sensible des contradictions, des ambiguïtés, des hésitations propres à la culture de l’époque.
14Cette intellectualisation du regard, par la multiplication des textes sur la peinture et par la prégnance des critères littéraires d’appréciation et des approches interprétatives, est une conséquence directe de la « libéralisation » du statut d’artiste, c’est-à-dire de sa sortie hors du régime artisanal, vers un régime professionnel autorisant une position sociale plus valorisante. Mais cette libéralisation se fait au prix d’une perte d’autonomie de la peinture, qui paie son assimilation aux « arts libéraux » et, notamment, aux lettres, de son inféodation à des critères intellectualisés, empruntés à un univers textuel qui n’est pas celui de la peinture elle-même. Ici, la mise en énigme de l’œuvre est ce qui permet l’intellectualisation du regard, elle-même garante de l’élévation du statut du peintre dans l’échelle hiérarchique [8].
Valorisation
15Voilà qui nous amène directement à une deuxième fonction de l’interprétation : celle qui procède d’une valorisation. En effet, toute mise en énigme présuppose que l’œuvre vaut la peine d’y chercher quelque chose, parce qu’elle est porteuse d’autre chose que sa matérialité (ou son immatérialité) même. Constitutive de toute attribution d’une valeur artistique, cette opération est invisible dans le domaine des œuvres consacrées, où elle semble aller de soi, justement parce qu’elle est un préalable à toute consécration. Elle ne redevient visible que pour les œuvres problématiques, dont la singularité n’a pas encore été référée à des cadres susceptibles d’en faire un critère de qualité.
16Ce fut le cas, notamment, avec Vincent Van Gogh et sa fortune critique. J’ai montré ailleurs [9] comment, dans les critiques parues durant les dix années suivant sa mort et précédant sa première exposition personnelle, se produisit l’ouverture d’un « espace herméneutique », autrement dit l’espace des systèmes d’interprétation, des imputations de significations référant aussi bien à la psychologie ou à la psychiatrie qu’à l’esthétique ou à l’histoire de l’art. La description des toiles et des réactions qu’elles suscitent fait alors place à une recherche de sens, par la mise en relation argumentée de la particularité d’un tableau avec des ensembles plus généraux : objets du monde accessibles à la représentation, motifs propres à l’histoire de la peinture, possibles techniques et stylistiques, œuvres réalisées par l’artiste, déterminations personnelles, etc.
17Il est frappant de constater à quel point ce travail d’interprétation ne se soutient que de l’existence supposée d’une énigme, dont la multiplication des interprétations vise la résolution : énigme de sa peinture, énigme de sa folie, énigme de son suicide. Car comment justifier qu’on investisse, par le discours, un objet quelconque (image, texte, événement), sinon en supposant qu’il y a là quelque chose à comprendre que la perception immédiate ne permet pas d’atteindre ? L’exemple de Van Gogh montre de manière frappante qu’une œuvre doit être constituée en énigme – une énigme authentique, donc préexistant à l’entreprise de dévoilement – pour que le travail interprétatif puisse s’opérer et, avec lui, la valorisation de son objet, qu’il s’agisse de l’œuvre même ou de la personne de l’auteur.
18Il en va de même avec les discours critiques sur l’art contemporain : le vide cognitif qu’il ouvre en déjouant les attentes ordinaires lui est retourné en forme d’énigme. Poser l’existence d’un mystère, c’est pouvoir ensuite s’en rendre maître en y appliquant des mots, et du sens. Ouverture d’un mystère par la mise en énigme de la nature de l’œuvre, fermeture du mystère par l’interprétation de cette nature comme interrogation, voire comme interpellation du monde commun : ce sont là les deux moments symétriques qui bornent la critique savante, par-delà l’expérience infra-linguistique de la confrontation avec l’œuvre d’art. C’est ainsi que, dans les écrits des spécialistes d’art contemporain, on repère aisément l’intrication entre la description du dispositif proposé, sa mise en intrigue narrative par rapport à la démarche de l’artiste et à l’histoire de l’art, et l’interprétation métaphorique, qui réfère à un autre ordre d’expérience que l’art lui-même (« le social », « le monde », « l’universel », « le spirituel », etc.). On conçoit bien dans ces conditions l’importance du commentaire dans la présentation de l’œuvre – où l’on retrouve l’effet d’intellectualisation évoqué ci-dessus.
19Le commentaire interprétatif tend à prendre essentiellement trois formes : négatif, il dit ce que l’œuvre n’est pas (par exemple, un jeu gratuit avec les formes) ; positif, il dit ce qu’elle est (par exemple, une mise en spectacle de la société de consommation) ; interrogatif, il suppose que l’œuvre pose des « questions », opère des « questionnements », des « remises en question ». C’est ce que j’ai nommé l’« herméneutique interrogative », marquant le passage de la mise en intrigue à la mise en énigme, laquelle opère l’entrée de l’œuvre dans l’espace des objets dignes de discours, donc de valorisation, en même temps que, paradoxalement, la mise entre parenthèses de la question de sa valeur au profit d’une discussion sur sa signification [10].
Justification
20Si les opérations de valorisation des objets ou des personnes relèvent d’une grammaire extrêmement complexe et polymorphe, les opérations de justification des actions sont soumises, elles, à un répertoire beaucoup plus contraint et, partant, plus accessible à la description [11]. Or la justification par l’imputation d’un sens (qui, dans le modèle de Boltanski et Thévenot, relèverait sans doute du « monde inspiré ») est une opération récurrente en matière esthétique, notamment à propos de l’art contemporain. C’est là la troisième fonction de l’interprétation.
21Elle présuppose les deux précédentes, dans la mesure où, d’une part, elle passe forcément par un argumentaire destiné à convaincre au-delà de l’interaction immédiate, donc relativement intellectualisé (à la différence de l’expression mimique de l’émotion, dont se contente souvent celui qui veut communiquer à une autre personne sa réaction face à une œuvre d’art) ; et dans la mesure où, d’autre part, elle implique que l’auteur de l’interprétation crédite l’œuvre en question d’une certaine valeur, puisqu’il est amené à en justifier l’existence, ou l’acquisition, ou l’exposition. Ainsi, la fameuse pièce Arts de Yasmina Reza propose un vaste répertoire de justifications de la qualité d’une œuvre et, partant, de la légitimité du goût de son propriétaire face à l’incompréhension d’un ami, lequel ironise, justement, sur l’absence de signification d’un quasi-monochrome blanc – à quoi son interlocuteur se doit de répondre en accumulant les propositions interprétatives.
22Face au vide créé par le décalage entre les attentes esthétiques et la proposition artistique, ou face à la difficulté de les mettre en cohérence, le « registre herméneutique » permet d’argumenter l’exigence de sens, de signification, que l’on trouve dans les innombrables critiques du type « Ça ne veut rien dire », « C’est vide », « Je voudrais qu’on m’explique ». Proche de ce que Jon Elster appelle « l’obsession du sens » [12], ce registre de valeurs est particulièrement important pour comprendre les enjeux d’un art contemporain qui, en déconstruisant les critères traditionnels de la qualification artistique, entraîne le déplacement de la question de la beauté à la question du sens.
23La justification par l’imputation d’un sens, d’une signification, intervient notamment lorsque l’œuvre appelle des critiques d’ordre éthique, lesquelles peuvent difficilement être contrées par une argumentation purement esthétique, en termes de beauté ou d’appartenance à l’art [13]. Là, le registre herméneutique constitue une stratégie bien repérable de qualification des propositions artistiques problématiques, dont l’art contemporain fournit maints exemples intéressants.
24Il en alla ainsi, par exemple, dans l’affaire Huang Yong Ping au Centre Pompidou, lorsque cet artiste chinois projeta de présenter dans une exposition collective une cage vitrée emplie d’insectes et de reptiles qui allaient devoir survivre, donc se dévorer sous les yeux des spectateurs, durant tout le temps de l’exposition [14]. Amenés à se justifier face à la mobilisation des défenseurs des animaux, les responsables de l’institution présentèrent l’œuvre comme un symbole, signifiant l’exact opposé de ce qui devait être vu puisque l’agressivité entre les animaux exposés était supposée illustrer la nécessité de l’entente entre les êtres : « L’œuvre de Huang Yong Ping, intitulée Le Théâtre du Monde a pour objet de symboliser de façon philosophique la nécessaire harmonie entre les races, les cultures, les religions en dépit des violences, des caractères et des cruautés propres aux natures terrestres » ; l’œuvre devient ainsi, paradoxalement, un acte de militantisme pacifiste : « L’ensemble est disposé dans une table en forme de tortue. La tortue est le symbole chinois pour la paix. Il s’agit donc d’une œuvre militante en faveur de l’harmonie entre les races et les cultures ». Ainsi les défenseurs de l’œuvre mettent l’accent sur le caractère disproportionné de l’enjeu (la vie de quelques insectes, qu’on n’hésiterait pas à écraser dans sa cuisine) face à l’importance du message symbolique ainsi véhiculé, lequel représenterait – à l’opposé de toute cruauté – un acte militant en faveur de la paix.
25Notons que le recours à la justification par l’interprétation – en d’autres termes, au registre herméneutique – est une ressource inégalement présente dans les différentes cultures, comme l’ensemble de la grammaire axiologique, d’ailleurs. Ainsi, une enquête sur les rejets de l’art contemporain aux États-Unis a montré que si, en France, les experts se livrent volontiers à une analyse symbolique de l’œuvre, référant à un « discours » sur le monde extra-artistique, c’est plutôt l’argument de la beauté, elle-même garante du caractère artistique, qui soutient outre-atlantique les opérations de justification (on l’a constaté notamment dans l’affaire Mapplethorpe, lorsque, à la fin des années 1980, le conservateur du musée de Cincinnati fut jugé puis acquitté pour avoir exposé des photographies considérées par certains comme pornographiques). Et lorsque le registre herméneutique y est convoqué, c’est moins sous la forme, savante, de la lecture symptomale (l’œuvre comme symptôme d’une réalité extérieure au monde de l’art) que sous la forme, profane, de l’attente d’un « message » idéologique consciemment transmis par l’artiste [15].
Un problème pour le sociologue
26Intellectualisation de la réception, présupposition de la valeur de l’objet interprété, cadrage des modalités de sa défense : à la lumière de cette triple fonction assumée par l’acte interprétatif, le sociologue ne peut plus entrer naïvement dans le jeu herméneutique. S’il veut proposer à son tour sa propre interprétation, il doit assumer, d’une part, les conséquences pragmatiques de sa proposition ; et d’autre part, le renoncement à toute position d’extériorité par rapport aux acteurs, dès lors qu’il se place sur le même registre discursif.
27À chacun de se situer dans cet espace des possibles offert à la sociologie. À un pôle, on trouve ceux qui conçoivent le discours sociologique sur l’art comme une modalité interprétative supplémentaire par rapport aux autres modalités pratiquées dans le monde savant, n’ayant comme spécificité que d’amener un référentiel en termes de « société » (référentiel d’ailleurs fortement investi, depuis une génération, par les critiques d’art contemporain). Au pôle opposé, on trouve ceux qui s’abstiennent de tout discours sur les œuvres, pour se donner comme seul objet le rapport que les acteurs entretiennent avec elles. Entre les deux, les tenants de l’analyse structurale concentrent leur analyse sur le système interne organisant une ou plusieurs œuvres.
28Choisir, comme j’essaie de le faire dans mes travaux de sociologie de l’art [16], la ligne la plus « sociologique », c’est-à-dire la plus spécifique de cette discipline, implique qu’on renonce à produire des interprétations de l’art, pour s’intéresser aux interprétations produites par les acteurs, profanes ou savants. Je ne prétends pas que cette position soit la seule valable. Je considère seulement qu’elle est la plus prudente, dès lors que le sociologue tient à sa discipline. Il se trouve qu’elle me parait aussi la plus productive – jusqu’à preuve du contraire.
Mots-clés éditeurs : énigme, Académie, pragmatisme, art contemporain, valeurs, herméneutique, sens, interprétation, justification, intellectualisme, Van Gogh, symbolisme
Mise en ligne 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/soart.013.0011Notes
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[1]
Pour une application à la littérature de la question des « lectures interprétatives », cf. l’introduction de Vincent Descombes, Proust, philosophie du roman (1990) ; pour une critique des interprétations sociologiques de Proust, cf. Florent Champy, « Littérature, sociologie et sociologie de la littérature. À propos de lectures sociologiques de À la recherche du temps perdu », Revue française de sociologie, vol. 41, 2000, n° 2.
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[2]
Cf. notamment N. Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Minuit, 1998.
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[3]
Dans « La question de l’interprétation » (in La Question des œuvres en sociologie des arts et de la culture, Paris, L’Harmattan, 2007), Bruno Péquignot distingue « l’herméneutique, technique philosophique de lecture interne, d’avec la méthode scientifique de confrontation-comparaison des analyses internes et externes, qu’est l’interprétation » (p. 280) ; cette dernière lui paraît relever d’une « méthode scientifique » : « Il s’agit chez Karl Marx et Sigmund Freud de chercher à repérer ce qui détermine ou conditionne l’émergence des signes, du texte, de l’image et de leur sens latent ou manifeste. Ces déterminations ne sont pas référées au discours lui-même, mais à des phénomènes, à des processus qui lui sont extérieurs » (p. 272). Reste à décider en quoi cette dernière catégorie de ce qu’il nomme « interprétation » diffère de ce que nous appelons couramment « explication ».
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[4]
Paris, Minuit, 1992, chapitre deux.
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[5]
En termes philosophiques, on retrouve ce binôme dans les oppositions entre « immanence » et « transcendance », ou encore entre mode « perceptuel » et mode « conceptuel », telles que Gérard Genette les a développées à propos de la perception esthétique (cf. L’œuvre de l’art, tomes 1 et 2, Paris, Seuil, 1994 et 1997).
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[6]
Ainsi, lorsque Péquignot affirme (c’est moi qui souligne) que « ce n’est donc pas dans l’intention du créateur que se trouve l’origine du système d’interprétation (…), mais dans l’ensemble de ce qui a concouru à produire une question à l’artiste et à son époque, et à laquelle (…) l’artiste a tenté de répondre… » (art. cit., p. 276), il se situe d’emblée dans le « régime de croyance » : supposant acquis qu’une question est posée, en aval de l’opération de mise en énigme, il court-circuite ainsi ce qui rend possible l’interprétation, quelle qu’elle soit.
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[7]
Cf. Louis Marin, Études sémiologiques, Paris, Klincksieck, 1971.
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[8]
Cf. N. Heinich, Du peintre à l’artiste, Paris, Minuit, 1993, p. 141.
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[9]
Cf. N. Heinich, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Minuit, 1991.
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[10]
Cf. N. Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain, op. cit.
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[11]
Sur la notion de justification, et la description de la grammaire qui lui est associée, cf. Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991 ; une comparaison des répertoires de justification et de valorisation a été esquissée in N. Heinich, L’Épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999, et « La sociologie à l’épreuve des valeurs », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXXI, juillet-décembre 2006.
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[12]
Cf. Jon Elster, Le Laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la rationalité, 1983, Paris, Minuit, 1986.
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[13]
J’ai exploré ce cas de figure à propos de la corrida in N. Heinich, « L’esthétique contre l’éthique, ou l’impossible arbitrage : de la tauromachie considérée comme un combat de registres », Espaces et Sociétés, n° 69, 2, 1992.
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[14]
Pour un développement complet de ce cas, cf. N. Heinich, « Esthétique, symbolique et sensibilité : de la cruauté considérée comme un des beaux-arts », Agone, n° 13, 1995 ; pour une comparaison avec d’autres cas analogues, cf. “Between Ethics and Aesthetics: Art and Animality”, Universitas, Monthly review on Philosophy and Culture, n° 386, octobre 2006.
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[15]
Cf. N. Heinich, “From Rejection of Contemporary Art to Culture War” in Michèle Lamont, Laurent Thévenot (eds), Rethinking Comparative Cultural Sociology. Repertoires of Evaluation in France and the United States, Cambridge University Press, 2000, et Guerre culturelle et art contemporain: une comparaison franco-américaine (à paraître).
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[16]
Et non pas – je me permets de le préciser – dans mes recherches sur l’identité féminine, où j’ai plutôt pratiqué l’analyse structurale (cf. notamment États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, 1996).