« L’image qu’elle soit picturale ou cinématographique, n’est pas seulement “lisible”, pour reprendre le terme de Jacques Aumont : elle est d’abord “perceptible”. Nous avons essayé de montrer dans les chapitres précédents que cette “perceptibilité” n’est pas seulement une condition nécessaire de la “lisibilité” (ce que je crois admettrait Jacques Aumont). Mais qu’elle est déjà lisibilité, ou plutôt qu’il n’y a pas lecture mais reconnaissance d’une situation de réception. »
1Les communications présentées à Marseille en 1985 se répartissent en quatre tables rondes qui présentent toutes un certain nombre de communications portant sur les arts de l’image, peinture, cinéma, photo, etc. Elles sont cependant dans l’ensemble peu nombreuses et certaines d’entre elles ont été le fait d’historiens et non de sociologues. Ce qui frappe le lecteur du recueil des actes, c’est qu’aucune de ces interventions ne s’interroge sur les problèmes posés par le contenu de l’image (sauf d’une certaine manière celle de Dominique Pasquier sur les photographies d’enfant de Lewis Carroll), et s’il y a eu, en particulier dans la quatrième table ronde, une interrogation générale sur la question des œuvres, aucune ne se propose de dire comment analyser une image et quels problèmes cela pose. Bien sûr, les interventions de Jacques Leenhardt et de Jean-Claude Passeron affrontent clairement le statut de l’œuvre en sociologie des arts et, de ce point de vue, il s’agit de deux textes fondateurs qui vont d’ailleurs, à ce titre, se trouver souvent cités dans les différentes rencontres de sociologie des arts et dans de nombreux articles, notamment de la revue Sociologie de l’art api, de bulletin d’information du CR 18 Sociologie de l’Art de l’AISLF, devient en 1992 une revue scientifique publiant des textes originaux et dotée dès l’origine d’un comité de lecture international, de plus depuis 1996 nous publions les résumés des thèses soutenues dans notre champ informant ainsi la communauté du travail de recherche des nouvelles générations. Depuis 1985, ce qui a permis la structuration actuelle de la communauté des chercheurs dans notre champ, a été largement le fait de cette revue d’une part et d’autre part de l’équipe de Grenoble, qui nous reçoit encore une fois cette année pour ces Journées où la question du bilan des vingt dernières années de sociologie des arts est posée. Toutes les problématiques abordées en 1985 ont connu de nombreux et riches développements depuis : les politiques et les institutions culturelles, les professions artistiques et le marché, l’analyse des problèmes de la perception esthétique, et bien sûr la question des œuvres. Cette courte histoire connaît trois temps que l’on peut distinguer : de 1985 à 1991, il y a eu la création du CR 18 de l’AISLF, la publication des actes de Marseille et de quelques numéros spéciaux de revue, notamment celui de la Revue Française de Sociologie en 1986 et la publication de plusieurs livres importants pour notre champ, puis de 1991 à 1999, il y a eu la transformation de la revue Sociologie de l’art, qui a publié un numéro par an contenant 4 à 6 articles en général, et surtout l’organisation des Journées internationales de Sociologie de l’art qui ont eu lieu tous les deux ans, auxquelles il faut ajouter la session du CR 18 au Congrès de 1992 de l’AISLF. Puis de 1999 à aujourd’hui, une « vitesse » supérieure a été passée par la création par le CNRS du GDR OpuS, à l’initiative de Alain Pessin et de son équipe. Cette création a été inaugurée par les Journées de 1999, les Cinquièmes pour Grenoble et la première pour le GDR. Depuis, c’est chaque année, et récemment deux fois par an que les chercheurs en sociologie des arts ont pu se rencontrer, s’affronter, partager les avancées des uns et des autres. Il est significatif que ces journées de 1999 aient eu comme intitulé : Vers une sociologie des œuvres et j’avais alors essayé de montrer qu’en quatorze ans on était passé d’une question : Une sociologie des œuvres est-elle possible ? au constat de son existence incontestable. (Les doutes de Alain Quemin étaient très isolés et n’ont pas eu beaucoup d’écho à ma connaissance, mais il faut dire qu’à mon sens son interrogation, pour intéressante en soi qu’elle ait pu être, était très en deçà de ce qui avait été proposé dans ce domaine par un grand nombre de chercheurs, et notamment comme je l’ai souligné alors de jeunes chercheurs : Pascale Ancel, Florent Gaudez, Clara Levy ou Yvonne Neyrat, après André Ducret ou Jean-Olivier Majastre et parmi bien d’autres.)
2Il serait inutile et fastidieux de reprendre chacun de ces textes et de répéter ce qui a déjà été dit et écrit par plusieurs d’entre nous. Je voudrais seulement ici interroger notre rapport à l’image et souligner deux ou trois points qui me semblent importants.
3Cependant, je voudrais insister sur un autre point historiquement marquant dans ce parcours. Tout d’abord, les critiques, remarques, réticences multiples que certains d’entre nous ont exprimées concernant l’approche sociologique des œuvres, et notamment Nathalie Heinich, Antoine Hennion ou Alain Quemin dans le texte déjà cité, ont eu une influence importante puisqu’elles nous ont amené à reprendre la question de façon récurrente et à tenter d’y répondre faisant ainsi avancer la recherche dans notre domaine, par la seule méthode connue comme efficace, dans une discipline non expérimentale : le débat et la controverse scientifiques. Ainsi, ces textes nous ont permis d’affiner les conditions théoriques et empiriques de l’analyse des œuvres, en précisant les attendus, les précautions nécessaires à une recherche rigoureuse. Dans cette période, et par rapport à ce qui s’est passé à Marseille, il faut noter un manque important : le dialogue avec les historiens, nombreux en 1985, a été faiblement, et à mon sens trop faiblement, repris et développé ; ce manque constaté doit nous inviter collectivement à réfléchir aux conditions à réunir pour le combler à l’avenir, c’est un des buts fixés dans la demande de transformation du GDR en GDR I.
4L’autre point, lui à mon sens positif, c’est l’élargissement du champ des objets sur lesquels nous avons fait porter nos efforts : après la peinture, le cinéma, la littérature et le photographie présentes à Marseille, les recherches ont porté sur d’autres arts absents alors : la danse, l’architecture, la bande dessinée, la sculpture ou la poésie, nous avons, de plus, introduit progressivement d’autres pratiques symboliques : télévision, publicité, musiques, peinture, danse ou littératures populaires, les tags et les graphs etc. qui nous ont amenés d’ailleurs à introduire dans nos réflexions l’ensemble des œuvres de culture, qui ne peuvent être réduites aux seules œuvres d’art. La création en 2003 du RTF 14 de la jeune AFS en est un signe, puisque son intitulé est : Sociologie des arts et de la culture. Il est vrai des recherches importantes avaient déjà été proposées sur les séries télévisées par exemple, sur la chanson, sur les informations télévisuelles, sur la publicité ou encore sur les jeux multimédias. Ces recherches faites par des sociologues parfois, ont été encouragées par les recherches proposées par d’autres chercheurs d’autres disciplines : littérature comparée, études cinématographiques et audiovisuelles, muséologie, linguistique et sémiologie en particulier. De plus des recherches importantes en sociologie (dans d’autres domaines que la sociologie des arts) ont pris comme support la photographie, je pense aux recherches de Sylvain Maresca, Jean-Yves Trépos, Jean-Bernard Ouedraogo, François Cardi ou encore en ethnologie après Lévi-Strauss par Emmanuel Garrigues par exemple. Des recherches plus anciennes ont été redécouvertes, celle de Levi-Strauss déjà cité, ou de Douglas Harper : Les vagabonds du Nord-Ouest américain.
5Mais je voudrais revenir à 1985. Le fait qu’à l’époque la question de l’analyse de contenu des images n’ait pas été posée est un symptôme d’une difficulté particulière à ce médium, difficulté qui subsiste sans doute malgré le travail réalisé par de nombreux chercheurs ces dernières années et notamment sur le cinéma par Jean-Pierre Esquenazi. Parmi l’ensemble des données disponible pour la recherche sociologique, l’image semble être l’objet d’une hésitation, si ce n’est d’un rejet pur et simple de la part d’une majorité de sociologues.
6Bien sûr, c’est Jean-Claude Passeron qui nous indique clairement l’origine de cette attitude, lorsqu’il souligne à juste titre que : « L’icône n’est pas le signe, on doit tirer toutes les conséquences méthodologiques de cette spécificité. Et ce n’est pas une mince affaire. Plus loin il insiste : On voit que dans le cas de la peinture, le commentaire pleinement homologue au message supposerait une situation d’expression, réalisée seulement chez les peintres et devenue technique consciente de création chez Picasso, celle où le spectateur d’un tableau exprime par l’image ses réactions à l’image. Il suffit, pour se convaincre de la licence d’interprétation et, le plus souvent de divagation subjective, que la peinture offre au discours en mots, d’analyser les textes de la critique d’art ou les intewiews qui invitent les spectateurs d’un tableau à commenter les impressions esthétiques : interprétations, argumentations, correspondances, émotions ou figurations. Les plus opposées semblent y bénéficier de la même probabilité aléatoire d’apparition ou d’enchaînement ; à tout le moins, rien — le plus saugrenu comme le plus convenu — semble n’y être impossible. » On ne peut que donner acte à Jean-Claude Passeron de la pertinence de son propos concernant la peinture, cependant deux points me semblent devoir être interrogés qui d’ailleurs aboutissent à une même idée.
7Le premier est qu’il est difficile d’appliquer la première idée soutenue par l’exemple de Picasso. En effet, comme je l’ai montré à partir du travail que Picasso a fait sur le thème des Ménines, la peinture de Picasso nous apprend beaucoup, et peut-être du point de vue pictural l’essentiel, sur la peinture de Velazquez. Il en traque les difficultés de construction ou de structuration de l’espace, il en souligne les thématiques et les questions picturales qu’a rencontrées Velazquez et comment en peintre, trois siècles plus tard, il peut les reprendre et leur proposer des solutions plastiques appuyées par ces trois siècles de production de peinture et d’image de toutes sortes (cinéma notamment), mais, si Picasso nous aide à décrire le travail de Vélazquez, il ne nous dit pas les raisons sociales et politiques de son rejet au moment de sa production, son oubli pendant plusieurs siècles, le pourquoi et le comment de sa redécouverte qui finira par en faire un de ces « chefs d’œuvre » incontestés aujourd’hui de l’histoire de la peinture, copié, commenté, analysé par un grand nombre de théoriciens (historiens, philosophes) ou d’artistes (peintres, cinéastes) etc.
8D’ailleurs si on étendait le principe ainsi posé, on risquerait fort de se trouver devant un vrai problème : si ce qui permet d’être « homologue » à une donnée, ne peut être exprimé que par la même technique que la donnée à analyser, seul le chiffre pourrait être un commentaire du chiffre, le son du son, mais aussi le dialogue ou l’entretien pour l’entretien, la fiction pour la fiction, etc. L’argument selon lequel l’image picturale donne lieu à des discours plus ou moins divagants, voire parfois purement délirants, s’applique de fait à toutes les données sur lesquelles travaillent les sociologues, il suffit de lire avec attention les bulletins de l’association Pénombre pour multiplier les exemples d’usages abusifs des statistiques par les journalistes d’information ou les politiques, et même parfois par des sociologues pour s’en convaincre. Le critique d’art n’est pas autre chose qu’un journaliste et le spectateur de musée n’est pas différent de l’homme politique ou de toute personne qui se lance dans un commentaire non rigoureux d’une donnée chiffrée.
9Comment rendre avec complétude (homologie) le contenu d’un entretien ? On sait que c’est souvent un problème que rencontre le sociologue : comment interpréter un lapsus, un silence, une intonation, un raclement de gorge, un rire ou un soupir, voire une émotion forte qui n’est perceptible que par un changement de rythme de la respiration, une pâleur ou une rougeur sur le visage, voire des larmes ? Il n’y a pas, me semble-t-il d’autres solutions qu’une description minutieuse de ce qu’on voit ou entend et je ne connais pas d’autres moyens, pour ce faire, que les mots. C’est, sans doute d’ailleurs, ce qui fait parfois la difficulté d’interprétation d’une transcription faite par un autre que celui qui a réalisé l’entretien. Le sens, que l’on peut construire par interprétation, est souvent plus déterminé par ces éléments non verbaux que par le seul sens des mots employés. Il me semble qu’il n’en va pas autrement pour l’image, picturale, photographique, cinématographique ou autre.
10Comme pour toutes les données en sciences sociales la rigueur de l’interprétation passe par la prise en compte des conditions de production des données, de la compatibilité de l’interprétation avec l’ensemble des éléments à la disposition du chercheur etc. La remarque de Jean-Claude Passeron, que je pousse ici un peu à sa limite, n’en est pas moins essentielle, elle est un rappel toujours utile d’une exigence de rigueur dans l’interprétation, je pense seulement qu’elle s’applique à toutes les données sur lesquelles nous travaillons, et donc non seulement à l’image.
11Un peu plus loin dans le même texte, Jean-Claude Passeron s’interroge pour savoir « s’il existe dans une image des traits capables de contraindre également toutes les interprétations de son sens… ». Avant de reprendre ce point, en effet capital et pour éviter tout malentendu sur mon commentaire, il me semble nécessaire de rappeler le troisième principe posé par Jean-Claude Passeron dans son intervention de 1985 à Marseille : « Troisièmement, les mises en relation du texte de l’œuvre avec le contexte social de son fonctionnement ont renoncé à l’ambition prophétique de dire d’un seul coup et lapidairement le tout de sens et de la structure de l’œuvre par une mise en relation cavalière avec les structures macro-sociologiques d’une société supposée tout entière présente dans chacun de ses recoins ». Je voudrais tirer de ce principe deux idées, qui n’y sont d’ailleurs peut-être pas complètement énoncées : la première, évidente aujourd’hui : on ne dit pas le tout d’un contexte social de production ou de réception par l’analyse d’une œuvre, voire d’une série d’œuvres, c’est le refus de tomber dans un hégélianisme ou un comtisme du pauvre qui voudrait que chaque élément d’un processus le récapitule tout entier dans sa structure ou dans sa logique. Mais il me semble qu’il faut aussi inverser la proposition : aucune analyse, aucune interprétation d’une œuvre ne peut ou ne doit prétendre à dire le tout de sens de l’œuvre en question. Quand Yvonne Neyrat reprend l’analyse des Ménines de Vélazquez à partir de la question de la fonction du miroir dans la peinture, elle dit autre chose que ce j’ai pu écrire sur le même tableau, ce n’est pas contradictoire nécessairement, ça peut être complémentaire éventuellement, c’est en tout cas une autre réponse partielle à une question qui elle-même en toute rigueur ne peut être que partielle si on souhaite en construire une réponse rigoureuse, de même lorsque Jean-Pierre Esquenazi analyse Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard, à partir de sa problématique spécifique : une étape dans la construction d’une fonction sociale spécifique qu’incarne Jean-Luc Godard par le travail particulier qu’il fait sur son monde intellectuel et social, il dit autre chose, et d’ailleurs en l’occurrence plus que ce que j’avais pu proposer m’interrogeant exclusivement sur la pertinence d’un rapprochement entre ce film et le livre de Michel Foucault Les mots et les choses à partir de la contemporanéité historique et sociale de ces deux productions symboliques différentes par leurs objectifs comme par leurs supports médiatiques (livre / film, art / philosophie). Mais je ne prétendais pas pour les Ménines comme pour Pierrot le Fou dire le tout de la signification d’une œuvre.
12Une fois n’est pas coutume, c’est peut-être du côté de la physique qu’il faut aller chercher un « modèle ». Le physicien Max Jammer, dans un article sur les débats des physiciens (notamment Albert Einstein et Niels Bohr) autour de la théorie des quanta et de leurs conséquences épistémologiques, conclut sa démonstration — dont je vous fais grâce ici des détails pourtant passionnants aussi pour un sociologue de la connaissance — en soulignant : « Abandonner le déterminisme, l’objectivité, la complétude, la validité ou la localité ? Einstein aurait trouvé raisonnable de n’en abandonner aucun. Il essaya de montrer que si la mécanique quantique non déterminante, non objective voulait garder la localité, il lui fallait abandonner la complétude sous peine d’être invalidée. Bohr accepta l’idée d’une réalité non locale, ce qui lui permettait de garder la complétude. Les théories locales à variables cachées auraient eu le mérite de récupérer le déterminisme et la localité ; mais elles semblent malheureusement en contradiction avec les expériences. La mécanique quantique orthodoxe tient bon. Elle est non déterministe, non objective, non locale mais valide et complète. Et pourtant, comme Einstein il y a cinquante ans, nous continuons à trouver cela choquant. » Les physiciens se trouvent donc placés devant un choix difficile — et semble-t-il insatisfaisant — entre le déterminisme et la complétude. Il ne s’agit pas, bien sûr, ici pour moi de « traduire » le débat des physiciens en sociologie, ce serait une erreur épistémologique majeure : la nature et la société sont deux réalités d’essences différentes et donc ce que l’on peut dire sur l’une n’a pas de sens appliqué à l’autre. Cependant, on peut en tirer une leçon méthodologique, déjà bien définie par Dominique Desjeux : l’échelle d’observation contraint à accepter que nous n’ayons que des théories locales limitées par, justement, l’échelle d’observation. Or, l’échelle d’observation en sciences sociales est déterminée par le choix de la problématique qui structure une recherche et donc les propositions que l’on peut établir à propos d’un objet de recherche ne sont valides qu’à l’intérieur du cadre théorique défini. Par exemple, on peut analyser les rapports entre les caractéristiques sociales des individus et leurs goûts esthétiques, soit par une recherche « macro » par questionnaires susceptibles d’un traitement statistique, soit par des entretiens non directifs. L’échelle d’observation (une population globale / des individus particuliers) est différente et les résultats le sont aussi : par le questionnaire on pourra démontrer une hiérarchie des goûts homologue à la hiérarchie sociale, par l’entretien on pourra démontrer que pour chaque individu ses goûts sont plus complexes dans leur organisation, une part des choix étant parfaitement compatibles avec l’analyse macro, une part spécifique à chacun et donc indécelable par la statistique, étant en contradiction ou en décalage par rapport aux règles générales établies par l’analyse statistique des comportements culturels. Comme le démontre bien Dominique Desjeux les deux sont « vraies », comme sont « vraies » deux cartes de France au millionième ou au cent millième, mais elles ne montrent pas la même chose.
13Revenons à la citation de Jean-Claude Passeron. Y’a-t-il dans l’image quelque chose qui puisse « contraindre » une interprétation ? Nous avons vu que déjà il ne sautait être question d’une unicité d’interprétation ayant prétention à dire le tout du sens d’une image ou d’une œuvre. Ce qui signifie qu’il n’y a pas une interprétation « vraie » de l’image, mais qu’il y a toujours, ne serait-ce que par hypothèse, la possibilité de plusieurs interprétations. Cependant, on peut comprendre l’idée de Jean-Claude Passeron d’une façon différente : y’a-t-il des interprétations interdites ? Entendons ce dernier terme non du point de vue moral, mais du point de vue de la rigueur scientifique. Après tout, le délire ou la divagation peuvent êtres considérés comme des droits inaliénables de tout être humain, en tout cas dans la stricte mesure où il ne prétend pas tenir un discours scientifique. Donc, y’a-t-il des limites au delà desquelles la rigueur, comme critère de scientificité, n’est plus respectée ? C’est parvenu à ce point qu’il me semble nécessaire de rappeler un certain nombre de « règles » qui ont été forgées progressivement dans les débats entre sociologues des arts et de la culture à propos de l’analyse des œuvres. Je le rappelle rapidement, puisque j’ai déjà développé cette question en 1999 ici même : l’articulation nécessaire des analyses interne et externe, toute proposition faite dans l’une devant être étayée dans l’autre et inversement, une œuvre n’est jamais seule, elle s’inscrit toujours dans des dispositifs institutionnels et temporels, l’œuvre au sens sociologique du terme ne peut être réduite à un objet, ses conditions de production, les discours de sa réception appartiennent à l’œuvre et doivent donc être objets d’interprétation, la description n’est pas « déconstruction », mais toujours recherche du rapport dialectique supposé entre le contenu de l’œuvre et ses effets, on ne peut en effet élider la question que l’effet d’une œuvre et donc sa réception, trouve son origine dans l’œuvre elle-même aussi même si ce n’est seulement qu’une partie de l’explication. L’ensemble des ces conditions définit les limites de l’interprétation, c’est à l’intérieur de ce cadre qu’on peut répondre à la question de la contrainte : oui il y a dans l’image des éléments qui contraignent les interprétations valides de cette image.
14Pour conclure sur ce qui était annoncé par mon titre, je voudrais souligner certains aspects spécifiques à l’image. Certes, comme nous le dit avec force Jean-Claude Passeron : « Le sens d’un tableau, dont l’analyse iconographique ou formelle reste possible puisqu’il s’agit à chaque fois d’une œuvre singulière ou d’une série identifiable, doit être alors considéré comme le sens que prend un tableau une fois qu’on a additionné toutes les mises en signification dont il a été l’objet : tout ce qui a été mis dans le tableau par un spectateur fait partie de son sens ». En d’autres termes, l’image n’existe pas sans discours, sans un texte plus ou moins minimum, qui va de son titre, voire un « sans-titre » indiqué par le cartel d’un musée, à l’ensemble des commentaires savants ou non qui ont été faits de l’œuvre, celui, éventuel, de l’artiste n’ayant pas à mon sens de statut privilégié dans l’analyse. Rien n’indique, en effet, que le producteur de l’œuvre soit capable, plus qu’un autre, d’en épuiser le sens, il est de ce point de vue un spectateur parmi d’autres, et l’énoncé de son « intention » éventuelle, pour informative qu’elle soit, ne peut avoir valeur de preuve dans l’interprétation du sociologue, elle fait partie des données à interpréter, comme toutes les interprétations produites à partir de l’œuvre. Comme le disait Michel Foucault : « Il n’y a jamais, si vous voulez, un interpretandum qui ne soit déjà un interprétans, si bien que c’est un rapport tout autant de violence que d’élucidation qui s’établit dans l’interprétation ».
15Deuxième idée importante proposée par Jean-Claude Passeron : « Ensuite que toute l’image n’épuise pas sa signification dans la figuration, c’est-à-dire dans la ressemblance perceptive avec l’objet représenté ». La question de la ressemblance ne peut faire sens en elle-même en effet puisque le sens que chacun, et l’artiste est un de ces « chacuns », donne à un objet ou à son image dépend de l’ensemble de son histoire avec l’objet ou son image. N’oublions pas ce que Jacques Leenhardt nous proposait en 1985 en montrant que la production d’une œuvre n’est pas une simple symbolisation de la réalité sociale par l’artiste : « La modalité signifiante servant de référence dans cette hypothèse, quelles que soient les variantes utilisées, se réduit toujours à l’idée que l’œuvre exprime une réalité donnée dans un langage hétérogène à ladite réalité. On ajoute en général que cette expression déterminée par le « social » joue au demeurant un rôle fondamental dans la cohésion ou la reproduction de ce « social ». Or une telle relation n’existe pas. De même qu’une lutte sociale retravaille tout à la fois des rapports sociaux et des représentations, de même une œuvre d’art ne symbolise jamais du social ex nihilo, elle re-symbolise. C’est-à-dire qu’elle n’est pas dans un hypothétique face à face avec la réalité que dans le meilleur ( ?) des cas elle refléterait, mais dans un rapport toujours médiatisé à ses propres instruments (les langages musicaux, plastiques, littéraires etc.) aux formes qu’ils ont prises dans l’histoire de l’humanité (lesquelles ont une certaine pérennité) et à la réalité empirique vécue ». C’est à dire que l’image est toujours le résultat d’un travail non seulement d’interprétation d’une réalité mais aussi et en même temps une interprétation de l’ensemble des images, disponibles pour l’artiste du fait de sa formation et de sa culture, donc de son histoire. Une image en appelle toujours une ou plusieurs autres et sa matière est faite de toutes ces images qui l’ont précédée. Il est intéressant de noter ici la tendance à retrouver « derrière » une image, une autre image, même de façon erronée. Ainsi, la photo de cette femme algérienne dont une partie de la famille a été massacrée par les GIA, a été diffusée dans la presse mondiale sous la dénomination de « madone » renvoyant ainsi à une iconographie religieuse classique, et même si cette interprétation est formellement fausse, la madone n’est pas représentée ainsi dans la tradition de la peinture religieuse, ce discours a fait sens et ne peut être aujourd’hui éludée dans le travail du sociologue, qui doit chercher à comprendre le processus de production de l’interprétation et ce qu’elle comporte de compréhension de l’image en question. Ni « madone », ni « Piéta », ni même « femme au tombeau », cette représentation d’une femme soutenue par ses compagnes d’infortune exprime à la fois la douleur et le désarroi devant un événement sans signification pour elle, ce qui ne pourrait être le cas de Marie à propos de la « mort » de son fils, mort annoncée et annonciatrice de la rédemption de l’humanité tout entière. Marie n’est pas seulement une mère, elle est la mère du dieu vivant et sa foi lui indique que cette « mort » n’est qu’un passage et que le fils rejoint son père pour l’éternité. Cet exemple nous renvoie à la question du rapport entre les productions symboliques « individuelles » et la mémoire, qui, comme nous l’a appris Maurice Halbwachs, est toujours collective. Il souligne ainsi un point important pour mon propos : « Il n’y a donc pas de perception sans souvenir. Mais, inversement il n’y a pas alors de souvenir qui puisse être dit purement intérieur, c’est à dire qui ne puisse se conserver que dans la mémoire individuelle. En effet, du moment qu’un souvenir reproduit une perception collective, lui même ne peut être que collectif, et il serait impossible à l’individu de se représenter à nouveau, réduit à ses seules forces, ce qu’il n’a pu se représenter une première fois qu’en s’appuyant sur la pensée de son groupe ».
16C’est, d’ailleurs bien ce que souligne enfin Jean-Claude Passeron quand il écrit : « Aucune image n’a jamais contraint quiconque à lui donner un sens où son inconscient ne trouve quelque profit et dont sa culture ne lui procure les clefs ». En d’autres termes, le sens donné à une image renvoie toujours aux conditions historiques de sa production : inconscient, histoire individuelle, culture, histoire collective dont se nourrit la première, qui font de chacun des interprètes à la fois des être uniques et pluriels, et qui permet à chacun de comprendre, à partir de son histoire propre, comme de sa connaissance de l’histoire collective l’interprétation proposée. La tâche du sociologue ici est de reconstruire le processus de production de ces interprétations et de confronter cette reconstruction d’une part au contenu descriptible de l’image et d’autre part à sa connaissance historique des conditions de production de l’image et de ses interprétations, il aura alors à sélectionner dans ce qu’il peut connaître de ces histoires les éléments réellement déterminants lui permettant de comprendre voire d’expliquer l’impact social de l’image, inversant ainsi d’une certaine manière la proposition bien connue de Jean-Luc Godard : « Il faut confronter des idées vagues avec des images claires ».
Bibliographie
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