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Article de revue

La fabrication de la croyance en la valeur littéraire

Pages 37 à 66

Notes

  • [1]
    Pivot B., Les Critiques littéraires, Flammarion, Paris, 1968, p. 13.
  • [2]
    Heinich N., Être écrivain, CNL, 1990, p. 21.
  • [3]
    Becker H. S., Les Mondes de l’art, Flammarion, Paris, 1988, p. 357.
  • [4]
    Heinich N., « Publier, consacrer, subventionner. Les fragilités des pouvoirs littéraires », Terrain, n° 21, octobre 1993, p38.
  • [5]
    L’activité de critique littéraire de presse écrite est en effet assurée par des auteurs ou universitaires. Rédiger une recension sur un auteur contemporain au sein d’un périodique fait partie des attributions ponctuelles ou régulières des romanciers. Elle peut en outre être un moyen d’accéder au circuit de production éditorial. Mais aussi être un moyen de maintenir une visibilité littéraire entre deux romans. Comme le note Fabrice Thumerel à propos des participants au colloque « Manières de critiquer », CRELID à Arras, 8-9/11/1999 qui réunissait des « critiques d’horizons divers (universitaires, critiques professionnels, essayistes et écrivains) certains cumulant toutes ces dénominations », La Revue des revues, n° 28, 2000, p. 87.
  • [6]
    Thibaudet A., La Physiologie de la critique, Paris, NRF, 1930, p. 8.
  • [7]
    Entretien accordé en 1998.
  • [8]
    Thumerel F., La Critique littéraire, Armand Colin, Paris, 1998, p. 111.
  • [9]
    « Vingt ans de critique au Monde (Entretien avec Michel Contat) », in Manières de critiquer. Actes du colloque organisé par le CRELID à Arras, novembre 1999, à paraître, septembre 2001. Je remercie Fabrice Thumerel de m’avoir transmis cet entretien.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Né en 1911, M. Nadeau est d’origine populaire, sa mère exerçait l’activité de « bonne » et son père, mort à la guerre de 14, était colporteur. Repéré par son instituteur, il intègre l’École normale supérieure de Saint-Cloud en 1931 et devient professeur de Lettres de 1936 à 1945. Il fréquente les Surréalistes dès 1938, date à laquelle il rencontre Pierre Naville. C’est A. Breton qui lui ouvre les portes du monde des Lettres. Il mène dès lors une activité de critique littéraire dans divers périodiques dont Combat, Le Mercure de France, la revue Lettres Nouvelles qu’il fonde en 1953 mais aussi d’éditeur chez Corréa, Julliard et Denoël.
  • [12]
    Naudier D., Critiques littéraires, femmes et écrivains (1970-1994), Mémoire de D.E.A, E.H.E.S.S, Paris, 1996, dirigé par Rose-Marie Lagrave. Entretien avec Anne Sarraute accordé en 1995.
  • [13]
    Naudier D., op. cit., Entretien avec Marianne Payot accordé en 1996.
  • [14]
    Entretien accordé en 1995.
  • [15]
    Thumerel F., op. cit., p. 103.
  • [16]
    Naudier D., op. cit., Entretien avec M. Payot accordé en 1996.
  • [17]
    Entretien accordé en 1996.
  • [18]
    Entretien accordé en 1998.
  • [19]
    Romancière publiée depuis 1974, son dernier livre sortait au moment de l’entretien. N’ayant pas publié régulièrement, elle a connu quelques difficultés pour reconquérir les suffrages de la critique littéraire : elle est inconnue des plus jeunes et oubliée des plus anciens.
  • [20]
    Bourdieu P., Leçon sur la leçon, Minuit, Paris, 1982, p. 7.
  • [21]
    Bourdieu P., Sur la télévision, Liber, coll. « Raisons d’agir », 1996, p. 52.
  • [22]
    Sanantonios L., « Comment lance-t-on un premier roman ? », Livre Hebdo, n° 32-35, 25/08/1989, p. 70.
  • [23]
    Bernard Grasset a notamment été l’un des pionniers en la matière. Cf. Jean Bothorel, Bernard Grasset. Vie et passions d’un éditeur, Grasset, Paris, 1989.
  • [24]
    Livre Hebdo, op. cit., p. 70.
  • [25]
    Entretien accordé en 1998. Le succès de ce livre est lié à l’impact médiatique de ce premier roman. Tiré à 4 000 exemplaires initialement, l’engouement suscité par la presse accélère les réimpressions pour culminer en quelques mois à 300 000 exemplaires, une édition du livre dans 34 pays et la publication rapide en livre de poche.
  • [26]
    Champagne P., Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Minuit, 1991.
  • [27]
    Bourdieu P., Sur la télévision, op. cit., p. 22.
  • [28]
    On se souvient du lancement du roman de Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, (Flammarion) gros coup médiatique orchestré par Raphaël Sorin, son éditeur qui avait obtenu les unes du magazine Lire qui cible une population de classe moyenne urbaine provinciale et celle des Inrockuptilbes qui cible une population parisienne cultivée et jeune.
  • [29]
    Thumerel F., La Critique littéraire, op. cit., p. 95.
  • [30]
    Entretien accordé en 1998.
  • [31]
    Entretien accordé en 1999.
  • [32]
    Dossiers de presse d’auteurs édités chez A. Michel, Julliard, Des femmes.
  • [33]
    L’auteur publiait son dernier livre aux éditions Des femmes, dont elle avait été un auteur phare la décennie précédente. Entretien accordé en 1999.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    Entretien accordé en 1996. M. Payot.
  • [36]
    Entretien accordé en 1998.
  • [37]
    Entretien accordé en 1998.
  • [38]
    Sandrel C., « Profession attachée de presse », Livre Hebdo, n° 32/33/34/35, 27/08/1984, p. 79.
  • [39]
    « Vingt ans de critique au Monde (Entretien avec Michel Contat) », in Manières de critiquer, Colloque organisé par le CRELID, novembre 1999. (Actes publiés en 2001)
  • [40]
    Lafarge C., La Valeur littéraire. Figuration littéraire et usages sociaux des fictions, Fayard, Paris, 1983, p. 47.
  • [41]
    Lafarge C., op. cit., p. 38.
  • [42]
    Heinich N., Être écrivain. Création et identité, La Découverte, Paris, 2000, p. 231.
  • [43]
    Livre Hebdo, op. cit., p. 79.
  • [44]
    Ce livre devait même, selon l’auteur, être soutenu par l’éditeur et une campagne devait être orchestrée afin qu’il obtienne un prix. Le silence de la critique a déjoué la stratégie de la maison.
  • [45]
    Cet auteur a été reconnu par Maurice Nadeau au début de sa carrière, elle faisait partie de l’avant-garde littéraire. Elle a écrit des essais parallèlement à ses romans. Elle était reconnue d’un public restreint, « dans le milieu des écrivains et des vrais lecteurs » nous confie-t-elle. Or le livre pour lequel elle a connu une courte « traversée du désert » était publié chez un éditeur plus mondain et plus grand public. (Entretien accordé en août 1998)
  • [46]
    Elias N., La Société de cour, Calmann-Lévy, Paris, 1974. On pourra également se référer au livre du même auteur intitulé La Civilisation des mœurs, coll. « Pocket », Calmann-Lévy, Paris, 1973.
  • [47]
    Ibid., p. 76.
  • [48]
    Entretien accordé en 1998.
  • [49]
    Heinich N., Être écrivain, CNL, Paris, 1990, p. 18.
  • [50]
    À cet égard, on pourra se référer à la thèse d’Isabelle Charpentier, Une intellectuelle déplacée. Enjeux et usages sociaux et politiques de l’œuvre d’Annie Ernaux (1974-1998), Thèse de doctorat de Science Politique, Amiens, 1999, sous la direction de Bernard Pudal, Volume 2, p. 260-329.
  • [51]
    Michel Contat, par exemple, dit qu’au Monde, sous la direction de Jaqueline Piatier, tous les livres édités par La Pensée Universelle étaient écartés d’emblée. « Vingt ans de critique au Monde », Manières de critiquer, op. cit.
  • [52]
    À titre indicatif, on mentionnera les rentrées romanesques de Livre Hebdo, on passe de 129 romans publiés en 1979 à 230 en 1998.
  • [53]
    Domenach J.-M., Le Crépuscule de la culture française ?, Plon, Paris, 1995, p. 17-27.
  • [54]
    Lejeune Ph., « L’image de l’auteur dans les médias », Pratiques, n° 27, 1980, p. 36.

1La recension d’un livre dans les colonnes de la presse écrite est un moment clé de la production de la valeur des œuvres. La critique littéraire de presse écrite participe à la régulation du flot de l’actualité livresque. Figurer dans les sélections des périodiques littéraires fait partie du dispositif de la médiatisation des œuvres et des auteurs. Être mis en lumière par la recension critique est une forme de reconnaissance de l’œuvre produite. Si le livre est un bien culturel qui a la caractéristique d’être à la fois marchandise et signification, la critique littéraire favorise sa circulation. En effet, le travail de la critique littéraire, de façon très pragmatique, est d’évaluer symboliquement la production. La production de valeur, en évoquant l’œuvre, classe l’auteur par rapport à ses contemporains et la rhétorique critique doit produire un effet sur la motivation du public pour acheter le livre. Les critiques littéraires sont donc à l’interface du monde littéraire et éditorial. Cela leur procure une autorité sur la gestion de la circulation des œuvres. Comme l’écrit Bernard Pivot, ils ont en commun « avec les percepteurs, les gendarmes et quelques autres métiers impopulaires, de susciter en abondance colère et mépris. Ne sont-ils pas à leur manière les percepteurs et les gendarmes de la République des Lettres [1] ». Parce qu’ils distribuent les lauriers ou les blâmes mais font aussi le silence autour d’un livre, les critiques littéraires entretiennent des relations difficiles avec les auteurs. Elles sont souvent teintées d’une grande animosité. Pourtant obtenir une critique est un des chevaux de bataille tant des auteurs que des éditeurs et des attachées de presse car « leur seule intervention suffit à marquer – quel que soit leur point de vue sur l’ouvrage en question – la désignation de l’écrivain comme auteur susceptible de l’être » [2].

2Le circuit de la production à la réception est échelonné de plusieurs étapes liées au « plan média » de chaque maison. Or cette phase de mise en place de la visibilité est fréquemment déniée. La construction de la médiatisation tend à se dissoudre au profit d’un discours plus valorisant où est défendue l’idée d’une reconnaissance symbolique liée au repérage d’un écrivain « génial » perçu par un critique qui, par cette opération, peut lui-même devenir un « découvreur ». Ce type de discours s’inscrit dans une logique rhétorique structurelle au monde l’art et de la littérature. Il se pérennise aisément car la croyance en un génie créateur doté d’un don pour l’écriture est encore prégnante et la figure de l’écrivain comme « être à part » dans la cité est encore opérante. Comme le note H. Becker, « quand il s’agit d’évaluer la production d’un artiste et de lui forger une réputation, les mondes de l’art procèdent par comparaison à ce que d’autres ont fait dans le même domaine, et se conforment à la théorie individualiste de la réputation : ils ignorent tout ce que cette production doit à l’action d’autres participants » [3].

3Ainsi les pratiques de sélection sont-elles aussi fréquemment tues. Leur dévoilement effriterait le mythe de l’artiste ou de l’auteur reconnu par son seul talent. Pourtant, on constate en effectuant une enquête de terrain auprès d’éditeurs et d’auteurs que le travail d’approche des critiques littéraires est un des maillons essentiels de la production de la valeur des livres.

4Les intérêts des différents agents s’entrecroisent. Ils sont le produit d’ajustements entre différentes logiques qui, articulées les unes aux autres, participent à la reconnaissance publique de l’auteur et du critique. S’interroger sur la place de la critique dans le dispositif de la médiatisation de la production romanesque implique donc de saisir les conditions de possibilités des ajustements entre une production littéraire volumineuse, l’influence de ressources monnayées en termes relationnels et les stratégies mises en œuvres par les éditeurs et les auteurs. Mais cette série d’éléments n’est pas sans se confronter aux logiques internes des périodiques littéraires qui disposent également de leurs propres orientations éditoriales et de leurs propres pratiques. L’accent porté sur la critique littéraire invite à saisir la confrontation des intérêts convergents et divergents des différents protagonistes (auteurs, éditeurs, critiques) qui ne sont pas sans effet de consécrations réciproques.

5Ces lecteurs professionnels, médiateurs de l’actualité littéraire, qui détiennent en partie le pouvoir de consacrer, ont « pour tâche de signaler à un public élargi la qualité d’un livre » [4]. Et porter son attention sur cette fraction multipositionnelle [5] des détenteurs de pouvoir symbolique contribue au travail d’objectivation de la construction sociale des carrières d’écrivains et du fonctionnement du champ littéraire.

6Saisir la position occupée par la critique littéraire dans le dispositif implique le croisement d’un ensemble de données qui donnent corps au système de la production de la valeur littéraire. Dans un premier temps, il s’agit de définir les caractéristiques distinctives de cette population hétérogène des critiques littéraires. Dans un second temps, il s’agit de comprendre comment se construit le processus de la valeur symbolique des œuvres soumises à l’autorité de jugement en analysant les pratiques déployées pour obtenir la visibilité. Et dans un troisième temps, de saisir en quoi les marges de manœuvre de ces producteurs de sens ne sont pas sans effet sur la régulation des conduites des auteurs. En effet, la partition des territoires entre les créateurs et leurs juges ne peut être légitime qu’en raison de la codification des comportements de ces populations.

Les critiques littéraires : une population hétérogène

7Les critiques, « corps d’écrivains plus ou moins spécialisés qui ont pour profession de parler des livres » [6], émettent des jugements sur les œuvres littéraires. Ils ont pour particularité, à la différence des confrères des autres disciplines artistiques, de se servir du même instrument que ceux qu’ils sont appelés à juger. Hormis ce point commun, la catégorie « critique littéraire » rassemble en son sein une population hétérogène dont la diversité s’établit en liaison avec les institutions auxquelles ils sont affiliés. Les critiques littéraires de presse écrite se répartissent dans trois espaces : l’Université, le monde des Lettres ou le journalisme. Ces différentes affiliations ne sont pas exclusives les unes des autres. Elles ne sont pas sans effet sur la pratique même de l’activité, sur la légitimité à retirer de cet exercice et sur la façon de se dire « critique ».

8L’une des spécificités de cette activité est liée à la multipositionnalité de ces lecteurs professionnels. Les critiques peuvent être des enseignants ou chercheurs et disposer d’une tribune dans la presse écrite, Michel Contat est à la fois chercheur au CNRS et collaborateur régulier du Monde et Lucette Finas est enseignante à l’université et collabore à La Quinzaine littéraire. D’autres comme Viviane Forrester sont écrivains et rédigent des critiques pour plusieurs journaux tels que La Quinzaine littéraire, Le Magazine littéraire ou Le Monde, de même qu’Angelo Rinaldi, François Nourissier ou Jérôme Garcin sont romanciers et disposent de tribunes à L’Express, au Figaro ou au Point, et à L’Événement du jeudi ou au Nouvel Observateur. Les romanciers peuvent épisodiquement rédiger une note critique pour l’un de leurs confrères sans inscrire dans leur activité ce type d’intervention qui, ponctuelle, est généralement commandée par un éditeur ou un directeur de revue. Enfin, les derniers sont issus du journalisme comme Maurice Nadeau, Pierre Lepape, Michèle Gazier ou Josyane Savigneau. Ces auteurs et critiques appartiennent aux fractions les plus reconnues des juges, leur autorité de spécialiste est largement reconnue et s’impose par la rédaction d’ouvrages consacrés à des auteurs ou à l’histoire littéraire indépendamment de toute attache au système universitaire, pourtant nous dit l’un d’eux : « Je crois que je prends la critique littéraire comme la poursuite de mes études universitaires » [7]. En revanche des critiques réguliers à Lire comme Marianne Payot, Laurence Liban ou Laurence Sanantonios n’accèdent pas à ce type de production valorisée que sont les essais littéraires. Toute une économie de la valeur symbolique des juges fonde leur autorité. Cette dernière est entérinée lorsque la possibilité de s’extraire des colonnes des journaux est validée par la publication d’un ouvrage sur la littérature. Et, de surcroît, lorsque celui-ci dépasse le cadre de l’appréciation de la production contemporaine. Du critique universitaire au pigiste, toute une économie de la croyance en la valeur du jugement produit se construit au sein du monde journalistique.

9L’appartenance au monde universitaire procure une autorité fondée sur les compétences spécifiques acquises par les titres. Elle est validée par la diffusion de recherches dans le cadre de colloques, d’articles ou d’ouvrages spécialisés. L’ancrage dans cette institution de ces « professeurs canoniques des disciplines canoniques » [8] fait bénéficier d’une position dominante qui permet d’accroître leur autorité intellectuelle. L’image sociale des périodiques de critiques littéraires se construit en ajustant la production aux caractéristiques spécifiques de ceux qui rédigent les articles. Michel Contat, par exemple, a été recruté au Monde parce que ses travaux sur Sartre avaient intéressé Jaqueline Piatier, directrice du Monde des Livres et qu’il avait été repéré par Roland Jaccard qui avait lu ses articles parus dans le Nouvel Observateur et La Quinzaine Littéraire. Il hérite de la « responsabilité de couvrir la critique savante (au rythme d’un article par mois environ), non sans avoir, par ailleurs, la possibilité d’intervenir sur des livres de son choix » [9]. Néanmoins, se fondre dans un tel journal oblige à certaines concessions stylistiques corrigées par la directrice afin d’adopter un style journalistique : « Pendant plusieurs mois, elle a revu avec moi chacun de mes comptes-rendus et, dès que je retombais dans un certain intellectualisme, elle me réorientait vers plus de clarté et de brièveté » [10]. L’engagement de « spécialistes » dans les fractions les plus légitimes de la presse littéraire sont corrélées aux dispositions propres des directeurs de rédactions. Ainsi, La Quinzaine Littéraire, fondée par Maurice Nadeau en 1966 dont le prestige s’est construit dans le champ journalistique et éditorial [11], procure une visibilité aux auteurs réputés difficiles. Les modalités de sélection sont réalisées en liaison avec la compétence spécifique qu’il reconnaît à ses collaborateurs : « Souvent ce sont des collaborateurs à qui on a demandé des articles. Les articles plaisaient à Maurice Nadeau, et au bout d’un moment il leur demandait de venir au comité de rédaction. Souvent c’est comme ça. Il faut d’abord que ce qu’ils écrivent l’intéresse. (…) C’est M. Nadeau qui propose de venir au comité de rédaction, toutes les demandes d’articles émanent de la rédaction. On ne prend à peu près jamais des articles qui nous sont proposés comme ça sans qu’on connaisse les collaborateurs. (…) On connaît plus ou moins les spécialistes dans chaque matière, le spécialiste. Et quand il ne peut pas faire un article, qu’il n’a pas le temps, je lui demande qu’il me conseille quelqu’un d’autre. C’est de proche en proche comme ça que souvent on trouve » [12].

10La dynamique du prestige est redoublée tant par le statut social et intellectuel des collaborateurs que par le faible nombre de places disponibles dans le journal. Mais, elle est accusée par le caractère « gratuit » de la prestation. Les intervenants ne tirent en effet aucun subside de leur participation, aucune rémunération n’est attribuée aux critiques littéraires.

11La défense de l’avant-garde littéraire et intellectuelle s’inscrit dans une démarche désintéressée financièrement contrairement aux piges effectuées pour Le Monde. Les bénéfices de l’opération se traduisent donc en termes de prestige comme l’indiquent les propos de la secrétaire de rédaction de La Quinzaine : « Vous avez ce sont des universitaires et je crois qu’il est important pour eux de publier des articles pour se faire connaître. Je crois que publier dans La Quinzaine compte pour eux, un tiers de nos abonnés sont à l’étranger, notamment dans les universités. En fait, ça leur permet une ouverture d’écrire dans La Quinzaine, c’est prestigieux, ça leur donne une plus grande visibilité. Ça les fait connaître à l’étranger. Il se noue peut-être des contacts avec leurs collègues. Ça compte aussi je crois pour eux d’aller faire des conférences à l’étranger » [13]. Strictement limité aux fractions supérieures des populations intellectuelles et aux institutions (universités, milieux de l’édition, ambassades…), ce bimestriel tiré en moyenne à 40 000 exemplaires fonde sa légitimité sur son public qualifié « d’hautement littéraire et intellectuel ».

12La logique distinctive qui anime ce périodique littéraire est consolidée par l’autorité avec laquelle M. Nadeau sélectionne les intervenants et les auteurs. La marque de sa suprématie est révélée par la connaissance des règles du jeu qu’il a su imposer aux éditeurs. Comme nous le rapporte la secrétaire de rédaction de La Quinzaine Littéraire : « Les maisons d’éditions nous envoient leur production, les principales maisons d’édition et surtout les ouvrages qui sont susceptibles de nous intéresser. On ne nous envoie pas les ouvrages pratiques, les best-sellers, très rarement, et à ce moment-là tous les ouvrages arrivent ici. Moi je les mets dans la bibliographie du journal, et toutes les semaines on a un comité de rédaction qui se réunit, une semaine c’est le comité littéraire, la semaine suivante c’est le comité sciences humaines, c’est-à-dire une semaine sur deux. (…) On choisit les livres avec Maurice Nadeau, on met sur la table ceux qui peuvent nous intéresser. (…) [Comment opérez-vous votre sélection, vous me dîtes que les maisons d’édition savent d’emblée quoi vous envoyer ?] Plus ou moins, il faut justement que ça ne soit pas un livre, pas de vulgarisation déjà. Ça ne nous intéresse pas, vous voyez, ce sont quand même des livres plus spécialisés, d’un niveau quand même assez élevé. [Pourquoi ?] Pour que ça intéresse nos collaborateurs ! Si c’est un livre de vulgarisation, ils ne voudront pas en parler, ça ne les intéresse pas. La même chose pour le comité littéraire, si on leur donne un best-seller ils n’en parleront pas [Pourquoi ?] C’est un niveau de culture ! » [14].

13La sélection opérée en liaison avec la ligne éditoriale défendue par M. Nadeau est ensuite répartie entre les différents collaborateurs. Le principe de production de la valeur littéraire des auteurs cités est doublement produit, d’une part, en distinguant un ouvrage désigné comme le « Livre de la Quinzaine » figurant en ouverture de la livraison et d’autre part en consignant en fin de numéro l’ensemble de la production reçue qui n’a pas bénéficié d’un article.

14Ces spécialistes, soumis au même titre que tous les rédacteurs d’articles de presse écrite à la production sélectionnée par les éditeurs et les rédacteurs en chef, se distinguent des critiques uniquement journalistes qui dotés ou non de titres universitaires font avant tout œuvre de « prospection » [15]. Ces derniers, qui ne bénéficient pas de ressources importées du monde universitaire ou littéraire, ne compensent pas leur absence de reconnaissance acquise par ailleurs. Si les modes de fonctionnement concernant la répartition des domaines d’investigation se reproduisent dans un magazine tel que Lire, on constate que les marges de manœuvres et la conception de l’activité divergent. Là où les critiques les plus reconnus expriment une adéquation entre les œuvres sélectionnées et leurs goûts, ceux qui ne disposent pas d’une reconnaissance suffisante pour imposer leur jugement comme singulier et légitime consentent à leur domination. Ainsi, Bernard Pivot ne s’est jamais déclaré être critique littéraire mais courriériste ou journaliste. De même que Marianne Payot, actuelle rédactrice en chef du magazine Lire déclare : « Je suis plus pigiste que critique littéraire, c’est tout. Ça veut dire qu’on va parler de livres qu’on n’apprécie pas forcément nous. (…) Bon on a passé un extrait de R. D., c’est pas vraiment ma « cup of tea », mais c’est pas si mal que ça, y’a un public pour ça et alors on n’est pas « bégueule ». Un critique littéraire, c’est le fin du fin. C’est Rinaldi, c’est plutôt le plaisir de lire son article que de savoir ce qu’il pense du livre. Le critique fait passer sa personnalité avant l’intérêt, à mon avis, du lecteur » [16].

15En outre, l’emploi de pigistes qui participent à divers journaux professionnels du groupe Express duquel dépend Lire a une influence sur la pratique même de l’activité. Rémunérés à la note de lecture après la sélection de livres effectuée par le directeur de la rédaction, leurs auteurs sont rétribués si leurs « piges » sont positives. Cet élément induit une distanciation au rôle de juge littéraire. La « griffe » du critique sera d’autant plus marquée qu’il dispose d’une reconnaissance de la personnalisation de son jugement. Le fait de s’autoriser à porter le titre de « critique » s’accomplit donc en liaison avec les possibilités de se distancer de la production littéraire pour imposer un choix qui a valeur d’indépendance à l’égard de l’actualité.

16En cela dans les fractions les moins valorisées de la presse littéraire, la promotion des auteurs est plus fondée sur leur notoriété que sur la volonté de promouvoir une littérature d’avant-garde ou plus difficile d’accès au lectorat le plus large. La gestion de la production littéraire est, de ce fait, subsumée à celle des contraintes financières du périodique. La présentation même de Lire atteste du contraste avec La Quinzaine Littéraire. Lire se présente depuis une vingtaine d’années (suite à l’abandon du format Reader digest) sous la forme d’un magazine avec des illustrations, une mise en page colorée en papier glacé, les notes critiques sont réduites à une dizaine de lignes maximum énonçant la trame de l’ouvrage. La Quinzaine Littéraire, quant à elle, a toujours conservé une mise en page plus austère en noir et blanc, les dimensions du journal ainsi que le papier. Les notes critiques font l’objet de commentaires exhaustifs et analytiques sur l’œuvre recensée. Le support en lui-même rend compte à la fois des moyens financiers disposés et des intentions éditoriales développées en leur sein.

17Comme le note Marianne Payot : « C’est pas une mission du tout, ni une image des écrivains qu’on veut donner. C’est être un journal vif et attrayant qu’on veut faire. Pour faire ça, on est obligé, à notre époque de ne pas faire se succéder des notes de lectures du début à la fin. Donc, il faut trouver des idées pour aborder l’écrivain et le livre de toutes les manières possibles (…) Nous, on est obligé parce que vous voyez, nous, on a un lectorat assez important, donc on est obligé pour le garder de… On n’a pas que des universitaires, que des étudiants, que des intellos ! Donc on est obligé pour les garder de faire en sorte que ce magazine, même si on n’aime pas tellement les livres, soit intéressant à lire lui tout seul avec des petits « à côté », des petits encarts. Comme on dépasse les cent mille exemplaires, il faut les garder » [17].

18La sélection des auteurs dans l’un des périodiques littéraires dépend en outre d’autres logiques inhérentes cette fois aux orientations éditoriales des lieux de citations possibles. La répartition des auteurs varie en raison des contraintes propres aux critiques littéraires. Les critiques sont en effet soumis aux règles définies par leurs employeurs. Comme le note cette critique de Télérama : « En tant que critique, on est soumis à la production, donc on lit ce qui arrive et puis dans ce qui arrive, je trouve que je suis assez éclectique parce qu’à une époque de ma vie j’ai été très sciences humaines. J’en parle pas forcément parce que mon contrat avec Télérama, c’est ne pas trop parler en chronique de sciences humaines. C’est plus une sorte d’éducation romanesque (…) et ce dont je rends compte dans le journal sont une part infime du travail que je fais. Donc, dans ce dont je rends compte, j’essaie d’équilibrer un peu, de parler un peu de littérature étrangère, de la littérature française, de défendre la littérature française » [18].

19L’accès à la visibilité dépend donc de la possibilité d’action des critiques littéraires au sein même de leurs journaux de rattachement. Du détenteur d’une tribune qui dispose d’un territoire réservé et contractuellement défini au pigiste guidé par les présélections des rédacteurs en chef et rémunérés à la « pige positive » se fonde toute une économie de la grandeur qui n’est pas sans répercussion sur la distribution tant dans l’espace des périodiques qu’à l’intérieur même de ses colonnes. En cela un double effet d’homologie se produit. L’un lié à la position même du périodique dans le monde des Lettres et l’autre lié à la reconnaissance statutaire du critique dans son journal.

La critique littéraire journalistique : un enjeu pour les écrivains

20Si la première preuve de la reconnaissance d’un auteur est liée à l’acceptation de son manuscrit par une maison d’édition, l’accès à la visibilité, par l’offre de l’œuvre au public, à travers la médiation de la presse littéraire, est une marque de reconnaissance, fût-elle négative. Pour tout écrivain, il ne suffit pas d’être publié, il importe d’être critiqué. L’écrivain cité entre ainsi officiellement dans le champ du pouvoir symbolique. L’accès à la visibilité autorise le nouvel élu à être classé et situé à l’intérieur de cet espace de la production culturelle. Il sort donc de l’anonymat pour devenir un concurrent dont les dispositions sociales acquises informeront sa propre position. Cette dernière est toutefois dépendante du jugement porté par ceux qui l’auront sorti du lot commun. En investissant la sphère publique, c’est-à-dire en ayant retenu l’attention de ceux qui le citent, l’écrivain se voit conférer un pouvoir issu d’une subjectivité, garante d’une position qui s’objectivera par la citation. En cela, l’attente de la reconnaissance est manifeste chez les auteurs, telle cette romancière : « Le livre paraît. Bon, vous le voyez quand même là, sur les piles, où c’est encore une petite chance qu’il soit là. Personne n’en parle, personne ne vous dit rien, c’est assez curieux. Donc, on ne vous écrit pas. Les gens n’ont pas toujours beaucoup d’imagination et ils trouvent pas toujours les livres d’eux-mêmes. Il faut qu’ils lisent des articles alors quand ils ont lu, ils achètent. C’est comme ça que ça se passe aujourd’hui. Parce qu’ils disent : « Moi j’ai pas le temps de roder dans les librairies donc je regarde dans mon journal, y’a un bon article donc je vais acheter le livre ». (…) Là, je sens amorcer quelque chose de nouveau, j’ai deux grands articles. Je ne sais pas si vous aviez lu l’article dans Elle, bon que tout le monde rêve un peu d’avoir, que j’ai eu la chance d’avoir, hein, je dois dire que j’ai eu de la chance. Énorme impact ! À croire que les gens passent leur vie à lire Elle ! (…) Et une grande page dans le Magazine littéraire, oui. Alors là, ça fait du bien, ça impose » [19].

21Être ainsi désigné intronise dans le monde des Lettre si l’auteur y est inconnu. Le « révélé » devient ainsi un prétendant au titre et améliore sa position dans le cercle des écrivains s’il dispose déjà de publications. La citation est donc une opération symbolique qui offre au producteur d’un texte la possibilité « d’être autorisé à parler avec autorité et qui institue sa parole en parole légitime » [20]. L’enjeu pour les auteurs est donc de répéter l’opération lors de la sortie de chaque ouvrage, le silence autour d’un livre contribuant à jeter l’auteur dans l’oubli. Les critiques littéraires de presse écrite qui sont inclus dans le dispositif de médiatisation en tirent un bénéfice : « les journalistes – il faudrait dire le champ journalistique – doivent leur importance dans le monde social au fait qu’ils détiennent un monopole de fait sur les instruments de production et de diffusion à grande échelle de l’information, et à travers ces instruments, sur l’accès des simples citoyens mais aussi des autres producteurs culturels, savants, artistes, écrivains, à ce que l’on appelle parfois « l’espace public », c’est-à-dire à la grande diffusion » [21].

22Cet accès à la grande diffusion implique la mise en place de pratiques orchestrées par le monde éditorial à l’égard des juges. En cela, la construction de la visibilité d’un auteur s’accomplit en mettant à disposition des lecteurs professionnels les livres édités. À cet égard, les critiques littéraires n’interviennent pas seulement au moment de la sortie du livre. Si leur contribution est majeure à ce moment précis, elle est souvent antérieure à la parution. Le « lancement » d’un auteur, selon la terminologie indigène du monde éditorial, s’effectue dès la remise des épreuves, surtout s’il publie son premier roman. Cette tactique éditoriale révèle les auteurs sur lesquels misent le plus les éditeurs qui « les estiment assez remarquables pour émerger de la jungle des autres livres » [22]. Et ce, d’autant plus lorsque la parution est prévue pour septembre. Les attachés de presse savent que les journaux leur consacrent presque tous des rubriques au cours de cette période de rentrée.

23Ce « pari » sur un nouveau venu s’accompagne d’un travail de promotion du manuscrit avant la sortie du livre tant auprès des critiques que des libraires. Cette pratique [23] s’effectue en multipliant les jeux d’épreuves ou en imprimant à l’avance les livres pour les « distribuer largement aux représentants, aux libraires et à la presse » [24] pendant l’été. Ainsi, cette jeune romancière publiée en septembre 1996 et dont le livre a été un succès critique et commercial en raconte l’orchestration :

24« Je l’ai envoyé exactement le 6 mai, je crois. Et il [l’éditeur] m’a appelé le 7. Il voulait le lire encore une fois donc j’ai passé un week-end charmant ! Et le jour où il m’a rappelé, il y avait déjà eu Fayard et les deux jours qui ont suivi, y’a eu Le Seuil et Grasset. C’était complètement dingue. Après avoir attendu en quelque sorte 27 ans pour être publiée, j’avais quatre éditeurs qui vraiment voulaient le bouquin en une semaine. (…) Et bon alors le bouquin est fabriqué, il est sorti le 24 août et en fait déjà tout l’été [Mon éditeur] m’appelait régulièrement parce qu’il se passait des trucs incroyables. Il était déjà acheté par quatre pays étrangers [Et puis il l’avait fait circuler ?] Ça oui, les éditeurs font toujours ça. Une fois qu’ils ont fabriqué un bouquin, ils l’envoient à tous les agents à l’étranger, ça fait très agent secret ! (…) Et puis, les journalistes réagissaient comme des fous pendant l’été puisqu’en fait dès que le livre est fabriqué, on l’envoie surtout pour la rentrée littéraire. Il faut bien deux mois pour que les journalistes lisent tout. Donc, ça fait début juillet tout ça…donc vite les rendez-vous se sont accumulés pour la rentrée alors je sais que [mon éditeur] n’en revenait pas quoi. Alors, moi en plus, je ne savais pas comment ça fonctionnait tout ça. On m’a dit : « Vous allez là, tel ou tel jour. Bon j’ai fait quoi. Et alors après ça a fait boule-de-neige forcément les médias quand vous êtes dans un journal vous êtes partout après » [25].

25Remporter l’adhésion de la critique littéraire de presse écrite avant même la mise en vente sur le marché rend compte du pouvoir que détiennent ces « faiseurs d’opinion » [26] dont le jugement s’avère déterminant sur la carrière de l’écrivain. Tout article produit un effet symbolique et contribue à la production de la cote de l’auteur. En outre, le travail de présentation du livre et de l’auteur a pour objectif d’obtenir par phénomène de « la circulation circulaire de l’information » [27] la plus grande « couverture » médiatique possible [28] en un minimum de temps. En sorte que parmi les références obligées, les critiques les plus sollicités sont ceux qui détiennent des chroniques dans L’Express, Le Nouvel Observateur ou Le Monde, interlocuteurs réguliers des éditeurs. Mais, ils ne sont pas les seuls. La diffusion des épreuves est orientée vers plusieurs types de médias.

26Ainsi, lors de la sortie du roman d’un auteur à succès les maisons d’édition établissent une liste sur laquelle sont consignés les noms des journalistes et des institutions auxquels ils sont attachés. Les cinq destinataires principaux sont la presse quotidienne nationale (Le Figaro, Le Monde, Libération, La Croix…), la presse magazine hebdomadaire (Le Nouvel Observateur, L’express, Le Point, L’Évènement du jeudi, Les Inrockuptibles, Le Pèlerin, Valeurs actuelles, Télérama, Femme Actuelle…), la presse littéraire (La Quinzaine littéraire, Le Magazine Littéraire, Lire), la radio (France Culture, France inter, RFI, Radio bleue, RMC, RTL, Europe 1) et la télévision (TF1/LCI, France2, France3, Canal Plus, la 5ème, Arte). Le circuit de diffusion de l’information tend à créditer les journalistes littéraires de presse écrite d’un pouvoir de consécration qui s’ajuste aux attentes de la logique commerciale peu à peu triomphante de la production de jugements spécifiques aux instances littéraires. Comme le note Fabrice Thumerel « l’écrivain ne peut plus tabler sur la longue durée ou la postérité : il y va de la survie même de l’écrivain qu’il perce rapidement ! » [29].

27La rationalisation du travail de médiatisation des auteurs préalable à la sortie du livre concourt à la construction sociale du jugement sur l’œuvre dotée en son principe d’une efficacité potentielle dont il s’agit d’inciter l’efficience. L’envoi préalable produit un premier effet : celui de l’identification de l’auteur par rapport à ses concurrents à l’intérieur de la maison même. Ainsi cet auteur publié chez Gallimard en janvier 1998 raconte-t-elle avoir été attentive à ces concurrents les plus proches car les années « où il y a la présence d’un poids lourd, c’est inquiétant » [30]. Les figures médiatiques et littéraires acquises à la cause des critiques estompent la sortie d’auteurs dont la valeur est moindre selon les jugements de valeurs produits par les critiques. L’accès à la visibilité s’effectue donc en fonction de deux critères majeurs : celui de la notoriété acquise et maintenue de l’auteur, elle permet de transformer en événement chaque sortie d’ouvrage, mais aussi la possibilité de s’inscrire dans des thématiques propres à l’air du temps ajustées aux attentes du monde journalistique. De fait, les auteurs bénéficiant des suffrages de la critique sont ceux qui ont acquis le statut de « grand écrivain » et sont donc considérés comme des « incontournables » dont il faut traiter ou bien ceux qui, inscrits dans une logique de production attentive aux mouvements de l’époque, orientent leur production selon des thèmes porteurs leur permettant de toujours coller à l’actualité. Les liens tissés à l’intérieur du monde littéraire et éditorial facilitent dès lors la visibilité. La marge de manœuvre des auteurs se réduit donc d’autant plus qu’ils n’ont pas pu ou su convertir une notoriété acquise dans un contexte historique précis.

28Le caractère mouvant de l’établissement des cotes d’auteurs explique que la croyance en la valeur d’un auteur est d’autant plus fragile qu’elle n’est pas consolidée par l’attachement à un réseau de connaissances ou à un éditeur. L’insertion dans un réseau peut, par exemple, contrebalancer les effets d’une image sociale trop liée à un marquage politique. Telles ces romancières affiliées au mouvement des femmes des années 1970, qui étaient alors publiées par de petites maisons comme les éditions Des Femmes. La majorité d’entre elles n’ont pu se défaire à long terme de leur image féministe. Ainsi le cas de cette romancière qui après avoir connu le succès pendant les années 1970, revient sur la scène littéraire chez Flammarion en 1986 mais n’est pas privilégiée par son éditeur qui mise sur une romancière, auteur de nombreux best-sellers, et pourvue de forts soutiens dans la presse :

29« Avec B en 1986, j’ai eu vingt articles, presque rien, alors qu’avant j’en avais beaucoup plus (…) Ce livre-là était sur la banlieue, à l’époque en 1985 on s’en foutait royalement, on était sorti du social. On s’occupait d’autre chose donc c’est un livre que l’attachée de presse n’aimait pas. Elle ne l’a pas beaucoup poussé ou elle n’a pas pu, vous savez l’impact des choses, on ne sait pas pourquoi. À l’époque on était en plein dans le mouvement des femmes, c’était nouveau, dans les manifestations et tout ça dans les années 1970. Donc, les journalistes étaient obligés d’en parler parce qu’on était dans la rue presque tous les jours. On était en plein mouvement, pas révolutionnaire mais si un mouvement culturel. On était dans l’actualité vous comprenez. On était dans la rue. On se battait, il y avait tout un tas de trucs donc les journaux étaient obligés de suivre parce que les journaux suivent, ils n’ont pas l’avance, ils sont toujours derrière ce qui se passe, si ça se passe, ils suivent. (…) Donc ce n’était plus le social et B est sorti, en plus il y avait le livre de N. A. qui m’a beaucoup gênée. C’est tout. Ce sont des choses comme ça. Il n’y a pas de pensée, c’est l’opportunité du moment. Je parle de N. A. parce qu’elle est célèbre alors qu’à l’époque V. T. ah ! Eh bien oui c’est trop, on ne va pas parler de deux Flammarion la même semaine, ça se joue comme ça » [31].

30La présélection effectuée au sein de la maison produit en son principe les premiers éléments de la valeur. Miser sur une valeur sûre, de surcroît très médiatique, promet une rentrée financière quasi assurée pour l’éditeur assuré, étant donné les antécédents favorables de l’auteur ou de la promesse d’avenir qu’il incarne, de bénéficier du soutien critique soumis à l’attente du dernier ouvrage ou à la découverte du premier. Dans cette configuration où la notoriété de l’auteur ne supplée plus au thème de son livre, l’accueil de la critique demeure limité si ce n’est inexistant et contribue à accroître son oubli. En cela, même si les maisons disposent d’un « mailing » où figurent les critiques et leurs lieux de publications dénommés « cibles », les choix de promotion d’auteurs auprès des critiques opérés par les éditeurs favorisent ou non l’accès à la visibilité. Chaque attaché de presse dispose lui-même d’un carnet d’adresses, qui au gré de la production à promouvoir va ajuster ses propositions aux « goûts » des critiques sollicités.

La division du travail de production de la valeur littéraire

31La consultation de revues de presse concernant les romancières contemporaines nous a permis de découvrir l’importance accordée aux critiques de presse écrite. La présentation du roman aux critiques est préétablie selon un plan média fondé sur l’établissement de mailing recensant tous les chroniqueurs de presse écrite et audiovisuelle tout comme les jurés de prix littéraires. Le service de presse établit un fichier informatique dont l’existence traduit la logique symbolique et commerciale à l’œuvre. Sur ces supports papiers sont inscrits la date de « mise en vente » du livre, le titre, le nom de l’auteur et trois sous-rubriques figurent : « Bonnes feuilles », « Action presse » et « Publicité ». Sont ainsi codés les retours positifs du traitement de l’information à partir de l’envoi effectué auprès des « cibles » [32].

32La stratégie de médiatisation s’inscrit dans le cadre de contraintes fortes inhérentes à la concurrence des auteurs en termes d’espaces dans les journaux mais aussi sur les rayons des libraires. La durée de vie d’un roman semble en effet être de trois mois comme nous le confirment plusieurs écrivains et plusieurs libraires. La mise en vente du livre dans les librairies doit en conséquence être assortie de « papiers » dans la presse au court de ce laps de temps. Les chances d’accès aux colonnes des journaux sont donc d’autant plus fortes que l’auteur dispose d’appuis au sein de sa maison mais aussi de relations dans la presse. Elles dépendent alors essentiellement de l’investissement effectué par les attachés de presse auprès des critiques littéraires sollicités. De l’action coordonnée à l’intérieur du lieu d’édition dépendra une possible citation. Et l’auteur, dès lors, n’a plus aucun recours comme le précise cette romancière : « Il ne faut pas que l’auteur appelle, c’est très mal vu. C’est l’attachée de presse qui fait ça. Moi, pour S, c’était en 1982, elles n’ont rien fait pour moi [33]. Elles n’ont rien fait, elles n’ont même pas distribué le livre, à part m’acheter le carré dans Le Monde qui coûte un argent fou (…) alors que ça coûte une brique vous savez le carré, alors que ce carré à l’époque devait coûter 6 000 francs en sachant que le livre n’était pas dans les rayons. Le livre ne s’est pas vendu malgré ça. (…) Après ça, j’ai téléphoné à des tas de journalistes que je connaissais, je leur ai dit : « Est-ce que vous avez reçu le livre ? » « Non, je ne l’ai pas reçu. » Alors je l’ai envoyé, j’ai dépensé mille balles pour envoyer je ne sais plus combien de livres, une vingtaine dans les journaux. Ils n’ont rien fait parce qu’on ne parlait plus de moi et quand l’auteur s’en mêle, on ne l’écoute pas. Ils en n’ont rien à foutre du moment que vous n’êtes plus dans le vent, on ne parle plus de vous et c’est tout » [34].

33En s’adressant directement aux critiques littéraires l’auteur ne fait que dévoiler son absence de reconnaissance en amont du circuit de consécration et sa position de dominé dans le champ littéraire, comme le souligne cette rédactrice en chef : « Les pauvres sont la plupart du temps des chieurs ou bien des gens qui ont une petite maison d’édition qui n’a pas vraiment d’attaché de presse » [35]. Les interventions de l’auteur doivent donc s’arrêter aux murs de la maison d’édition. Toute initiative de contact visible avec les instances de consécration dès lors que l’auteur est éloigné du dispositif, qu’il n’appartient pas à un réseau de sociabilité, trahit l’absence de reconnaissance dont il fait l’objet.

34Ainsi, cet auteur de nouvelles couronné du prix Goncourt des lycéens lors de la publication de son premier roman témoigne du double intérêt que requiert le suivi éditorial et suivi critique :

35« Y’avait un éditeur qui croyait un peu en BM et l’autre pas du tout, ils l’ont publié. C’était quand même le premier roman que je publiais à AS en tout cas. Donc, j’avais quand même le sentiment qu’il y avait là un petit virage, qu’il fallait pas rater ce passage de la nouvelle au roman. Quelques critiques m’avaient suivi sur mes recueils de nouvelles et m’attendaient un peu : « Ah ! Tiens, elle publie enfin un roman, on va voir ce que ça donne ! » Les autres livres étaient complètement ignorés. Oui, je veux dire, LDO était resté… oui aucun critique, sauf M. G. qui l’avait lu sur manuscrit et avait fait un petit article dans T très gentiment. Les critiques ne connaissaient pas LDO, ils ne connaissaient pas l’éditeur. Ça tient à ça » [36].

36Les possibilités de la reconnaissance de la critique littéraire sont donc dépendantes de trois éléments. D’une part, du lieu où est édité le manuscrit, d’autre part, du genre littéraire abordé et enfin des liens tissés à l’intérieur du monde de la critique. L’infrastructure de la maison segmentée en plusieurs services offre la possibilité de répartir les différentes tâches selon un agencement spécialisé de la lecture du manuscrit à la gestion de sa visibilité. Plus la maison est réduite en nombre d’employés moins elle est dotée de figures réputées du monde éditorial moins l’auteur sera « repéré » par les critiques. À ce moment là, l’usage du capital social se monnaye indépendamment du réseau de relation de l’éditeur. Concernant l’auteur de B. M., l’obtention de cette critique pour son recueil de nouvelles résulte d’une stratégie d’insertion parallèle fondée sur la création d’une revue littéraire : « M. G. qui faisait partie du comité de rédaction a fait un article sur mon premier recueil. Il n’y aurait pas eu N,N, on ne se serait pas connu comme ça, je n’aurais pas eu d’article dans T. il faut bien dire comment ça fonctionne. Il faut pénétrer comme ça, avoir un petit réseau » [37].

37Le travail de mise en relation de l’œuvre avec les juges s’effectue de professionnel de l’édition à professionnel du journalisme : « Nous faisons un métier d’information. L’attaché de presse doit soutenir le livre. Sans lui il est mort. Il doit donc trouver les journalistes, voire les journaux leaders qui entraîneront tous les autres. Et il n’a pas droit à l’erreur ! Quand on propose un roman à un critique, on doit non seulement connaître parfaitement ce roman là, mais aussi les goûts du chroniqueur auquel on l’adresse. On n’envoie pas n’importe quel titre à Angelo Rinaldi, de L’Express, à Hector Bianchiotti, du Nouvel Observateur, ou à Bertrand Poirot-Delpech, du Monde. (…) Souvent s’instaurent entre l’attaché de presse et les journalistes des relations de confiance. Si l’on propose un livre à l’attention d’un journaliste, il faut lui expliquer clairement pourquoi l’ouvrage nous paraît le concerner » [38]. La défense d’un livre s’accomplit par le biais des intermédiaires entre les écrivains et le public. À chaque étape du processus, le jugement porté sur l’œuvre offre une chance supplémentaire de franchir un palier pour obtenir la reconnaissance. La garantie de la légitimité de l’auteur s’exprime par l’ajustement de l’offre littéraire aux goûts des critiques. Sa validité se construit avec l’apport d’un intermédiaire, attaché de presse ou éditeur, sorte de caution symbolique, dont le sens du jeu et la connaissance des règles du monde des Lettres permettent de développer un sens pratique propre à ajuster telle œuvre à tel critique. En sorte que l’agent de liaison entre l’auteur et le critique littéraire est lui-même un producteur de valeur littéraire. Comme le souligne Michel Contat : « En fait, l’attaché de presse et le critique partagent une certaine communauté d’intérêt : l’un expose ses convictions et l’autre tient à découvrir un auteur ou une œuvre » [39].

38Dans le dispositif de la fabrication de la valeur littéraire la division des tâches est segmentée du producteur de texte à son récepteur. Le caractère mouvant de l’établissement des cotes d’auteur ne peut s’effectuer qu’avec l’assentiment d’intermédiaires qui participent à leur niveau à l’imposition de la croyance en la valeur de l’œuvre présentée. Mais l’efficacité du caractère performatif de la désignation n’est réalisée dans ce « rituel de valorisation » que si le pouvoir des intermédiaires lié à leur position dans le système de diffusion bénéficie de la croyance de ceux mêmes sur qui il s’exerce dans sa légitimité [40]. L’effet « magique » de cette « sacralisation sociale » [41] ne peut opérer que dans la mesure où les différents intercesseurs s’approprient de façon ponctuelle la valeur de l’ouvrage en le défendant. En cela, la dénégation de l’intérêt commercial est souvent occultée au nom d’un discours sur la valeur intrinsèque de l’œuvre et de l’auteur et comme le souligne N. Heinich, « l’accusation suprême, pour un critique, est celle de la corruption, qui obère à la fois la justesse du jugement, menacée par tout critique qui se trompe, et son détachement de tout intérêt personnel, menacé par tout critique qui trompe ses lecteurs en dissimulant des motivations vénales » [42].

39Le goût des critiques prime sur l’ensemble des mises en œuvre préalables qui ont contribué à former son jugement. En cela, la valeur fiduciaire accordée au jugement du critique contribue à ancrer la carrière d’un écrivain dans le monde des Lettres. Cependant, si à la faveur des relations nouées entre critiques et attachés de presse il est possible d’infléchir un jugement trop négatif, comme l’atteste Catherine Royer : « Le copinage ça n’existe pas. En revanche, quand on connaît bien un journaliste et qu’il nous estime, on peut parfois obtenir qu’il atténue la virulence d’un papier ; on arrive aussi à obtenir d’un chroniqueur en vue qu’il diffère la parution de son article pour qu’à travers l’opinion de ses confrères, le livre qu’il a détesté ait quand même sa chance [43] », les marges de manœuvres des auteurs semblent plus limitées. Soumis à la sanction de cette instance de consécration, l’auteur une fois le livre paru, n’a plus de recours pour lutter contre les jugements négatifs ou pire encore contre le silence fait autour de lui.

40Comme nous l’explique cette essayiste et romancière classée à l’avant-garde dès ses premières publications et dont l’un des livres publiés chez un éditeur « grand public » avait fait l’objet d’une « cabale » [44], selon ses termes, explique sa réaction face à cette situation : « Y’a un livre où ça a été le contraire, on ne peut pas dire que tout le monde m’est tombé dessus puisqu’on m’a ignorée complètement. Ça arrive, ça arrive à tout le monde… et euh… [Je ne comprends pas pourquoi ça arrive ? Vous dîtes que c’est normal dans ces carrières ?] Ça arrive souvent quand un de vos livres précédents a eu du succès, par exemple « XXX » [elle cite un essai couronné au début des années 1980] avait eu beaucoup de succès. Je ne sais pas, mais c’est tout un ensemble de choses, on ne peut pas…, j’ai pas essayé de savoir. Je n’ai eu qu’une idée c’était de traverser ça. Continuer à sourire à tout le monde, à faire comme si je ne m’apercevais de rien » [45]. On voit avec cet exemple, combien la nécessité de se maintenir dans le monde des Lettres contraint à ne pas laisser filtrer une expression, une émotion qui trahirait une des règles du champ implicitement admise et dont la révélation conduirait sinon à la mort littéraire au moins à la stigmatisation de l’auteur qui aurait répondu par l’agressivité à cet oubli volontaire. Se maintenir dans l’espace littéraire c’est donc faire partie de ce qu’Elias nomme la « société de cour» [46] où chacun selon sa position réelle, combinaison du rang officiel et de la position de puissance effective [47], a une place déterminée et où chacun dans cette configuration sociale tente d’échapper, en se maîtrisant, à l’exclusion possible dès lors que l’on révèle l’arbitraire d’une des règles structurantes de l’organisation. Notre interlocutrice poursuit en disant : « Ça arrive il n’y a rien à faire, c’est… Ça arrive, c’est comme ça. Il ne faut même pas essayer de lutter. Si on lutte, on s’installe là-dedans. Il faut même que les gens oublient qu’ils ont été comme ça avec vous, parce que sinon vous restez « ça » pour eux… Il faut… et moi, ça m’était… Je peux pas dire qu’au début ça m’était égal, c’est… j’ai… Ça a été désagréable… très !… Mais pendant très peu de temps, parce que très vite, j’ai dit : « Bon, ben, c’est comme ça ! » Et j’avais très envie d’écrire un autre livre et je me suis mise à écrire un autre livre et alors à ce moment là, je m’en foutais !… Enfin, j’ai pas essayé de me débattre (…) ça sert à rien ! Et alors, on voit ce truc c’est pas la peine, il se passera rien… oublions, poursuivons !… Et ne nous installons pas dans le personnage, la personne qui se débat, qui mendie. Ça pour rien au monde, je n’aurais fait ça. Et en plus ça sert à rien » [48]. L’une de ses collègues victime de ce silence, nous raconte-t-elle a payé un tribut d’autant plus fort qu’elle l’a dénoncé.

41L’auteur rend compte de la nécessité de se soumettre par le silence aux sanctions de la critique dès lors que l’on sort de sa position initiale, d’une certaine manière en transgressant une de ses lois. Des frontières apparaissent entre ceux qui sont disposés à saisir le sens de cette sanction et ceux qui n’ont pas la même maîtrise. Ces derniers vont s’exclure en protestant contre ce qu’ils perçoivent comme une injustice ; mais la conséquence est la stigmatisation. L’enjeu étant de ne pas se marquer auprès des juges, le rapport de force est en défaveur des écrivains. Ce mécanisme d’exclusion officialisé dévoile l’existence de pratiques à l’œuvre pour sélectionner et consacrer les auteurs.

42Mais, cette explication ne saurait suffire. Si elle exprime le coût à payer pour qui envisage de donner une nouvelle orientation à sa carrière, il faut aussi saisir dans toute son amplitude ce qu’elle signifie. Se déplacer d’un espace du champ à l’autre implique une conversion du capital social. L’extrême normativité du champ littéraire fonctionne parce que chaque région de cette configuration dispose de ses réseaux de consécration propres : revues, critiques, prix littéraires… Si bien que le passage d’un « monde » à l’autre suppose, même si le nouvel éditeur organise en amont la promotion de son nouvel auteur, l’adhésion des agents sollicités. En effet, les critiques dont les propriétés sociales les portent à rendre compte d’une catégorie d’ouvrages destinée à un public plus restreint ne vont pas systématiquement suivre l’auteur qui sort du « rang ». De fait, passer d’un éditeur à l’autre, marqué plus ou moins littéraire ou moins ou plus grand public rend compte des économies de la grandeur littéraire autant que des stratégies éditoriales et de l’ajustement des propriétés sociales et culturelles des agents en présence.

43Le passage de l’état de « scripteur » à celui d’écrivain publié à compte d’éditeur [49] n’est donc pas suffisant pour avoir accès à la visibilité< littéraire. Entrer dans le monde des Lettres signifie donc avant tout recueillir les suffrages des juges qui attribuent une place sur l’échiquier littéraire. La reconnaissance littéraire se construit en liaison avec la connaissance que l’on a de l’auteur. La réputation précède l’acte de naissance en tant qu’écrivain. Qu’elle soit produite par la lecture d’un manuscrit « prometteur » ou qu’elle soit la résultante de l’appartenance à des cercles communs, l’auteur cité n’est pas inconnu de celui qui le cite. La participation au jeu littéraire dépend donc de la distance rapprochée au cœur du dispositif critique et de son adéquation aux régions dans lesquelles s’inscrit l’œuvre produite [50].

44Figurer dans les colonnes d’un journal dépend d’une série d’ajustements entre la production éditoriale, le carnet d’adresse de l’attaché de presse, de l’ardeur avec laquelle l’auteur en rivalité avec ses collègues écrivains va être défendu par la maison qui l’édite, des relations entretenues entre tel éditeur et tel rédacteur en chef, de la réputation de l’auteur, de la possibilité d’être en cohérence avec la thématique de la livraison proposée et d’être en adéquation, de manière plus générale, avec la ligne éditoriale défendue par le périodique [51]. Qu’il s’agisse de la critique de presse écrite qui donne une visibilité aux œuvres et aux auteurs contemporains, de nouvelles instances de consécration telles que les émissions audiovisuelles où les auteurs se promeuvent ou de la critique littéraire universitaire qui canonise les écrivains, l’articulation de ces diverses formes d’accès à la visibilité concourt à la formation d’images sociales qui ne sont pas sans faire l’objet de luttes pour la légitimité.

45L’accroissement de la production littéraire disponible sur le marché semble participer au discrédit de la critique de presse écrite et offrir une brèche à leurs détracteurs. L’augmentation constante du nombre de livres parus [52] pose la question de la possibilité pour les critiques littéraires de lire l’ensemble de la production pour en rendre compte. L’inégalité des chances face au soutien critique est dès lors accusée et le soupçon plane sur les « juges » plus enclins selon leurs pourfendeurs [53] à évoquer les auteurs dans l’air du temps. D’autre part, l’introduction de nouvelles instances de consécration, notamment audiovisuelles, concurrence les côtes et jugements émis par la presse écrite. Les critères strictement littéraires d’une littérature de l’entre soi sont concurrencés par l’importation de valeurs extérieures au monde des Lettres privilégiant une notoriété acquise médiatiquement. En sorte que ces instances médiatiques où l’image télévisée de l’auteur prime sur la compétence strictement littéraire ont modifié à la fois la représentation des auteurs mais aussi l’influence des critiques littéraires de presse écrite. L’auto-promotion génère la mobilisation d’autres ressources que celles reposant uniquement sur la lecture de l’œuvre. En cela, comme l’observe Philippe Lejeune « désormais l’auteur doit anticiper ce qui n’était, avant les médias audiovisuels, qu’un effet d’après-coup. L’auteur doit induire le désir de lire ses textes, alors qu’avant c’était le texte qui donnait envie d’approcher l’auteur » [54].

Bibliographie

Bibliographie

  • Becker Howard, Les Mondes de l’art (1982), Flammarion, Paris, 1988.
  • Bourdieu Pierre, « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 13, 1977.
  • Bourdieu Pierre, « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, n° 22, 1971, pp. 49-126.
  • Bourdieu Pierre, Leçon sur la leçon, Minuit, Paris, 1982.
  • Bourdieu Pierre, Sur la télévision. Suivi de L’emprise du journalisme, Liber-Raisons d’agir, Paris, décembre 1996.
  • Champagne Patrick, Faire l’opinion, Minuit, Paris, 1990.
  • Charpentier Isabelle, Une intellectuelle déplacée. Enjeux et usages sociaux et politiques de l’œuvre d’Annie Ernaux (1974-1998), Thèse de doctorat de Science Politique, Amiens, 1999, sous la direction de Bernard Pudal. (3 volumes)
  • Heinich Nathalie, Les Écrivains et le Centre national des Lettres. Rapport de pré-enquête, Centre national des Lettres, Paris, 1989.
  • Heinich Nathalie, Être écrivain, Centre national des Lettres, Paris, 1990.
  • Heinich Nathalie, « Publier, consacrer, subventionner : les fragilités des pouvoirs littéraires », Terrain, n° 21, 1993.
  • Heinich Nathalie, « Façon d’« être » écrivain. L’identité professionnelle en régime de singularité », Revue Française de Sociologie, juillet-septembre, 1995, XXXVI, 3, p. 499-524.
  • Heinich Nathalie, Être écrivain, La Découverte, Paris, 2000.
  • Jauss Hans -Robert, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris, 1978.
  • Jurt Joseph, La Réception de la littérature par la critique journalistique, ed. J.-M. Place, Paris, 1980.
  • Pivot Bernard, Les Critiques littéraires, Flammarion, Paris, 1968.
  • Pujade-Renaud Claude, Zimmermann Daniel, Les Écritures mêlées, Julliard, Paris, 1995.
  • Thibaudet Albert, La Physiologie de la critique, Paris, NRF, 1930.
  • Thumerel Fabrice, La Critique littéraire, Armand Colin, Paris, 1998.

Notes

  • [1]
    Pivot B., Les Critiques littéraires, Flammarion, Paris, 1968, p. 13.
  • [2]
    Heinich N., Être écrivain, CNL, 1990, p. 21.
  • [3]
    Becker H. S., Les Mondes de l’art, Flammarion, Paris, 1988, p. 357.
  • [4]
    Heinich N., « Publier, consacrer, subventionner. Les fragilités des pouvoirs littéraires », Terrain, n° 21, octobre 1993, p38.
  • [5]
    L’activité de critique littéraire de presse écrite est en effet assurée par des auteurs ou universitaires. Rédiger une recension sur un auteur contemporain au sein d’un périodique fait partie des attributions ponctuelles ou régulières des romanciers. Elle peut en outre être un moyen d’accéder au circuit de production éditorial. Mais aussi être un moyen de maintenir une visibilité littéraire entre deux romans. Comme le note Fabrice Thumerel à propos des participants au colloque « Manières de critiquer », CRELID à Arras, 8-9/11/1999 qui réunissait des « critiques d’horizons divers (universitaires, critiques professionnels, essayistes et écrivains) certains cumulant toutes ces dénominations », La Revue des revues, n° 28, 2000, p. 87.
  • [6]
    Thibaudet A., La Physiologie de la critique, Paris, NRF, 1930, p. 8.
  • [7]
    Entretien accordé en 1998.
  • [8]
    Thumerel F., La Critique littéraire, Armand Colin, Paris, 1998, p. 111.
  • [9]
    « Vingt ans de critique au Monde (Entretien avec Michel Contat) », in Manières de critiquer. Actes du colloque organisé par le CRELID à Arras, novembre 1999, à paraître, septembre 2001. Je remercie Fabrice Thumerel de m’avoir transmis cet entretien.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Né en 1911, M. Nadeau est d’origine populaire, sa mère exerçait l’activité de « bonne » et son père, mort à la guerre de 14, était colporteur. Repéré par son instituteur, il intègre l’École normale supérieure de Saint-Cloud en 1931 et devient professeur de Lettres de 1936 à 1945. Il fréquente les Surréalistes dès 1938, date à laquelle il rencontre Pierre Naville. C’est A. Breton qui lui ouvre les portes du monde des Lettres. Il mène dès lors une activité de critique littéraire dans divers périodiques dont Combat, Le Mercure de France, la revue Lettres Nouvelles qu’il fonde en 1953 mais aussi d’éditeur chez Corréa, Julliard et Denoël.
  • [12]
    Naudier D., Critiques littéraires, femmes et écrivains (1970-1994), Mémoire de D.E.A, E.H.E.S.S, Paris, 1996, dirigé par Rose-Marie Lagrave. Entretien avec Anne Sarraute accordé en 1995.
  • [13]
    Naudier D., op. cit., Entretien avec Marianne Payot accordé en 1996.
  • [14]
    Entretien accordé en 1995.
  • [15]
    Thumerel F., op. cit., p. 103.
  • [16]
    Naudier D., op. cit., Entretien avec M. Payot accordé en 1996.
  • [17]
    Entretien accordé en 1996.
  • [18]
    Entretien accordé en 1998.
  • [19]
    Romancière publiée depuis 1974, son dernier livre sortait au moment de l’entretien. N’ayant pas publié régulièrement, elle a connu quelques difficultés pour reconquérir les suffrages de la critique littéraire : elle est inconnue des plus jeunes et oubliée des plus anciens.
  • [20]
    Bourdieu P., Leçon sur la leçon, Minuit, Paris, 1982, p. 7.
  • [21]
    Bourdieu P., Sur la télévision, Liber, coll. « Raisons d’agir », 1996, p. 52.
  • [22]
    Sanantonios L., « Comment lance-t-on un premier roman ? », Livre Hebdo, n° 32-35, 25/08/1989, p. 70.
  • [23]
    Bernard Grasset a notamment été l’un des pionniers en la matière. Cf. Jean Bothorel, Bernard Grasset. Vie et passions d’un éditeur, Grasset, Paris, 1989.
  • [24]
    Livre Hebdo, op. cit., p. 70.
  • [25]
    Entretien accordé en 1998. Le succès de ce livre est lié à l’impact médiatique de ce premier roman. Tiré à 4 000 exemplaires initialement, l’engouement suscité par la presse accélère les réimpressions pour culminer en quelques mois à 300 000 exemplaires, une édition du livre dans 34 pays et la publication rapide en livre de poche.
  • [26]
    Champagne P., Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Minuit, 1991.
  • [27]
    Bourdieu P., Sur la télévision, op. cit., p. 22.
  • [28]
    On se souvient du lancement du roman de Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, (Flammarion) gros coup médiatique orchestré par Raphaël Sorin, son éditeur qui avait obtenu les unes du magazine Lire qui cible une population de classe moyenne urbaine provinciale et celle des Inrockuptilbes qui cible une population parisienne cultivée et jeune.
  • [29]
    Thumerel F., La Critique littéraire, op. cit., p. 95.
  • [30]
    Entretien accordé en 1998.
  • [31]
    Entretien accordé en 1999.
  • [32]
    Dossiers de presse d’auteurs édités chez A. Michel, Julliard, Des femmes.
  • [33]
    L’auteur publiait son dernier livre aux éditions Des femmes, dont elle avait été un auteur phare la décennie précédente. Entretien accordé en 1999.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    Entretien accordé en 1996. M. Payot.
  • [36]
    Entretien accordé en 1998.
  • [37]
    Entretien accordé en 1998.
  • [38]
    Sandrel C., « Profession attachée de presse », Livre Hebdo, n° 32/33/34/35, 27/08/1984, p. 79.
  • [39]
    « Vingt ans de critique au Monde (Entretien avec Michel Contat) », in Manières de critiquer, Colloque organisé par le CRELID, novembre 1999. (Actes publiés en 2001)
  • [40]
    Lafarge C., La Valeur littéraire. Figuration littéraire et usages sociaux des fictions, Fayard, Paris, 1983, p. 47.
  • [41]
    Lafarge C., op. cit., p. 38.
  • [42]
    Heinich N., Être écrivain. Création et identité, La Découverte, Paris, 2000, p. 231.
  • [43]
    Livre Hebdo, op. cit., p. 79.
  • [44]
    Ce livre devait même, selon l’auteur, être soutenu par l’éditeur et une campagne devait être orchestrée afin qu’il obtienne un prix. Le silence de la critique a déjoué la stratégie de la maison.
  • [45]
    Cet auteur a été reconnu par Maurice Nadeau au début de sa carrière, elle faisait partie de l’avant-garde littéraire. Elle a écrit des essais parallèlement à ses romans. Elle était reconnue d’un public restreint, « dans le milieu des écrivains et des vrais lecteurs » nous confie-t-elle. Or le livre pour lequel elle a connu une courte « traversée du désert » était publié chez un éditeur plus mondain et plus grand public. (Entretien accordé en août 1998)
  • [46]
    Elias N., La Société de cour, Calmann-Lévy, Paris, 1974. On pourra également se référer au livre du même auteur intitulé La Civilisation des mœurs, coll. « Pocket », Calmann-Lévy, Paris, 1973.
  • [47]
    Ibid., p. 76.
  • [48]
    Entretien accordé en 1998.
  • [49]
    Heinich N., Être écrivain, CNL, Paris, 1990, p. 18.
  • [50]
    À cet égard, on pourra se référer à la thèse d’Isabelle Charpentier, Une intellectuelle déplacée. Enjeux et usages sociaux et politiques de l’œuvre d’Annie Ernaux (1974-1998), Thèse de doctorat de Science Politique, Amiens, 1999, sous la direction de Bernard Pudal, Volume 2, p. 260-329.
  • [51]
    Michel Contat, par exemple, dit qu’au Monde, sous la direction de Jaqueline Piatier, tous les livres édités par La Pensée Universelle étaient écartés d’emblée. « Vingt ans de critique au Monde », Manières de critiquer, op. cit.
  • [52]
    À titre indicatif, on mentionnera les rentrées romanesques de Livre Hebdo, on passe de 129 romans publiés en 1979 à 230 en 1998.
  • [53]
    Domenach J.-M., Le Crépuscule de la culture française ?, Plon, Paris, 1995, p. 17-27.
  • [54]
    Lejeune Ph., « L’image de l’auteur dans les médias », Pratiques, n° 27, 1980, p. 36.
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