Notes
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[1]
Une précédente version de cet article a été présentée au colloque « Social Theory, Politics and the Arts » (Nashville, Tennessee, 8 octobre 1999) ainsi qu’à l’« International Conference on Cultural Policy Research » (Bergen, Norvège, 10 novembre 1999). Nous remercions les participants pour leurs précieux commentaires, et en particulier Jennifer Craik, dont la réponse écrite nous a aidé à affiner notre argument. Nous remercions également Michael Brown pour sa lecture et ses commentaires sur les premières versions de cet article. Nous tenons également à remercier l’International Journal of Cultural Policy de nous avoir autorisé la reproduction de cet article. Finalement, cette recherche n’aurait pas été possible sans la générosité du personnel du Centre et de son ancien directeur général.
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[2]
Outre les entretiens, une partie des informations proviennent des procès verbaux du conseil d’administration et d’autres documents émanent du conseil, ainsi que d’une publication à laquelle les deux auteurs ont collaboré sur l’histoire et le développement des centres artistiques communautaires aux États-Unis (The National Association of Latino Arts and Culture, 1995).
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[3]
Le nom des organismes artistiques a été changé de façon à respecter leur droit à la confidentialité.
1Le présent article traite de l’impact d’un important programme de subvention d’une des fondations majeures nationales sur un centre culturel et artistique de la communauté mexicaine-américaine, situé dans une grande ville du Sud-Ouest des États-Unis. Nous nous penchons en particulier sur les problèmes que pose la rationalisation des activités instrumentales par rapport aux activités normatives orientées vers des valeurs et vers l’identité (Weber, 1947). Weber nous a appris à faire cette distinction entre rationalité formelle et rationalité substantive. Pour Weber, la rationalité formelle s’exprime dans la bureaucratie, la science et les techniques. Elle oriente l’action selon des règles formelles, elle privilégie la quantification et le contrôle. La rationalité substantive, par contre, s’oriente en fonction des fins de l’action humaine, elle se caractérise par un souci pour les valeurs et les besoins humains. Le problème que pose selon Weber la rationalisation au sens formel est que, de plus en plus, elle devient une forme de domination dans la vie quotidienne. La bureaucratie et la technologie ne peuvent donner sens au monde, elles tendent au contraire à repousser toute considération sur les fins ultimes et les valeurs de l’action. Plutôt que d’instituer les valeurs, la bureaucratie ne fait que les administrer. De ce point de vue, les organismes culturels, au nombre desquels on peut ranger les groupes communautaires et les groupes religieux, devraient non seulement se spécialiser toujours davantage dans des actions instrumentales orientées vers l’accumulation des ressources, mais se séparer des structures locales de la société civile. Weber était cependant aussi au fait des conséquences imprévues du processus de rationalisation formelle qui voit naître des résistances, des expressions substantives de besoins et de valeurs (Weber, 1947 ; Halley, 1991 ; Horkheimer et Adorno, 1972 ; Marcuse, 1968). L’autorité légitime en ce domaine tient à des formes d’expression collectives. Selon Gramsci, l’autorité légitime est l’œuvre des « intellectuels organiques ». Si les intellectuels organiques se caractérisent par cette dimension normative, il faut aussi distinguer deux fonctions des organismes culturels : expliciter la rationalité substantive de la communauté, et favoriser l’acquisition de capital. D’après de nombreux écrits sur la bureaucratie, il semble très difficile voire impossible de concilier ces deux fonctions, et difficile d’agir sans composer avec les deux (Goering, Robison et Hoover, 1977). Lorsque des communautés sont forcées d’affirmer leurs valeurs et leur identité, en raison de facteurs extérieurs, bien souvent en faisant abstraction d’autres besoins, nous faisons valoir que, quoi qu’il en soit de la possibilité de les réconcilier, la première fonction doit avoir la priorité sur la deuxième.
2L’article retrace l’histoire d’un centre artistique communautaire populaire. Dès sa fondation en 1980, à l’issue de la période la plus dramatique de la lutte pour les droits civiques des Mexicains-Américains, les instigateurs du Centre voyaient dans l’art un élément vital, la base normative et identitaire du projet d’émancipation politique. Le problème que nous soulevons est le suivant : comment des travailleurs du secteur culturel peuvent-ils situer positivement leur pratique en regard de ces deux fonctions antagonistes, la substantive et l’instrumentale ? Nous estimons que l’hyperspécialisation du côté de la rationalité instrumentale est susceptible de mener à une compétition avec d’autres centres culturels et à une perte du lien avec la culture ethnique de la communauté. Cela provient de l’accumulation des ressources qui entraîne une plus grande dépendance de l’extérieur. La plupart des travailleurs du secteur culturel se croient obligés de s’identifier à une fonction, souvent jusqu’à exclure l’autre (voir plus loin la discussion avec Craik). Cependant, les risques associés à l’hyperspécialisation du côté de la rationalité orientée vers des valeurs sont généralement beaucoup moins graves, ne serait-ce que parce qu’elle implique un cadre de référence intérieur plutôt qu’extérieur. Si l’emphase sur les valeurs n’a pas de conséquence immédiate sur la profitabilité, elle est cependant plus susceptible de renforcer les capacités créatrices et autoréflexives de la communauté.
3Nous ferons appel aux théories de Gramsci sur la base populaire de l’intellectuel. Son « intellectuel organique » marque un nouveau genre de fonction en rupture avec l’élitisme associé en général à l’intellectuel. L’intellectuel organique est ancré dans la communauté, il lui prête sa voix pour faire entendre ses valeurs et résister avec elle. Dans la communauté mexicaine-américaine, il existe une longue tradition d’intellectuels liés à une base populaire, des éditeurs de petits journaux communautaires hispanophones jusqu’aux chansonniers et aux interprètes de corridos (ballades), dans lesquels souvent la communauté prise comme un tout est représentée. Par exemple, plusieurs ballades anciennes relatent les injustices commises par les Rangers ou par les fonctionnaires à la frontière du Texas qui persécutent les ressortissants d’origine mexicaine (Valdez et Halley, 1993). Certains corridos contemporains portent sur les conflits qui souvent opposent la communauté et les institutions, comme les services de l’immigration des États-Unis, qui prennent des décisions discriminatoires envers les Mexicains-Américains.
4Gramsci a posé le difficile problème de la relation entre un peuple et sa culture. À cette fin, il a développé le concept de « national-populaire », désignant par-là la conscience du dominé lorsqu’elle tient lieu de culture à une nation entière. À l’époque, en Italie, les journaux publiaient des romans-feuilletons dans le but d’augmenter leur tirage. Mais la plupart de ces textes provenaient d’écrivains français (Forgacs, 1984). Gramsci observe qu’en Italie, à la différence de la France, où il y a une certaine proximité entre l’intellectuel écrivain et le peuple, il n’existe ni littérature populaire ni production locale de littérature « populaire », parce que les « écrivains » et le « peuple » ne partagent pas la même conception du monde. En d’autres termes, les sentiments du peuple ne sont pas vécus par les écrivains comme les leurs, et les écrivains n’ont pas de rôle à jouer dans l’« éducation nationale » : ils n’ont pas et ne se posent pas le problème d’élaborer les sentiments populaires après les avoir fait revivre et se les être appropriés (Gramsci, 1985 : 206-207).
5Les intellectuels organiques de la communauté mexicaine-américaine ou chicano n’œuvrent cependant pas dans un contexte que l’on peut appeler « national-populaire », puisque leur projet n’est pas tant de développer une culture et une conscience nationales qu’une nouvelle solidarité, fondée sur une identité plutôt qu’un territoire. Nous proposons donc le terme de « ethnique-populaire » pour signifier clairement la non-territorialité de la culture mexicaine-américaine, et les dimensions locale et performative dans lesquelles elle se réalise. L’ethnique-populaire a trait à une culture qui est à la fois locale et très étendue, toujours en mouvement, bien que condamnée à idéaliser la « tradition ». Gramsci semble avoir entrevu une telle réalité lorsqu’il écrit que cette culture nouvelle : « doit absolument prendre une forme historique, politique et populaire : elle doit tendre vers l’élaboration de ce qui existe déjà, et il importe peu que cela soit sous un mode critique ou non. Ce qui compte est qu’elle plonge ses racines dans l’humus de la culture populaire telle qu’elle est, avec ses goûts et ses tendances, avec sa morale et son monde intellectuel, même s’ils sont arriérés et conformistes » (Gramsci, 1985 : 102).
6En ce qui concerne la culture chicano, les tendances artistiques se sont développées dans le contexte particulier de la société civile comme lieu à la fois de l’affirmation et de la lutte. Ainsi, on a assisté au développement relativement autonome des arts visuels chicanos pendant et après le mouvement pour les droits civiques (Goldman et Frausto, 1985 ; Griswold del Castillo et Mckenna, 1991), tandis que le conjunto, musique basée sur l’accordéon, la bajo sexto, qui est une sorte de guitare, la batterie et la basse, était associé à la résistance culturelle (Peña, 1985 ; Valdez et Halley, 1993 et 1996 ; cf. Scott, 1985). Plus pertinent pour notre propos, un théâtre chicano a émergé des luttes politiques et culturelles des années 1960 ; sa thématique touchait à l’immigration, à l’acculturation et à la tradition, ainsi qu’aux conflits politiques impliquant la classe ouvrière et les femmes (Broyles-Gonzalez, 1994). Ces tendances artistiques sont la manifestation de l’« ethnique-populaire » en ce sens qu’elles articulent les tensions internes d’une culture : leurs formes expressives sont ancrées socialement, leur imagerie et leur thématique sont supralocales.
7Bien entendu, toutes ces expériences artistiques ne se prêtent pas exclusivement à une approche substantive. En fait, aucune n’échappe à la tension entre la fonction « substantive » que nous avons identifiée à l’ethnique-populaire et au travail des intellectuels organiques, d’une part, et la fonction instrumentale, d’autre part. Par exemple, Flaco Jimenez, un artiste de conjunto lié à la communauté, est aussi un produit de l’industrie de la musique reconnu internationalement. En soi, sa musique reflète cette tension, puisqu’il pratique maintenant un crossover qui rassemble d’autres genres musicaux et qui touche un plus vaste auditoire.
8Les auteurs du présent article connaissent bien l’organisme dont il sera question. L’un y a été actif pendant plus de vingt ans, en tant que membre du conseil d’administration et président, du début des années 1980 jusqu’au début des années 1990. Les deux auteurs ont également mené une recherche pour le Centre, pendant les années 1990, dans le cadre d’une vaste enquête d’évaluation des organismes culturels mexicains-américains ainsi que d’organismes hispaniques à travers tout le pays (The National Association of Latino Arts and Culture, 1995). Grâce à cette enquête, les auteurs prirent connaissance d’un large éventail d’organismes artistiques hispaniques à différents stades de développement. Plus récemment, ils se sont consacrés à l’examen d’un projet de théâtre « binational » (mexicain-américain et mexicain) et ont pu observer la mise en place d’un programme de subvention d’une fondation nationale. Les informations contenues dans le présent article proviennent de leur participation à ces diverses expériences de recherche, ainsi que d’entretiens en profondeur réalisés pour les besoins de cette étude.
Une réalité socioculturelle en émergence
9Pendant les années 1970 et 1980, certains segments de la population mexicaine-américaine connurent une mobilité sociale sans précédent. Plusieurs barrières légales qui limitaient la participation des minorités aux institutions américaines furent éliminées, suite au mouvement pour les droits civiques. Cependant, ce sont ceux qui étaient déjà avantagés dans la course pour l’ascension sociale qui en profitèrent le plus. Ils provenaient pour la plupart de la classe moyenne émergente et avaient réussi à bénéficier des programmes d’action positive, des nouvelles ouvertures dans les institutions d’éducation supérieure et d’autres opportunités liées à la mobilité sociale et économique. Tandis qu’elle devenait plus prospère, la classe moyenne commença à s’éloigner de la majorité des Mexicains-Américains, en particulier du nombre sans cesse croissant d’immigrants mexicains qui n’étaient tout simplement pas dans la course.
10Ce qui caractérisait la classe moyenne hispanique de l’époque, par rapport aux groupes euro-américains, est qu’elle maintenait un nationalisme ethnique au même moment où elle entrait dans les nouvelles structures. C’est la raison pour laquelle on l’appela la « Génération hispanique » (Mindiola, 1990). Ce sont les Mexicains-Américains de cette génération qui pour la plupart devinrent les représentants élus de la communauté, les administrateurs, les gens d’affaires et les professeurs, ceux qui donnèrent du pouvoir aux Hispaniques. Il était dans l’intérêt de cette classe moyenne émergente d’encourager une culture hispanique ethno-populaire par le biais de la promotion des arts (Valdez et Halley, 1993).
Les origines et le développement d’un centre artistique communautaire [2]
11L’impulsion initiale du financement des arts mexicains-américains provient du mouvement de protestation au niveau municipal. Historiquement, tous les sièges au conseil municipal étaient comblés et non rattachés à des circonscriptions électorales, ce qui avait pour conséquence d’assurer une représentation totalement blanche. Cette situation politique persistait malgré le fait que les Mexicains-Américains composaient plus de 50 % de la population. Au début des années 1980, dans cette ville hautement résidentielle fondée sur la ségrégation, une modification du mode de scrutin offre aux Mexicains-Américains une ouverture. Un certain nombre d’entre eux sont, pour la première fois, élus au conseil municipal, en position d’influencer les programmes de financement, dont celui des arts. En raison de leur base électorale, ils n’ont d’autres choix que de répondre aux besoins de leur communauté, incluant les artistes et les organismes artistiques partagés entre les deux fonctions décrites plus haut, l’instrumentale et la substantive, qui allaient bientôt orienter le travail des promoteurs de l’art chicano.
12Le Centre est né de la fusion de cinq organismes artistiques communautaires qui luttaient pour leur survie. En 1980, la ville accorde une importante subvention de 175 000 $ pour consolider cette fusion. La nouvelle entité effectue du lobbying pour obtenir des sommes supplémentaires de la ville. Avant la fusion, les organismes travaillaient séparément, et, dans plusieurs domaines, par exemple la musique, le théâtre et les arts visuels, ils entraient en compétition. À la formation du nouveau Centre, ces domaines devinrent des sections qui gardaient leur autonomie. Des sections de médias et de littérature s’ajoutent pendant les toutes premières années, et une section de danse est inaugurée à la fin des années 1980.
13Les subventions et les politiques municipales restent primordiales pour le Centre. Les revenus dépendent des sommes reçues du conseil municipal qui contrôle le budget de la ville. Dès ses débuts, le Centre a ses opposants, particulièrement dans la communauté anglo-saxonne qui admet toujours difficilement la perte de son hégémonie politique. Des membres du conseil municipal essaient de lui couper les fonds dès la fin de sa première année.
14Comme c’est le cas dans la plupart des organismes communautaires, les premières années sont économiquement et administrativement instables. Par exemple, le trésorier de la ville critique le Centre dans sa gestion des subventions, et le conseil d’administration congédie deux de ses directeurs. La communauté artistique mexicaine-américaine, faisant front avec le Centre, s’oppose au conseil municipal qui tente de mettre fin aux subventions. On organise des manifestations. Le conseiller municipal qui représente le Centre et son quartier réussit finalement à convaincre la ville de maintenir l’aide. Cet épisode confère à ce conseiller un solide appui au sein de la communauté artistique chicano, de même que dans l’ensemble de la classe moyenne hispanique, et il devient un des plus importants défenseurs des arts mexicains-américains au conseil municipal. À sa troisième année, le Centre reçoit la somme de 450 000 $, soit le triple de la subvention initiale. La totalité des revenus du Centre provient alors de la ville.
15Tandis que son organisation et son financement se stabilisent, le Centre entre en conflit avec ce même conseiller municipal qui l’avait d’abord défendu. La tension atteint des sommets, comme en témoigne le commentaire suivant, recueilli lors d’un entretien :
« Il se considérait comme le « tsar des arts », et voyait le Centre comme son propre fief politique. Il insistait pour qu’on y engage qui il voulait, et pour que le personnel et le conseil d’administration du Centre appuient sa campagne électorale. Le personnel refusa de plier, et l’affaire éclata dans les médias. Les médias prirent parti pour le Centre. »
17La publicité qui entoure ce qui était largement perçu comme une tentative pour contrôler le Centre, de même que des allégations sur son comportement personnel, valent au conseiller un blâme. Conséquemment, il subit un échec aux élections suivantes.
18Suit une période de stabilisation et de tranquillité relative avec les décideurs municipaux et les médias. Le Centre engage un directeur spécialisé dans la gestion des arts, qui était auparavant aux commandes du service de la culture d’une importante ville voisine. Sous son autorité, le Centre met en place des méthodes de gestion rationnelle.
19Les succès du Centre le propulsent à égalité, en termes de statut, avec l’orchestre symphonique et le principal musée de la ville, et il partage avec ces institutions majeures les bénéfices d’un programme d’aide à long terme. Il échappe ainsi aux incertitudes du financement annuel.
20En conclusion, soulignons que le développement du Centre, à l’origine un projet communautaire sous-financé qui devient un organisme capable de rationalisation selon les critères institutionnels (par exemple, l’efficacité), aurait été inconcevable sans la refonte du système de représentation dans les États du Sud-Ouest, désormais plus favorable aux Mexicains-Américains. Les entités politiques locales appuyèrent le financement initial du Centre, et subséquemment, le Centre obtint sa propre autonomie.
L’intensité charismatique des débuts
21Pendant cette période initiale, le conseil d’administration est composé d’une majorité de Mexicains-Américains qui représentent différents intérêts de la communauté. Ils sont sélectionnés en raison de leur activisme et de leurs liens avec les organismes communautaires. Par exemple, une femme est retenue pour son rôle de leader d’un syndicat de travailleurs non conformiste ; la présidence revient à un attorney spécialisé dans les droits civiques. Pendant un temps, le président de la plus importante association de citoyens chicano, de réputation nationale, fait partie du conseil. La caractéristique majeure commune à tous les membres du conseil d’administration est qu’ils doivent leur nomination à des commettants de la communauté mexicaine-américaine.
22Durant cette période, il existe une étroite collaboration entre le conseil d’administration, les directeurs de section et le personnel. À l’origine, le conseil est petit (six membres) et provient de la base populaire. Aucun prestige particulier n’est attaché au fait d’en faire partie. Les membres du conseil participent aux activités du Centre, ils assistent aux événements, ils discutent des décisions à prendre avec le personnel. Cette collégialité est fondée sur un intérêt commun, que nous avons appelé l’ethnique-populaire. Cela donne au Centre sa vitalité, qui se reflète dans sa programmation. Les activités incluent de la danse dans les rues, des expositions d’artistes et d’artisans non professionnels locaux, des séances de cinéma et des concerts gratuits. Pendant ces premières années, le Conjunto Festival - qui se tient dans une plaza du centre de la ville et qui regroupe des musiciens mexicains-américains de la région - est un événement gratuit et d’accès libre. Le Centre conçoit que sa mission est d’encourager la culture indigène, la culture produite par les membres de la communauté locale, et non une culture parachutée d’en haut ou importée d’ailleurs. La culture n’est pas davantage vue comme un produit à exporter. Il est donc compréhensible qu’aux yeux de plusieurs, le Centre soit considéré comme le dernier vestige du radicalisme des années 1960.
Le développement d’une organisation bureaucratique
23En 1985, le nouveau directeur commence à mettre en place des procédures et des politiques semblables à celles qu’il orchestrait précédemment pour une ville voisine. Ces mécanismes entraînent la séparation effective du conseil d’administration de chacun des directeurs de section. Le personnel ne peut plus communiquer directement avec le conseil, mais doit s’adresser au directeur ou au comité de gestion du personnel. De plus, le directeur entreprend de sélectionner les membres du conseil au sein de la classe moyenne plutôt que dans la base populaire de l’organisme. On commence à compter parmi les membres du conseil des Mexicains-Américains du milieu des affaires et des banques, des directeurs généraux d’entreprise et des avocats d’affaires. On note en particulier la présence de représentants hispaniques de grandes sociétés et de l’industrie, incluant les télécommunications. Par le biais de leurs représentants, les grandes sociétés cherchent à étendre leur marché dans la communauté hispanique. Plusieurs des nouveaux membres du conseil d’administration sont préoccupés par l’avancement de leur propre carrière professionnelle et défendent les intérêts de leur société. En retour, le Centre voit dans les grandes compagnies des sources de financement pour des projets spécifiques.
24L’intégration de nouveaux administrateurs a des conséquences immédiates sur la culture du conseil. Les réunions sont désormais plus formelles, et obéissent à un ordre du jour en bonne et due forme. Le conseil est à l’origine d’une série de comités très structurés, avec des présidents lui faisant rapport. Les réunions se tiennent à l’heure du lunch dans des restaurants huppés, bien éloignés de la communauté. La structure inhibe toute forme d’interaction entre les membres du conseil, de même qu’entre le conseil et le personnel du Centre. La bureaucratisation du Centre se poursuit ainsi jusqu’à la fin des années 1990.
Un organisme dépendant
25La phase la plus récente du développement du Centre concerne l’octroi d’une subvention provenant d’une importante fondation nationale. Le Centre a soumis avec succès deux demandes d’aide : dans le premier cas, les critères d’éligibilité stipulent que l’organisme doit susciter une collaboration entre des artistes américains issus d’une communauté ethnique et leurs vis-à-vis à l’étranger, en vue de la production de spectacles scéniques multidisciplinaires. Le Centre propose de réunir des artistes mexicains-américains des États-Unis et des artistes mexicains résidant au Mexique. D’autres organismes proposent des événements « binationaux » qui impliquent, par exemple, des Africains-Américains collaborant avec des Africains, des Asiatiques-Américains avec des Asiatiques, etc. La proposition du Centre est reçue favorablement, et il bénéficie d’une subvention majeure destinée aux projets de collaboration internationale dans le domaine des arts de la scène.
26Dans le deuxième cas, le Centre reçoit une subvention qui lui permet de commander une enquête scientifique dans la région frontalière États-Unis/Mexique sur les relations interculturelles entre Mexicains-Américains du sud du Texas (Chicanos) et Mexicains du nord du Mexique (Norteños). Il n’appartient pas à la présente étude de discuter de cette seconde subvention ; nous nous arrêterons plutôt aux productions théâtrales binationales qui ont vu le jour grâce à la première. Soulignons, mais sans davantage analyser le cas, que l’intérêt de la fondation, la plus importante du pays, est de documenter tout le processus de collaboration binationale afin d’établir des règles de « bonne pratique » qui seront partagées dans les échanges internationaux à venir. Il est important de le souligner, puisque le but de la fondation peut ne pas coïncider avec l’intérêt des divers organismes artistiques ethno-communautaires.
27Le Centre s’intéresse à la création d’œuvres binationales à la fine pointe de l’expérimentation, qui intègrent des éléments innovateurs de la danse, de la musique et du théâtre. Il lance un appel aux artistes. Sans thème particulier, on envisage cependant de situer les œuvres dans le contexte de la binationalité, des cultures frontalières, de l’immigration et de la relation entre Chicanos et Mexicanos.
L’effet de la subvention sur le public
28Au fil des ans, dans les domaines de la littérature, de la musique, de la danse, du cinéma et du théâtre, le Centre a réussi à développer son propre public. Ce public entretient certaines attentes quant à l’« art chicano » dans chacun de ces domaines. Le meilleur exemple se trouve dans le public du théâtre chicano. Les collaborations binationales semblent avoir perturbé ces attentes.
29Avant l’obtention de la subvention, le Centre avait mis au point un certain style et attirait un public populaire composé en majorité de Chicanos. Les productions qui connurent le plus de succès étaient généralement celles qui utilisaient des éléments du teatro issu du mouvement chicano (Broyles-Gonzalez, 1994). Elles reposaient sur des textes composés en code populaire - un mélange d’espagnol et d’anglais, ou Spanglish. Les pièces qui mariaient l’humour à des thèmes sur la situation des femmes et des classes laborieuses connurent un immense succès. Cette audience comptait surtout des femmes qui y amenaient leur homologue masculin, ou revenaient à plusieurs reprises accompagnées de nouvelles personnes. Une autre caractéristique de l’assistance était l’absence de ségrégation entre les groupes d’âge, contrairement au théâtre institué où les couples dominent. Des familles entières, avec enfants et grands-parents, fréquentaient le théâtre du Centre. Avec les années, les pièces attirèrent de grandes assistances à chaque représentation. L’engouement était tel que les gens attendaient impatiemment la production suivante.
30À l’opposé, plusieurs des pièces produites grâce au programme de collaboration binationale restent vagues ou étrangères la communauté, et la réponse du public n’est pas aussi forte. Un informateur commente ainsi l’une de ces productions de la première année qui ne connut pas le succès : « Il y avait une partie mexicaine et une partie chicano, mais pas d’unité. L’intrigue était séparée en deux. Une partie était dans l’espagnol de style soutenu parlé au Mexique, l’autre dans l’espagnol populaire des Chicanos. Les gens l’ont remarqué et n’ont pas apprécié. La plupart des spectacles [soutenus par le programme de collaboration binationale] n’ont pas connu le succès. Nous étions déçus du peu de réponse du public, et de la faible fréquentation. Par contre, deux pièces produites en dehors du programme subventionné furent très populaires. Le résultat est que des gens impliqués dans la scène artistique de la ville dirent que le Centre était en train de perdre sa base communautaire. Une partie du public se déplaça vers d’autres lieux. »
Les effets sur l’organisation
31Le programme crée des tensions au sein de l’organisme. Trois des directeurs (les responsables de la musique, du théâtre et de la danse) et le directeur général sont profondément engagés dans la gestion et le développement des nouveaux projets subventionnés ; selon leurs dires, cela occupe la majeure partie de leur temps. Mais ils doivent aussi assumer les responsabilités associées à leurs fonctions régulières, ce qui inclut l’organisation d’un important festival de musique, d’un festival de littérature, d’une série de productions indépendantes en théâtre et en danse. De plus, chacun des trois directeurs doit maintenant consacrer plus de temps aux questions reliées au personnel. Cela représente également une somme considérable de travail de gestion pour l’ensemble des employés, avec plus de réunions. Au bout du compte, le personnel a le sentiment d’une tâche deux fois plus lourde, car il doit, en plus des nouveaux projets, s’acquitter du travail habituel.
32La présence simultanée de deux troupes de théâtre crée un problème de logistique car il faut partager l’espace. Finalement, le cycle normal des représentations est perturbé, le théâtre devant abandonner sa programmation régulière pour laisser place aux productions binationales.
33Dès la première année, il y a de nombreux problèmes au plan de la collaboration. Des conflits surgissent entre les artistes et le personnel, et chez les artistes eux-mêmes. Le personnel n’a pas prévu l’ampleur des problèmes, et n’est pas prêt à faire face aux tensions personnelles et professionnelles auxquelles tous sont désormais confrontés. À la deuxième année, on tâche de regrouper les artistes qui partagent une même façon de travailler et on tente de définir plus clairement leur rôle. On élimine les créations issues de travaux en cours pour ne produire que des œuvres achevées.
34Les conflits qui éclatent parmi les artistes sont dus à des divergences de méthode de travail, entre le travail en équipe et le travail individuel par exemple, ou entre l’auteur et les acteurs quant à la direction du jeu, ou à des divergences de vues sur la relation entre l’art et la politique dans la pièce. D’autres conflits touchent les différences de classe : les Chicanos proviennent en général de milieux ouvriers, tandis que les Mexicains appartiennent à la classe moyenne. Certaines des personnes interrogées affirment qu’il y a de réelles différences dans les rôles sociaux de sexes, alors que d’autres font valoir que ces différences ne sont qu’un écran de fumée utilisé pour masquer des enjeux importants, comme les échéances organisationnelles. Si certains informateurs estiment que les conflits sont inévitables et nécessaires dans une situation de collaboration, d’autres croient qu’ils portent préjudice aux pièces et créent de graves tensions au sein du personnel.
35Un des acteurs importants du projet résume ainsi les effets de la subvention :
« Ils croyaient en ce projet, mais ils avaient sous-estimé les difficultés de sa réalisation. Le montant était substantiel, une forte proportion allait à l’infrastructure. Avec cette aide d’une fondation nationale, le Centre a vraiment crevé le plafond. Les sommes disponibles augmentaient, les dépenses montaient en flèche, 600 000 $ par-ci, 500 000 $ par-là, et encore 200 000 $ par-là. Rassembler des Mexicains et des Chicanos représentait bien des choses importantes. Une occasion d’échanger très fructueuse. Mais ils n’ont pas réussi à gagner la popularité qu’ils souhaitaient. Cela a ébranlé tout le monde, ils ont tout de même mené à terme le projet. »
37Le Centre a effectivement réalisé le projet, mais au détriment de son public de base. De plus, la subvention précipite un changement dans la structure organisationnelle, sur lequel nous allons maintenant nous pencher.
La restructuration d’un organisme communautaire
38Une transformation dans la structure du Centre s’opère en effet. La bureaucratisation de l’organisme a commencé avant qu’il ne bénéficie de l’aide de la fondation, mais le processus prend de l’ampleur et s’accélère. Par exemple, un désaccord au sein de l’administration en ce qui a trait à la gestion des deux subventions décrites plus haut et leur poids dans le développement du Centre crée de sérieuses divisions. Ces divergences se répercutent sur l’ensemble du personnel et sur le conseil d’administration. Bien que ce ne soit pas toujours directement lié à la subvention, la surcharge de travail et les pressions inhérentes à l’échéancier se retrouvent au cœur de nombreux désaccords. Après une période de deux ans, le Centre connaît d’importants changements de personnel. Le directeur général démissionne alors qu’il occupait le poste depuis plus de quinze ans. Bien qu’il aurait probablement agi de la sorte dans les deux ans à venir, il est clair que la tension qui s’est installée dans ses rapports avec les directeurs de section et les lourdes exigences des subventions nationales précipitent son départ. Dans une note personnelle aux auteurs, il affirme : « J’étais tout simplement fatigué de devoir régler tous ces problèmes de personnel. »
39Le conseil d’administration se met en quête d’un nouveau directeur. À ce moment, le conseil a achevé sa transformation en un groupe « hispanique » hautement professionnalisé, au sein duquel la communauté de base est très faiblement représentée. Un de nos répondants dit que le conseil n’a aucune légitimité, sinon celle qu’il gagne dans les grandes entreprises auxquelles sont affiliés ses membres. Le nouveau président du conseil n’a jamais participé à la vie d’un organisme communautaire ni d’aucun regroupement chicano. Cela contraste de façon radicale avec la composition du conseil du début des années 1980.
40Deux camps émergent au sein de la communauté pendant le processus de sélection du nouveau directeur général. Le premier veut que le Centre retrouve ses racines en tant qu’organisme artistique communautaire. Ce camp est représenté par deux candidats de l’intérieur qui sont directeurs de section. Ils sont associés au Centre depuis le début des années 1980. L’un est très charismatique, et perçu comme organiquement lié à la scène artistique chicano. Il a aussi acquis une solide réputation au plan national auprès des autres groupes ethniques et des fondations. L’autre camp préconise une bureaucratisation accrue et une transformation entrepreneuriale. Cela implique que le Centre accentue sa recherche de commanditaires privés et ses démarches auprès des fondations nationales.
41Après presque un an, on met fin au processus de sélection sans retenir qui que ce soit. En conséquence, le conseil engage une directrice par intérim qui dans les faits représente le modèle entrepreneurial. Cette candidate est éventuellement retenue lors d’un second processus de sélection mené par le conseil. La nouvelle directrice possède de l’expérience dans le monde des entreprises comme agent de liaison hispanique. Elle s’est également présentée dans la course à la mairie avec l’appui du monde des affaires, mais quasiment sans récolter de vote dans la population. Elle est perçue comme une technocrate, sans attaches avec les arts ni engagement particulier envers la communauté. Sa première tâche en tant que directeur général consiste en une importante levée de fonds.
42Un porte-parole de l’autre camp - celui qui préconise un retour à la communauté de base - résume ainsi l’effet du programme :
« Ma plus grande critique à l’endroit du Centre est que tandis que notre projet était en déclin, en termes de quantité et de qualité, l’infrastructure administrative était en pleine croissance. Le conseil s’est éloigné et s’est développé en dehors de la communauté de base, il s’est éloigné des arts et de la mission du Centre. C’est devenu un gros conseil où se font entendre les gens d’affaire, les professionnels, mais pas les gens intéressés par les projets. Plusieurs d’entre eux ne connaissent ni l’histoire, ni les projets ni le personnel du Centre. Ils sont là pour d’autres raisons. Cela fait bien sur leur curriculum vitae. Ils n’ont aucun intérêt dans les projets du Centre. Je crois que c’est dangereux, et c’est une tendance qui se confirme depuis la nomination du directeur général jusqu’à aujourd’hui.
Ce sont de graves critiques… De même que le conseil perd son unité, le personnel augmente et perd son unité. Le personnel était prêt à travailler de longues heures. Ils avaient une vision. Maintenant, ils se sont éloignés de tout cela, ils ne sont plus attachés aux projets. Dans les services artistiques et culturels qui s’adressent à la communauté chicano, ils doivent contrebalancer et composer avec la bureaucratie. »
Le renouveau des organismes artistiques communautaires dans la ville
44Une conséquence inattendue du programme d’aide national, tandis que le Centre s’adonnait à diverses collaborations, fut que d’autres organismes occupèrent la place laissée vacante. Par exemple, le Upstart Theater [3] a produit trois pièces d’une célèbre autrice chicana. Il a aussi inauguré récemment un festival de théâtre qui se tient tout le mois de juin et qui présente des pièces chicano et des pièces mexicaines, sans toutefois proposer de mélange. En procédant ainsi, il préserve, au bénéfice d’une certaine partie du public du moins, les attentes spécifiques qui entourent le théâtre chicano. Un autre organisme, voué aux arts ainsi qu’aux questions de paix et de justice, présente des pièces de théâtre et met sur pied un « marché de Noël », sur le modèle du Hecho a Mano (littéralement : fait à la main), le marché créé par le Centre pour le temps des vacances. En passant, il est intéressant de noter que le marché du Centre offre d’abord un débouché pour les artistes du barrio, du quartier. En se développant, il devient de plus en plus un endroit où acheter des produits importés, par exemple du Guatemala, et abandonne sa fonction communautaire.
45Un organisme artistique chicano, Quinto Sol, se lance dans la production théâtrale après avoir évité pendant des années toute compétition avec le Centre. Un quatrième, Barrio Cultural Arts, favorise et soutient les talents artistiques de la communauté. Ses trois principaux projets qui concernent la vidéo, les murales et la production d’un journal, sont destinés aux Mexicains-Américains du centre de la ville, les jeunes comme les adultes, qui voudraient acquérir un savoir-faire.
46Un autre développement majeur est l’émergence de plusieurs festivals de musique conjunto qui rivalisent désormais entre eux. Le festival qu’avait créé le Centre était le premier à faire la promotion de ce genre musical indigène. Récemment, dans sa quête d’un auditoire toujours plus vaste, il intégrait d’autres genres, comme le tejano (Peña, 1999), qui touche davantage les jeunes Mexicains-Américains. D’autres organismes commanditent alors des festivals conjunto qui restent fidèles à l’esprit initial. Un des DJ de la station de radio locale qui soutient ce genre de musique déplore que dans sa course aux dollars le Centre ait édulcoré le style propre au conjunto. Ainsi, dans la cour même du Centre, tandis qu’il se livre à des activités plus prestigieuses et généreusement subventionnées, de nouveaux organismes communautaires émergent.
Deux points de vue sur le culturel
47Nous avons décrit les transformations d’un organisme artistique communautaire qui, à notre avis, n’a pas su conserver de liens organiques avec sa base. Parvenu au même niveau que les institutions majeures de la ville, telles que le musée des beaux-arts et l’orchestre symphonique, il tend à perdre sa vitalité, sa spontanéité et sa vocation initiales.
48Il y a une contradiction dans le fait que pour obtenir l’aide de la fondation nationale, les organismes artistiques communautaires doivent élargir leur base. Car en élargissant sa base, l’organisme risque de perdre son appui populaire et son public. Il n’y a rien d’étonnant dans ce phénomène, puisque cette contradiction est inhérente à une société qui valorise le développement, la croissance. Plus spécifiquement, il s’agit d’une contradiction entre une rationalisation orientée en fonction de l’argent, d’une part, et l’intégrité de toute norme ou finalité substantive quelle qu’elle soit, d’autre part.
49En réponse à notre argument, Craik (1999) a rassemblé d’autres informations et arrive à une conclusion différente. Elle soulève la question suivante : les travailleurs du secteur culturel doivent-ils devenir des intellectuels organiques, ou tenter plutôt d’œuvrer dans la communauté plus large ?
50Craik (1999 : 1) reprend la question soulevée par Martin lors d’un colloque sur les pratiques artistiques communautaires : « Ces pratiques doivent-elles se situer dans des lieux de résistance ? Si oui, qu’est-ce que cela signifie pour l’art ? Sinon, qu’en advient-il ? » (Martin, dans Feral Arts 1999 : 9). Craik avance que les changements bureaucratiques ne sont qu’une partie de l’histoire. Pour désigner ces pratiques artistiques, l’auteur utilise la nouvelle dénomination qui a cours en Australie : le community cultural development (développement culturel communautaire), ou ccd. Craik décrit les transformations intervenues dans les années 1990 : les beaux jours du ccd sont passés ; aujourd’hui, il est moins critique, et comme d’autres mots d’ordre, il a perdu en détermination et en vision, il commence à perdre sa légitimité populaire, les arts et la culture ne sont plus au centre de ses préoccupations (Feral Arts, 1999 : 6-7). Elle décrit en somme des organismes culturels en crise (Craik, 1999 : 2).
51Craik identifie ensuite les tendances qui font pression et qui menacent les pratiques artistiques communautaires. La première est l’impératif économique. Dans la recherche de fonds, « l’argent doit-il toujours s’accompagner de contraintes et de conditions qui inévitablement freinent l’organisme ? […] la stabilité financière entraîne la professionnalisation, la spécialisation, le travail salarié, et, plutôt que le dévouement, le détachement » (Craik, 1999 : 2). Cependant, elle ajoute que « peut-être l’impératif économique participe-t-il à la redéfinition des pratiques artistiques communautaires, qui s’éloignent des questions de justice sociale pour intégrer le cadre plus large du « développement social et culturel », une des « grandes orientations de la politique économique » (Feral Arts, 1999 : 57 ; Craik, 1999 : 2-3).
52Quant à ce que Horkheimer et Adorno (1972) appelaient l’« industrie culturelle », Craik s’interroge : « les pratiques artistiques communautaires survivront-elles à la redéfinition des arts et de la culture en termes industriels ? » Elle reconnaît le danger, mais croit que les pratiques artistiques communautaires peuvent en bénéficier… si elles intègrent le cadre du développement social et culturel, et si elles rejoignent les priorités de la politique culturelle gouvernementale. Cela signifie renforcer l’autonomie, l’autosuffisance, l’acquisition des compétences, la création d’emploi et le potentiel économique des activités, c’est-à-dire se préoccuper davantage des résultats plutôt que du processus (1993 : 3).
53Il semble que Craik (1999 : 3) soit d’accord avec nous pour dire que les organismes artistiques orientés en fonction de fins quantifiables tendent à se professionnaliser et à se dépersonnaliser. Une conséquence majeure de ce fait est, à notre avis, de favoriser les projets qui reflètent la bureaucratisation de l’organisme et de provoquer inévitablement un alignement sur d’autres institutions qui n’ont pas de base communautaire (Blau et Meyer, 1987 ; cf. Goering, Robison, et Hoover, 1977 ; cf. Raiken, 1972). Ce qu’il faut retenir ici est que la cohésion et l’efficacité des organisations rationnelles elles-mêmes peuvent les mettre au service d’intérêts extérieurs à la communauté.
54À cet égard, Craik admet également que l’organisme puisse perdre son lien organique avec la communauté. On définit un territoire et on réduit la culture à un ensemble de produits qui sont inévitablement incompatibles avec le processus d’émancipation de la communauté. Dans ces circonstances, les pratiques artistiques communautaires tendraient selon elle à être absorbées par d’autres programmes et d’autres pratiques qui n’ont pas de fondement communautaire (Craik, 1999 : 3). Elle souligne que certains travailleurs du secteur culturel jugent cette situation d’un œil positif, il considèrent cela comme une occasion pour les arts communautaires de « jouer un rôle dans la coordination de l’ensemble des services offerts par le gouvernement » (Feral Arts, 1999 : 43).
55Enfin, suivant en cela Hawkins (1993 : 166), elle rejette l’idée que l’on puisse stimuler le changement social en favorisant les identités communautaires. Elle suggère plutôt d’adopter un modèle davantage tourné vers les institutions, qui appuie le développement culturel, la création d’emploi et l’élargissement des publics. Les centres artistiques communautaires doivent dépasser leur préoccupation première pour l’identité locale et l’estime de soi, et arrimer leurs activités à des plans d’action locaux ou nationaux plus larges. (Guppy, 1998 : 33). Craik (1999 : 4-5) fait valoir que l’alignement avec le commerce et le gouvernement est un phénomène positif, grâce auquel le Centre a atteint une notoriété nationale et internationale. De plus, il est inévitable que la stabilité financière exige des « compromis entre les programmes et les processus […] La réalité est ainsi faite, l’ensemble des organismes artistiques communautaires […] doivent affronter l’avenir et abandonner les causes perdues, leur activisme politique populaire et leur désir de changement. »
56Comme nous l’avons signalé en introduction, il ne semble pas possible pour les travailleurs du secteur culturel d’être instrumentalement et substantivement efficaces tout à la fois. Nous avons identifié la rationalité instrumentale à l’acquisition de capital, et la rationalité substantive à un champ d’action particulier, ethnique-populaire.
57Quelles sont les limites de ces deux positions, l’ethnique-populaire et l’institutionnelle ? Privilégier la communauté, les valeurs, et le processus n’offre certainement pas de gains matériels immédiats. Mais il n’est pas sûr que les organismes et leur base soient à ce point figés qu’ils ne puissent supporter aucun progrès matériel. Puisque sa fonction est d’expliciter la culture, la conscience de soi et la situation politique de la communauté, l’intellectuel organique associé à l’ethnique-populaire peut très bien ne participer ni de l’« avant-garde » ni de la « culture massifiée et marchandisée ».
58De l’autre côté, la position institutionnelle que nous associons à une gestion axée sur les résultats, à la rationalité instrumentale et à la bureaucratisation, n’a de chance de succès que si elle redéfinit la communauté comme ressource pour des intérêts extérieurs dont, néanmoins, on peut espérer des retombées. Nous ne cherchons pas à nier qu’une telle situation puisse générer des bénéfices, mais simplement à souligner l’importance des coûts imprévus.
59Dans le cas qui nous occupe, la fondation nationale n’a pas dit : « Nous aimons ce que vous faites. Voici les sommes additionnelles dont vous avez besoin pour continuer à faire ce que vous faites si bien », mais quelque chose comme : « Nous avons des fonds. Pourquoi ne faites-vous pas autre chose, plutôt que de continuer à faire ce que vous avez toujours fait ? » La subvention et ses conséquences sont donc un produit extérieur à la communauté, le produit du paternalisme. Il en résulte un changement similaire à celui apparu récemment aux États-Unis dans les orientations du National Endowment for the Arts, un alignement sur la gestion de projet contrôlée par la fondation et ses partenaires et non par la communauté elle-même. Comme le rappelle Frank Panucci (Feral Arts, 1999 : 30), « Nous avons parlé de développement — du développement des communautés. En vue de quoi, et pourquoi ? Qui développe qui ? Y a-t-il une relation avec cette communauté, ou sommes-nous les touts puissants qui débarquons pour les développer ? Je trouve tout ça très condescendant. »
60Pour résister au marché, aux grosses entreprises et au racisme, plusieurs communautés ethniques développent une culture en rapport avec leur identité. C’est le cas de la communauté chicano, du moins pour les gens que nous avons interrogés, c’est-à-dire autant des membres du public, que des artistes chicanos et des travailleurs du secteur culturel. Lionel Fogerty avance des thèses semblables à propos des aborigènes d’Australie :
« Leur grande idée est qu’un jour, tout le monde vivra heureux dans une même communauté. Je veux que les gens de Feral Arts et de partout prennent conscience que mon peuple ne veut pas […] abandonner son caractère indigène, être divisé, ou intégré à leur communauté… Je ne veux pas que mon sens communautaire de l’harmonie et de l’unité se développe dans une communauté comme la leur. Parce que leur communauté n’est pas la mienne. ».
62L’ethnique-populaire renvoie au processus de conscience de soi et d’autoreprésentation. Cette notion repose sur l’idée que la culture implique avant tout une affirmation de soi, et non simplement des productions qui représenteraient une ressource pour des intérêts extérieurs (cf. Hickey, 1993). Comme l’a montré Gramsci, cela signifie prêter une grande attention aux gens. Dans ces conditions, les intervenants culturels, les intellectuels organiques enracinés dans la communauté, ne dirigent pas la culture pour la guider dans le vaste monde. Ils se préoccupent plutôt de la vie intérieure de la communauté. Leur but n’est pas d’intégrer, mais d’aider à créer les conditions qui permettent à la communauté de se représenter en tant que sujet d’une pratique, c’est-à-dire en tant que culture autonome.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : culture, ethnique-populaire, Mexicaine-Américaine, centre culturel et artistique communautaire, intellectuel organique, rationalisation
Date de mise en ligne : 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/soart.001.0131Notes
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[1]
Une précédente version de cet article a été présentée au colloque « Social Theory, Politics and the Arts » (Nashville, Tennessee, 8 octobre 1999) ainsi qu’à l’« International Conference on Cultural Policy Research » (Bergen, Norvège, 10 novembre 1999). Nous remercions les participants pour leurs précieux commentaires, et en particulier Jennifer Craik, dont la réponse écrite nous a aidé à affiner notre argument. Nous remercions également Michael Brown pour sa lecture et ses commentaires sur les premières versions de cet article. Nous tenons également à remercier l’International Journal of Cultural Policy de nous avoir autorisé la reproduction de cet article. Finalement, cette recherche n’aurait pas été possible sans la générosité du personnel du Centre et de son ancien directeur général.
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[2]
Outre les entretiens, une partie des informations proviennent des procès verbaux du conseil d’administration et d’autres documents émanent du conseil, ainsi que d’une publication à laquelle les deux auteurs ont collaboré sur l’histoire et le développement des centres artistiques communautaires aux États-Unis (The National Association of Latino Arts and Culture, 1995).
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[3]
Le nom des organismes artistiques a été changé de façon à respecter leur droit à la confidentialité.