« Contemporain est celui qui reçoit en plein visage
le faisceau de ténèbres qui provient de son temps. »
(Agamben, 2005-2006, p. 23)
1 Les idéaux contemporains prônent un idéal de transparence et les productions culturelles interrogent l’exhibition de l’intime dans le sens d’un déni de la honte. L’exposition médiatique forcenée des corps et des sujets donne une importance forte à l’image, au donner-à-voir. La honte (Muths, 2015) est aussi la marque d’un dévoilement de quelque chose qui aurait dû rester à l’abri des regards. Elle fonctionne donc comme une tentative de préservation d’un intime pour le sujet, dans une possibilité d’avoir des secrets. D’où la nécessité de panser l’intime dans la subjectivation de la honte. Cette dimension de la honte constitue l’une des modalités actuelles du malaise dans la culture (Freud, 1929) où le tout voir, le tout dire n’est plus une possibilité pour le sujet car cela est devenu un impératif du surmoi collectif qui fonde sa logique répressive dans la jouissance. « On se dit tout. » Cette formule courante pourrait être banale dans le discours d’un parent au sujet de son enfant en cours d’adolescence. Et pourtant, elle questionne le rapport même du sujet à son environnement, à sa propre parole. Le travail avec les adolescents rend compte d’une certaine manière de l’état de notre actualité sociétale, notamment du rapport aux autres car l’espace de l’intime déplie des limites qui restent dépendantes du politique et du discours social ambiant. La notion de secret n’est pas non plus une donnée fixe car elle a une part essentiellement subjective. L’expression de la dimension intime dans l’espace public circule dans l’idée d’une exposition à travers les divers modes de communications que nous confèrent les nouvelles technologies. La place de chacun dans sa famille se trouve interrogée dès qu’apparaît la question adolescente et sa reprise de l’infantile.
2 Pour aborder ces enjeux, nous allons proposer l’étude clinique d’une jeune fille qui a été confrontée à la dimension de l’intime à travers le mensonge et l’image du corps. Il conviendra ensuite de définir ce que nous entendons dans la notion d’intime en mettant en miroir l’étude clinique de Chloé avec un ouvrage récent My Absolute Darling (Tallent, 2017). De là nous proposerons une définition de l’intime à l’adolescence et de son effraction possible dans les configurations de confusion des langues au sens de Ferenczi.
Étude clinique : quand le mensonge infantile mène à la dimension de l’intime
3 Chloé est âgée d’un peu plus de 10 ans à notre première rencontre. Elle se présente comme une jeune fille encore enfant qui a des problèmes de surpoids et des conduites alimentaires qui désolent ses parents. La problématique orale semble occuper le devant de la scène. Ses parents s’inquiètent également des comportements insolents de leur fille. Chloé est souvent dans la dissimulation de ses méfaits, le mensonge étant sa principale modalité relationnelle avec ses parents. Ces derniers viennent à notre rencontre, car leur fille se montre insolente et seule l’humiliation fonctionne pour la punir ce qui les gêne profondément. Monsieur est conducteur de trains à la sncf. Madame est cadre de santé dans un centre hospitalier et peine à supporter « l’hygiène alimentaire » de sa fille car elle la trouve en surpoids pour son âge.
4 Le premier entretien se déroule avec la mise en avant d’un discours porté par une sémantique judiciaire par les parents, comme si Chloé avait commis plusieurs délits ou crimes. Ils sont véritablement exaspérés, car ils ont honte de leur fille : « Elle arrive à se mettre à dos tous ses copains et son entourage, entraînant ses parents avec elle », explique le père. En effet, il lui arrive souvent de subtiliser de l’argent chez ses grands-parents et chez sa tante ; seule une « prise la main dans le sac la gêne ». Madame ajoute que leur fille « a une pulsion irrépressible qui la conduit à mentir et voler : elle est foncièrement anti-sociale » ! « Elle est comme une pie qui vole et qui mange en cachette », poursuit monsieur. Chloé utilise l’argent volé pour s’acheter des bonbons et autres chocolats et elle prend plaisir à les manger à l’abri des regards car elle est gênée de le faire en public. Elle se « trouve grosse ». Elle a même volé son petit frère de 6 ans. D’ailleurs, les relations fraternelles ne sont pas au beau fixe, car Chloé profite de son ascendant sur son frère pour le dominer, mettant en colère le père qui lui a donné une fessée. Chloé s’est saisie de cet événement pour rencontrer l’infirmière scolaire au sujet de coups reçus par son père. Un signalement a même été engagé et les parents n’arrivent plus à avoir de prise sur leur fille, car ils ont l’impression « qu’elle jubile de son impunité, elle nous nargue », indique sa mère, qui voudrait lui imposer davantage de fermeté. Une discordance commence à émerger dans le discours parental au sujet de la posture à adopter face aux attitudes de Chloé. À l’école, il y a également eu plusieurs histoires de vol, notamment avec Diane, une de ses copines, âgée de 17 ans. Chloé lui a vendu un baladeur, que Diane a payé. Dans un second temps, elle est allée chez les parents de Diane pour leur dire que leur fille avait volé ses affaires, dont le baladeur. Elle leur demanda le remboursement. Malheureusement pour elle, ses parents ont été informés et elle n’a pas pu bénéficier de son scénario. Chloé explique alors qu’elle ne se souvenait plus où était passé son baladeur et avait cru que Diane le lui avait volé.
5 Un des nouages va se mettre en lumière dans les rapports de Chloé à ses parents. Alors que des mouvements de haine vont se déployer entre la mère et la fille, des liens identificatoires vont apparaître avec le père et laisser se développer une relation de complicité. Au fil des entretiens, elle va évoquer son rapport à la nourriture qu’elle peine à travailler. Elle prend plaisir à manger, mais il lui arrive d’ingurgiter toutes sortes de mets de façon compulsive. Elle se sent « grosse et voit bien que les autres se moquent ». Elle voudrait « être belle et mince dans le futur », mais elle n’arrive pas à se limiter aux repas. Elle se doit de grignoter. Elle distingue son rapport à l’oralité et la question de l’argent. Elle convoite les objets et les gadgets des autres. Elle ne supporte pas de ne pas avoir ce que les autres ont, car elle le vit comme une injustice, mais elle avoue que c’est également un jeu pour elle de prendre de l’argent à ses parents, surtout à son père avec qui elle témoigne d’une forme de proximité, voire de complicité. Chloé nous explique qu’elle n’a pas encore pris autant d’argent que son père quand il était enfant. Que veut-elle dire par là ? Son père lui a raconté que lorsqu’il était enfant, il avait lui aussi pris de l’argent à ses parents pour s’acheter une bicyclette. Cette histoire familiale est racontée comme une boutade, valorisant l’enfant qu’a été son père. Elle admire beaucoup son père et se sent plus proche de lui. Elle voudrait davantage lui ressembler, car les relations avec sa mère sont de plus en plus féroces ; la mère devient très sévère et ne laisse passer aucun écart de Chloé. Elle pense que sa mère ne l’aime plus ; elle se sent rejetée et un élément va confirmer sa théorie. Elle a découvert une lettre que sa mère a écrite à une de ses amies. Dans l’écrit, madame raconte les écarts de Chloé et explique qu’elle ne la supporte plus. Elle voudrait même l’inscrire dans un internat pour ne plus la voir, la confiance étant rompue entre elles. Parallèlement, Chloé va chez différents interlocuteurs pour exprimer ses plaintes à l’encontre de sa mère. Elle en parle à sa tante, sa marraine, à l’infirmière scolaire et à nous-même. Pendant cette période, nous avons reçu à plusieurs reprises sa mère qui témoigna de ses difficultés à contenir ses émotions. Elle est très en colère envers Chloé et supporte difficilement sa présence. Quand elle lui parle, elle ne peut s’empêcher d’être « froide, et méprisante » car « toutes ses attitudes, ses paroles sont perverties » et les résultats scolaires en dents de scie lui font dire qu’elle va sûrement faire les démarches pour inscrire Chloé en internat, pour se séparer d’elle. Elle remarque qu’elle n’arrive plus à avoir des marques de tendresse envers sa fille, tout n’est qu’animosité et haine. De son côté, Chloé se montre de plus en plus agitée lors des séances. Elle ne peut pas tenir en place. Elle remarque que ses parents enfreignent les règles de vie qu’ils posent à la maison pour son frère et elle. Sa mère l’a insultée et fait appel à une loi qu’elle se plaît à transgresser et détourner. À côté de cela, elle trouve que son frère bénéficie de beaucoup d’attention de la part de sa mère. Elle en est jalouse. Lors des entretiens, Chloé affiche une forme de dédain et tente de nous sortir de nos gonds. Elle questionne le cadre de la psychothérapie du côté de l’impact de ses paroles et limite ses prises de parole. Dans le temps, elle attend aussi que notre intérêt se porte davantage sur elle et tente de nous séduire avec plusieurs appels à une recherche d’intimité. Elle voudrait en savoir davantage sur nous pour nous faire confiance.
6 Un transfert paternel apparaît où notre regard prend plus d’importance pour elle. Son père remarque également qu’elle recherche des alliés, des complices sur qui s’appuyer, mais il se sent pour un peu « pris entre deux feux » entre Chloé et sa femme. Il ne sait pas vraiment comment se positionner et se trouve littéralement mis au pied du mur devant l’aplomb de la posture de sa fille vis-à-vis des punitions et des menaces que sa femme et lui-même tentent de poser, mais il sait que Chloé devra changer de collège à la rentrée prochaine, car elle a réussi à se construire une réputation qui risque de peser sur sa scolarité. Dans le même temps, il se souvient qu’il était également très manipulateur avec ses propres parents et n’arrive pas à trouver les ressources suffisantes pour ne pas être dans la complicité avec sa fille, car il dit qu’elle lui ressemble beaucoup. Dans sa tentative de parler d’une même voix avec sa femme, ses actes d’autorité sont mis à rude épreuve. Il arrive malgré tout à pacifier la vie de famille en canalisant les rivalités entre sa femme et sa fille.
7 Une forme de honte du corps va s’énoncer dans sa rencontre avec le féminin. Avec l’arrivée de l’été, un moment de bascule commence à s’opérer. Chloé s’inquiète de ne pas trouver d’issue à son orientation scolaire, car son inscription dans un collège privé n’est pas assurée. Après plusieurs semaines d’attente, elle devra tout de même aller dans son collège de secteur. Elle est un peu déçue, même si elle est contente de retrouver ses amis. Elle fait plusieurs rêves d’angoisse où elle voit Aurélie, son amie. Elle « s’allonge près d’Aurélie et lui plante des clous dans la gorge, du sang coule de sa bouche, c’est terrible ». Elle fait aussi beaucoup de cauchemars au sujet de l’histoire de la dame blanche, ce fantôme que certains auraient vu au bord de la route, mais la vue du sang qui coule de la bouche d’Aurélie reste présente. Sa copine « sort avec un garçon, mais c’est normal, car elle est très mignonne et mince ». Étant en surpoids, Chloé se trouve obèse, alors que son amie plaît beaucoup aux garçons, notamment à celui qu’elle aime en secret. Elle en est un peu jalouse, car elle la trouve tellement plus séduisante qu’elle. « Planter des clous » vient pour elle de l’idée qu’elle ne mange pas beaucoup au sens de manger des clous, alors qu’elle grignote toute la journée. Elle remarque également qu’elle ressent un peu d’agressivité face à cette fille qu’elle trouve « tellement belle et féminine ». Une sorte d’attirance à l’égard de cette fille semble également se dégager dans la latence de son discours. La thématique du sang va réapparaître dans les mois qui vont suivre, car « Aurélie a déjà ses règles ». Elle se sent gênée de ne pas les avoir, elle se « trouve nulle ». La recherche de la féminité en est vraiment le moteur. Elle n’arrive pas à avoir une posture plus féminine, car elle a toujours été plus intéressée par les jeux de garçons, comme le football. Elle aime construire des cabanes et monter dans les arbres. Les vêtements qu’elle porte sont amples et cachent ses formes, elle a honte de son « gros ventre » et de ses « énormes cuisses » qui la limitent dans ses activités. Pourtant, elle n’est pas obèse, seulement en léger surpoids. La piscine est un lieu de gêne et de profonde honte. Alors que des copines usent de stratégies pour cacher leurs menstruations et leur pilosité, elle fait tout pour être dispensée de cours. Elle est l’objet de brimades qui lui font de la peine. Néanmoins, sa forte carrure lui permet de se défendre. Elle se montre assez va-t’en guerre avec ses pairs et s’amuse à chahuter les garçons de son entourage. D’ailleurs, elle a le projet de s’inscrire dans un club de rugby à la rentrée. Le rugby est un sport qu’elle apprécie et qu’elle aime regarder à la télévision avec son père. Originaire du Sud-Ouest de la France, ce dernier était également rugbyman. Durant l’été, elle va avoir ses premières menstruations dont elle sera très fière mais d’autres marques de féminité apparaissent. Elle prend davantage soin d’elle et se maquille de plus en plus. Elle va progressivement sortir davantage avec des personnes de son âge, au détriment des sorties en famille. Elle s’intéresse également à plusieurs garçons de son entourage et essaie de les séduire, sans user de sa carrure pour entrer en contact. Le contact avec l’autre se module à travers le frôlement et la caresse, et moins par les coups et la bousculade.
8 Sa nouvelle année scolaire lui fait découvrir d’autres modalités de relations, d’autres expériences. Dissimulée à ses parents, la cigarette devient un nouvel instrument pour rencontrer de nouveaux amis, mais elle se sent encore rejetée par les autres qui la trouvent « obèse, grosse et chiante », « j’ai d’ailleurs la honte d’être si grosse et j’aimerais beaucoup être plus maigre », précise-t-elle. Néanmoins, elle tisse des liens qui la soutiennent au sein de son équipe de rugby ; d’ailleurs, elle sort avec « un des garçons de l’équipe ». Elle a également goûté à plusieurs reprises à l’alcool. Au fil des mois, les relations avec sa mère se sont apaisées et son père précise qu’elle « a gagné en autonomie et en maturité ». Chloé est très surprise par les propos gratifiants de son père, car elle pensait vraiment qu’elle allait être réprimandée. Par contre, elle se sent coupable de cacher à ses parents qu’elle fume et qu’elle a bu de l’alcool. Elle ne veut pas à nouveau les décevoir. Au collège, elle a la place de « la grosse du collège » et beaucoup font mine qu’elle sent mauvais pour se moquer d’elle. Elle en est bouleversée et honteuse. Elle commence même à se demander si elle est digne de rester en compagnie d’autres. Heureusement, sa relation amoureuse arrive à la soutenir narcissiquement. Elle prend conscience de ses capacités de séduction sur les autres garçons et adopte de plus en plus une posture séductrice. Vers la fin du traitement, un nouveau symptôme apparaît et remet en question sa féminité de manière douloureuse. Pendant plusieurs séances, elle va se montrer particulièrement craintive et inhibée. Elle se sent empêchée de nous dire ce qui la préoccupe, car la honte la paralyse. Néanmoins, elle va nous avouer qu’elle a développé une énurésie nocturne secondaire qui est apparue au courant de l’été, au moment où ses premières règles sont apparues. Est-ce la peur de ce féminin naissant ? Un désir sexuel trop encombrant ? Après quelques mois, ce symptôme disparaît et la posture séductrice revient de plus belle. Elle fréquente plusieurs garçons à la fois et multiplie les expériences. Elle développe également des amitiés avec plusieurs filles, depuis sa classe de mer passée dans le Sud-Ouest, mais la gêne de son corps est toujours présente. Chloé s’est confrontée à la destitution phallique de la promesse œdipienne et à ses leurres à travers l’oralité de ses conduites. Le mensonge et le vol lui ont permis d’assurer narcissiquement des attributs phalliques contre l’autorité parentale. Le mensonge lui a servi de protection imaginaire dans la lutte, la défense contre la montée de la honte d’un corps devenu trop gros pour elle. Le plaisir de grignoter en cachette a cédé le pas à la gêne d’être difforme face au regard du père, mis en place d’idéal dans le ravage entre elle et sa mère. Le changement du regard du père a permis un passage vers le féminin au détour de la honte.
L’actuel de notre société
9 Wajcman (2006) invite à réfléchir sur les frontières du caché et le droit au secret comme délimitation de l’espace intime. Le droit au caché est une paroi qui délimite l’intime ; le franchissement est bien entendu possible, soit du côté du sujet, par un renoncement, soit du côté de l’Autre, par un envahissement de l’intime. De là, la question de la criminalisation de la société actuelle se pose avec la multiplication des techniques de surveillance et de prévention qui servent moins à trouver les criminels, qu’à surveiller les citoyens appréhendés comme des criminels potentiels. Cet abord n’est pas sans rappeler les efforts de théorisation de Deleuze au sujet de la société de contrôle (Deleuze, 1972), en écho à la notion foucaldienne de sociétés disciplinaires (Foucault, 1975). Pour Deleuze, l’actualité sociétale est marquée par le passage des sociétés disciplinaires à des sociétés de contrôle. Les sociétés disciplinaires ont eu pour principe le passage d’un milieu clos à un autre pour l’individu qui inscrivait son parcours au cœur d’institutions comme l’hôpital, la prison, l’usine, l’école ou la famille dont l’enfermement était la technique qui s’était imposée. « Nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui ne fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée » (Deleuze, 1972 p. 236). La notion de postmodernité s’est imposée à la fin des années 1970, d’abord dans le domaine architectural, mais elle a rapidement permis de désigner « tantôt l’ébranlement des fondements absolus de la rationalité et la faillite des grandes idéologies de l’histoire, tantôt la puissante dynamique d’individuation et de pluralisation de nos sociétés » (Lipovetsky et Charles, 2004). Jean-François Lyotard (1979) avait également proposé un lien entre la postmodernité et la temporalité présentiste. Lacan a développé sa théorie des discours sociaux avec l’introduction du discours capitaliste qui a provoqué un changement dans le lien social qui pousse à l’au-delà du principe de plaisir, dans l’annulation de la castration sous l’effet de la forclusion. Notre propos ne nous permet pas de rejoindre l’idée d’une psychose généralisée ou ordinaire, mettant sur le même plan la forclusion de la castration et la forclusion du Nom du père propre à la structure psychotique. Par ailleurs, l’ouvrage de Lebrun (2007) propose l’hypothèse d’une perversion ordinaire comme effet du discours capitaliste qui prône la jouissance sans limite par la délégitimisation de l’autorité et l’accentuation du déclin du père. Lebrun pose un diagnostic lucide de certaines formes de psychopathologie, mais la psychanalyse n’a pas, à notre sens, à donner un modèle social idéal sans quoi son éthique serait subvertie pour donner une forme d’idéologie du psychisme. Le déclin du patriarcat est avant tout le résultat du développement des formes démocratiques du pouvoir, et de l’avènement du discours de la science. La psychanalyse est la fille de ses modulations culturelles. Dans « Les complexes familiaux », Lacan insiste lourdement sur l’articulation entre le déclin du père et l’apparition de la psychanalyse : « Déclin conditionné par le retour sur l’individu d’effets extrêmes du progrès social, déclin qui se marque surtout de nos jours dans les collectivités les plus éprouvées par ces effets : concentration économique, catastrophes politiques. Le fait n’a-t-il pas été formulé par le chef d’un État totalitaire comme argument contre l’éducation traditionnelle ? Déclin plus intimement lié à la dialectique de la famille conjugale, puisqu’il s’opère par la croissance relative […] des exigences matrimoniales. Quel qu’en soit l’avenir, ce déclin constitue une crise psychologique. Peut-être est-ce à cette crise qu’il faut rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même. […]. Notre expérience nous porte à en désigner la détermination principale dans la personnalité du père, toujours carente en quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche » (Lacan, 1938, p. 60-61). Lacan rend ici compte de l’avènement de la psychanalyse avec le déclin du patriarcat et situe la carence du père comme une des strates du complexe paternel qui va permettre la résolution de l’œdipe et non sa complication. Le passage adolescent rend compte d’un travail de remaniement des conflits infantiles et d’une réactualisation de l’œdipe avec l’introduction du féminin dans la logique phallique avec la génitalisation du corps. Ces éléments nous permettent à présent de poser la question suivante : comment se construire un intime à l’adolescence lorsque l’actualité permet une concrétisation d’un fantasme de transparence ?
10 L’actualité de notre culture n’est pas sans effet sur les manifestations subjectives. Nous employons le terme d’actuel au sens de la notion de névroses actuelles que Freud distingue des psychonévroses. Pour Laplanche et Pontalis, l’origine des névroses actuelles ne se trouve pas dans les conflits infantiles mais dans la vie présente du sujet ; ainsi « les symptômes n’y sont pas une expression symbolique et surdéterminée, mais résultent directement de l’absence ou de l’inadéquation de la satisfaction sexuelle » (Laplanche et Pontalis, 1967, p. 271). La névrose d’angoisse et la neurasthénie font partie de ces névroses actuelles. Dans « La morale sexuelle civilisée », Freud explique les distinctions entre les différentes névroses. Dans les névroses actuelles, « les troubles (symptômes) qu’ils s’expriment par des facteurs physiques ou par des facteurs psychiques, semblent être de nature toxique, ils se comportent tout à fait comme les phénomènes qui accompagnent un excès ou une privation de certains poisons nerveux » (Freud, 1908, p. 32). Dans les psychonévroses, « les symptômes de ces troubles (hystérie, névrose obsessionnelle, etc.) sont psychogènes et dépendent de l’activité de complexes de représentations inconscientes (refoulés) » (ibid.). Il nous semble important de rapprocher cette question des névroses actuelles avec les dernières élaborations de l’enseignement de Lacan autour du rapport sexuel, en tant « qu’il n’y pas de rapport sexuel » dans cette impossibilité dans le rapport masculin et féminin. Les symptômes sexuels tels que l’impuissance ou l’éjaculation précoce se situent dans l’actuel même des névroses actuelles. Il peut être possible de renouveler la notion de névroses actuelles en l’articulant à certaines productions adolescentes qui témoignent de la question sexuelle et du genre.
La part intime et la confusion des langues
11 Il est possible de trouver dans l’intime quelque chose qui est à part et enfoui profondément dans l’être et l’intime d’une relation avec un autre. C’est une notion qui dialectise justement le dedans et le dehors avec tous les plis qu’il peut contenir. « L’intime, c’est cette part du sujet en deçà des images, part sans image, hors des images, cette part irréductible du sujet qui ne se voit pas, cette présence du sujet dans le visible mais qui échappe à la vue. […] L’intime, c’est le territoire du sujet, sa part réelle qui échappe à l’Autre, le refuge de son être » (Wajcman, 2004, p. 441). Les nouvelles modalités des rapports sociaux bouleversent l’intime en l’exposant au regard des autres. L’exposition du sujet sur la Toile via les réseaux sociaux, les blogs et sur les différents écrans montrent que, à travers l’image, le rapport au virtuel n’est pas sans effet sur la subjectivité. Le discours actuel véhicule un idéal de transparence du côté des individus, alors que la démocratie situe cette transparence du côté du pouvoir. D’après Wajcman (2006), le principe de la démocratie oppose l’opacité des sujets et la transparence de l’Autre, à savoir l’État, mais l’évolution actuelle montre qu’il y a une tentative de renversement de cette opposition.
12 My Absolute Darling, premier ouvrage de Gabriel Tallent publié en 2017, est un roman qui interroge justement la question de l’intime chez l’adolescent et montre comment la confusion des langues peut agir au sein d’une famille dans un environnement viril rempli d’armes. Sans déflorer totalement son intrigue, il convient tout de même d’indiquer qu’on est pris dès les premières pages dans un huis clos californien qui est instauré par le face-à-face mortifère entre un père, Martin Alveston, et sa fille, Julia dite « Turtle », au cœur d’une étendue sauvage s’ouvrant sur l’océan. Le lecteur suit pas à pas les ambiguïtés d’une relation le plongeant au cœur de ce territoire immense couvert d’une forêt digne des meilleures histoires des frères Grimm et les escapades de Julia font penser pour une part à celle décrite dans les œuvres de Mark Twain. Cette relation père-fille se situe dans une maison rustique qui ressemble plus à une cabane de baroudeur ou à un refuge de chasseur avec l’amoncellement de crosses d’armes et d’outils. En cours, Julia se montre guère encline à la discussion avec les autres élèves. Elle est également en échec scolaire. Anna, son professeur la trouve repliée sur elle-même et particulièrement méfiante. Elle a même cru déceler chez elle une forme de misogynie. Comment sortir des contradictions de son désir face à ce père à la fois abusif et aimant ? Son père assurément incestueux empêche toute tentative de sa fille pour trouver un ailleurs, hors de son regard. Il distille une vision politique nihiliste et survivaliste qui promet une forme d’apocalypse à sa fille et la nécessité pour elle de suivre ses préceptes pour survivre face aux mouvements auto-destructeurs de l’humanité. Alors que l’intrigue se situe au sein d’une nature sans limite avec de majestueuses étendues entre les forêts du nord de la Californie et l’océan Pacifique, Martin veille à limiter l’espace de sa fille. Il veille à ne pas se mêler à d’autres personnes mis à part le grand-père et ses amis de poker. Il veille à accompagner sa fille au ramassage scolaire. Il veille à ce que sa fille ne soit aidée par aucun adulte de son collège. Julia est située par son père à une place d’objet de jouissance. On peut même parler de relation d’emprise pour aborder cette relation père-fille, car cette configuration suscite une paralysie de la pensée, une immobilisation de la psyché qui peut entraîner aussi celle du corps. Rien ne bouge, rien ne doit bouger, on est comme frappé d’interdit : absence de pensées, de représentation, constriction corporelle (Pontalis, 1990, p. 86). Néanmoins Martin témoigne de sa difficulté à posséder sa fille entièrement. Pour lui, il y a quelque chose d’insupportable dans l’intériorité qu’il repère chez elle : « Espèce de connasse, dit-il en lui enfonçant les doigts dans la chair de la mâchoire. À quoi tu penses, derrière ce masque ? […] Il y a une intériorité terrible chez toi, dit-il. […] S’il y a quoi que ce soit en toi, c’est illisible, c’est insondable » (Tallent, 2017, p. 203-204). La part féminine semble avoir complètement disparu depuis la disparition de la mère. Julia est une jeune fille des bois solitaire qui est entraînée par son père à survivre en terrain hostile par le maniement des armes et s’ennuie en cours en présence d’élèves qui semblent à des années-lumière de son environnement quotidien depuis la disparition de sa mère noyée. Une véritable haine du féminin se trouve véhiculée dans le discours paternel où la moindre figure féminine, en allant de la mère ou de la grand-mère paternelle à Anna le professeur, se trouve dénigrée. La qualification est particulièrement dégradante. Quand il est question de ses difficultés scolaires, il parle de « petite moule illettrée ». Le père de Julia inscrit sa relation à sa fille dans une logique d’injonctions contradictoires entre tendresse et violence, entre séduction et rejet à la manière d’un double lien (double bind). Julia présentifie les tiraillements dans lesquels peuvent être pris les adolescents dans leur construction pour sortir d’une logique familiale voulant les maintenir dans un espace clos hors du monde. Ce texte illustre magistralement la question de la confusion des langues entre les enfants et les adultes. Pour Ferenczi, « les séductions incestueuses se produisent habituellement ainsi : un adulte et un enfant s’aiment ; l’enfant a des fantasmes ludiques, comme de jouer un rôle maternel à l’égard de l’adulte. Ce jeu peut prendre une forme érotique, mais il reste toujours au niveau de la tendresse. […] [Les adultes] confondent les jeux des enfants avec les désirs d’une personne ayant atteints la maturité sexuelle » (Ferenczi, 1932, p. 42-43). La confusion se joue entre les mouvements tendres et passionnés dans la relation entre Julia et son père. Progressivement, la possibilité d’un ailleurs, d’un lieu hors du regard de son père lui permet de construire une représentation ambivalente du père d’où se travaille la question de la haine de l’objet d’amour jusqu’à la construction d’un objet intime.
Conclusion : la nécessaire possibilité du secret
13 Piera Aulagnier (1976) s’est intéressée à la question du secret et à la règle fondamentale de la psychanalyse de la libre association, dans la nécessité d’un tout dire. Elle rend attentif au danger de ce tout dire et met en lumière la nécessité et la fonction du droit au secret en reprenant l’exemple du mensonge chez Freud. Dans l’examen des théories sexuelles infantiles, Freud repère le rôle déterminant de la découverte du mensonge dans les réponses des parents face à la curiosité sexuelle de l’enfant dans la construction de sa pensée. Aucun élément, aucune information ne viendra répondre à la question de quel désir l’enfant est né, ni savoir sa place pour et dans l’Autre, dont la première figure est la mère. Cette découverte conduit l’enfant à une autre grande découverte : la possibilité de dissimuler une partie de ses pensées à un autre. « Le droit à garder des pensées secrètes doit être une conquête du Je, le résultat d’une victoire remportée dans une lutte qui oppose au désir d’autonomie de l’enfant l’inévitable contradiction du désir maternel à son égard. Contradiction qui lui fait tour à tour favoriser l’éloignement, l’indépendance que demande l’enfant et tente d’en retarder le moment » (Aulagnier, 1976, p. 314). Pour elle, la possibilité de penser suppose irrémédiablement un droit à la possibilité d’un secret. Justement ces adolescents se trouvent dans la position de rester dans le giron parental sans perspective d’avenir, comme s’ils n’avaient le désir d’avoir un intime où les secrets ne peuvent prendre place. Néanmoins, un travail de construction semble possible quand émergent des affects de honte. Honte des parents. Honte de déjeuner en public. Honte de certaines parties du corps… Honte d’un désir. L’adolescent tente alors de se défaire d’un malaise diffus qu’il peine à situer, à caractériser dans un monde qui s’ouvre vers une multitude de possibles mais sans pouvoir vectoriser ses choix et ses aspirations. Les différentes figures de l’adolescence témoignent de cette tentative pour se construire une place dans un espace et un temps. Quand on parle des enfants et des adolescents en difficulté, la question des limites vient assez rapidement au-devant de la scène. Sans entrer dans les théorisations successives autour des structures et des fonctionnements psychiques limites ou borderline, il convient tout de même d’interroger les capacités pare-excitatives et contenantes de l’adolescent toujours inscrit dans un environnement. Ces fonctionnements limites de l’enfance et de l’adolescence qu’on peut retrouver dans les formes d’agitation et de phobies scolaires constituent à notre sens les figures renouvelées des névroses actuelles qui se trouvent articulées aux maux de l’infantile.
Platon, La République.
Bibliographie
Bibliographie
- Agamben, G. (2005-2006). Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot et Rivages.
- Aulagnier, P. (1976). « Le droit au secret : condition pour pouvoir penser », dans Un interprète en quête de sens, Paris, Payot et Rivages, 1991.
- Deleuze, G. (1972). Pourparlers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990.
- Ehrenberg, A. (2010). La société du malaise, Paris, Odile Jacob.
- Ferenczi, S. (1932). Confusions de langue entre les adultes et les enfants, Paris, Payot et Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2004.
- Freud, S. (1908). « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes », dans La vie sexuelle, trad. D. Berger, Paris, Puf, 1969, p. 28-46.
- Freud, S. (1929). Malaise dans la culture, Paris, Puf.
- Foucault, M. (1975). Surveiller et punir, Paris, Gallimard.
- Lacan, J. (1938). « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », dans Autres écrits, Paris, Gallimard, 2001.
- Laplanche, J. ; Pontalis, J.-B. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf.
- Lebrun, J.-P. (2007). La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui, Paris, Denoël.
- Lipovetsky, G. ; Charles, S. (2004). Les temps hypermodernes, Paris, Grasset et Fasquelle.
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