Notes
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[1]
É. Louis, Qui a tué mon père, Paris, Le Seuil, 2018. Toutes les mises en italique sont de l’auteur.
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[2]
É. Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Le Seuil, 2014.
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[3]
Ibid., p. 207.
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[4]
É. Louis, Histoire de la violence, Paris, Le Seuil, 2016.
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[5]
É. Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, op. cit., p. 218.
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[6]
Ibid., p. 108.
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[7]
Du nom du film de Kimberly Peirce, sorti en 1999, qui évoque le parcours d’une jeune adolescente transsexuelle.
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[8]
J.-J. Courtine, « C’est quoi, être un homme viril ? », entretien du 17 octobre 2011, Les Inrocks.
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[9]
T. Goguel d’Allondans, Ados LGBTI, Les mondes contemporains des jeunes lesbiennes, gays, bisexuel(le)s, transgenres, intersexes, Presses de l’université Laval, 2017, p. 57.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
J. Nicolas, 2018, « L’homosexuel est-il un homme ? Ce que l’homosexualité et ses représentations nous apprennent du masculin », La clinique lacanienne, n° 29, 2018, p. 173-189.
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[12]
É. Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, op. cit., p. 104.
-
[13]
Ibid., p. 167.
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[14]
Ibid. p. 175.
-
[15]
P. Denis, « Inquiète paternité », Revue française de psychanalyse, vol. 66, 2002, p. 23. L’auteur reprend la figure d’Antéros introduite par D. Braunschweig et M. Fain (Éros et Antéros. Réflexions psychanalytiques sur la sexualité, Paris, Payot, 1971).
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[16]
Ibid., p. 124.
-
[17]
Pour un lecteur intéressé par les fondements culturels de la virilité nous le renverrons à l’excellente Histoire de la virilité parue en trois tomes : A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello (sous la direction de), Histoire de la virilité, Paris, Le Seuil, 2011-2015.
-
[18]
É. Louis, Qui a tué mon père, op. cit., p. 33.
-
[19]
T. Goguel d’Allondans, op. cit., p. 57. Citation reprise de l’ouvrage de R. Stoller, Masculin ou féminin ?, Paris, Puf, 1989, p. 311.
-
[20]
É. Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, op. cit., p. 47.
-
[21]
Ibid., p. 109.
-
[22]
J.-B. Pontalis, Bisexualité et différence des sexes, Paris, Gallimard, 1973, p. 24.
-
[23]
Mi-Kyung Yi, « De père en fils », Libres cahiers pour la psychanalyse, n° 8, 2003, p. 72.
-
[24]
S. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » (1937), dans Résultats, idées, problèmes, t. II, 1921-1938, Paris, Puf, 6e édition, 2002, p. 259.
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[25]
Ibid., p. 266.
-
[26]
Ibid., p. 268.
-
[27]
J. André, 1995, Aux origines féminines de la sexualité, Paris, Puf, 1995. Citation de J. Cosnier tirée de son ouvrage Destins de la féminité, 1987, Paris, Puf, p. 112.
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[28]
À noter que chez Freud cette rébellion se manifesterait pour la femme par « l’envie de pénis ».
-
[29]
É. Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, op. cit., p. 51-52.
-
[30]
Ibid., p. 196.
-
[31]
Ibid., p. 124.
-
[32]
P. Cébille, F. Kraus (ifop), L’homophobie dans la société française, Fondation Jean Jaurès, 2018.
-
[33]
É. Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, op. cit., p. 196.
-
[34]
É. Louis, Histoire de la violence, op. cit., p. 109.
-
[35]
Ibid., p. 111.
-
[36]
Ibid.
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[37]
P. Denis, op. cit., p. 119.
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[38]
Ibid.
-
[39]
S. Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile (1918), ocf/p, XIII, p. 109, cité par Mi-Kyung Yi, op. cit., p. 71.
1 Dans Qui a tué mon père [1], Édouard Louis nous livre le témoignage poignant d’une relation entre un fils et son père, à partir des paroles qu’un jeune homme homosexuel adresse à son père, homme usé par le travail à l’usine. Nous comprenons rapidement qu’il s’agit de retrouvailles entre un fils, parti accomplir de brillantes études à Paris, et un père, ancien ouvrier qui, du fait d’un travail laborieux et mal payé, se retrouve aujourd’hui invalide.
2 Ce court roman pourrait être étudié, à la manière des sociologues – études poursuivies par Édouard Louis –, comme le récit d’un « transfuge de classe » (dimension qui traverse toute l’œuvre du jeune auteur). Ce sentiment de « décalage social », générateur de honte, on le retrouve dès son premier roman En finir avec Eddy Bellegueule [2]. Une des dernières scènes pourrait en être une illustration : le père du narrateur lui donne un billet de 20 euros alors qu’il l’accompagne sur le quai de la gare, pour rejoindre la grande ville où il débutera ses études supérieures : « Je savais que c’était beaucoup trop, beaucoup plus que ce qu’il pouvait et aurait dû me donner. Il m’a dit que j’en aurais besoin : “Faudra bien que tu manges ce midi. Moi je veux pas que tu as la honte devant les autres et que tu sois autrement que les autres avec moins d’argent. Tu dépenses tout ce midi, tu ramènes rien du tout, je veux pas que tu sois autrement que les autres.” [3] » Ou encore dans son deuxième roman, Histoire de la violence [4] où l’auteur se décrit arrivant à Paris : « Tu avais emménagé à Paris, c’était il y a quatre ans, et tu voulais bêtement ressembler à un bourgeois pour enfouir ce que tu voyais comme tes origines pauvres et provinciales […] mais ta vision de la bourgeoisie était une vision en retard de cent ans, justement à cause de la distance entre toi et ce monde. » Cette impression de distance, c’est celle qui sépare les deux mondes, celui du riche et celui du pauvre, celui de l’intellectuel et celui de l’ouvrier, nouveau monde pour un fils qui s’émancipe et ancien monde d’un père qui reste.
3 Le narrateur fait l’expérience de ces deux mondes, il navigue entre deux horizons sociaux tout à fait différents, jusqu’à la question du corps et de la manière dont ceux-ci se touchent et rentrent en contact : « Je découvre – quelque chose dont je m’étais déjà douté, qui m’avait traversé l’esprit. Ici les garçons s’embrassent pour se dire bonjour, ils ne se serrent pas la main. Ils portent des sacs de cuir. Ils ont des façons délicates. Tous auraient pu être traités de pédés au collège. Les bourgeois n’ont pas les mêmes usages de leur corps. Ils ne définissent pas la virilité comme mon père, comme les hommes de l’usine (ce sera bien plus visible à l’École normale, ces corps féminins de la bourgeoisie intellectuelle) [5]. »
4 Le contact, par les corps bourgeois, n’apparaît pas être le même que celui du corps du prolétaire tel que l’auteur en a fait l’expérience. Les corps ne s’enlacent pas entre hommes, au risque sinon de passer pour un « pédé ». Cette première remarque peut nous permettre de questionner la transmission d’une virilité entre un père et un fils : qu’est-ce qu’un père souhaite transmettre à son fils ? De quoi le fils hérite de son père en terme de « virilité » ? Les romans d’Édouard Louis vont nous permettre d’aller un peu plus loin sur cette transmission père-fils en étudiant ce qui se passe du côté du père lorsque le fils annonce son homosexualité. En quoi l’homosexualité d’un fils peut-elle interroger la virilité paternelle ? Ou pour le dire d’une autre manière, comment l’annonce d’une homosexualité vient changer le rapport familial et plus particulièrement celui qu’un père entretiendrait avec un fils ? La diversité des situations, les rapports éminemment singuliers que peut entretenir le sujet avec ses parents ne nous permettent pas pour autant d’en tirer des généralités. Mais nous verrons que l’œuvre littéraire d’Édouard Louis nous permettra finalement d’interroger, au-delà d’une orientation sexuelle spécifique, la question de la transmission d’une « virilité » d’un père à son fils.
Les « manières » versus « La virilité »
5 À plusieurs reprises l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule insiste sur le fait que ce sont ses attitudes, ses « manières » qui vont lui être reprochées par sa famille, comme nous le montrent les paroles qu’il nous rapporte de sa mère : « Un matin avant de partir pour le collège elle m’avait dit : “Tu sais Eddy, tu devrais arrêter de faire des manières, les gens se moquent de toi derrière ton dos, moi je les entends, puis tu devrais t’aérer le cerveau, voir des filles.” [6] » Ce qui est désigné par le terme de « manières » ce sont ses comportements, désignés comme « féminins ». Ceux-ci donnent l’impression à l’auteur d’un décalage par rapport à ce qu’il pense qu’on attendrait de lui en tant qu’homme. Les hommes « ne font pas de manière », ils ne pleurent pas (Boys Don’t Cry [7]) à l’inverse d’Eddy, le narrateur. De même les hommes ne font pas d’études et l’attitude provocatrice d’un cousin envers un professeur sera d’ailleurs reconnue par la famille comme une preuve de virilité. Ce sont donc les attitudes « féminines » d’Eddy qui lui sont reprochées, sa façon de parler, son apparente fragilité qui viennent supposément en place d’une « virilité » qu’il est censé incarner en tant qu’homme.
6 En reprenant l’idée selon laquelle la virilité serait « la construction culturelle des attributs masculins [8] » et que donc celle-ci est empreinte d’un certain discours, nous pouvons voir dans les propos de la mère les effets normatifs du genre où il s’agirait de distinguer ce qui serait du côté du masculin par rapport au féminin. Distinction que l’on retrouve également dans les propos de l’anthropologue Thierry Goguel d’Allondans lorsqu’il évoque une « reproduction normative du genre [qui serait] assez binaire, [et qui viserait] à conforter les postures admissibles pour le garçon s’il veut, un jour, prétendre à être un homme, pour la fille qui souhaite devenir une femme [9] ». Et d’ajouter un peu plus loin : « Plus qu’un homme parfois, il faut “être un mec”, le “mec” s’opposant là à toutes les figures de l’opprobre féminin, de la femmelette à l’efféminé [10]. » Il s’agirait ainsi de « forcer le trait » du caractère viril, afin d’effacer l’indice d’une féminité latente. Cette dernière serait, nous l’avons vu dans les propos de la mère de l’auteur, incompatible avec le fait d’être « un homme ». Une façon de résoudre ce qui semble faire conflit pour la mère serait « de voir des filles », activité d’homme qui garantirait à la mère la virilité de son fils, et par là même son hétérosexualité.
7 Pour autant, comme nous l’avons déjà démontré dans un précédent article [11], l’homme hétérosexuel n’est pas le seul à devoir accentuer cette virilité. En effet, comme nous l’avions constaté alors, un certain nombre d’homosexuels ne cessent de mettre en avant « leurs masculinités » et la figure de l’« efféminé » peut elle-même être sujet à raillerie voire provoquer une mise au ban des différentes « communautés homosexuelles ».
8 Pour le romancier il s’agira de « faire homme ». Avec ses copains du village il ira par exemple casser des boîtes aux lettres, acheter « des packs de bière [qu’ils buvaient] jusqu’à vomir, en filmant ces scènes avec les téléphones portables [12] ». Cela semble faire partie d’un « rite viril » adolescent destiné à faire preuve de sa position d’homme au sein de la communauté. Un passage vécu entre garçons où la question de l’autre sexe est omniprésente : « Devenir un garçon passait nécessairement par les filles [13]. » Ce que l’auteur décrira encore un peu plus loin lorsque la bande de garçons ira en boîte pour « trouver de la meuf, choper de la sarcelle à talon [14] ». Les filles sont décrites comme des proies à attraper afin de rendre compte aux autres garçons de son appartenance à la communauté d’hommes.
9 Il est à noter qu’il s’agit ici d’une sexualité adolescente « de groupe » qui serait, comme le précise Paul Denis, sous le signe d’Antéros, jumeau d’Éros : « Éros ne désigne pas ici les “pulsions de vie” de la seconde théorie des pulsions de Freud mais l’amour et le désir qui animent les amoureux. Antéros quant à lui, correspond à cette part de la sexualité consacrée au groupe, il préside à la “sexualité de groupe” celle des frères de “la horde primitive” de Freud [15]. » Cela correspondrait à une forme de sexualité permettant les liens sociaux, mais qui se dégagerait de l’interdit œdipien, notamment par un refus à ce qui ferait « couple », celui-ci étant vécu comme étant comme une identification au couple parental : « Antéros se manifeste singulièrement dans les limitations imposées à la sexualité de couple ; pour s’aimer les amoureux doivent quitter le groupe […] le couple amoureux qui se constitue au sein d’une bande d’adolescent est moqué ; à l’inverse, les échanges successifs de partenaires dans le groupe sont conformes à la loi d’Antéros [16]. » Cette recherche de l’acte sexuel, qui garantirait un statut d’homme, serait ainsi vécue au sein du groupe, de « la bande », c’est-à-dire à travers le semblable, l’homogène. Nous n’assistons pas là à une ouverture sur l’autre sexuel, mais bien à une volonté d’inclusion dans le même. L’exigence de ces jeunes hommes est celle d’appartenir et de ressembler à la communauté des hommes, afin d’incarner une « virilité ».
Mythe viril et refus du féminin
10 La virilité pourrait être décrite tel un mythe, c’est-à-dire un élément constitutif d’une culture et inscrit dans une transmission aux générations suivantes. Le « mythe viril » peut en effet être appréhendé comme une construction qui vient traverser une communauté et fonder certains principes auxquels les individus devront se soumettre [17]. Nous retrouvons cette notion dans les paroles du jeune auteur, quand celui-ci s’adresse à son père : « Tu n’as pas étudié. Abandonner l’école le plus vite possible était une question de masculinité pour toi, c’était la règle dans le monde où tu vivais : être masculin, ne pas se comporter comme une fille, ne pas être un pédé [18]. » L’arrêt des études apparaît ainsi non pas comme un choix mais comme une soumission à un certain code, une ligne de vie, un mythe de « ce qui ferait l’homme ». Ce que Édouard Louis met en avant dans le portrait qu’il dresse de son père, c’est le destin de l’homme en tant qu’il doit prouver sans cesse qu’il en « est bien un ». Il le montre de façon implacable dans les postures paternelles (celles du monde dans lequel il évolue) qui semblent destinées à rejeter toutes traces du féminin. C’est donc bien à propos que Thierry Goguel d’Allondans rapporte l’aphorisme du psychanalyste américain Robert Stoller, « le premier devoir d’un homme est : de ne pas être une femme [19] ». Il s’agirait ainsi de rejeter toute part féminine en soi, rejeter ce qui correspondrait aux caractéristiques du féminin (les femmes font des études, montrent leurs sentiments, etc.)
11 « L’être Homme » suppose la démonstration de force, et l’entourage familial du narrateur peut même apparaître par moment complice des brutalités exercées par certains des membres masculins, à l’image du petit ami de la sœur d’Édouard Louis qui aurait commis des violences envers elle : « De toute façon que veux-tu, il est comme ça Jacky c’est un homme, les hommes sont comme ça, il s’énerve facilement, il peut pas se calmer trop vite [20]. » La représentation de l’homme est celle de la mise en acte, d’une violence bestiale qui ne pourrait être contenue et qui semble en cela excusée par l’entourage. Le discours qui traverse les représentations familiales du narrateur témoigne ainsi d’une caricature virile, où les membres masculins se doivent d’assumer une « position active » et ne pas se laisser aller à montrer leurs sentiments, comme le dira la mère à son fils : « Faut pas lui en vouloir, tu sais, c’est un homme et les hommes ça dit jamais ses sentiments [21]. » Ce qu’il s’agit d’étouffer, voire de battre, c’est ce qui pourrait être associé au féminin chez l’homme.
12 À nous de reprendre ici le questionnement de J.-B. Pontalis : « Pourquoi l’homme a-t-il tellement peur d’être une femme [22] ? » Autrement dit, en quoi le féminin vient troubler le « mythe viril » et comment expliquer la cristallisation qui s’opère dans la relation père-fils autour de cette question ?
13 Introduire les deux termes antagonistes qu’utilise Freud – « activité/passivité » – nous semble ici indispensable pour continuer notre exposé. Le couple antagoniste est décisif dans le processus de construction du sujet, en tant que ce dernier, à sa naissance, est « soumis » ou « agi » par rapport à l’objet maternel. L’état d’impuissance physique et psychique dans lequel est l’enfant à sa naissance induit une soumission à l’égard de l’adulte. Il y aurait, ainsi que le soutient Jacques André, une sorte de « complicité » entre cette position passive « originaire » face au monde adulte et la position féminine incarnée par la mère qui donne les soins. Mi-Kyung Yi va jusqu’à évoquer une soumission de l’enfant à « l’intrusion du sexuel inconscient adulte qui parasite les gestes de soin ». Et d’ajouter : « Parce que ces premières expériences sexuelles débordent fondamentalement sa capacité d’élaboration psychique, elles sont vécues passivement et comportent une dimension d’excitation effractrice, inévitablement traumatique [23]. »
14 Cette menace originelle de « passification » serait à la source du Ablehnung freudien, à savoir le refus du féminin. Comme Freud le fait en effet remarquer dans son texte « Analyse avec fin et analyse sans fin », la menace d’une féminisation par l’analyste serait une entrave majeure à la dynamique de la cure. Cela l’amène à conclure à une rébellion de l’homme « contre sa position passive ou féminine envers un autre homme [24] », évoquant alors un « refus de la féminité [qui serait] cette part si remarquable de la vie de l’âme humaine [25] », et que ce refus serait « un roc d’origine [26] ». Propos qui fait dire à Jacques André que « la soumission à la règle fondamentale, en provoquant la libre association, permet au processus primaire de mêler ses effets aux propos tenus. Cette régression combinée à l’asymétrie de la relation analytique (asymétrie représentée spatialement : divan-fauteuil, allongé-assis, devant-derrière), actualise, comme l’écrit Jacqueline Cosnier, le vécu d’impuissance de l’enfant vis-à-vis de l’adulte en même temps que les plaisirs passifs, et potentiellement traumatiques, qui y sont liés – et dans la chronologie de la cure, le trauma précède le plaisir [27] ».
15 L’évocation par Freud de ce point « inacceptable » chez l’analysé permet de mettre en avant une position active, de rébellion, qui serait secondaire à l’existence passive du sujet [28]. Le devenir homme apparaît ainsi dans une lutte interne entre une position active et une autre passive, susceptible de provoquer un délitement phallique. La lutte, voire la haine du féminin en soi, apparaît ainsi comme une condition masculine destinée à marquer l’opposition à cette passivité originelle.
16 Cette lutte nous la retrouvons frontalement lorsque Édouard Louis aborde la question de l’éducation. Le grand frère du narrateur incrimine ainsi ses parents : « Une volée qui faut lui donner, une bonne branlée pour qu’il oublie pas, c’est que comme ça, y’a que de cette façon-là qu’on devient un homme […] Regardez Eddy comment que vous l’avez élevé, et comment il est maintenant. Il se conduit comme une gonzesse [29]. » La violence prônée par le frère pour devenir un homme pourrait se retrouver en écho avec les conseils de certains pères de famille qui veulent que leur fils se défende physiquement dans les cours de récréation lorsque celui-ci doit faire face à un autre enfant qui l’embête (chose d’ailleurs peu entendue de la part d’une mère à son petit garçon et encore moins venu de l’un des parents à une petite fille). La part projective est ici indéniable. Elle témoigne en outre de l’inquiétude des pères à voir leur garçon se laisser faire, c’est-à-dire d’être sous le joug d’un autre. Les colères de certains des pères (notamment envers le système éducatif) font ressurgir la question de la transmission virile. « Comment faire pour rendre mon enfant un dur ? C’est-à-dire comment le préparer à la dureté du monde ? » Une manière de le dire, sur le ton de l’injonction, serait : « Tu seras un homme mon fils ! »
17 Cette préoccupation paternelle, Édouard Louis semble l’avoir intégrée en tant que garçon. Il fait à ce propos la confession qu’enfant il se répétait « cette phrase, obsédante, Aujourd’hui je serai un dur [30] ». Il s’agirait là de tenter de se convaincre qu’il lui est possible de faire face à la violence, au collège, en se prenant pour un autre. Cela marque la nécessité pour lui de tenter d’incarner une image idéalisée de ce qui serait « homme », image laissée en héritage par les autres hommes de sa famille.
18 La recherche de la virilité va se marquer chez le narrateur par la mise à l’épreuve de son propre corps, notamment vis-à-vis de la maladie et son refus de prendre des médicaments, à l’image de ce père qui ne se soignait jamais : « J’avais été façonné par l’expérience de la résistance à la médecine, notamment en raison de mon désir obsessionnel de m’identifier, de mimer – sinon singer – les caractéristiques masculines. Qui ne se sent pas un homme en effet aime à le paraître et qui sait sa faiblesse intime fait volontiers étalage de force [31]. » Cette dernière maxime résume à elle seule le conflit du garçon face à cette exigence familiale. Les bagarres avec les autres enfants que dépeint Édouard Louis sont autant de monstrations d’une virilité factice, destinées à effacer toute trace de ce qui pourrait en faire un « faible » et répondant ainsi à une demande inconsciente du père du narrateur.
19 Mais, comme nous l’avons vu dans la plupart des citations que nous avons relevées dans les trois romans, la référence à l’homosexualité apparaît omniprésente. Un lecteur attentif pourrait avancer qu’il s’agit là d’un thème central d’Édouard Louis s’expliquant par le fait que ce dernier est homosexuel. Néanmoins une simple observation d’une cour de récréation au collège, d’un stade de foot rend vite compte que les injures homophobes sont légions et qu’elles ne peuvent donc pas être circonscrites à la volonté autobiographique de l’auteur. La communauté homosexuelle est d’ailleurs la cible d’attaques physiques et verbales (selon une étude de l’ifop parue en 2018, au total 53 % des personnes lgbt ont fait l’objet d’une forme d’agression à caractère homophobe au cours de leur vie [32]).
20 Si le registre de l’insulte homophobe est tant utilisé cela pourrait s’expliquer par le fait qu’il permet pour celui qui la prononce de se distinguer de ce « contre-type » viril qu’est l’homosexuel. Édouard Louis évoque d’ailleurs un moment où lui-même vient traiter un autre camarade de classe de « pédé » : « Je devais être en classe de troisième, peu avant la fin du collège. Il y avait un autre garçon, plus efféminé encore que moi, qui était surnommé la Tanche. Je le haïssais de ne pas partager ma souffrance, de ne pas chercher à la partager, ne pas essayer d’entrer en contact avec moi […] Un jour qu’il faisait du bruit dans le couloir où une foule assez importante d’élèves était amassée, j’ai crié Ferme ta gueule pédale. Tous les élèves ont ri. J’avais réussi, l’instant de cette injure dans le couloir, à déplacer la honte sur lui [33]. » Ce recours à l’insulte semble être pour l’auteur une sorte de conjuration : une façon de se séparer du sentiment de honte et de solitude lié à cette féminité, en le rejetant sur un autre, plus faible encore, et cela sous les yeux du groupe.
21 Comme nous le voyons dans ces différents extraits, la question de « faire homme » traverse père et fils, le premier dans le souci d’être un exemple et de transmettre un mythe de la virilité, le second dans sa crainte de décevoir cette injonction à « être un homme » et dans la préoccupation d’être accepté par ses semblables. Édouard Louis ne cesse d’ailleurs de faire part des tourments qui sont les siens, de sa difficulté à faire coexister son désir homosexuel, vécu honteusement dans un premier temps, avec les codes d’une société qui prône la virilité des hommes et qui s’incarne dans un mythe que le père souhaite transmettre à son fils.
Homosexualité et paternité : un « point de butée » dans la relation père-fils
22 Le deuxième roman, Histoire de la violence, se veut une recherche de l’origine de la violence (la première partie relate le viol du narrateur par un autre homme). Le récit reprend les thèmes de l’émigration, de la violence subie par ces personnes étrangères arrivant, dans la misère, en France. Une des particularités du roman est celle de reprendre les paroles de la sœur du narrateur, venue témoigner devant la police pour son frère. Cette confrontation met une fois encore en évidence le décalage entre deux mondes, celui du jeune intellectuel et celui dans lequel il a baigné dans son enfance, où le rapport à l’autre est marqué par la crainte de ce qui pourrait être étranger.
23 Mais nous pouvons également retrouver, dans les propos qu’échange un peu plus loin la sœur avec un ami, la trace du lien père-fils que nous tentons de mettre en avant dans cet article : « Édouard, il piquait le marteau rouge de notre père dans l’établi. Je remarquais qu’il allait dans l’établi de plus en plus souvent avec un sac à dos alors que c’était franchement pas un endroit où il avait l’habitude de traîner, non, il était plutôt du genre à traîner dans la salle de bains si tu vois ce que ce je veux dire [34]. » Et d’ajouter un peu plus loin : « Il aurait été fou. Notre père. Il aurait été fou de rage s’il l’aurait su parce qu’on vole pas le marteau d’un homme. C’est sacré un marteau pour un homme […] Je suis certaine qu’en même temps il aurait pas pu s’empêcher de voir ça comme une bonne nouvelle, sa fierté de père je comprends il pouvait pas dire ça mais peut-être qu’il aurait pensé qu’en faisant ce qu’il faisait il était devenu un homme, Édouard, un dur [35]. » La fierté que suppose la sœur du narrateur chez le père se déclenche suite à un larcin du fils qui vole à son père un objet de puissance virile (« sacré »). Ce premier acte – la prise, le vol du phallus paternel – semble le faire sortir d’un monde féminin (comme la remarque sur la salle de bains le laisserait entendre) pour entrer dans celui des hommes. Cela semble être confirmé par la sœur, qui dira un peu plus loin : « Édouard est enfin devenu un homme en allant voler, et en désobéissant à son propre père [36]. » Cet extrait montre ce par quoi devrait passer le garçon pour devenir un homme : il s’agit de venir se désengager de l’emprise paternelle, d’occire la toute-puissance paternelle afin de se l’attribuer. Cela serait source d’une fierté paternelle, nous dit la sœur, car l’enfant quitterait le monde féminin pour entrer dans celui des hommes.
24 Pour autant, à quoi bon vouloir que son enfant prenne cette place, pourtant si durement acquise, d’« homme de la maison » ? En quoi le passage du petit garçon vers le statut d’homme peut-il pacifier (même par le meurtre symbolique du Père) la relation père-fils ? Comment entendre cette « fierté » paternelle décrite ici chez la sœur du narrateur ? En somme, pourquoi la naissance de la rivalité filiale vient-elle pacifier les inquiétudes paternelles ? Afin d’y répondre, nous pensons devoir ici évoquer le lien précoce unissant père et fils, qui s’inscrirait en amont de la rivalité œdipienne.
25 Comme le rapporte le psychanalyste Paul Denis : « Le destin de tout père est de devoir gérer l’amour qu’il porte à ses propres enfants en inhibant les désirs sexuels que ceux-ci pourraient susciter [37]. » Le devenir-père induit ainsi des courants de tendresse qu’il s’agira de refouler. L’auteur fait ici référence à ce qui fonde le mythe d’Œdipe, à savoir la prédiction adressée au père d’Œdipe, Laïos, concernant le fait qu’il sera assassiné par son propre fils et que ce dernier épousera sa femme : « Si le père d’Œdipe a été l’objet de la prédiction fatale – si tu as un fils il te tuera et causera une longue série de malheurs – c’est pour avoir enlevé Chrysippe, adolescent, fils de l’homme qui lui accordait l’hospitalité, et avoir eu des relations sexuelles avec lui [38]. » Ce dernier se donnera la mort, causant la colère du père, Pélops, qui en réponse lancera sur Laïos la malédiction d’Apollon, la punition venue des Dieux.
26 Ce mythe, à l’origine du complexe d’Œdipe, pourrait être interprété comme la nécessité de venir étouffer un courant érotique unissant le père
27 à son fils. En effet, la bisexualité psychique, telle que Freud nous l’a enseignée, resurgit au moment de la naissance de l’enfant, c’est-à-dire au moment où l’homme devient à son tour père. Cela pourrait être une explication d’un certain « point de butée » dans la relation père-fils où il s’agirait pour le père de se dégager d’une trop grande tendresse envers son enfant. Pour autant on pourrait nous objecter que cela ferait de tous les pères des pédophiles en puissance. Cela n’est pas notre propos. Nous pensons au contraire que la froideur, puis la fierté telle qu’on l’observe dans l’exemple du père d’Édouard Louis, viennent témoigner d’un double investissement d’un père vis-à-vis de son fils. Si dans un premier temps il s’agissait de mettre une distance avec son enfant, de se dégager du monde maternel en se tenant dans une posture virile, le deuxième temps sera lui marqué par une fierté au moment où le fils entre en rivalité avec lui. Notre postulat est que cette nouvelle rivalité permet au père de l’auteur de se dégager du monde maternel, qu’en quelque sorte il trouve un nouvel allié, lui permettant de rejouer un peu plus la carte de la virilité. Car, en somme, ce n’est pas l’acte sexuel qui est craint par le père envers son enfant, mais c’est de rejouer, par une trop grande tendresse à l’égard de son enfant, une scène où lui-même était objet de la mère, assujetti à elle. Freud rappelle d’ailleurs la « position homosexuelle » de l’enfant qui serait « d’une telle intensité que le moi du petit être humain fait défaillance quand il s’agit de la maîtriser et, par le processus de refoulement, se défend d’elle. La masculinité narcissique de l’organe génital, qui lui est opposée, est appelée pour aider cette intention [39] ». Une « position homosexuelle » qui se réactualiserait pour le père à la naissance de son enfant : comme nous l’avons vu, derrière cette position plane au final l’imago maternelle intrusive qui viendrait donc « passifier » l’enfant. Une manière de conjurer cette place serait (cela semble en tout cas la tactique observée par le père de l’auteur) d’arborer, dans un après-coup, les signes de la virilité, comme un point de fixation visant à se prémunir d’un effondrement phallique.
28 Cela nous pousserait à dire que, dans les romans d’Édouard Louis, ce qui fait point de butée dans la relation entre le père et son fils, c’est le refus et la crainte d’une féminisation.
29 Si l’annonce de l’homosexualité du narrateur à ses parents – le coming-out – n’a pour le moment pas été évoqué comme tel dans les romans d’Édouard Louis, il n’empêche que nous pouvons imaginer l’impact que celui-ci a pu avoir sur le père. En effet, nous pouvons poser comme hypothèse que l’homosexualité du fils vient une nouvelle fois réactualiser les conflits liés à la bisexualité psychique paternelle, remettant en doute l’existence même de la virilité, c’est-à-dire de cette défense narcissique vis-à-vis de la menace de féminisation. « Qu’ai-je fait pour qu’il devienne comme cela ? » Le conflit entre le père et le fils, centré donc sur cette question du masculin, semble avoir été résolu de manière radicale par le narrateur. En effet, ce dernier adopte un nouveau nom : il ne s’appellera plus Eddy Bellegueule, son patronyme hérité de ses parents, mais Édouard Louis, son nom d’auteur. Ce changement de nom semble s’inscrire comme un parricide symbolique, permettant à l’auteur d’entrer dans une nouvelle filiation (et quoi de mieux que « Louis » pour débuter une nouvelle dynastie ?) Édouard Louis se fait ainsi un nom en tant qu’auteur, devenant en quelque sorte à son tour un père. Cela peut lui permettre alors, à travers son dernier ouvrage, de tenter une réconciliation avec son propre père, où ils s’autoriseraient, enfin, à partager un peu de tendresse.
Bronislaw Malinowski, op. cit.
Notes
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[1]
É. Louis, Qui a tué mon père, Paris, Le Seuil, 2018. Toutes les mises en italique sont de l’auteur.
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[2]
É. Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Le Seuil, 2014.
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[3]
Ibid., p. 207.
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[4]
É. Louis, Histoire de la violence, Paris, Le Seuil, 2016.
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[5]
É. Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, op. cit., p. 218.
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[6]
Ibid., p. 108.
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[7]
Du nom du film de Kimberly Peirce, sorti en 1999, qui évoque le parcours d’une jeune adolescente transsexuelle.
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[8]
J.-J. Courtine, « C’est quoi, être un homme viril ? », entretien du 17 octobre 2011, Les Inrocks.
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[9]
T. Goguel d’Allondans, Ados LGBTI, Les mondes contemporains des jeunes lesbiennes, gays, bisexuel(le)s, transgenres, intersexes, Presses de l’université Laval, 2017, p. 57.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
J. Nicolas, 2018, « L’homosexuel est-il un homme ? Ce que l’homosexualité et ses représentations nous apprennent du masculin », La clinique lacanienne, n° 29, 2018, p. 173-189.
-
[12]
É. Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, op. cit., p. 104.
-
[13]
Ibid., p. 167.
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[14]
Ibid. p. 175.
-
[15]
P. Denis, « Inquiète paternité », Revue française de psychanalyse, vol. 66, 2002, p. 23. L’auteur reprend la figure d’Antéros introduite par D. Braunschweig et M. Fain (Éros et Antéros. Réflexions psychanalytiques sur la sexualité, Paris, Payot, 1971).
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[16]
Ibid., p. 124.
-
[17]
Pour un lecteur intéressé par les fondements culturels de la virilité nous le renverrons à l’excellente Histoire de la virilité parue en trois tomes : A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello (sous la direction de), Histoire de la virilité, Paris, Le Seuil, 2011-2015.
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[18]
É. Louis, Qui a tué mon père, op. cit., p. 33.
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[19]
T. Goguel d’Allondans, op. cit., p. 57. Citation reprise de l’ouvrage de R. Stoller, Masculin ou féminin ?, Paris, Puf, 1989, p. 311.
-
[20]
É. Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, op. cit., p. 47.
-
[21]
Ibid., p. 109.
-
[22]
J.-B. Pontalis, Bisexualité et différence des sexes, Paris, Gallimard, 1973, p. 24.
-
[23]
Mi-Kyung Yi, « De père en fils », Libres cahiers pour la psychanalyse, n° 8, 2003, p. 72.
-
[24]
S. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » (1937), dans Résultats, idées, problèmes, t. II, 1921-1938, Paris, Puf, 6e édition, 2002, p. 259.
-
[25]
Ibid., p. 266.
-
[26]
Ibid., p. 268.
-
[27]
J. André, 1995, Aux origines féminines de la sexualité, Paris, Puf, 1995. Citation de J. Cosnier tirée de son ouvrage Destins de la féminité, 1987, Paris, Puf, p. 112.
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[28]
À noter que chez Freud cette rébellion se manifesterait pour la femme par « l’envie de pénis ».
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[29]
É. Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, op. cit., p. 51-52.
-
[30]
Ibid., p. 196.
-
[31]
Ibid., p. 124.
-
[32]
P. Cébille, F. Kraus (ifop), L’homophobie dans la société française, Fondation Jean Jaurès, 2018.
-
[33]
É. Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, op. cit., p. 196.
-
[34]
É. Louis, Histoire de la violence, op. cit., p. 109.
-
[35]
Ibid., p. 111.
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[36]
Ibid.
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[37]
P. Denis, op. cit., p. 119.
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[38]
Ibid.
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[39]
S. Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile (1918), ocf/p, XIII, p. 109, cité par Mi-Kyung Yi, op. cit., p. 71.