Notes
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[1]
M. Du Camp. Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du xixe siècle, vol. 4, Paris, Hachette, 1875, p. 317.
-
[2]
J’entends par là notamment les chambres d’isolement, le recours régulier à l’hospitalisation sans consentement et des traitements non consentis.
-
[3]
A. Brierre de Boismont, ´ Mémoire pour l’établissement d’un hospice d’aliénés », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, tome XVI, série 1, 1836, p. 39.
-
[4]
A. Brierre de Boismont, « Des établissements d’aliénés en Italie », Journal complémentaire des sciences médicales, XLIII, 1832, p. 227.
-
[5]
J. Duval, Gheel, ou une colonie d’aliénés vivants en famille et en liberté, Paris, Hachette, 1867.
-
[6]
P. Kéraval, ´ Aliénation mentale ª, dans M. Berthelot (sous la direction de), La Grande Encyclopédie, vol. 2, Paris, Lamirault, 1900, p. 211.
-
[7]
P. Sérieux, L. Libert, « De l’Internement des Anormaux constitutionnels : Asiles de sûreté et Prisons d’État », Archives d’anthropologie criminelle, n° 27, 1912, p. 342-361.
-
[8]
P. Sérieux, ´ Les asiles spéciaux pour les condamnés aliénés et les psychopathes dangereux », Revue de psychiatrie, juillet, 1905, p. 265-279.
-
[9]
E. Kraepelin, 1896. Introduction à la psychiatrie clinique, Paris, Vigot, 1907, p. 7.
-
[10]
V. Magnan, « Camisole », dans Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, Asselin, 1870, p. 780-784.
-
[11]
P. Sérieux, L. Libert, op. cit. ; P. Catelin, Contribution à l’étude du régime des aliénés et anormaux aux xviie et xviiie siècles, Paris, Jouve, 1921.
-
[12]
R. Benon, ´ Jules Vallès à l’asile des aliénés de Saint-Jacques, à Nantes ª, La Nouvelle revue, 15 décembre, 1918, p. 352-354.
-
[13]
E. Kraepelin, La folie maniaque dépressive, texte présenté par J. Postel et D.F. Allen, Paris, Jérôme Million, 1993, p. 13.
-
[14]
G. Daumezon, P. Koechlin, ´ La psychothérapie institutionnelle française contemporaine ª, Anais Portugueses de Psiquatria, n° 4, décembre, 1952, p. 272-311.
-
[15]
G. Daumezon, ´ Les fondements d’une psychothérapie collective ª, Évolution psychiatrique, avril-juin, 1948, p. 57-85.
-
[16]
E. Goffman, 1961, Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Éditions de Minuit, 1968.
-
[17]
R. Castel, ´ L’institution psychiatrique en question ª, Revue française de sociologie, XII, 1971, p. 57-92.
-
[18]
F. Basaglia, 1968, L’institution en négation, Paris, Le Seuil, 1970.
-
[19]
G. Berlinguer, Psichiatria e potere, Rome, Editori Riuniti, 1969.
-
[20]
Conseil de l’Europe, Rapport sur la situation des malades mentaux, document parlementaire n° 4014, Strasbourg, 1977.
-
[21]
Recueil psychiatrie et politique, Brochures, Archives, Bibliothèque de documentation contemporaine et internationale, Nanterre, 1973-1975.
-
[22]
A. Martin, La ´ violence institutionnelle ª comme question scientifique. Trajectoire d’un militant et médecine : Stanilas Tomkiewicz, mémoire de master d’histoire, université d’Angers, 2014.
-
[23]
J.-C. Chesnais, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, Paris, R. Laffont, 1981 ; L. V. Thomas, ´ Questions à la violence d’aujourd’hui ª, Actions et recherches sociales, n° 1-2, 1981.
-
[24]
Conseil de l’Europe, Recommandation 818 sur la situation des malades mentaux, Strasbourg, 1977 ; P. Bernardet, T. Douraki, C. Vaillant, Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe, Toulouse, érès, 2002.
-
[25]
V. Bellamy, ´ Troubles mentaux et représentations de la santé mentale. Premiers résultats ª, Études et résultats, n° 347, 2004.
-
[26]
M. Gijswijt-Hofstra, H. Oosterhuis, J. Vijselaar, H. Freeman (sous la direction de), Psychiatric Cultures Compared and Mental Health Care in the Twentieth Century, Amsterdam University Press, 2005.
-
[27]
J.-C. Coffin, « La souffrance psychique : le mot et les maux à la fin du xxe siècle », dans A. Gueslin, H.J. Stiker, Les maux et les mots. De la précarité et de l’exclusion en France au xxe siècle, Paris, L’Harmattan, 2012.
-
[28]
C. Alezrah, ´ On ne peut plus consacrer autant de temps aux patients ª, entretien, Le Monde, 14 mai, 2003, p. 9 ; J.-M. Delarue, Rapport d’activité, contrôleur général des lieux de privation de liberté, Paris, Dalloz, 2012.
-
[29]
G. Charles, « La dérive asilaire », L’Express, 10 mai 2001, p. 42-43.
-
[30]
F. Basaglia, ´ Le istituzioni della violenza e della toleranza ª, dans Scritti, vol. 2, Turin, Einaudi, 1982, p. 80-86.
-
[31]
J.-P. Garaud, Réponses à la dangerosité, Paris, La Documentation française, 2006.
-
[32]
N. Cano (sous la direction de), Liberté et contrainte en psychiatrie. Enjeux éthiques, Issy-les-Moulineaux, Elsevier-Masson, 2014.
-
[33]
Actes du colloque de Milan, La violence, textes réunis par A. Verdiglione, Paris 10/18, 2 vol., 1977.
-
[34]
A. Marques, S. Saetta, T. Tartour, ´ Des murailles de papier. La contrainte aux soins en ambulatoire ª, Revue française des affaire sociales, 2016, p. 57-74.
-
[35]
Le Monde, ´ Nous rejetons la politique de la peur ª, 13 décembre 2008, p. 17.
-
[36]
J.-M. Delarue, op. cit.
-
[37]
J.-C. Coffin, F. Chaumont (sous la direction de), ´ Le consentement en santé mentale », Handicap. Revue de sciences humaines et sociales, n° 104, numéro spécial, 2004.
-
[38]
V. Fau-Vincenti, « Aliénés criminels, vicieux, difficiles, habitués des asiles ». Du quartier de sûreté de l’asile de Villejuif à la première unité pour malades difficiles française. 1910-1960, 2 vol., thèse d’histoire, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2016.
« Quand ils deviennent trop méchants, que faites-vous ?
Je les déchaîne.
Et alors ?
Ils sont calmes [1]. »
1 Ce dialogue pourrait sonner aux oreilles de ceux qui ont mauvais esprit comme un propos extrait d’un discours de campagne électorale. C’est tout à la fois audacieux, généreux, et merveilleux. Dans une période, la nôtre, qui s’interroge sur les manières correctes d’utiliser la contrainte [2] dans les pratiques de soin, ce propos attribué à Jean-Baptiste Pussin, l’infirmier avant la lettre le plus connu de l’histoire de la psychiatrie, pourrait bien apparaître cependant utopique. Si celui-ci n’était pas l’homme de terrain que l’on sait et par conséquent ancré dans la réalité de l’aliénation, il serait sans doute vite catalogué de personne peu au fait de la réalité des malades mentaux. Ce court dialogue pose cependant, au-delà de son effet rhétorique, des questions essentielles et complexes qui n’ont pas cessé d’être débattues. Il annonce également les transformations profondes dans le traitement et le regard sur l’aliéné dont la médecine mentale s’est portée la garante depuis son développement au xixe siècle. Il illustre enfin des interrogations qui n’ont jamais véritablement cessé d’être posées et reposées depuis qu’elles furent prononcées par l’auguste et sage Pinel. Notre propos sera par conséquent de tracer à grandes lignes cette relation douloureuse entre liberté et contrainte à laquelle les psychiatres ont été confrontés dans le lointain xixe siècle mais également dans le siècle suivant et qui apparaît toujours d’actualité dans notre temps présent, souvent prompt à juger le passé comme révolu alors même qu’il demeure par bien des aspects parsemé de thématiques anciennes.
2 Au cours des premières décennies du xixe siècle, il fut admis que les aliénés ne pouvaient être laissés dans leur monde et que la société se devait de porter assistance à la folie vue comme un drame ; une attitude jugée aussi nouvelle qu’admirable qui aboutit, afin de ne pas être dans la seule rhétorique de la compassion, à la mise en place d’un dispositif d’encadrement des aliénés symbolisé par un puissant texte de loi voté en 1838. Les dirigeants d’alors – ceux défendant l’esprit de la Monarchie de Juillet – avaient compris que la liberté, cette magnifique valeur à laquelle ils souscrivaient, pouvait, à l’occasion, connaître d’utiles dérogations. C’est la raison pour laquelle la privation de la liberté fut autorisée car elle pouvait dans certaines situations être un instrument de bonne régulation tant pour l’ordre public que pour l’ordre intime de personnes affaiblies par un mal sournois. L’isolement fut présenté comme une réponse particulièrement adaptée pour celles et ceux qui étaient en proie à des troubles d’origine mystérieuse mais qui inquiétaient ceux qui avaient le loisir de les observer de près. Cet isolement devait prendre tout son sens thérapeutique dès lors que l’individu, atteint de ces troubles étranges, était interné dans un établissement qui devait prendre le nom d’asile pour aliénés. Cette orientation devint rapidement la doxa des quelques spécialistes de médecine mentale : l’un d’entre eux Alexandre Brierre de Boismont précisait dès le milieu des années 1830 : « L’isolement des aliénés et la création des hôpitaux spéciaux sont des faits aujourd’hui consacrés par l’expérience [3] ». Ces établissements étaient pensés pour accueillir et prendre en charge des individus qui avaient été jusqu’ici des laissés pour compte. Des règles strictes déterminaient leur fonctionnement et l’internement était vu comme un bienfait, comme une application des idéaux forgés dans le Siècle des lumières voire dans l’esprit de la Révolution de 1789. Brierre de Boismont, plus animé par la compassion à l’endroit du fragile que par le combat pour l’égalité, devait toutefois reconnaître que les principes n’étaient pas toujours appliqués avec la célérité attendue. Lors d’un voyage dans la péninsule italienne, il constatait que des moyens de contention étaient utilisés pour tenir les pensionnaires et il devait reconnaître que cette décision n’était en rien guidée par l’esprit du soin [4]. Cet exemple venait souligner, de son point de vue, que la révolution en marche initiée par Philippe Pinel puis par Jean-Étienne-Dominique Esquirol n’avait pas encore gagné tous les territoires influencés par ces belles idées forgées en France. Il reconnaissait en même temps que la camisole devait être à proximité du médecin car son utilité n’était pas contestable en soi ; seul l’usage qui en était fait pouvait se discuter. Il ne croyait pas si bien dire car, en effet, les discussions portèrent sur son usage et même au-delà quelques décennies plus tard.
3 L’isolement n’était pas la seule pratique des aliénistes face aux aliénés. Quelques expériences en Grande-Bretagne, en Belgique, étaient en effet réalisées et semblaient montrer que l’isolement loin d’être la seule réponse n’en était qu’une parmi d’autres. On semblait fort éloigné du malade qu’il faut contenir mais plutôt dans l’ambiance d’une prise en charge apaisée. Le milieu aliéniste français s’empara de la question avec vivacité. Il ne partageait pas l’enthousiasme de certains essayistes dont le soutien affiché à la colonie de Gheel, par exemple, était perçu comme une critique implicite du système asilaire tel qu’il se développait en France. Cette perception n’était pas fausse puisque certains des défenseurs de prises en charge ouvertes considéraient que c’était une bonne manière d’éviter les séquestrations arbitraires et l’usage de la force à l’égard des aliénés [5]. Il convient de ne pas exagérer l’importance de ce débat et plus encore la place des auteurs soutenant une sorte de liberté pour le malade avant la lettre face aux dispositifs de contention. Toutefois, il pose à bien des égards les termes des discussions futures. Par conséquent, la question de la contention agitait le petit milieu des aliénistes depuis déjà un certain temps en 1900 mais les progrès de la connaissance de la maladie entraînaient de nouvelles considérations de nature à répondre aux interrogations des critiques et aux doutes émis par les profanes.
4 La seconde moitié du xixe siècle a été le moment de consolidation de quelques principes forts qui se sont déclinés dans différents pays avec souvent une similitude étonnante. On ne peut que se référer à un aliéniste parmi d’autres tant ses propos sont éclairants de l’esprit du moment. « On soustraira le malade le plus tôt possible aux excitations de la société, à ses habitudes, aux complaisances de ses parents ou de ses amis pour le transporter dans un établissement où la discipline intérieure, la régularité des habitudes, la prescription d’un régime alimentaire approprié, la vigilance des serviteurs et des médecins stylés, au besoin la réclusion en cellule ou dans une chambre d’isolement méthodiquement agencée mettront le malade dans des conditions de curabilité et de préservation qu’il est indispensable de réaliser [6] ». Ces propos de Paul Kéraval, médecin-chef à Ville-Évrard, doivent être pris comme profondément représentatifs de la période. C’est bien au nom d’une spécificité de la maladie mentale que des mesures spéciales peuvent être prises à l’égard de la personne qui en est affectée. Tous les malades mentaux ne sont pas identiques car la science psychiatrique a affiné son travail d’observation clinique et le terme de folie est désormais considéré comme un terme générique et souvent présenté comme inapproprié. Au-delà des sémiologies complexes et différenciées, il n’en demeure pas moins que plusieurs types de malades présentent quelques traits communs. Le caractère dangereux constitue l’un d’entre eux et depuis plusieurs années, un groupe de malades s’est distingué. C’est celui des dégénérés. Il désigne plusieurs catégories telles que les « anormaux constitutionnels », « psychopathes » ou encore « fous moraux ». Ils ont pour trait commun d’être des producteurs de nuisances sociales et de commettre le mal en quelque sorte. Les réponses psychiatriques doivent être élaborées en fonction de ces comportements qui exigent tout autant le discernement que la surveillance. L’asile classique n’est plus vu comme l’établissement le plus adéquat et d’autres réponses concernant la prise en charge doivent être apportées. Une politique dite de « défense sociale » est ainsi suggérée ; une notion en circulation dans les milieux savants européens et qui se proposait d’articuler des principes de précautions renforcées et des réponses médicales vigoureuses.
5 C’est pourquoi de nombreuses propositions furent exprimées de la part de plusieurs psychiatres pour justifier la création d’établissements spéciaux. Celui sur lequel se porta toute l’attention fut celui appelé « asile de sûreté ». Pour ses promoteurs, il était destiné à des malades à la fois considérés comme particulièrement menaçants et perçus comme inguérissables. Une population diagnostiquée comme trop lucide pour la maison d’aliénés, insuffisamment responsable pour la prison et trop malfaisante pour être laissée en liberté [7]. Les différentes formules imaginées avaient en commun de poser comme impérieuse nécessité une organisation de la contrainte nettement plus précise et présente que celle qui prévalait dans les asiles ordinaires. La loi de 1838 devenait ainsi trop libérale alors même que d’autres s’étaient interrogés sur son caractère trop liberticide. À l’interne-ment devait pouvoir s’ajouter la séquestration [8] tandis qu’une solution libérale cherchait sa voie dans la création de colonies d’aliénés selon ce qui avait été accompli à Gheel, par exemple.
6 Les demandes de réforme de la loi de 1838 étaient formulées depuis plusieurs années voire plusieurs décennies. Les premières demandes avaient eu pour conséquence de porter l’attention sur des aspects qui avaient choqué les lecteurs de la presse et les psychiatres. En effet, les premiers apprenaient l’existence d’internements abusifs, de traitements inutilement violents à l’égard des pensionnaires ; des journalistes ou quelques essayistes soulignaient combien certains surveillants prenaient leur titre dans un sens très nettement littéral. La réaction des psychiatres avait été d’autant plus sévère qu’ils y voyaient la marque d’une méconnaissance de ce qu’était la folie et de la vérité de leur métier. Ces attaques mettaient en avant quelques faits regrettables et passaient sous silence la dureté du métier ; en outre, elles évacuaient d’un coup de plume une grande vérité acquise par le développement du savoir clinique et qui pour cette raison ne faisait pas débat au sein des psychiatries européennes : « Tout aliéné constitue un danger permanent pour son entourage et surtout pour lui-même » comme le soulignait le maître de la clinique allemande au début du xxe siècle, Emil Kraepelin [9]. Par conséquent, ne pas prendre cette vérité en compte revenait à ne rien comprendre au métier de psychiatre et à la spécificité de cette fonction médicale. La violence du malade impliquait l’usage de la contrainte et le recours aux moyens coercitifs. L’insistance avec laquelle le malade mental était présenté comme un malade singulièrement dangereux pourrait conduire à peindre cette période sous un jour bien sombre. Pourtant quelques traces dans les documents de l’époque nous rappellent que les prises de position des acteurs n’étaient pas parfaitement homogènes. Valentin Magnan, figure incontournable de la médecine mentale parisienne, promouvait la prudence face au recours à la camisole, par exemple [10]. Sans remettre en cause la nécessité de dispositifs de contrainte, ce qui n’avait jamais été une position dominante au sein de la profession aliéniste, certains mesuraient bien les difficultés y compris d’un point de vue moral. Cela amenait à quelques acrobaties intellectuelles. C’est ainsi qu’on tentait d’expliquer qu’une nouvelle Bastille était nécessaire mais qu’il ne fallait pas l’associer à l’ancienne qui de toute façon avait une fonction sans doute moins déplaisante que celle qui s’était installée dans les têtes françaises depuis la Révolution [11]. Ce genre de contorsions venait rappeler que la présence croissante des « aliénés malfaisants » dans la société constituait un leitmotiv et qu’il fallait donc y répondre, quitte à devoir s’écarter de principes de liberté toujours considérés comme essentiels mais malheureusement pas toujours bien adéquats.
7 Ces débats au sein de la profession psychiatrique sous-estimaient un point qui ne devait cesser de gagner de l’ampleur. Pourquoi parlait-on d’internements abusifs ? Parce qu’à tort ou à raison, on considérait que certains pensionnaires n’avaient rien à faire dans un asile. Derrière cette contestation pointait la question du diagnostic, de sa légitimité et de la façon dont il était fabriqué.
8 Évoquons un instant un cas relativement connu, et significatif à nos yeux. On se souvient peut-être que Jules Vallès, à l’âge de 19 ans, fut interné à la demande de son père et que le psychiatre de l’hôpital de Nantes entérina cette demande en observant des idées suicidaires, une monomanie rampante et la crainte d’un passage à l’acte violent. Nous étions en décembre 1851. Plus de cinquante après, un autre médecin considérait que le diagnostic qui avait été porté sur le jeune républicain de l’époque était au mieux vague, au pire erroné. Ce dernier en proposait un fort différent. Les raisons du comportement du jeune Vallès étaient dues à sa colère contre les agissements dont il était la victime ; le médecin ne voyait pas de penchants pour le suicide mais une lucidité sur sa situation qui pouvait conduire à un abattement passager largement contrebalancé par sa détermination à ne pas se laisser enfermer dans le sombre destin auquel on voulait l’assigner. Le fait que ce docteur établisse un diagnostic qui tranchait avec celui de son confrère pouvait éventuellement s’expliquer par le cours des connaissances. Mais l’argument ne tient guère puisque ce n’était pas l’ancienneté du diagnostic qu’il discutait mais sa collusion avec l’air du temps, suggérant qu’en raison du contexte politique, l’internement avait la couleur de l’abus. Or, le contexte politique était celui du coup d’État et de la transformation de la Deuxième République en régime autoritaire. L’idée que le psychiatre puisse être le complice plus ou moins direct d’une philosophie de l’ordre, voire de la séquestration, était ainsi avancée. Enfin, ce médecin, s’appuyant sur les dires de Vallès lui-même, précisait que les conditions d’existence au sein de l’asile pour aliénés avaient été épouvantables [12]. En quelques pages, étaient réunis les principaux motifs des discussions et des polémiques qui devaient scander bien des échanges internes à la profession psychiatrique tout au long du xxe siècle et qui alimentèrent également les représentations et les perceptions de la psychiatrie de la part de segments importants du corps social. Ces éléments mettaient en avant le caractère complexe d’un savoir parfois difficile à communiquer à un public profane. La thématique de la légitimité du savoir était étroitement liée à celle de l’internement puisque cette décision reposait sur la capacité à produire une expertise irréprochable. À partir de là tout ce que le psychiatre accomplissait à l’égard du pensionnaire pouvait apparaître comme une contrainte, une obligation d’autant moins acceptée qu’elle n’était pas systématiquement perçue comme appropriée. Il y avait là les ferments d’une puissante hostilité à l’égard de ce qui allait apparaître comme un pouvoir psychiatrique alors que les médecins cherchaient à faire admettre le bien-fondé d’une autorité morale.
9 « Méfions nous, méfiez-vous jeunes médecins qui m’écoutez ; le fou est dangereux et le restera jusqu’à sa mort qui malheureusement n’arrive que rarement rapidement [13] » ; ce propos attribué à Emil Kraepelin introduisait une longue période au cours de laquelle les représentations négatives du malade mental se trouvèrent consolidées. Cette violence verbale à l’égard du malade permit progressivement des pratiques éloignées de tout sens moral dont les conséquences eurent des effets dramatiques. Les années 1930 et 1940 ne sont plus des périodes marquées par un système de contention particulier mais par une libération de la violence à l’égard des pathologies les plus durables et des états les plus sévères affectant des individus. Ce moment particulièrement sombre a été interrompu avec la fin du deuxième conflit mondial mais la violence contre les malades mentaux ne devait pas se clore définitivement en dépit des efforts et de la volonté réelle de ne plus sombrer dans les errements auxquels des psychiatres de renom avaient apporté leur caution.
10 Dans un pays affaibli mais renouant avec l’espoir d’une forte rénovation morale et politique, des psychiatres français parmi les plus lucides comprirent que le premier problème était la peur que le malade ressentait dans une société qui lui apparaissait profondément hostile. Rien ne pouvait, en quelque sorte, être entrepris si un nouveau pacte n’était pas établi avec le malade. Projet ambitieux et délicat à mettre en pratique auquel des psychiatres, en nombre modeste, s’attelèrent comme ceux qui, en France, se réunirent autour d’une bannière, celle de la « Révolution psychiatrique ». L’expression avait une dimension rhétorique mais elle exprimait une forte détermination à amorcer une réelle analyse des pratiques pour mieux comprendre ce qui allait à la dérive, et elle manifestait parallèlement la volonté d’introduire des ruptures tant d’un point de vue intellectuel et moral que pratique. Cela signifiait en premier lieu de modifier les perspectives et les approches traditionnelles. C’est ainsi que la violence du malade devait être comme mise entre parenthèses pour s’occuper de la violence du psychiatre et de la violence de l’institution. Le retour à Esquirol, l’inspirateur de la loi de 1838, n’était pas conçu en forme d’hommage mais pour mieux prendre le contrepied de sa philosophie de l’isolement et savoir pourquoi il fallait donc s’en détourner ! Ce qui était apparu thérapeutique aux maîtres du xixe siècle ne l’était plus de façon aussi nette pour la jeune garde de l’après-guerre emmenée par Henri Ey qui n’était cependant pas décidé à tout jeter. Il n’était pas question de sous-estimer la maladie mentale, de sous-estimer tout un appareil d’observations cliniques qui s’était élaboré au cours des décennies passées. Il n’était pas question, en d’autres termes, de contester la réalité de la folie tout comme celle du malade mental. Mais il s’agissait de trouver une autre relation voire de favoriser une certaine parité avec le malade et pour le psychiatre de construire une écoute plus empathique – ou aimante selon le terme de Pinel – éloignant ainsi les risques latents de la stigmatisation. Pour cela il fallait débusquer les éléments qui étaient de nature à empêcher un tel objectif. Le psychiatre Georges Daumezon pouvait dans ces années 1950 écrire des mots très durs sur l’ambiance prévalant dans un hôpital psychiatrique. Le terme de « kapo [14]» fut même employé afin de bien faire comprendre les violences latentes, voire bien réelles, qui pouvaient circuler dans cet hôpital psychiatrique vu comme un « microcosme [15] ». Il contribuait à décortiquer tout un ensemble de détails qui mis bout à bout venaient éclairer le fonctionnement interne de l’hôpital psychiatrique. Avec d’autres tels que Louis Le Guillant, il se lança dans une exploration minutieuse du fonctionnement de l’hôpital et des différentes populations qui s’y trouvaient. C’est ainsi que l’attention fut portée sur l’attitude du médecin à l’égard de ses collaborateurs, du personnel et des malades, sur l’organisation de l’équipe et ses codes implicites. Le paternalisme, un certain goût pour l’autorité, les hiérarchies entre malades, celles entre soignants, constituaient des éléments dont on ne parlait guère publiquement mais dont on prenait conscience qu’ils ne favorisaient pas des attitudes de libéralité dans les soins. Ces descriptions et analyses qui mettaient en lumière des phénomènes dérangeants mais utiles à savoir trouvèrent un écho nouveau dans les années 1950 et 1960 y compris grâce au travail pionnier de sociologues qui commençaient à être autorisés à faire des enquêtes sur le terrain de la pratique psychiatrique [16]. C’est pourquoi les années 1960 inaugurèrent une nouvelle étape dans la critique des dispositifs de contrainte en psychiatrie vue sous un angle plus large que par le passé. C’est également au cours de cette décennie que se développa l’attention du monde extérieur pour celui de la santé mentale et de la psychiatrie. Critiques internes et discussions émanant du corps social se télescopèrent, parfois pour le meilleur [17]. La thématique de la violence institutionnelle acquit une diffusion réelle et plusieurs des valeurs dans lesquelles la psychiatrie s’était forgée semblaient être promises à des lendemains peu chantants. Le travail du philosophe Michel Foucault venait déchirer en quelque sorte l’image d’une psychiatrie humaniste telle qu’elle s’incarnait à travers le dialogue entre Pussin et Pinel évoqué en introduction. Pour ce qui est du thème de la violence, on songe immédiatement au travail d’analyse accompli par les tenants du mouvement anti-institutionnel italien dont Franco Basaglia fut un illustre représentant. C’est incontestablement une thématique qu’il a abordée dès le début des années 1960 mêlant à la fois le fruit de ses propres observations issues de sa pratique de praticien hospitalier et des apports des travaux sociologiques tels que ceux de Goffman et plus tard ceux de Robert Castel. Basaglia ne s’est pas confronté à la question de ce type de violence aux seules fins de la dénonciation mais d’abord pour tenter de la circonscrire plus précisément que par le passé. Car le phénomène de la violence apparaissait alors protéiforme et il n’était pas question à ses yeux d’en nier les ferments existant dans l’espace clos de l’hôpital psychiatrique. L’apport de Basaglia fut d’identifier les façons dont la précarité sociale dans laquelle se trouve communément celui déclaré malade mental accentuait la vulnérabilité de l’individu [18]. Les moyens de contention traditionnels n’étaient pas nécessairement employés mais la situation de dénuement dans lequel les malades étaient laissés – peut-être volontairement – renforçait leur fragilité, leur peur et rendait l’issue de la construction d’une alternative à leur situation toujours plus délicate, favorisant ainsi la notion d’incurabilité, un diagnostic qui faisait beaucoup de mal aux malades. Le travail de Basaglia prolongeait, en ce qui concerne l’analyse, bien des points abordes précédemment par Georges Daumezon ou Louis Le Guillant qui avaient attiré l’attention sur les phénomènes d’oubli des malades dans l’espace de l’institution.
11 La violence des structures sociales du monde occidental était de plus en plus soulignée car elle apparaissait comme un vecteur important de la marginalisation sociale dans laquelle se trouvaient les individus labellisés malades mentaux. Henri Ey, représentant d’une démarche théorique et pratique importante au sein de la psychiatrie, privilégiait d’abord ce qui se passait en Union soviétique car la situation lui apparaissait plus indigne en quelque sorte et il n’était pas le seul à faire cette différence entre une psychiatrie certes imparfaite à l’Ouest et une psychiatrie s’enfonçant dans des pratiques intolérables à l’Est. Henri Ey contribuait à jeter la lumière sur la participation de psychiatres aux basses œuvres d’un pouvoir politique. L’exemple soviétique venait révéler ce lien qui semblait exister entre le crédit conféré à une profession par son savoir et sa propension à user de ce crédit pour s’enfoncer dans l’arbitraire d’un pouvoir sans contrôle [19]. Dans cette perspective les abus d’un savoir prompt à dire les normes étaient dénoncés y compris dans les sociétés de l’Europe de l’Ouest et Nord-Américaines dans la mesure où les agissements des psychiatres dans les régimes autoritaires tels que la Grèce ou l’Espagne étaient révélés [20]. Quant aux sociétés démocratiques européennes, le pouvoir médical y était questionné dans la mesure où il prenait des normes sociales pour des socles d’évidence qu’il cherchait à ancrer dans une vérité médicale. La psychiatrie n’était pas la seule discipline médicale exposée à la critique mais elle semblait cristalliser les oppositions. Elle était, en effet, apparentée de plus en plus à un savoir des contraintes sur les corps et les esprits. Certaines affiches montraient des armes dirigées contre le médecin psychiatre. La violence de ce dernier se retournait contre lui ; « la peur change de camp », comme aimait à le rappeler dans ses brochures le Groupe information asiles [21]. Le message était brutal, offensant, mais avec la distance qui est la nôtre il permet de prendre conscience de la révolte sinon contre la psychiatrie dans son ensemble au moins contre une certaine manière de la concevoir. Ce n’étaient plus les seules pratiques de terrain ou encore la question de l’internement qui étaient interrogées mais aussi celles concernant la fabrication d’un savoir de l’anormalité. La différence médico-psychiatrique des sexes était furieusement contestée tandis que les personnes labellisées « perverses » relevaient la tête pour s’opposer aux considérations échafaudées à partir de la vaste entité des déviations sexuelles émanant aussi bien des rangs de la psychiatrie que de ceux issus de la psychanalyse. On pouvait alors observer un mouvement de remise en cause qui venait perturber bien des psychiatres qui d’ailleurs devaient renoncer à plusieurs orientations de recherche et plusieurs diagnostics anciens ; le refus de continuer à considérer l’homosexualité, par exemple, comme une maladie mentale est parmi les plus emblématiques.
12 Grâce à l’apport de médecins pionniers et militants il s’est construit une nouvelle sensibilité aux êtres qui jusque-là avaient été exposés à des processus de stigmatisation du fait d’être minoritaires et dont les souffrances étaient insuffisamment prises en compte. Avant de poser des diagnostics parfois pris sous le coup d’un regard normatif traditionnel, on s’est efforcé de s’intéresser aux causes qui placent certains individus dans des vulnérabilités singulières et durables entraînant des conduites perturbées. Le patient dangereux avait occulté d’une certaine manière les faits de violence qui circulent au sein du corps social exposant les femmes et les enfants tout particulièrement à des traumatismes durables qui n’étaient guère repérés il y a encore quelques décennies. Le regard réprobateur qui conduisait à voir d’abord des penchants délinquants dans les conduites problématiques d’adolescents a été contrebalancé par de nouvelles perspectives telle que celle, par exemple, introduite par Stanislas Tomkiewicz développant la notion de maltraitance devenue si centrale désormais [22]. Ces travaux furent souvent isolés mais ont progressivement permis de montrer la complexité des situations de vie que la psychiatrie était amenée à prendre en charge. Violence institutionnelle, violence sociale, violence des êtres sur eux-mêmes tout comme sur les autres étaient entrelacées et entraînaient une réflexion exigeante et délicate pour les psychiatres tant le sujet de la violence se révélait complexe et par conséquent mettait à l’épreuve leur savoir et leurs pratiques et rendait la contribution des disciplines externes au champ médical utile et nécessaire [23]. Ces évolutions majeures, souvent forgées dans l’esprit critique des années 1970 ont été progressivement intégrées dans les années suivantes avec la montée en puissance du patient comme figure plus visible qu’auparavant dans le champ de la santé mentale. Dans cette perspective, la notion de « droits des patients » s’est répandue pour être en quelque sorte officialisée en France par la loi de mars 2002.
13 L’évolution est incontestable mais elle n’est pas allée sans difficultés. Tout d’abord cette notion de « droit des patients » n’a pas été réceptionnée avec flegme. La loi de 1990 remplaçant celle de 1838 avait bien cherché à protéger toujours plus le patient et à éviter les abus, les manquements aux droits des individus car le malade mental restait un citoyen comme l’avaient précisé plusieurs textes [24]. Un mouvement de démocratisation des pratiques sanitaires semblait en marche s’appuyant sur une philosophie de l’autonomie de la personne. Le consentement, nouveau paradigme dans les soins et dans les relations entre individus paraissait de nature à éloigner le recours aux contraintes et à faire paraître ceux qui les mobilisaient encore comme des figures d’un passé que l’on voulait révolu. Toutefois cette orientation devait buter sur plusieurs aspects qui montraient, une fois encore que le passage dans les pratiques de principes tout à la fois inspirés par le sens moral et l’esprit libéral était compliqué. Parmi les différentes résistances, on pouvait observer que les arguments de la spécificité de la maladie mentale et de la singularité du geste psychiatrique furent massivement avancés. Le débat est récurrent et sans doute un peu sans fin. Cela atteste qu’il puise dans des convictions profondes. La contrainte ne constitue pas un choix heureux mais elle ne peut être écartée du fait même de la spécificité des formes de certaines maladies mentales. Cette thématique cependant n’épuise pas les interrogations qui ont scandé l’actualité depuis plusieurs années. À plusieurs reprises en effet, la France a été montrée du doigt pour un recours à la contrainte jugé trop systématique, renouant ainsi avec les débats des aliénistes européens du xixe siècle. De nombreux travaux conduits ces dernières années ont montré combien les processus de stigmatisation restaient puissants à l’égard des malades mentaux [25]. Des historiens ont pour leur part souligné le faible impact pour les patients des transformations souhaitées depuis les années 1960 au sein des hôpitaux psychiatriques [26]. Cela ne revient pas à dire que les dispositifs de contrainte n’ont pas évolué ou, a fortiori, que les psychiatres utilisent ceux de leurs maîtres.
14 La violence de l’expérience vécue par le malade, les peurs des soignants et la souffrance au travail qui en résulte, les difficultés des institutions à éviter la violence et enfin les regards discriminants portés par le corps social entraînant toujours le rejet du malade sont autant d’éléments qui demeurent d’actualité [27]. Les faits semblent têtus et la tentation de penser que rien ne change pourrait s’imposer. Plutôt que de se laisser aller à la fatalité du mal et de la violence, il paraît plus approprié de s’efforcer de saisir les réalités complexes auxquelles nous sommes confrontés. Les acteurs du champ de la santé mentale toujours plus nombreux et diversifiés sont face à une variété de situations humaines et sociales qui s’inscrivent à leur tour dans une organisation des soins encadrée par tout un ensemble de règles et de valeurs. Les aspects économiques jouent également leur rôle dans cette histoire car le manque de personnels, la vétusté des locaux sont autant de vecteurs pour rendre la prise en compte du malade singulièrement aléatoire [28]. Les instruments de la contrainte demeurent un débat divisant aussi bien le corps social que les psychiatres et les autres acteurs médico-sociaux. Ils sont, à l’occasion, identifiés par la presse et désormais sous la surveillance exigeante et légitime des associations qui ont émergé dans le champ de la santé mentale [29]. Il y a toutefois un phénomène plus nouveau que celui-ci : c’est la critique du psychiatre pour son manque d’ardeur à interner. En effet, les débats portent à la fois sur des manquements au respect du malade dont se rendraient coupable les psychiatres et en même temps ces derniers sont parfois attaqués pour avoir sous-estimé le danger représenté par certains types de malades. Lors d’évasions, lors d’événements dramatiques qui sont rares mais qui défrayent la chronique, les attitudes libérales et les recommandations inspirées par les principes des divers textes européens sur l’usager de la santé mentale semblent quelque peu mises de côté. Par conséquent, les contradictions apparentes constituent un fait qui dérange tous les acteurs. Franco Basaglia, dans des pages d’une forte lucidité, soulignait que l’accident faisait partie du quotidien du psychiatre et peut-être est-ce le drame de ce dernier que de ne pouvoir y échapper totalement [30]. Il n’était pas dans son objectif de diffuser un nouveau fatalisme sachant trop ce que cette vision pouvait avoir de délétère sur les interprétations des troubles mentaux donc sur le regard porté sur le malade mental. Il cherchait à poser sur cette question un regard sans concession qui n’évitait pas les questions dérangeantes et complexes liées à la violence sans pour autant renoncer à ce qui était devenu primordial à ses yeux : trouver les éléments alter-natifs à une pratique de soin dont il percevait les errements. La contrainte était en quelque sorte attachée au système asilaire et c’était celui-ci donc qu’il fallait déstabiliser si l’on voulait soumettre la contrainte à devenir un phénomène réellement marginal. Ce diagnostic audacieux semble éloigné des préoccupations contemporaines encore que pour ceux qui voudraient le lire avec attention, on pourrait trouver matière à réflexion.
15 Force est de constater que notre temps présent semble tourné actuellement vers les questions de contrainte et de contention. Depuis le début de ce siècle, la dangerosité du malade mental a été mise en avant à plusieurs reprises [31]. Cette association n’était pas nouvelle mais elle avait connu une sorte de pause dans les années précédentes. Les conséquences sur le corps social ne pouvaient qu’aboutir à une diffusion des inquiétudes et à une demande accrue de surveillance des malades. La liberté était du coup loin d’apparaître comme éventuellement thérapeutique ! Il n’est pas surprenant que dans ce contexte moral on assiste à des efforts divers pour légitimer à partir d’arguments dont le crédit demeure discutable les dispositifs de contention. Une philosophie de la contrainte et de l’obligation de soins serait-elle en train de naître sous nos yeux ? La loi de 2011, en introduisant de manière répétitive cette notion d’obligation de soins, lui a donné ses lettres de noblesse et vient ainsi concurrencer celle de consentement. Dans ce face-à-face, il est délicat de savoir ce qu’il adviendra. On peut noter qu’il ne suffit pas de parler d’éthique de la contrainte pour convaincre tous les acteurs car les mots utilisés sans pertinence ne font que renforcer la difficulté de se sortir de dilemmes réels. Mais l’apparition d’un tel terme dont la diffusion dans le champ médical est très nette ces dernières années montre au moins que la contrainte ne va pas de soi pour tout un ensemble de professionnels [32].
16 On n’assiste pas obligatoirement au retour du patient dangereux et aux tentations de s’en protéger par tous les moyens légaux ; on réalise plutôt que sa disparition n’a pas eu lieu et qu’il est donc toujours là. Au cœur même du temps de la contestation de la psychiatrie, des voix s’étaient élevées pour faire observer que si le but du psychiatre ne devait pas être de rajouter de la violence à celle existant déjà, les mêmes se demandaient si ne pas admettre la présence de la violence constituait une attitude pertinente [33]. L’interrogation peut toujours être formulée quel-ques décennies plus tard. Toutefois, elle n’offre pas de réponses réelles à d’autres formes d’obligation, à d’autres formes de violence diffuse dont certaines n’ont plus besoin des murs de l’asile pour exister. Ces phénomènes demeurent plus délicats à expliquer même si des travaux de recherche en explorent les mécanismes [34]. On demeure cependant éloigné des analyses politiques des années 1970 en dépit des efforts qui ont été faits depuis le début de ce siècle pour souligner la dimension politique de l’acte psychiatrique. Ceux qui se sont efforcés de faire naître un mouvement de réflexion et de contestation suite au projet de loi dont le texte fut voté en 2011 avaient perçu que la contrainte et l’obligation de soins ne sont pas des données techniques strictes mais contiennent une dimension politique et éthique [35]. Peut-être que l’envolée vers le consentement apparaîtra dans quelques années comme un souhait fort légitime sans que le chemin pour y parvenir ne soit suffisamment apparu. Certains acteurs semblent faire de la question de la contrainte un débat purement médical, qui serait désormais ancré dans les vérités d’une neurobiologie du comportement qui laisserait peu d’espace à des pratiques alternatives. On notera, pour notre part, que le consensus des professionnels n’existe pas, ce qui empêche les arguments d’autorité de se déployer sans difficulté. En outre, il est un point souvent escamoté : c’est celui de l’application des lois. C’est par exemple un élément qui fut encore observé par le contrôleur général des lieux de privation de liberté qui le dénonça vertement [36]. Il avait identifié tout un ensemble de contournements aux droits des patients qui sonnent comme autant de petits abus et qui ne sont guère nouveaux. La réponse qui consiste à dire que la loi n’est pas adaptée – un argument mobilisé depuis des décennies – n’est pas pleinement convaincant même s’il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles ces prises de parole s’expriment de cette manière. Quelle que soit la position que l’on adopte, force est de constater combien ce thème de la contrainte est âprement discuté et entraîne une forte attention des travaux de recherche en sciences sociales, ce qui tranche sur ce point avec les décennies passées [37]. Toujours du côté de la recherche, mais avec des moyens autrement plus puissants, les travaux effectués dans le vaste champ de la neurobiologie relancent les débats sur la contrainte et pourraient donc bien venir lui donner un certain renouveau. Quant à l’apport du travail historique, plusieurs travaux [38] soulignent que la contrainte est massivement employée mais que son usage engendre des interrogations et des discussions y compris au sein même des lieux de consentement restreint et de contention renforcée que sont les unités pour malades difficiles. Pratiques hybrides et bricolages intensifs se dégagent tout au long des décennies considérées, confirmant que les intentions ne suffisent pas à nous renseigner sur le cours des choses, c’est-à-dire lorsque le psychiatre est au travail.
17 En rapprochant les discours d’hier et ceux d’aujourd’hui, une certaine proximité se dégage alors même que les acteurs sont différents. On peut donc se demander si la contrainte n’est pas, en psychiatrie, un éternel retour, un dépassement qui serait toujours projeté faute d’être pleinement surmonté. Certains répondent que la spécificité du trouble mental place le soignant dans des situations qui peuvent heurter les principes de liberté et de dignité tandis que d’autres en concluent à une nature foncièrement problématique du geste psychiatrique. Du point de vue de l’historien, il importe de souligner que le débat autour de la contrainte constitue une pierre d’achoppement durable ; la raison en est qu’elle touche à des considérations politiques et morales, qu’elle ne peut être dissociée du diagnostic et du soin qui sont des éléments souvent en discussion entre psychiatres. Enfin, le corps social manifeste ses propres hésitations puisque les abus lorsqu’ils sont connus produisent de vives réactions ce qui prouve le sens moral des individus ; et lorsqu’ils se convainquent que le malade est dangereux, ils n’hésitent pas à considérer les solutions les plus défensives comme légitimes.
Notes
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[1]
M. Du Camp. Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du xixe siècle, vol. 4, Paris, Hachette, 1875, p. 317.
-
[2]
J’entends par là notamment les chambres d’isolement, le recours régulier à l’hospitalisation sans consentement et des traitements non consentis.
-
[3]
A. Brierre de Boismont, ´ Mémoire pour l’établissement d’un hospice d’aliénés », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, tome XVI, série 1, 1836, p. 39.
-
[4]
A. Brierre de Boismont, « Des établissements d’aliénés en Italie », Journal complémentaire des sciences médicales, XLIII, 1832, p. 227.
-
[5]
J. Duval, Gheel, ou une colonie d’aliénés vivants en famille et en liberté, Paris, Hachette, 1867.
-
[6]
P. Kéraval, ´ Aliénation mentale ª, dans M. Berthelot (sous la direction de), La Grande Encyclopédie, vol. 2, Paris, Lamirault, 1900, p. 211.
-
[7]
P. Sérieux, L. Libert, « De l’Internement des Anormaux constitutionnels : Asiles de sûreté et Prisons d’État », Archives d’anthropologie criminelle, n° 27, 1912, p. 342-361.
-
[8]
P. Sérieux, ´ Les asiles spéciaux pour les condamnés aliénés et les psychopathes dangereux », Revue de psychiatrie, juillet, 1905, p. 265-279.
-
[9]
E. Kraepelin, 1896. Introduction à la psychiatrie clinique, Paris, Vigot, 1907, p. 7.
-
[10]
V. Magnan, « Camisole », dans Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, Asselin, 1870, p. 780-784.
-
[11]
P. Sérieux, L. Libert, op. cit. ; P. Catelin, Contribution à l’étude du régime des aliénés et anormaux aux xviie et xviiie siècles, Paris, Jouve, 1921.
-
[12]
R. Benon, ´ Jules Vallès à l’asile des aliénés de Saint-Jacques, à Nantes ª, La Nouvelle revue, 15 décembre, 1918, p. 352-354.
-
[13]
E. Kraepelin, La folie maniaque dépressive, texte présenté par J. Postel et D.F. Allen, Paris, Jérôme Million, 1993, p. 13.
-
[14]
G. Daumezon, P. Koechlin, ´ La psychothérapie institutionnelle française contemporaine ª, Anais Portugueses de Psiquatria, n° 4, décembre, 1952, p. 272-311.
-
[15]
G. Daumezon, ´ Les fondements d’une psychothérapie collective ª, Évolution psychiatrique, avril-juin, 1948, p. 57-85.
-
[16]
E. Goffman, 1961, Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Éditions de Minuit, 1968.
-
[17]
R. Castel, ´ L’institution psychiatrique en question ª, Revue française de sociologie, XII, 1971, p. 57-92.
-
[18]
F. Basaglia, 1968, L’institution en négation, Paris, Le Seuil, 1970.
-
[19]
G. Berlinguer, Psichiatria e potere, Rome, Editori Riuniti, 1969.
-
[20]
Conseil de l’Europe, Rapport sur la situation des malades mentaux, document parlementaire n° 4014, Strasbourg, 1977.
-
[21]
Recueil psychiatrie et politique, Brochures, Archives, Bibliothèque de documentation contemporaine et internationale, Nanterre, 1973-1975.
-
[22]
A. Martin, La ´ violence institutionnelle ª comme question scientifique. Trajectoire d’un militant et médecine : Stanilas Tomkiewicz, mémoire de master d’histoire, université d’Angers, 2014.
-
[23]
J.-C. Chesnais, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, Paris, R. Laffont, 1981 ; L. V. Thomas, ´ Questions à la violence d’aujourd’hui ª, Actions et recherches sociales, n° 1-2, 1981.
-
[24]
Conseil de l’Europe, Recommandation 818 sur la situation des malades mentaux, Strasbourg, 1977 ; P. Bernardet, T. Douraki, C. Vaillant, Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe, Toulouse, érès, 2002.
-
[25]
V. Bellamy, ´ Troubles mentaux et représentations de la santé mentale. Premiers résultats ª, Études et résultats, n° 347, 2004.
-
[26]
M. Gijswijt-Hofstra, H. Oosterhuis, J. Vijselaar, H. Freeman (sous la direction de), Psychiatric Cultures Compared and Mental Health Care in the Twentieth Century, Amsterdam University Press, 2005.
-
[27]
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-
[28]
C. Alezrah, ´ On ne peut plus consacrer autant de temps aux patients ª, entretien, Le Monde, 14 mai, 2003, p. 9 ; J.-M. Delarue, Rapport d’activité, contrôleur général des lieux de privation de liberté, Paris, Dalloz, 2012.
-
[29]
G. Charles, « La dérive asilaire », L’Express, 10 mai 2001, p. 42-43.
-
[30]
F. Basaglia, ´ Le istituzioni della violenza e della toleranza ª, dans Scritti, vol. 2, Turin, Einaudi, 1982, p. 80-86.
-
[31]
J.-P. Garaud, Réponses à la dangerosité, Paris, La Documentation française, 2006.
-
[32]
N. Cano (sous la direction de), Liberté et contrainte en psychiatrie. Enjeux éthiques, Issy-les-Moulineaux, Elsevier-Masson, 2014.
-
[33]
Actes du colloque de Milan, La violence, textes réunis par A. Verdiglione, Paris 10/18, 2 vol., 1977.
-
[34]
A. Marques, S. Saetta, T. Tartour, ´ Des murailles de papier. La contrainte aux soins en ambulatoire ª, Revue française des affaire sociales, 2016, p. 57-74.
-
[35]
Le Monde, ´ Nous rejetons la politique de la peur ª, 13 décembre 2008, p. 17.
-
[36]
J.-M. Delarue, op. cit.
-
[37]
J.-C. Coffin, F. Chaumont (sous la direction de), ´ Le consentement en santé mentale », Handicap. Revue de sciences humaines et sociales, n° 104, numéro spécial, 2004.
-
[38]
V. Fau-Vincenti, « Aliénés criminels, vicieux, difficiles, habitués des asiles ». Du quartier de sûreté de l’asile de Villejuif à la première unité pour malades difficiles française. 1910-1960, 2 vol., thèse d’histoire, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2016.