1J’étouffe, mes lèvres sont soudées, c’est blanc. Longtemps après... j’étouffe, mes lèvres sont soudées, c’est blanc. Longtemps après... je tombe, j’étouffe, c’est blanc. Longtemps après... à quatre pattes, j’étouffe, c’est blanc. Longtemps après... c’est une chambre, elle est blanche, je ne peux pas tenir debout, silence. Longtemps après, silence, je suis enfermé, j’étouffe, soif, je crie. Silence, un radiateur brûlant, je crie, personne ne répond, c’est normal mes cris sont muets. Où suis-je ? Quel jour sommes-nous ? Boire, boire, seul point d’eau, des wc, c’est délicieux de boire, ça faisait si longtemps, vomissements. Un drap, le mouiller, le mettre sur le radiateur, humidifier à tout prix cet air si chaud qu’il est irrespirable. Boire lentement, pas trop, à cause des vomissements, le sol en est jonché. Longtemps après... réveil dans une cellule, j’étouffe, je tombe, me relève, je bois dans les wc puis regarde au travers d’un Plexiglas, la porte sans poignée donne sur un long couloir, j’appelle, frappe de grands coups. Pitié, quelqu’un pour baisser le chauffage et dire mon nom. Personne, ce doit être la nuit. C’est sûrement un hôpital alors, il doit y avoir des gens qui surveillent, et pourquoi ne puis-je pas sortir... c’est une cellule pour les fous, c’est ça, ils m’ont mis dans une cellule pour les fous, quel est mon crime ? Quel est mon nom ? Mes coups redoublent sur la porte, personne, mouiller un drap il me semble avoir déjà fait ça... quand ? Je m’assieds sur le lit, une tête semble me regarder au travers du Plexiglas, vite me lever, lui parler si les sons sortent, je tombe, c’est très difficile de se tenir debout, à quatre pattes alors, je vois rien c’est trop haut. Enfin debout, trop tard il est parti. Dormir, dormir je suis épuisé.
2Après, bien après. « Ça fait plaisir de vous voir comme cela, on va pouvoir envisager de vous laisser vous promener avec les autres malades, vous rendez-vous compte que vous buviez dans la cuvette des wc ? » Rires. Ils sont plusieurs, lui c’est le chef. La porte se referme.
3Deux mois que je suis là, je m’appelle Christian, ils ont été obligés de me faire faire une cure de sommeil, mieux vaut les croire puisque je ne me souviens de rien.
4Au fil du temps un passé et un avenir se dessinent. J’ai une petite amie, elle sera bientôt autorisée à venir me voir, je n’ai commis aucun crime ou délit, je sortirai quand le chauve et ses associés le décideront, je crois qu’ils se réunissent tous les mois, je suis passé par la rue Cabanis.
5J’ai un père aussi, je me souviens bien maintenant de la dernière fois où je l’ai aperçu. Il était ceinturé par trois malabars en blanc qui l’expulsaient par une porte au fond d’un long et très large couloir, il hurlait : « Qu’avez-vous fait à mon fils ? » Je ne voyais pas très bien parce que j’étais ligoté sur un brancard par des attaches à vis, même en me tordant le cou ce n’était pas facile, en plus j’avais mal partout. En arrivant nous nous étions disputés, j’avais les mots et eux les poings. Comme papa je hurlais, je ne sais plus quoi. Après ils sont revenus. « Tu vas te calmer ? » Me calmer c’était bien la dernière chose que j’aurais pu faire, je n’avais pas dormi depuis…
6Ils m’ont à nouveau exprimé leur joie de me savoir là ; impossible de riposter ni de me protéger, ces bracelets immobilisent très bien poignets et chevilles. Je hurlais de plus belle, et puis comme je ne les amusais plus ils m’ont laissé tranquille au milieu de ce grand couloir. D’autres ou les mêmes – ils se ressemblaient tous un peu à cause de l’uniforme blanc et de leurs carrures – ont pris le brancard, ont pénétré dans une pièce et je me suis retrouvé face à une longue table derrière laquelle siégeaient des gens importants, j’arrivais à les apercevoir un peu au-dessus de mes pieds. Conciliabules, genre tribunal, sauf que je n’avais pas d’avocat et qu’il n’y avait de toute façon rien à plaider. Ce fut bref, la sentence, une piqûre administrée immédiatement. L’appel non plus n’était pas prévu. On ne s’est pas revu. C’est ça, l’infirmerie spéciale de la rue Cabanis, sorte de gare de triage pour « insupportables ». Peut-être qu’elle n’existe plus, je n’ai jamais cherché à savoir.
7La personne dont je dépends entièrement fait partie de la même bande que mes juges, il me voit de temps en temps, il est gentil puisque maintenant je peux manger avec les autres et que j’ai comme eux la totale liberté de me promener dans le pavillon, nous n’avons pas le droit d’en sortir, mais bon… Il y a des gardiens en blouse blanche et les portes sont fermées, je suis privilégié parce que je suis seul dans ma chambre, elle est peu accueillante mais quand je me cogne au mur c’est pas dangereux, ils m’ont dit que c’était pour mon bien, pourquoi ne pas les croire puisqu’ils paraissent sincères.
8Il y a de tout dans le pavillon, vieux, jeunes, endormis, excités, le seul avec qui j’ai sympathisé c’est un enfant sur un fauteuil roulant, il est difforme, bave, sa tête ne tient pas droit. On le met dans un coin du salon le matin pour la journée, au repas je crois que quelqu’un vient le nourrir à la cuillère, je lui ai posé la question mais nous ne parlons pas la même langue, enfin lui ne parle pas, nous passons beaucoup de temps ensemble, l’autre jour j’ai cru sentir qu’il me reconnaissait, voilà des mois que l’on ne m’avait pas donné de tendresse. Je masse beaucoup ses mains, je lui essuie la bave, je crois qu’on s’entend bien. Au début les gardiens ne voulaient pas que je m’en approche parce que je viens de la cellule capitonnée, ils savent que je suis dangereux alors ils avaient peur que je lui fasse mal, maintenant que le chef leur a dit que j’étais bien calmé ils sont rassurés, tant mieux pour lui et moi. Ça ne me gêne pas de ne pas connaître son nom, il y a deux mois je n’en avais plus non plus, je sais l’effet que ça fait.
9Je suis content d’avoir un peu plus de latitude, cela me permet de voir où se trouvent des vêtements parce que j’ai compris que je pouvais rester là toute ma vie, ma petite amie n’est toujours pas venue, il y a des systèmes de permission mais je n’arrive pas à en obtenir, alors j’ai décidé de m’évader.
10Le pavillon est dans un parc, il y en a plein d’autres, je ne pensais pas que ce serait si dur de courir, s’ils ne changent pas leurs habitudes ils ne s’apercevront de ma disparition que pour le petit déjeuner. Une clôture facile à franchir, cinq mois sans vent, je suis heureux qu’il pleuve j’avais oublié la caresse des gouttes. Des lueurs, une route, un peu de trafic bien qu’il soit tard je ne dois pas être très loin de Paris. Rien ne me va, ni les chaussures ni le reste tout est trop grand ou trop petit, un jour ceci un jour cela, j’ai patiemment collecté au hasard des trouvailles, alors les tailles… Mon seul souci c’est de quoi j’ai l’air, je me suis habillé en vitesse dans le noir de vêtements appartenant à des personnes différentes, aucun essayage, pas de miroir, sans bruit à cause des gardiens de nuit.
11Le gars qui m’a pris en stop n’a pas l’air effrayé. Liberté je t’aime.
12Bien entendu ils m’ont repris, bien entendu ils ont fini par me laisser partir, bien entendu ils étaient satisfaits de leur travail, bien entendu je hais la psychiatrie.
… Longtemps après
13Je suis heureux, aujourd’hui il m’a dit que je n’étais plus obligé de revenir, il est bien sûr à mon entière disposition si c’est nécessaire. Dans ce cas prendre rendez-vous auprès de sa secrétaire. Lui, il est psy au dispensaire du quartier, c’est mon contrôleur. Qu’est-il censé contrôler ? Mes humeurs, mes pensées, mon état mental, la couleur de mon âme, je ne sais pas exactement comment il fait parce que je ne lui ai jamais adressé la parole. Ce n’est pas lui mais le chauve et sa bande qui ont assujetti ma libération de l’hôpital à une condition, aller consulter un psychiatre qui leur rendra compte de mon aptitude à rester dehors. Comme ça si je devenais dangereux pour la société ou pour moi-même, ils en seraient informés et hop retour à l’hosto. D’accord je m’étais battu avec les gendarmes pour une histoire de papiers, d’accord je m’étais échappé de la gendarmerie, d’accord ils m’en voulaient au point de lancer un avis de recherche mais de là à me cataloguer comme individu redoutable. Mon délire ne m’a pas empêché de me présenter au commissariat du quartier et d’être correctement traité par les flics qui m’ont conduit à l’infirmerie spéciale. Et puis j’y étais bien dans mon délire. Être en relation permanente avec l’univers au-delà de la condition humaine ordinaire, s’être débarrassé des référents sociaux, avoir un cerveau qui vous permet d’exaltants voyages et de merveilleuses rencontres dans le pays de la pensée constituent une expérience dangereuse mais ô combien passionnante et révélatrice, ils m’ont empêché d’aller au bout, tant pis. La frustration de n’avoir pu continuer l’aventure et la disproportion de la peine nourriront à jamais mon rejet de cette psychiatrie.
14En droit on parle de condamnation, de libération conditionnelle, de contrôle judiciaire pour une durée déterminée, là ils m’ont dit que j’étais en placement d’office ou obligatoire, je n’ai pas fait très attention au mot mais j’ai compris le sens. Le temps d’enfermement et celui du contrôle sont à leur discrétion. Cette situation m’a beaucoup perturbé, savoir ma peine extensible jusqu’à ma mort rendait l’avenir effrayant. Il m’a fallu trouver des raisons de lutter afin de leur prouver que j’étais apte à sortir malgré cette perspective. J’imaginais tous mes actes surveillés, relevés, transmis puis jaugés en fonction de critères inconnus. Je me demandais sans cesse quelles étaient les normes ici, ensuite je les supposais et enfin tentais de m’y conformer. Insaisissables critères de normalité auxquels j’essayais de me soumettre. J’avais adopté un discours utilitaire, je me tenais bien à table, j’obéissais à tout et à tous. En même temps j’avais peur que ma haine transparaisse malgré ma tête basse, mes attitudes de soumission et mes paroles aussi serviles que creuses. Pas un jour sans me dire : « Regarde vers la sortie. » Pas un jour sans me demander les vraies raisons de mon enfermement. Pas un jour sans bouffée de haine difficilement contrôlable. J’avais très peur d’une chose, c’est qu’ils aient décidé depuis le début de me garder et que l’espoir qu’ils entretenaient bienveillamment ne servît qu’à ce qu’ils aient la paix, dans une stratégie de soumission par l’espoir vieille comme le monde et ses lendemains qui chantent. Était-ce la politique maison ? Promesse et espoir contre stabilité et tranquillité.
15J’en reviens à mon contrôleur. J’avais opté pour le silence parce que ces gens me dégoûtaient, j’étais physiquement mal en leur présence, j’étais contraint de me présenter chaque semaine, pas de parler. Ce n’était pas gentil de ma part, il ne faisait que son travail, mais je n’ai pas trouvé d’autre attitude permettant d’exprimer mon désaccord sans risquer de me faire à nouveau enfermer. La supposée thérapie que j’aurais pu envisager avec lui était une farce, il se fichait totalement de ce qui pouvait m’arriver, ça se sent les gens qui vous veulent du bien, pas besoin d’y réfléchir. Au début il parlait. Face à mon mutisme entêté il a fini par se taire lui aussi, souvent il bougeait des dossiers et les consultait comme s’il ne percevait pas la lourdeur de l’ambiance. Je me suis souvent demandé ce qu’il écrivait ou disait à ses chefs dans ses comptes rendus d’entretien, et comment il pouvait accepter de participer à un tel système.
16Cette chaîne qui me tenait possède de multiples maillons humains, il n’y en a pas de mieux ou de pire que d’autre, ces hommes et femmes ont telle fonction uniquement parce que c’est la place qu’ils sont reconnus capables d’occuper dans une hiérarchie et qu’elle est tolérable, satisfaisante voire gratifiante à leurs propres yeux. Je ne comprends rien à la valorisation des différences qui permet l’établissement des hiérarchies mais peu importe, eux doivent le savoir. De ceux qui me battaient au patron chauve en passant par les surveillants, tous collaborent à ce système un peu répressif – si le qualificatif dérange tant pis, je l’ai vécu comme tel. Je sais que chacun d’entre eux est capable de légitimer son comportement, c’est la condition même de son équilibre psychique mais qu’il ne me demande pas de croire à ses arguments.
17Enfin voilà, c’est fini. Les oublier. Partir au soleil. Vivre un peu.
… Trente ans plus tard
18Tout y est : le silence, le ciel bas et gris, l’humidité, l’architecture haussmannienne et la gaieté d’un monastère trappiste, personne hormis deux, trois résidents – comment les appeler ? – comme égarés. C’aurait pu être un beau jardin. Des grilles à toutes les fenêtres, portes, couloirs, escaliers, tous immenses, délabrés, suintant la souffrance, la vraie, l’oubli, le désespoir, l’enfermement. Ma compagne m’a amené, je ne peux plus ni conduire, ni trouver un chemin, ni même envisager quoi que ce soit. B. cherche à se renseigner, moi je suis. L’odeur, la vue et l’ouïe s’associent et fouillent dans mon passé. Le collège oratorien d’où j’avais fugué, Fresnes et son immense couloir au parquet grinçant, humiliante arrivée. Les radiateurs des hôpitaux parisiens. Les relents des cuisines et les plaintes de souffrance que je perçois ont plus de cent ans. Jamais ils ne m’aideront, ce sont les mêmes ici qu’à Paris. Nous croisons une blouse blanche qui dit être psy.
19Grande pièce très haute de plafond, bureau, fauteuil, chaises, gravures, fonctionnel et glacial. Pourvu qu’ils m’aident je n’en peux plus. Questions, pleurs, questions, pleurs. Je pleure à cause de moi, de ceux qui sont ici, de ceux qui n’y sont plus mais dont les murs ont gardé une part de leurs souffrances. J’ai connu de meilleurs moments. La blouse décide : cet établissement n’est pas fait pour des gens comme moi, elle appelle une collègue : « J’ai en face de moi un cas de phobie sociale qui va sûrement t’intéresser. » L’autre a l’air ravi, marché conclu. « Dès qu’ils ont une place ils vous appellent. » Numéro de téléphone, prescription, au revoir.
20Silence dans la voiture, pas besoin de mots nous sommes d’accord. Un nouveau malaise s’ajoute aux autres, c’est cette blouse. Vingt minutes lui ont suffi pour décider que je fais partie d’une classe sociale qui n’a pas sa place dans ce putain d’hôpital et penser à une copine psy qui bosse dans un hp plus « digne » de moi. Trop éduqué et trop sensible à la culture, c’est moi. Je sais bien qu’il y a des cliniques pour riches surmenés ou dépressifs mais là c’est public. Je suis dans le même état que ceux que j’ai croisés, ce n’est pas un établissement pour personne nécessitant des soins particuliers. Je ne savais pas que la hiérarchie sociale pouvait être opérante dans une institution où l’on peut s’attendre à rencontrer des personnes indifférentes à ces considérations. Il y aurait des hôpitaux pour ceux d’en bas… La souffrance n’est peut-être pas la même après tout… Laisse tomber, ils doivent savoir. Je ne suis donc pas assez minable à ses yeux pour être admis dans ce genre d’hosto, c’est injuste.
21Et puis parler de quelqu’un en sa présence comme s’il n’était pas là est affligeant et irrespectueux, toujours et vis-à-vis de qui que ce soit, enfant, malade ou vieillard.
22Dépressif je savais, phobique social c’est nouveau. Nommer c’est augmenter ma détresse, s’approprier ma maladie et m’en déposséder puisque seuls ceux qui ont inventé ce mot en connaissent le sens secret, je ressors atteint d’un mal mystérieux transmis par ceux-là mêmes qui prétendent le guérir. Propriété, paternité, puissance, c’est tentant de nommer. Jamais je n’aurai confiance en eux. Ils ont l’habitude, ils doivent avoir mis au point des systèmes de modélisation, de classification, ils en voient tous les jours des gens comme moi. Rien à faire je sens quelque chose qui ne colle pas, sûrement le côté rigoureux, évidence incontournable, raisonnement mathématique, méthode implacable, vérités. S’ils ont modélisé à ce point nul doute qu’ils aient été obligés, à un moment ou à un autre, d’admettre l’hypothèse de l’homme comme objet. Invalidez l’hypothèse et le raisonnement s’effondre. Paradoxale attitude que de prétendre atténuer la souffrance et restaurer la dignité chez des gens tout en utilisant des méthodes les assimilant à des objets. Ils me prennent pour un objet et je n’aime pas ça. Malaise. L’expression « phobique social » tourne dans ma tête, obsédante répétition. Ce n’est pas avec des gens comme ça que je m’en sortirai. Peut-être que sa copine… Silence dans la voiture, B. conduit, nous pleurons.
… Quelque temps plus tard
23On dirait une colonie de vacances, jardin entretenu, bâtiments de plain-pied récents, à cause de la chaleur et du ciel bleu je cherche la piscine des yeux. Ils m’installent, c’est propre, c’est clair, c’est doux.
24Faire le point. Mon dernier voyage dans la mélancolie est si ancien que je pensais cette histoire réglée. À chaque fois je m’en suis sorti seul, aujourd’hui j’ai l’intuition que cela ne sera pas possible. Que faire si ce n’est demander de l’aide à ceux qui m’ont tant fait souffrir. D’accord je jouerai le jeu et collaborerai entièrement, s’ils ne sont pas à la hauteur, je partirai… pour où ? Je n’ai pas encore atteint le pays du désespoir, je suis en lisière, son attraction est puissante, très puissante. Tout leur dire, ils feront le tri. Le festival commence dans un mois et demi, j’ai le temps.
25J’ai fait la connaissance de l’interlocutrice de la blouse, séductrice, très intelligente, sûre d’elle. Je pourrais être son père. Ce sera mon médecin et si je m’en sors c’est avec Elle. J’aurais pu tomber plus mal. J’ai aussi un infirmier référent comme ils disent, jcl, doux, attentif, intelligent.
26Trois semaines de lutte acharnée, trois entretiens par semaine qui se transforment souvent en joutes oratoires, son savoir n’est jamais une raison suffisante pour me faire admettre le bien-fondé de ses analyses, conclusions ou propositions, je veux toujours me faire ma propre opinion, c’est difficile pour les deux. jcl y assiste, spectateur muet, sa présence à ma droite est si légère que je ne la sens pas. Je passe de longs moments avec lui dans le jardin. Lentement je leur accorde ma confiance malgré le sentiment d’être ferré et vaincu. Cette fois le chemin vers la sortie passe par le renoncement à mes velléités d’homme qui se souhaite libre.
27Je n’irai pas travailler au festival. Les conversations quotidiennes avec mon associé n’ont plus d’objet, je ne réponds plus aux appels, de qui que ce soit. L’interminable voyage dans la mélancolie a commencé, je n’ai pas pu l’éviter. Les entretiens sont devenus ses monologues, je ne parle plus. J’ai peur, tout le temps, de moi, des autres, d’hier, de demain, de ce que je ressens. Je ne m’en sortirai jamais, désespoir. Souffrance.
28Elle décide, Elle prescrit, jcl m’accompagne. J’accepte toutes leurs décisions ou discours, sans rien y comprendre, sauf que peut-être ceux-là me veulent du bien.
29Elle veut être sûre que je n’ai rien au cerveau. « Avec les drogues, vous savez, on peut toujours craindre des séquelles. » C’est vrai que j’en ai pris pour plusieurs vies. « Ça m’étonnerait qu’ils trouvent quoi que ce soit », m’a dit jcl, en tout cas, lui, il trouve les mots qui m’apaisent. Scanner, irm, haute technologie.
30Je souhaite prendre le moins de médicaments possible pour plusieurs raisons. J’ai peur que le sevrage soit aussi difficile que pour l’héroïne, pas envie de revivre ça, je n’ai pas confiance dans les labos et j’ai une hépatite. Elle est d’accord, de toute façon. Elle essaie toujours de prescrire le moins possible.
31Ce matin elle m’a annoncé qu’elle partait en vacances et mon monde s’est effondré. Je peux rester à l’hôpital pendant son absence, une collègue assurera l’intérim. Je les connais les autres psys de l’établissement, ils font partie de la bande du chauve, ce sont les mêmes. Pense-t-elle sérieusement que je puisse accepter ? Je quitte l’hôpital. J’y serai resté trois mois sans l’once d’une amélioration, toujours enfermé dans mon goulag mélancolique, drogues en plus.
32De nombreuses semaines ont passé, sans moi. Ma perception du temps ne tient plus compte ni des horloges, ni du jour et de la nuit, ni des saisons, quant à mes rythmes biologiques internes, c’est comme s’ils n’avaient jamais existé. Je la vois tous les quinze jours durant cette période. Elle décide d’une nouvelle hospitalisation.
33Je sors de l’entretien anéanti, elle m’a dit qu’il restait encore un grand nombre de médicaments à essayer, mais qu’en cas d’échec il nous faudrait aller jusqu’aux électrochocs. J’ai adoré le « nous ». Nous n’en étions bien sûr pas là, mais elle voulait que je sache que cela faisait partie des possibilités thérapeutiques. Moi, « des sismos », comme Elle dit pudiquement. Totalement inacceptable, jamais, jamais, jamais. Ma confiance a des limites.
34Ensuite, Elle a pensé que je pourrais devenir un « adulte handicapé », je suis incapable d’en penser quelque chose, je ne peux plus réfléchir. Elle et l’assistante sociale ont tout réglé, comme sans moi. C’est très difficile à accepter comme étiquette mais si elle l’a décidé… Elle, jcl et l’institution disposent de mon temps, de mon statut social, de ma santé, de mon intimité, chacun dans leur domaine. Je suis un bébé entre leurs mains, et comme tel je ne vis que grâce à eux, pourvu qu’ils ne se lassent pas.
35Voilà deux ans que je passe mon temps entre mon domicile et l’hôpital. Après avoir insisté pour ne pas être trop bourré de médicaments, la tendance s’est inversée. J’en demande toujours de nouveaux, ne pourrait-on pas tenter de nouvelles combinaisons, j’ai entendu parler de celui-ci sur Radio Résident, pourquoi ne pas l’essayer, celui-là ne me fait rien, j’en suis sûr. Je m’accroche à la certitude qu’ils me permettront de m’en sortir. Mon univers est peuplé de noms étranges, phénothiazines, benzodiazépines, tricycliques, hypnotiques, encore et encore. Labos rime avec espérance. Elle est exaspérée par mes suggestions, propositions, doutes. L’autre jour, Elle m’a violemment répondu ne pas avoir fait deux ans de pharmacologie pour rien. Domaine réservé.
36Ce matin, Elle m’a dit avoir utilisé tout l’arsenal existant sans succès et que les électrochocs constituaient l’ultime espoir. « Prenez votre décision tranquillement », tu parles. J’aime sa franchise, mais il y a des jours où je l’aimerais un peu plus diplomate. C’est « ultime espoir » qui me perturbe, j’ai encore plus peur. Catastrophique. jcl m’a dit qu’il était très content de cette décision.
37Faire le point. Je suis un handicapé mental bipolaire et phobique social réfractaire aux remèdes. Je tremble énormément, c’est à cause d’un truc qui s’appelle du lithium, ma main gauche doit tenir ma main droite pour me raser, je me coupe quand même, le rasoir électrique est en panne, inimaginable d’aller dans un magasin, je mange à la cuillère mais ça ne m’empêche pas de rater ma bouche. J’ai honte au réfectoire, heureusement que je ne mange pour ainsi dire plus rien, j’ai perdu vingt-cinq kilos.
38Je ne peux plus dessiner, j’ai honte à l’ergothérapie et ne crois pas l’infirmière qui prétend que personne ne s’en soucie, je n’y vais plus. Je ne peux plus remplir les formulaires administratifs, j’ai honte de demander à B. de le faire à ma place. Ma vie est devenue totalement insupportable, la souffrance est sans fond.
39Je ne peux plus me mentir, si j’ai participé à cette escalade dans les médicaments, c’était uniquement afin de retarder l’échéance, celle des électrochocs, ni Elle ni moi n’étions dupes, la pharmacologie n’a jamais apporté la moindre amélioration. B. de son côté a tenté de me faire comprendre que c’était, hélas, la seule solution, l’entendre était au-dessus de mes capacités d’adaptation.
40Elle l’a dit, c’est sûr, elle ne peut plus me proposer autre chose, sentence sans appel, c’est soit les sismos, soit faire sans eux. Drôle de choix. Si seulement je pouvais réfléchir, je ne sais plus qu’avoir peur et dormir, vingt heures par jour. Inutile de demander conseil à B., je sais déjà ce qu’elle en pense.
41Elle et jcl veulent me faire céder, ils ont organisé une rencontre avec un ancien patient qui a accepté de me raconter son expérience. Ça a très bien marché pour lui, il ne souffre plus et a retrouvé la joie de vivre. Il paraît que le seul risque c’est que cela ne marche pas. Négligeable en somme.
42Je lance les dés ou pas ?
43Bien entendu ça a marché, bien entendu ils sont contents de leur travail.
Aujourd’hui
44Je fais partie d’une lignée vieille comme l’humanité, celle des mélancoliques, des emmurés vivants, muets et sans défense, des délirants et autres hallucinés que l’exubérance de la vie exalte, effraie ou paralyse. Nous n’avons en commun ni sang, ni clan, ni lois, ni coutumes, encore moins de territoire à défendre et pourtant les ennemis n’ont pas manqué, tous hostiles aux différences, partisans d’un ordre public, moral ou religieux et désireux de tenir éloigné ce dont chaque homme est si proche parce qu’il la porte en lui, la folie. Suivant les époques, les cultures et les vérités du moment notre présence fut diversement appréciée, pour ma part je ne fus ni considéré comme un homme en relation directe avec les esprits ni condamné au bûcher, j’ai rencontré la psychiatrie.
45Précisons dès maintenant que le monde de la psychiatrie auquel je me réfère et que j’ai visité s’érode rapidement. La société de marché ne s’était pas encore insinuée dans le domaine de la santé. La sphère marchande s’étend aujourd’hui à des bastions jugés hier encore imprenables, l’armée, l’éducation et l’hôpital public, conquêtes rendues possibles par le développement concomitant du totalitarisme libéral et de l’imaginaire marchand. Rentabilité partout, chacun d’entre nous est une entreprise qu’il doit développer, valoriser, vendre, tous contre tous. Il s’agit d’un bouleversement radical entraîné par le basculement dans une ère nouvelle en rupture totale avec l’ère industrielle finissante, que l’on pourrait appeler provisoirement ère virtuelle-libérale mais peu importe, les historiens s’en chargeront.
Il était un monde…
46L’univers psychiatrique n’est pas en dehors de la cité, mais il en constitue une poche perméable régie à la fois par le droit commun et des règles qui lui sont propres. C’est un monde organisé pour ceux que j’ai appelés plus haut les « insupportables ».
47Les perturbations psychiques se vivent de manière singulière, mais elles ont en commun l’impossibilité de suivre les codes qui régissent les rapports sociaux communément admis : soit vous êtes apparemment coupés du monde, soit vous êtes insupportables aux autres et décision est prise de vous envoyer à l’hp, contre votre gré en quelque sorte, soit vous ne supportez plus personne, votre souffrance est trop forte et vous demandez à être hospitalisé. Prison ou cocon. La différence est de taille car le même monde va vous apparaître répressif ou bienveillant. Non seulement ses règles ne seront pas perçues de la même manière mais l’accueil et le traitement qui vous seront réservés diffèrent. La société demande aux psychiatres de prendre en charge une population très spécifique, fragile, souffrante, incapable de se défendre ou d’exprimer une volonté, dangereuse parfois. Je me suis dit que face à la difficulté et aux risques d’une telle responsabilité, des dispositions particulières avaient été prévues. Puisque l’autorité dans un service psychiatrique c’est le médecin, j’ai consulté le code de déontologie médicale afin de connaître les injonctions et les recommandations particulières qui lui sont faites.
48La seule allusion à des patients hors d’état d’exprimer leur volonté figure à l’article 37, il y est fait référence aux mourants. Cherchons mieux. Les articles 10 et 44 font obligation, en cas de constat de sévices corporels ou de mauvais traitements, de prévenir les autorités judiciaires si la personne n’est pas en mesure de se protéger en raison de son état psychique, sauf circonstances particulières que le médecin appréciera en conscience. Voilà, c’est tout. La société ne sait pas quoi faire de ses malades mentaux et ne souhaite pas en entendre parler, elle s’en remet entièrement au savoir psychiatrique sans précaution ou contrainte particulière.
49Aller jusqu’à laisser les psychiatres décider de la durée d’un internement en fonction de leurs propres critères, c’est renoncer à la justice républicaine pour celle de la science. Que la subjectivité même scientifique fasse loi dans un pays de droit peut étonner. Ces psychiatres à la fois juges et soignants doivent vivre des situations paradoxales : au bout d’un certain temps, la prolongation de l’internement devrait être considérée comme un échec thérapeutique ou bien valider l’irrécupérabilité du patient. Dans les deux cas, comment ne pas ressentir l’éloignement entre les espérances qu’ils pouvaient légitimement entretenir en choisissant un tel métier et la réalité ?
50S’il est bien conseillé dans l’article 37 d’éviter l’acharnement thérapeutique comment savoir si le médecin ne va pas trop loin : l’état de délabrement d’un patient provient-il d’une aggravation de ses problèmes ou est-il la conséquence d’un médicament, d’un mauvais dosage, d’interaction entre plusieurs d’entre eux ? Seul juge, encore, le médecin, avec peut-être son équipe. Une nouvelle fois le supposé savoir fait office de réponse, nous quittons la confiance pour la crédulité.
51À partir de quel moment face à un suicide parlera-t-on de faute professionnelle ou d’incompétence, comment garantir qu’une plaie à l’âme a bien été traitée ? En chirurgie ça paraît plus facile.
52Zone de non-droit, subjectivité, crédulité, science-vérité, tolérance à la fois étonnante de la part d’une société de contrôle normative et contractuelle et révélatrice d’une volonté d’oublier cette population qui dérange. Société incapable d’assumer la dangerosité de certains de ses membres sauf cas très grave où, là encore, des experts en psychiatrie sont consultés. Justice qui se défausse. Société qui remet ses fous entre les mains de médecins spécialisés, mais lave les siennes car on ne peut pas être trop regardant envers ceux qui vous débarrassent d’un tel fardeau. Société effrayée par la folie.
53On demande beaucoup à la psychiatrie, étudier, soigner, juger et surveiller. La position de ses membres dans la hiérarchie sociale sera nécessairement élevée, afin que leur autorité ne soit pas facilement remise en cause et qu’ils disposent du large champ nécessaire à l’accomplissement de la tâche qu’on leur a assignée. Ce volontaire désengagement politique crée un vide de puissance qui comme chacun sait est immédiatement comblé. Alors d’aucuns, dans certaines circonstances, donnent libre cours à leurs bas instincts, la grande majorité se dissipe, et d’autres font du métier de thérapeute un art véritable.
54En quoi le monde psy diffère-t-il de celui de l’entreprise ou des autres hôpitaux ?
55Travailler, au choix, avec le psychisme, l’âme, l’esprit ou l’inconscient, c’est toucher à la part la plus mystérieuse de l’homme et aborder les rivages de l’aléatoire, du contingent, de l’irrationnel, du doute, de l’imaginaire, de l’onirique, du diabolique et du merveilleux. Pas de place pour les preuves formelles, les certitudes ou la rentabilité.
56Ces raisons engendrent un doute en ce qui concerne le choix d’un savoir scientifique donc rationnel, comme référence absolue. C’est comme ça, n’en parlons plus.
57Par contre les dispositifs permettant la diffusion du pouvoir sont les mêmes que dans le reste de notre société, les malades ont beau ressembler parfois à des extra-terrestres, ce n’est pas le cas des soignants qui ne laissent pas leurs référents sociaux au vestiaire de l’hp en arrivant au travail : s’ils parviennent à y déposer leurs soucis personnels c’est déjà beaucoup.
58La reconnaissance d’une hiérarchie des savoirs est l’indispensable outil permettant de définir les grades d’autorité. Dans un ordre facile à deviner : savoir des psychiatres, savoir des psychologues, savoir du personnel soignant ; j’allais en oublier un parce que presque tout le monde s’en fout ou n’en soupçonne même pas l’existence, celui des malades. Au sein de ces catégories, d’autres hiérarchies s’installent, secondaires et ça suffit, tout est prêt pour l’arrivée du Pouvoir. Bienvenue.
59À l’hp comme ailleurs le pouvoir ne s’incarne pas, il se réalise, au sens premier, et se diffuse, il n’agit pas, mais se manifeste par l’autorité qui dispose de la violence légitimée, toujours disponible, prête à agir afin de persuader, soumettre, menacer, contraindre ou tuer. L’autorité comme médiateur, la violence réelle ou symbolique comme bras armé et la hiérarchie comme productrice de règles endogènes explicites ou implicites, et par conséquent force de cohésion, tels sont les instruments d’une introuvable et insaisissable Entité.
60Le pouvoir c’est comme la grenadine. Facile à diffuser dans un bocal rempli d’eau où vivent des poissons. Que peuvent faire les quelques poissons qui n’en aiment pas le goût ? Fermer le diffuseur ? Changer l’eau en huile afin d’en rendre la diffusion plus difficile, plus éparse ? Peuvent-ils vivre dans l’huile ? Et les autres, savent-ils même qu’il y a un bocal ?