1Parler de la psychiatrie, c’est parler de la société qui l’a organisée. Parler de la psychiatrie en Martinique, c’est parler d’une histoire amputée, marquée par les non-dits, les oublis plus ou moins névrotiques.
2Tout le monde connaît maintenant l’implantation de la médecine hippocratique sur le vieux fond des pratiques soignantes caraïbes ; comme on sait la méconnaissance systématique des médecines et des pratiques religieuses portées par les Africains. Leur reconnaissance eût impliqué de les accepter comme semblablement humains. C’est sans doute pour cela que le père Labat, s’il identifie la folie chez les Européens, ne l’évoque jamais chez les esclaves. La rupture fondamentale introduite par l’arrivée des colonisateurs européens va servir de moule à toute une série de ruptures culturelles.
3L’histoire de la folie est marquée, jusqu’à maintenant, par son caractère étranger aux peuples qui la vivent. La construction vers 1838 de la Maison coloniale de santé à Saint-Pierre est un premier pas vers un modèle occidental de la réponse sociale à la folie. L’histoire et le volcan vont en décider autrement. Alors qu’en France et en Europe, les années passant, une osmose, une culture commune s’institue entre le monde de la psychiatrie et la société, quel que soit son arrière-plan culturel, la Martinique va vivre une discontinuité. La superposition des cultures importées, la folie toujours occultée, l’esclavage et le silence assourdissant qui suit son abolition, l’éruption de 1902 qui fait disparaître toute structure, tout agent soignant porteur de connaissance sur la psychiatrie, rompent le lien en constitution entre le peuple de Martinique et la prise en charge de la maladie mentale. Il faut se rendre compte que rien, entre 1902 et 1953, ne pouvait être dit par des soignants ou par la société sur la psychiatrie. La maladie mentale, redevenue folie, était cantonnée dans une annexe de la prison de Fort-de-France. Pas d’infirmiers, mais des gardiens, pas de psychiatres mais des médecins de bonne volonté pour s’occuper de ces « malheureux ».
4Comme dans la Nef des fous popularisée par Michel Foucault, un bateau emmenait le trop-plein de malades vers la Guadeloupe. Pour les familles, il s’agissait souvent d’un voyage sans retour vers l’oubli. L’occultation était parfaite.
5C’est après cinquante ans d’absence d’histoire que le ministère de la Santé décide de nommer un « psychiatre départemental » chargé d’installer soins et structures psychiatriques à la Martinique. Nous sommes en 1951.
6Nous devons à ce moment de notre récit l’interrompre pour évoquer une page singulière de la psychiatrie. Il n’est pas indifférent de rappeler le rôle de l’hôpital de Saint-Alban dans l’histoire de la psychiatrie française mais aussi, paradoxalement, dans celle de la psychiatrie martiniquaise. Saint-Alban était depuis la guerre fortement marqué par la pensée du docteur Tosquelles, émigré républicain espagnol, et du docteur Lucien Bonnafé, militant communiste issu d’une lignée engagée. La prise de conscience, aidée par les résistants cachés pendant la guerre (Paul Eluard entre autres), aboutit à l’idée que l’institution elle-même peut être un agent soignant, alors que la structure asilaire est nettement empêcheuse de guérir. Cette manière de penser sera, plus tard, nommée psychiatrie institutionnelle.
7Une autre idée-force était que le soin psychiatrique soit en lien avec le milieu de vie des patients, avec l’environnement. C’est dans cette perspective que Bonnafé intitule les réunions de Saint-Alban « la société du Gévaudan ». Deux jeunes médecins participent étroitement à ce bouillonnement intellectuel, les docteurs Maurice Despinoy et Frantz Fanon. Ils s’entendent bien, ils publient ensemble, leur amitié durera.
8Retour à la Martinique. Le docteur Maurice Despinoy nous a confirmé que son intérêt pour la Martinique avait été stimulé par le contact de Fanon. Il choisit le poste créé à la Martinique. Ce choix n’est pas possible pour le docteur Fanon, plus jeune. Il ne le sera que deux ans plus tard. Il ne fera pas ce choix et les raisons en restent obscures. Souvent des hypothèses seront émises, parfois de manière idéologique :
- traces personnelles douloureuses d’une tentative de retour en 1951 ?
- pressions politiques sur l’auteur déjà connu de Peau noire, masques blancs ?
- désir de ne pas revenir au pays alors qu’un autre (même ami) a déjà donné une direction et ouvert un chemin ?
9Toujours est-il que les faits sont là. Frantz Fanon part à Blida en Algérie où son destin va s’accomplir dans la souffrance et la gloire ; Maurice Despinoy installe la psychiatrie en Martinique.
10Le paradoxe est que la psychiatrie que Despinoy et ses collaborateurs veulent instituer est en accord parfait avec les idées défendues, jusqu’à sa mort, par Fanon.
11Ce serait trop simple d’imaginer l’implantation d’une « psychiatrie coloniale » analogue précisément à celle que Frantz Fanon a rencontrée en Algérie. Non, la psychiatrie qui se développe en Martinique est directement issue de la pensée institutionnelle de Saint-Alban, convaincue de la nécessité d’y associer la population, l’âme martiniquaise.
12Et pourtant rien ne se passe comme prévu, malgré la qualité des hommes et la solidité des convictions.
13La formation des infirmiers est un premier challenge, puisqu’il fallait créer ex nihilo le personnel et son encadrement. On peut considérer que ce fut un succès. Les infirmiers et les cadres que j’ai trouvés en arrivant à Colson en 1969 étaient, pour la plupart, de cette promotion, certains des anciens gardiens de l’annexe de la prison, tous nettement compétents et cultivés. Mais cette formation « en bloc » contenait les germes de difficultés institutionnelles qui ont longtemps perduré. Tout le monde était de la même génération, cadres compris, source de rivalités fraternelles, parfois mortifères. On s’est aimé et haï à Colson plus qu’ailleurs.
14Colson malédiction de la psychiatrie martiniquaise : le site de Colson, accepté dans l’urgence, parce que déjà construit (ancien centre de repos militaire), a été reconnu par tous, y compris les fondateurs, comme néfaste. En même temps, certains, y voyant la seule trace historique de la psychiatrie martiniquaise, hantés par le souvenir de la prison, s’accrochent à ce lieu. Et pourtant, quelle exclusion réelle et symbolique ! Les patients y sont logés, jusqu’à aujourd’hui, dans un espace très inconfortable ; la forêt et la montagne environnantes représentent un danger mortel pour les fugueurs. Le climat rude de la rain forest aggrave la tristesse du lieu.
15Les codes de la culture martiniquaise et ceux des psychiatres venus de France ne font pas bon ménage. Même si l’on a lu la littérature ou les ouvrages théoriques antillais, il est difficile, quand on est étranger à la Martinique, d’éviter deux écueils. Le premier est de ne voir que du semblable, sur le thème de la psychiatrie comme science universelle et qui ne peut qu’être la même en Martinique. Les dénominations des pavillons de Colson vont dans ce sens (Pinel, Clérambault, Pavlov, Régis, etc.), qui ne font pas vraiment partie de l’imaginaire martiniquais. Le second est de ne voir que du différent, et là le psychiatre se dote de l’œil de l’anthropologue. Mais l’on connaît les effets dévastateurs du regard ethnologique sur celui qui en est l’objet, et encore plus quand celui-ci est censé faire émerger le sujet qui est en chacun de nous. La lecture des publications psychiatriques témoigne de cette difficulté. Et que dire de la référence actuelle à Cuba servant d’emplâtre identitaire et de mécanisme de déplacement ?
16De façon quasiment symétrique, le discours du soin psychiatrique, clairement identifié en France (même pour être critiqué), est souvent obscur pour la population martiniquaise. Pensez, par exemple, au mot travail qui est une référence psychanalytique évidente en France, et qui, en Martinique, renvoie directement aux pratiques des sorciers. On pourrait multiplier les erreurs de codage possibles. Les pratiques psychiatriques modernes sont le plus souvent dépourvues de sens dans un pays qui n’a jamais connu les pratiques asilaires d’où elles sont issues.
17Enfin la question du langage continue à se poser. Le créole avec ses difficultés reste souvent peu pratiqué par les psychiatres français. Aggravation du sentiment d’étrangeté. On arrive au cœur du paradoxe : la psychiatrie moderne et idéologiquement avancée qui tentait de s’implanter en Martinique y est apparue comme fondamentalement étrangère.
18Retour à Frantz Fanon. On pourrait dire qu’il n’y a pas eu de médiation culturelle entre cette discipline importée et nouvelle et l’ensemble social martiniquais. Un témoin de cette situation est l’extrême difficulté des psychanalystes, même martiniquais, à faire comprendre le sens de leur démarche thérapeutique. Il y avait bien une connaissance de la folie, une approche des solutions possibles, mais cela n’avait aucun lien avec le système institutionnel qui se mettait en place.
19C’est dans cette articulation même que Frantz Fanon aurait pu jouer un rôle essentiel. Il est toujours présomptueux de refaire l’histoire, mais plusieurs points me paraissent clairs. Le premier est que Fanon possédait les clefs des deux cultures, celles de la psychiatrie européenne issue des souffrances de la Seconde Guerre mondiale (par exemple, la mort de 50 % des malades mentaux hospitalisés pendant l’Occupation par carences alimentaires), mais également les clefs de la culture martiniquaise et particulièrement de son rapport à la folie. Le second touche à la question de l’identité. L’image du psychiatre blanc a certainement poussé le soin psychiatrique, dans le regard du public, vers sa composante la plus administrative. Le personnage de Fanon aurait sans aucun doute aidé à identifier les soins comme issus du groupe social lui-même. Comme Césaire a été un passeur culturel, Fanon aurait permis une psychiatrie appropriée par les Martiniquais. Il y a déjà longtemps, un jeune psychiatre martiniquais que je poussais à prendre un poste en psychiatrie publique me disait : « Colson, cela peut aller pour toi, mais pas pour moi. » Jusqu’à aujourd’hui, si les psychologues sont majoritairement martiniquais, les psychiatres martiniquais sont extrêmement minoritaires… et les questions identitaires perdurent. Enfin, on aurait pu imaginer que Fanon, écrivain prolixe, laissât une œuvre théorique de bon niveau, dont l’impact sur la société martiniquaise laisse des traces durables et positives, permettant d’échapper au cercle dévalorisant classique : « On dit que nous sommes comme ceci ou cela, alors c’est vrai. » Pour exemple, les terribles litanies sur le père martiniquais, approximation sociologicopsychologique aux effets dévastateurs.
20Si j’ai parlé de chaînon manquant, c’est parce que, tout au long de ma pratique à la Martinique, il m’a semblé que l’occultation de Fanon psychiatre – alors que Fanon maître à penser politique était bien reconnu – fonctionnait comme un secret de famille bloquant la créativité de tous. La Martinique a été privée d’histoire psychiatrique jusqu’à la moitié du xxe siècle. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’elle l’ait été jusqu’à maintenant.
Bibliographie
- Caute, David. 1970. Frantz Fanon, Seghers, coll. « Les maîtres modernes ».
- Cherki, Alice. 2000. Frantz Fanon, Le Seuil.
- Dufau, Sophie. 2006. Le naufrage de la psychiatrie, Albin Michel.
- Fanon, Frantz. 1952. Peau noire, masques blancs, Seuil, coll. « Essais ».
- Fanon, Frantz. 1961. Les damnés de la terre, Gallimard, coll. « Folio Actuel ».
- Fanon, Frantz. 1982. Sociologie d’une révolution, Maspero, « Petite collection ».
- Gendzier, Irène. 1973. Frantz Fanon, Le Seuil.
- Information psychiatrique. 1974. Décembre.
- Information psychiatrique. 1978. Octobre.
- Information psychiatrique. 1987. Octobre.
- Maalouf, Amin. 1998. Grasset.
- Mibi. 1999. Revue des psychologues de Martinique.
- Tardo-Dino. 1985. Frantz, Le collier de servitude, Éditions caribéennes.
- Eymeri, Jean-Claude. 1992. Histoire de la médecine aux Antilles, L’Harmattan.