Notes
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Publié en 2001 dans le Cahier du groupement de recherches pratiques pour l’enfance.
1 Monsieur,
2 Je viens de recevoir votre lettre confirmant l’acceptation des deux textes que je vous ai adressés pour le numéro en cours.
3 J’ai bien senti que, comme moi-même, les pages laissées par le docteur Françoise Brauner vous ont ému. Elle les a écrites après le retour de son premier voyage à Vienne, après la guerre. Françoise était une femme d’une extrême douceur, adorée par ses malades. Le règne de la brutalité dans la lutte politique l’a beaucoup marquée.
4 Je me permets de vous joindre un tiré à part de sa biographie ; non pas en vue d’une publication, mais pour compléter ce que vous savez maintenant.
5 Vous me demandez l’autorisation de publier ma lettre d’accompagnement. Je n’en ai pas gardé de double et il appartient à votre rédaction d’en apprécier la valeur dans l’intérêt de la revue.
6 Puisque votre revue est sous-titrée « Folies et cultures », j’ajoute aux informations que vous avez déjà que, pour ma part, j’étais président de la Société française de psychopathologie de l’expression – le seul président non médecin de cette société savante –, et que, avec ma compagne, nous sommes titulaires de la « médaille Prinzhorn », la distinction accordée par la Société sœur allemande.
7 Je vous prie de croire, Monsieur, à l’expression de mes sentiments très sincères.
8 Françoise, née en 1911, était la fille unique d’un haut fonctionnaire autrichien (ministère des Affaires sociales). Excellente élève du lycée protestant pour filles, à Vienne, elle était aussi belle et sportive.
9 J’habitais Vienne du fait de l’occupation professionnelle de mon père, et je comptais étudier les langues germaniques, à la faculté des lettres. J’ai rencontré Françoise dans un camp d’été pour étudiants, en 1928. À la suite, nous avons fait ensemble l’ascension d’un grand sommet. Notre amitié a duré soixante-douze ans. L’année suivante, Françoise s’est inscrite à la faculté de médecine. Son père espérait qu’elle se marierait avec un médecin d’âge mûr. Déjà, un joli local était préparé pour qu’elle y exerce un jour comme pédiatre. Les femmes médecins, à l’époque, étaient encore très peu nombreuses. Pour ma part, j’ai obtenu mon doctorat en 1934, ainsi que l’équivalent d’une agrégation d’allemand permettant d’enseigner la langue. Mais la situation politique s’était assombrie : en Allemagne, Hitler a pris le pouvoir en 1933, tandis que le chancelier autrichien Dolfuss penchait vers le fascisme italien de Mussolini (ironie du sort : le nom « Dolfuss » est un diminutif d’Adolf, prénom d’Hitler). Dolfuss se débarrassa par la force de la forte opposition social-démocrate à Vienne. Il interdit aussi le parti national-socialiste, et créa un État autoritaire chrétien. Mais il fut assassiné par les nazis autrichiens, en 1934.
10 J’avais obtenu un sursis pour mon service militaire en France, mais la date de 1936 était la toute dernière limite. J’ai donc quitté l’Autriche conscient de ce que mon service militaire pouvait très bien déboucher sur « la guerre », désormais prévisible. Notre couple semblait brisé à tout jamais, à moins que Françoise ne vînt en France.
11 Or, le gouvernement français de Pierre Laval avait mis un verrou à l’immigration de médecins étrangers qui arrivèrent massivement, chassés de l’Allemagne hitlérienne. Désormais, il fallait posséder obligatoirement les deux baccalauréats français pour pouvoir envisager l’obtention d’un diplôme. Or, Françoise ne savait pas un mot de français.
12 J’attendais à Paris de connaître mon affectation, quand un jour, Françoise arriva avec une minuscule valise, « pour voir ». C’est à ce moment, en juillet 1936, qu’en Espagne, l’armée se rebella contre la jeune République pourtant peu révolutionnaire. Ce fut un pas de plus vers une guerre « inévitable ».
13 Nos amis nous expliquèrent que, si une guerre survenait, Françoise serait inévitablement internée comme ressortissante ennemie. « Il faut qu’elle reparte ou que vous vous mariiez ! » C’est le mariage d’urgence qui fut décidé. Pourtant, Françoise, féministe décidée, n’en avait jamais voulu. Je suis parti pour Metz, dans un régiment d’artillerie hippomobile, c’est-à-dire équipé de canons de 155 courts tirés par des chevaux, pour affronter un jour les Panzerdivisionen (blindées) allemandes. J’avais demandé à être interprète ou chasseur alpin… Françoise accepta du travail peu digne de sa formation. « En attendant… » C’est alors que le gouvernement espagnol lança un appel pour la venue dans ce pays de médecins et d’infirmières qui faisaient cruellement défaut sur le front de Madrid. Françoise possédait un diplôme de médecine d’urgence. Elle fut acceptée. Au moment du départ, elle apprit que la femme mariée française avait besoin de l’« autorisation » du mari pour obtenir un passeport. La coupe était pleine. Elle s’apprêta à repartir à Vienne. Finalement, elle accepta mon « autorisation », elle me faisait confiance. Et elle partit en Espagne. Je n’eus plus de nouvelles d’elle. La raison : nos lettres étaient écrites en une sténographie personnalisée, et ces signes cabalistiques ne franchirent pas la porte de la caserne (à moins qu’il y eût une censure à la frontière espagnole).
14 À la fin de mon service militaire, je me mis à la recherche de Françoise. Je sus qu’elle travaillait dans un grand centre hospitalier militaire, à Benicassim, sur la côte méditerranéenne. Un journal quotidien de Paris, L’œuvre, eut pitié de ce mari désespéré. J’obtins une carte de journaliste, contre la promesse d’envoyer d’Espagne des reportages sensationnels. J’ai enfin revu Françoise : elle se tenait debout, immobile, sous les palmiers. Elle m’avait pourtant vu. Un poète aurait su traduire mon désespoir en mots. Je ne suis pas poète. Elle me dit : « Nous venons d’amputer, le chirurgien et moi, un Peau-Rouge américain, volontaire des Brigades internationales, des deux jambes. Il mesurait deux mètres… Avant… » J’ai compris que cette souffrance était plus forte que la joie des retrouvailles. Françoise avait raison. Elle m’a conduit dans « sa » salle. Dans tous les lits, des corps enveloppés de pansements se dressèrent et l’appelèrent par son prénom, dans toutes les langues du monde. Et elle avait un sourire, et un mot dans la même langue, pour chacun de ces hommes. C’est là un des souvenirs les plus forts de ma vie. Elle me dit : « Tu comprends que je ne peux pas quitter ici ? » Oui, j’ai compris. Elle me montra aussi le foyer pour enfants évacués de Madrid et des Asturies après la destruction de Guernica. Elle assurait la surveillance médicale des enfants. Ce fut là le début de notre travail sur des « enfants dans les guerres ». Peu après, ce foyer fut détruit par un bombardement italien. Je me présentai au Commissariat de guerre pour être incorporé. « T’as pas apporté ton canon de 155 court, par hasard ? Nous en avons grand besoin ! » Mais je ne fus pas incorporé. Les Brigades devaient être dissoutes et les volontaires renvoyés chez eux afin d’ôter tout prétexte aux démocraties occidentales pour ne pas aider la République espagnole. En fait, celles-ci craignaient une mainmise sur ce pays par l’Union soviétique. Mais on me demanda de me charger des foyers pour enfants évacués qui existaient, disséminés sur le territoire, derrière les fronts, équipés grâce au dévouement des « Brigadistes » blessés ou au repos. J’avais publié des travaux médico-pédagogiques, encore à Vienne. Ainsi, nous étions à nouveau séparés Françoise et moi, mais cette fois au service d’une grande cause.
15 Après la défaite de la République espagnole, nous sommes rentrés en France, en très mauvais état de santé. Mais nous avons rapporté de nombreux dessins et rédactions réalisés par des enfants, une documentation extraordinaire. Hélas ! En France, aucun éditeur ne s’y est intéressé : « La guerre d’Espagne est finie. » Seules quelques personnalités nous ont encouragés, notamment Romain Rolland.
16 En Allemagne hitlérienne, les persécutions racistes faisaient rage. En novembre 1938, une jeune garçon juif avait voulu « agir », seul, et tua un conseiller d’ambassade allemand. Les nazis avaient trouvé un bon prétexte : aussitôt toutes les synagogues du Reich brûlaient, et les persécutions physiques étaient inhumaines. Un petit nombre d’enfants juifs devaient arriver en France, grâce à un Comité inter confessionnel. Nous acceptâmes avec joie de travailler auprès de cent trente de ces enfants d’origine allemande et (ex-)autrichienne. Françoise y était à la fois médecin et éducatrice adorée par les enfants. L’équipe pédagogique était de qualité exceptionnelle. Le travail était passionnant. Six mois plus tard, la Deuxième Guerre mondiale est arrivée. Nous avions les premiers « congés payés » de notre vie, mais la déclaration de guerre, le 1er septembre 1939, nous trouva sur le sommet du mont Blanc. Je fus aussitôt mobilisé. Notre couple ne finissait donc pas d’être séparé ! Je n’ai pas été fait prisonnier. « Ils » ne m’auraient pas « eu ». Arrivé sur la Loire, j’ai retrouvé Françoise, avec un complet civil et notre tente de montagne, dans un énorme sac à dos. Son itinéraire était un roman d’aventure. La France septentrionale était occupée. Nous aurions pu rester en « zone libre », mais nous étions convaincus qu’il devait y exister, quelque part, une « résistance » contre l’occupant et contre l’hitlérisme. Mais où ? Nous sommes arrivés dans un Paris vidé de la moitié de ses habitants. Nous n’avions ni argent ni logement ni personne à qui nous confier. Un jour, dans la rue, nous avons vu un homme avançant les mains dans le dos, avec un chapeau « alpin » et une démarche « autrichienne », affirma Françoise. Un « contact » était enfin trouvé, mais sans perspective. Un groupe d’émigrés autrichiens, tous en situation irrégulière, tous traqués, attendait de l’aide de nous qui étions, certes, citoyens français, mais sans rien de plus. Nous avons signé deux contrats de location pour loger des couples. Mais, un mois plus tard, l’une des deux jeunes femmes, imprudente, a été arrêtée. Elle s’est jetée par une fenêtre de la prison de la Santé (selon la police). Désormais, nous étions fichés à la Gestapo.
17 Ostensiblement, j’ai joué la carte de la légalité. Ma carte d’interprète (militaire) était fixée à la porte de notre appartement et dans les vitrines des commerçants du quartier « pour faire des traductions ». On m’apportait bientôt du travail : des attestations pour l’administration de l’occupant, et des lettres de toute sorte qui reflétaient une misère infinie, surtout des femmes désormais sans mari. Il y avait des centaines de milliers de prisonniers ! Bien sûr, d’autres lettres étaient écœurantes par leur servilité. Il y avait du « mouvement » dans notre appartement de trois pièces : les Autrichiens faisaient leurs réunions chez nous, et le va-et-vient devenait dangereux. Un faut fonctionnaire de Vichy habitait l’appartement voisin et il n’était pas dupe. Mais il ne dit rien. Donc, il nous fallait une « couverture » pour rendre les « mouvements » plausibles. J’annonçai un « cours de langue allemande ». Il était aussitôt complet. Bien souvent, nous avions, côte à côte, dans une pièce ledit cours, et dans l’autre les résistants autrichiens. Françoise avait pitié de certaines « collaboratrices ». L’une d’elles se confia : « J’ai 28 ans. Quel âge aurai-je quand la guerre sera finie ? Mon Allemand il est gentil. Il a horreur de la guerre, il aime la France et il me nourrit, ma mère et moi… » Que répondre ? Les hommes du « cours d’allemand » avaient besoin de termes techniques pour leur profession.
18 « Il faut bien vivre, non ? »
19 Le groupe d’antihitlériens organisait son « action ». C’étaient les femmes qui méritaient l’admiration. Leur rôle consistait à aborder les militaires autrichiens dans la rue et ailleurs. Ensuite, il fallait « leur fiche le cafard ». Tâche délicate : il leur fallait savoir ne pas aller trop loin dans les « contacts » personnels. Quand la situation était mûre, elles glissaient le journal de la Résistance autrichienne Soldat à l’Ouest, dans la poche du militaire. Mais l’une après l’autre furent arrêtées. Plusieurs ont été exécutées : pendues ou décapitées. Est-ce que les résultats parfois positifs valaient ces sacrifices ? Il était bientôt clair que Françoise et moi étions suivis. Mais la Gestapo ne nous arrêta pas, sans doute dans l’espoir de trouver sur cette piste d’autres résistants. Le 27 juillet 1943, tôt le matin, je découvris par la fenêtre qu’une « souricière » était tendue dans une maison en face de chez nous, dans une minuscule librairie (« Au vœu de Louis XIII »). Nous avons su par la suite que c’était un réseau gaulliste auquel appartenait Geneviève de Gaulle qui était visé ; les policiers étaient français. Nous avons suivi le drame, impuissants. Bientôt, des dizaines de jeunes étaient entrés dans cette boutique, les uns après les autres, sans prendre les moindres précautions. Ils ressortaient ensanglantés quelques minutes plus tard, entre deux policiers. Nous décidâmes d’agir. Je savais que, dans la laiterie en face, il existait une trappe et un passage souterrain vers la cave où je pouvais plonger après l’action. Un poids de laiton de 500 grammes dans la poche, je comptais briser la porte vitrée de la librairie, comme avertissement. Mais au moment où je me trouvais devant la porte, elle s’ouvrit brusquement. Un jeune bondit et courut vers le métro de Saint-Germain-des-Prés. Il fut rattrapé. Les policiers restés dans la librairie m’observaient. Nous avions prévu la situation, et loué un très petit logement dans une ruelle derrière la gare de Lyon et nous avons pu nous y réfugier. Les résistants autrichiens, hardis mais parfois imprudents, furent arrêtés plus tard, les uns après les autres, sauf deux ou trois. La fin de la guerre semblait proche. Pour être utiles, nous avons pu établir le contact avec la Résistance française. Depuis la défaite allemande devant Stalingrad, la « collaboration » faiblissait en France. Surtout les jeunes qui, désormais, évitaient de se soumettre à l’obligation du travail en Allemagne en trouvant refuge dans les régions montagneuses du pays, comme par exemple dans le Vercors, mais aussi dans la région parisienne. Des actes de sabotage devinrent plus fréquents, même s’ils ne se faisaient pas toujours avec compétence. Ces actions individuelles et dispersées se soldaient trop souvent par des échecs et des blessés. Nous le savions depuis que l’on faisait appel à Françoise pour venir soigner des blessés qui craignaient de se présenter à l’hôpital. Mais elle ne pouvait soigner des blessures trop graves.
20 Pendant cette dernière année de l’occupation, nous n’avions plus de carte d’alimentation, plus de ressources. Mais il fallait tenir bon. Un « incident » secondaire m’est resté inoubliable : Françoise allait travailler à l’hôpital des enfants malades où nous connaissions le « patron ». Un matin, elle partit, l’estomac vide. En sortant du métro, elle sentit qu’elle perdait pied. Elle aperçut des policiers. Faisant un dernier effort, elle se dirigea vers eux. « Je me sens mal. Je travaille ici, à l’hôpital, dans tel service… » Elle se réveilla dans son service, étendue sur un lit. Elle entendit dire : « Le professeur viendra… » Elle réfléchit : « Mais il me demandera mon adresse pour me reconduire, inévitablement. » Or, il ne fallait pas qu’elle donnât notre adresse… Françoise se leva et partit. Elle est arrivée chez nous, chancelante. J’avais réussi à préparer un potage indéfinissable… La Gestapo nous a retrouvés, la veille du débarquement, le 4 juin 1944. Mais un Français alsacien à leur service est venu nous prévenir. Évidemment, il assurait ainsi son avenir pour « après »… Et nous avons ainsi atteint la Libération de Paris, vivants.
21 Ce n’était pas le moment de se reposer. Le travail le plus passionnant nous a été proposé en 1945 : l’accueil de quatre cent quarante garçons survivants des camps de concentration d’Auschwitz et de Buchenwald, dans un ancien sanatorium à Ecouis, dans le département de l’Eure. Sur le plan humain, cet « accueil » fut un échec complet. Mais Françoise travaillait dans l’infirmerie qui devint bientôt un havre pour ces garçons déroutés et très déçus du monde de l’après-camp. Certains se sentaient coupables d’avoir survécu. Ce n’est pas ici l’endroit d’analyser ce drame. Françoise se sentait utile.
22 Françoise a eu, en 1947, l’enfant qu’elle n’avait pu avoir dans les années passées. Ce fut un garçon qui est, aujourd’hui, professeur d’université de mathématiques. Ensuite, elle a repassé les deux baccalauréats, avec seulement deux notes médiocres : l’une en français, ce qui est normal, l’autre en allemand, ce qui l’est moins. Car elle maîtrisait sa langue maternelle admirablement. Ensuite, sans le moindre mal, elle a « expédié » les examens cliniques, et obtenu la spécialisation en pédopsychiatrie. Nous avons pu, enfin, travailler ensemble. À partir de 1959, et pendant un quart de siècle, elle est devenue le médecin-directeur des deux « Centres de traitement éducatif pour enfants polyhandicapés » que j’avais créés dans ma ville natale de Saint-Mandé (Val-de-Marne). Françoise était très estimée par ses confrères, plusieurs parmi eux sont venus à Saint-Mandé pour y examiner et étudier des « cas intéressants » en vue de leur thèse.
23 Le professeur Jérôme Lejeune qui, le premier, a défini la trisomie 21 comme cause de « mongolisme », est régulièrement venu, à bicyclette, pour voir les dossiers d’enfants des centres. Enfin, créée par Françoise, il faut mentionner la méthode précise d’évaluation des effets des récentes médications psychotropes sur « nos » enfants, grâce à une collaboration étroite avec des éducatrices consciencieuses et compétentes. Et surtout, il faut dire que Françoise était très aimée par les familles des enfants handicapés, et par les enfants eux-mêmes, ce qui est essentiel dans le travail qui finalement était le nôtre pendant une vingtaine d’années. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir une telle collaboratrice. Françoise est morte dans sa quatre-vingt-dixième année, à la suite d’une intervention chirurgicale orthopédique banale : « Accident vasculaire cérébral. » Elle a souffert pendant plusieurs années. Des lettres de condoléances arrivées par centaines m’ont aidé à supporter sa perte.
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Publié en 2001 dans le Cahier du groupement de recherches pratiques pour l’enfance.