Sud/Nord 2003/1 no 18

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Article de revue

Figures du dédoublement : la mort lente ou le travail de divinisation du bourreau

Pages 39 à 76

Notes

  • [*]
    Patrick Bruneteaux, chercheur au cnrs au Centre de recherche politique de La Sorbonne (Université Paris 1), spécialisé sur les violences dans les États occidentaux contemporains.
  • [1]
    P. Bruneteaux et C. Lanzarini, Les nouvelles figures du sous-prolétariat, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • [2]
    N. Elias, Engagement et distanciation (trad.), Fayard, 1993, p. 100.
  • [3]
    V. Grossman et I. Ehrenbourg (dir.), Le livre noir. Textes et témoignages, Solin/Actes Sud, 1995, p. 354.
  • [4]
    Vingt mois à Auschwitz, Nagel, 1945, p. 87-88.
  • [5]
    F. Maous, Coma Auschwitz no 5553, Le comptoir édition, 1996, p. 42-43. Pour une description remarquable du ressenti du froid, et notamment du froid pendant les appels interminables, voir C. Delbo, Auschwitz et après, tome I, Aucun de nous ne reviendra, Minuit, 1970, p. 54-55. Voir aussi R. Antelme, L’espèce humaine, Gallimard, 1957, p. 152.
  • [6]
    fndir/unadif, B. Fillaire, Jusqu’au bout de la résistance, Stock, 1997, p. 127.
  • [7]
    S. Kessel, Pendu à Auschwitz, Presses Pocket, p. 157.
  • [8]
    P. Lewinska, Vingt mois à Auschwitz, Nagel, 1945, p. 105-106.
  • [9]
    J. Semprún, Le grand voyage, Gallimard, 1963, p. 195-197.
  • [10]
    V. Martin, Un résistant sorti de l’oubli, Les Éperonniers, Bruxelles, 1995, p. 39.
  • [11]
    N. Gorce, Journal de Ravensbrück, Actes Sud, 1995, p. 84.
  • [12]
    R. Rashke, Les évadés de Sobibor, ( trad.) Presses de la Renaissance, 1983, p. 129.
  • [13]
    S. Alizon, L’exercice de vivre, Stock, 1996, p. 155-156. Les exemples de déchiquetage par les chiens sont légion. Voir N. Gorce, Journal de Ravensbrück, op. cit., p. 50.
  • [14]
    W. Sofsky, Traité de la violence, (trad.) Gallimard, 1998, p. 163.
  • [15]
    R. Antelme, L’espèce humaine, op. cit., p. 241-242.
  • [16]
    D. Rousset, Les jours de notre mort, tome I, uge, 1974, p. 435.
  • [17]
    C. Cardon-Hamet, Les 45 000 otages pour Auschwitz, Éditions Graphein, 1997, p. 32.
  • [18]
    P. Lantz, L’investissement symbolique, Paris, puf, 1996, p. 79.
  • [19]
    W. Sofsky, Traité de la violence, op. cit., p. 72.
  • [20]
    Armand, entretien réalisé à Vesoul, mai 1999.
  • [21]
    Docteur A. Chauvenet, dans W. Olga, M. Henri, Tragédie de la déportation, Hachette, 1955, p. 303.
  • [22]
    Majdanski, Miraculé de Dachau, Pierre Téqui éditeur, 1997, p. 71.
  • [23]
    J.F. Steiner, Treblinka, Fayard, 1965.
  • [24]
    R. Hilberg, Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive 1933/1945, (Trad.) Gallimard, 1994, p. 72.
  • [25]
    L. Terrenoire, Sursitaire de la mort lente, Seghers, 1976, p. 108.
  • [26]
    D. Rousset, Les jours de notre mort, op. cit., p. 219-220.
  • [27]
    B. Friang, Regarde-toi qui meurs, Éd. du Félin, 1997, p. 143-144.
  • [28]
    M.J. Chombart de Lauwe, Toute une vie de résistance, Graphein/fndirp, 1999, p. 83.
  • [29]
    C. Pineau, Krematorium, Presses Pocket, 1969, p. 13.
  • [30]
    Entretien avec Willem, Grasse, avril 1999.
  • [31]
    D.J. Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler (trad.), Le Seuil, 1997, p. 382.
  • [32]
    J. Michel, Dora, Livre de poche, 1975, p. 527.
  • [33]
    G. Steiner, Treblinka, Fayard, 1966 (rééd. 1994), p. 224.
  • [34]
    D.J. Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler : les Allemands ordinaires et l’Holocauste, (trad.) Le Seuil, 1998, p. 194.
  • [35]
    N. Gorce, Journal de Ravensbrüch, p. 49.
  • [36]
    C. Cardon-Hamet, op. cit., p. 32.
  • [37]
    P.G.H. Kouyoumdjian, Survivant de Manthausen, Éd. de Belledone, 1996, p. 141.
  • [38]
    L’organisation de la terreur, op. cit., p. 270.
  • [39]
    Le livre noir, textes et témoignages, op. cit. p. 208.
  • [40]
    Ibid., p. 844.
  • [41]
    Ibid., p. 857.
  • [42]
    Amicale d’Oranienburg-Sachsenhausen, Sachso, Minuit/Plon, coll. « Terre humaine », 1982, p. 197.
  • [43]
    M. Gilbert, The Holocaust, Collins, 1986, p. 421.
  • [44]
    L’univers concentrationnaire, Hachette, 1993, p. 155-156.
  • [45]
    M. Strigler, Maïdanek, lumières consumées (trad.), Honoré Champion, 1998, p. 53-55.
  • [46]
    E. Maous, Coma Auschwitz, no A5553, op. cit., p. 97.
  • [47]
    Le livre noir. Textes et témoignages, op. cit., p. 841.
  • [48]
    Le livre noir. Textes et témoignages, op. cit., p. 896.
  • [49]
    C. Touboul, Le plus long des chemins, Éditions du Losange, 1997, p. 107.
  • [50]
    R. Rashke, Les évadés de Sobibor, op. cit., p. 83.
  • [51]
    fndir/unadif/b, op. cit., p. 271.
  • [52]
    C. Touboul, Le plus long des chemins, op. cit., p. 111.
  • [53]
    Entretien collectif avec Alphonse, José et Paul, Grasse, juin 1998.
  • [54]
    Témoignage cité dans L. Poliakov, Le procès de Jérusalem, Calmann-Lévy, 1963, p. 220.
  • [55]
    R. Rashke, Les évadés de Sobibor, op. cit., p. 92.
  • [56]
    M. Gilbert, The Holocaust, op. cit., p. 299.
  • [57]
    Amicale d’Oranienburg-Sachsenhausen, Sachso, op. cit., p. 302.
  • [58]
    Ibid., p. 302.
  • [59]
    Entretien avec Alain, Grasse, janvier 1999.
  • [60]
    E. Klee, W. Dressen, V. Riess, Pour eux, « c’était le bon temps ». La vie ordinaire des bourreaux nazis (trad.), Plon, 1990, p. 185.
  • [61]
    R. Rashke, Les évadés de Sobibor, op. cit., p. 134.
  • [62]
    D. Rousset, L’univers concentrationnaire, Hachette, 1993, p. 30-31.
  • [63]
    R. Ranke, Les évadés de Sobibor, op. cit., p. 82.
  • [64]
    T. Birger, La rage de survivre, (trad.) Denoël, 1998, p. 114.
S’il est vrai que les camps de concentration sont la plus importante institution de la domination totalitaire, « s’appesantir sur des horreurs » devrait sembler indispensable pour comprendre le totalitarisme.
Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme.

1 Dans les sociétés dites modernes, plusieurs phénomènes convergents – la sécularisation, le développement économique, le positivisme scientifique – ont radicalement modifié le rapport à la mort. Le passage par Dieu et les théodicées du salut étaient des données immédiates de la vie sociale. Dans les sociétés sécularisées, l’angoisse de mort est internalisée et c’est le moi, « narcissisé » qui devient le support de la recherche de survie imaginaire. Dans les formations occidentales d’aujourd’hui le moi est avant tout un « individu », c’est-à-dire un être engagé dans une planification de son existence. En temps « ordinaire », dans les sociétés modernes, le statut social permet de calmer l’angoisse existentielle. Rassuré sur son sens à exister, encouragé à se parfaire dans de multiples activités, l’être humain intégré dans des activités et des statuts, a fortiori dans un cadre civilisé où certains peuvent accéder à toutes sortes de réjouissances, peut refouler le sentiment de sa mort prochaine : vie professionnelle assumée en « vocation », relations d’objets (depuis les biens de consommations jusqu’aux objets d’art en passant par la « passion » des collections), tourisme assisté équivalant à un paradis momentané, prises de risques sportifs. Parallèlement à ces remplissages d’exutoires, de plus en plus de petits dieux essaiment, du fait notamment de la médiatisation des « stars » du cinéma, des « dieux du stade », des « kings » et autres célébrités du monde musical.

2 Dans les États modernes, le passage du dédoublement positif au dédoublement négatif peut s’esquisser comme suit : moins le cadre social parvient à faire sens, à combler le vide sidéral de la finitude, et plus la souffrance du « retour de la conscience » de la finitude engendre une morbidité humaine qui va s’exprimer dans des conduites d’autodestruction (échec de toute tentative de dédoublement) ou de destruction. Autrement dit, en période « civilisée », le dédoublement est essentiellement orienté vers des conduites de valorisation narcissique de compensation sublimée dont le modèle populaire est le culte du héros sportif et le modèle bourgeois l’œuvre d’art « désincarnée ».

3 Ce tout ou rien réapparaît symptomatiquement avec les sous-prolétaires à la rue qui oscillent entre l’autodestruction (suicides, conduites à risques, refus du soin), l’imputation de responsabilité de leurs souffrances à des tiers tout-puissants qui voudraient les détruire ou enfin la désignation de victimes contre lesquelles déverser leur haine sociale [1]. Cette propension à rechercher un responsable se situe au cœur des mécanismes d’autodéfense de groupes enfermés dans l’urgence. Les dangers sont anthropomorphisés, réduits au boyau d’un grand fauteur de troubles : si on ne peut rien sur les autres qui peuvent sur vous, on ne peut rien pour soi puisque ces « eux » ne vous veulent aucun bien et sont toujours sur vous. Il ne reste plus qu’à trouver une solution simple, autrement dit dénicher une proie incapable de se défendre pour assurer une revanche certaine : « Même dans les sociétés dominées par la science, chaque homme ou presque est exposé à des accès de pensée paranoïaque lors d’un accident ou d’une quelconque mésaventure qui déclenche des affects violents. Les pensées chargées d’émotions vagabondent à la recherche d’une personne à laquelle s’accrocher pour la rendre responsable du malheur survenu [2]. »

4 Le dédoublement négatif, étudié ici dans un cadre social pour bien insister sur la normalité anthropologique des actions – pour le moment les camps de la mort et les régions sous l’emprise des einsatzgruppen nazis – peut être ainsi défini comme la recherche d’une production imaginaire de sur-vie, « d’humanité », en travaillant à l’inhumanité de la proie dans des contextes de disponibilité totale d’une main-d’œuvre humaine, dans le but de se dédoubler en un être surpuissant compensant ainsi la conscience d’une finitude insupportable qui réapparaît dans des situations de crise sociale profonde, autrement dit dans des contextes de mort sociale qui réactivent la recherche d’une victime émissaire. Dans le cas de l’Allemagne des années 1920, traversée par un démantèlement radical des repères sociaux – perte de la guerre, dissolution de l’État (armée croupion), banqueroutes, guerre civile, grignotage de territoires par les Polonais – le vide social total s’est accompagné d’une « réaction » politique symptomatique : le nazisme comme toute-puissance du « Reich de mille ans » et de la « race pure ». Dans les États modernes occidentaux connaissant de tels troubles, le risque d’un retour à la logique sacrificielle est à la fois banal et inédit. Banal en ce sens que toutes les sociétés recourent à des rituels imploratoires pour expurger le Mal. Cependant, la spécificité des « sociétés d’individus » consiste dans l’invention d’une nouvelle forme sociale de sacrifice. Non plus l’offrande aux dieux mais le passage à l’acte par les individus eux-mêmes – en l’occurrence les ss – qui deviennent à la fois les bourreaux et les récipiendaires. Les figures du dédoublement donnent à avoir en pratique ce travail de transcendantalisation.

5 Il est nécessaire de rappeler avec force que les analyses qui suivent atteignent « le fond de l’abîme », pour reprendre le titre du livre de H. Seidman. Et pourtant, elles permettent de mettre à jour des manières subtiles de déshumaniser et, par là, d’offrir le spectacle de la toute-puissance.

6 L’efficace du dédoublement réside dans la réversibilité du négatif (acte de torture) en positif (divinisation) : tuer autrui, dans certaines conditions, est un acte qui peut produire un effet imaginaire d’éternisation. Travailler la mort des autres est l’outil de la préservation imaginaire de soi en ce sens que le marquage peut faire croire à une sorte d’invincibilité et, finalement, de sur-vie. Jouer avec la vie des autres, c’est-à-dire indissociablement avec sa propre mort, c’est créer en quelque sorte de la vie en ponctionnant la vie des autres.

7 Le bourreau n’est donc pas seulement celui qui laisse apercevoir une pulsion de mort. Il ritualise, dans ce temps de mortification, l’allongement symbolique de sa vie. Par une production sélective, organisée, planifiée, aménagée, de la prolongation ou de l’annihilation des êtres, il met en place un sacrifice opérant à partir de toute une théâtralité de jeux de destruction des corps. Cette production lente et raffinée d’inhumanité calme l’idée de mort en fragmentant le rapport singulier entretenu à elle puisque la mort d’autrui s’interpose entre ma vie et ma mort. Cette intermédiarisation s’associe à la toute-puissance d’une fabrication de la mort pour mettre à distance ce qui est redouté.

Dira-t-on que l’analyse révèle dans la douleur l’opposition de l’esprit à cette douleur, une révolte, un refus d’y demeurer et par conséquent une tentative de la dépasser – mais cette tentative n’est-elle pas caractérisée comme d’ores et déjà désespérée ? L’esprit révolté ne reste-t-il pas enfermé dans la douleur, inéluctablement ? Et n’est-ce pas ce désespoir qui constitue le fond même de la douleur ?
Emmanuel Levinas, Esprit, 1934.

8 Le dédoublement négatif se décline en cinq principales figures, telles qu’elles se livrent à partir des témoignages d’anciens concentrationnaires. Tout d’abord, la volonté de maîtrise totale des forces se retrouve dans la pulvérisation physique des corps. Toute une panoplie existe en ce domaine, faisant intervenir de la force physique mais aussi des déploiements de force calculés pour créer une démesure adaptée. En second lieu, les sadiques étudiés font montre, à partir d’une manipulation radicale du jugement de la victime, d’une capacité de déshumanisation de la réalité sociale en supprimant l’univers du sens commun, en faisant évoluer des réalités fictives qui ôtent toute dimension intelligible aux actions. Les technologies de mise en souffrance extrême visent ensuite à extirper l’humanité de l’ennemi en faisant jouer faussement sa propre humanité ou celle de la victime. Se découvrent à ce niveau des talents d’acteurs et des dispositions à la psychologie de manipulation particulièrement solides. En quatrième lieu, les sadiques vont, à travers le spectacle de l’impuissance, tenter d’étaler le plus possible la vision de l’horreur afin d’anéantir les capacités de résistance et même tout simplement de présence. Enfin, le comble de la déshumanisation est atteint avec la participation des pairs au martyr de tous. Les sélections contraintes de futurs gazés par les Judenrats constituent une variante de cette disposition qui se retrouve encore dans les camps.

La pulvérisation des corps

9 Forme la plus banale du dédoublement, elle se définit comme la recherche de destruction exponentielle où la tuerie doit se densifier au maximum. La douleur est recherchée au même titre que les apparences les plus visibles de l’atomisation monstrueuse des corps. Pour arriver à ces fins de rentabilisation, il faut en quelque sorte que la violence soit pure, totalement gratuite, qu’elle ne soit pas fonctionnalisée et ainsi dénaturée par un travail disciplinaire ou toute perspective d’instrumentalisation sociale. Ainsi, la toute-puissance du bourreau s’affirme dans la terreur exercée contre une proie sans défense : « Les fascistes torturaient avec une délectation particulière les femmes et les enfants [3]. »

10 Dans la logique des camps, la mise à mort est une pratique routinière. Là où le sacrifice opère par destruction ponctuelle sur des périodes déterminées, les mises à mort des nazis apparaissent comme une sorte de sacrifice qui se serait emballé. Un des modes de fonctionnement de cette terreur est, dans le cadre de la société de guerre où les dirigeants disposent d’une « main -d’œuvre » inépuisable, de produire une rotation des effectifs. Les témoignages des déportés des années 1941-1942 tranchent avec les récits des années ultérieures. Il n’y a alors aucune retenue dans le massacre. Dans ce cadre où le bétail humain sert de pure piste d’entraînement aux ss, les kapos et autres nervis, pour survivre, sont contraints d’assurer un rôle de boucher zélé. P. Lewinska relate les exactions des ss et de leurs exécutants en mettant en lumière les fournées successives qui doivent disparaître. Pour ce faire, il faut éliminer au plus vite les plus faibles en ajoutant aux appels meurtriers des scènes de sport imposées à celles qui « chancelaient [4] ». Marion explique pour sa part que les ss « n’avaient aucun courage parce qu’ils s’en prenaient toujours aux plus faibles ». Et E. Garbaz, dans Un survivant, de décrire cette coutume des ss et de la zone grise consistant à tuer systématiquement celui qui ne se relevait pas pendant un tabassage. Ce principe de destruction libre rendue possible par les arrivages frais très réguliers découlant de la phase conquérante de la Wehrmacht se retraduit, dans la logique du camp, par la destruction « aidée » du concentrationnaire qui défaille. Les bourreaux peuvent ainsi disposer totalement de la vie des déportés qu’un régime impitoyable de deux ou trois semaines suffit à réduire. Ils se réservent alors la jouissance infiniment répétée du dernier acte, moment de la mise à mort proprement dite : par un matraquage, par des coups de pieds, par de la « gymnastique » sans fin.

11 À la destruction des plus faibles s’ajoute, sur le plan institutionnel, l’extension de la norme carcérale en principe de torture. Il suffit d’allonger les durées pour transformer un appel en scène d’horreur. L’appel est avancé dans tous les témoignages comme l’espace-temps d’un châtiment raffiné où se comptent de nombreux morts et des souffrances indicibles. L’exaction s’inscrit dans un dispositif institutionnel de « surveillance » valable pour tous les camps. En ce sens, l’excès s’accomplit sur ordre, l’initiative n’est pas directe. Pour autant, chacun peut s’investir dans ce cadre et personnaliser la manière de faire souffrir : « Le supplice le plus grand, la torture la plus raffinée que nos bourreaux aient inventée : l’appel… L’appel, c’est-à-dire la station debout, absolument immobile, et ce pendant plusieurs heures. Nos gardiennes faisaient les cent pas devant nous, nous insultant et nous battant […] puis c’est un ss qui venait nous compter en ricanant férocement. Cet appel avait lieu deux fois par jour au moins (sans compter les appels supplémentaires) devant les blocs, souvent à genoux comme châtiment de fautes imaginaires. La pluie torrentielle ou le soleil ardent ne changeaient rien ; au bout de plusieurs heures, plusieurs femmes s’écroulaient évanouies et on ne les ramassait pas. Le mois de mai était glacial en Pologne [5]. » Or, la morsure du froid devenait une torture insupportable en situation statique, pendant de longues heures, parfois une dizaine d’heures, par moins 20 ou moins 30 degrés, presque nus, sans manger [6]. Pendant tous les appels, il y a des reclus qui meurent. Pendant ces stations immobiles prolongées, les ss lancent de temps en temps leurs chiens sur les détenus. Il faut demeurer impassible et se laisser mordre, sinon c’est la mort [7].

12 Un troisième aspect du vampirisme institutionnel réside dans les mises en scène de destruction ad hoc : sélections, courses mortifères, comme celle-ci retrouvée dans de multiples témoignages : « Les Allemands savaient également organiser pour nous des divertissements variés… On nous a rangées en colonnes de travail, en files indiennes, parallèlement à nous se tenaient toutes les surveillantes et kapos, les gourdins à la main, le long d’un talus formé de la terre tirée d’un fossé ; on a placé des prisonniers armés de pelles, très rapprochés l’un de l’autre. On nous a ordonné de longer le fossé en courant et aux hommes de nous jeter des pelletées de terre dans nos tabliers tendus. C’est toujours en courant que nous devions traverser la porte du camp, y vider nos tabliers sans arrêter notre course. Il fallait ensuite retourner chercher de la terre… Les surveillantes placées en tirailleurs faisaient, pendant ce temps, pleuvoir sur chacune de nous les coups de leurs bâtons, et le commandant du camp principal conducteur de ce cotillon d’Auschwitz, marquait la cadence [8]. »

13 Les actions des einsatzgruppen montrent que la destruction n’est jamais une opération simple d’abattage. Si de grandes portions d’humains sont broyées dans la filière de la tuerie (concentration des différents schtettls dans un même lieu et marche vers une fosse dans un site forestier), coexistent toujours des actions d’initiative, individuelles ou par petits groupes. Les tortures ne sont pas distribuées au hasard. Les ss semblent privilégier les victimes qui leur indiquent qu’ils ne doivent avoir aucune humanité. Plus exactement, pouvoir ne pas ressentir d’émotion en tuant des enfants est une sorte de preuve d’une toute-puissance puisque l’on est suffisamment fort pour ne rien ressentir de la mort d’un être a priori attachant car sans défense.

14 Les enfants et les vieillards sont ainsi des cibles privilégiées : donner des coups de pied dans les testicules d’un enfant, leur briser le corps contre le sol ou tout autre objet, les déchirer en deux, les pousser vivants dans un ravin, dans des fosses ou du haut d’un immeuble, les embrocher à la baïonnette, jouer au tir en les lançant en l’air ou les abattre à bout portant en les tenant par les cheveux, leur broyer la tête avec le pied ou tout le corps jusqu’à ce que tous les os soient brisés, les tuer à coups de marteau… Les enfants sont fréquemment découpés avant d’être fusillés.

15 Cette scène, décrite par J. Semprún dans Le grand voyage, égale les descriptions d’épouvante qui s’alignent dans Le livre noir. Elle révèle l’infinie disproportion des moyens « physiques » entre ces enfants de 8 à 12 ans, épuisés, ayant échappé à la mort lente d’un transport, et les nazis nombreux dotés de chiens tueurs : « Il n’y a plus sur le quai de la gare que cette quinzaine d’enfants juifs […] Les ss sont revenus en force, avec des chiens, ils riaient bruyamment, ils criaient des plaisanteries qui les faisaient s’esclaffer. Ils se sont déployés en arc de cercle et ils ont poussé devant eux, sur la grande avenue, cette quinzaine d’enfants juifs. Je me souviens, les gosses […] ont dû croire au début qu’on les escortait simplement vers le camp […] Mais les ss ont lâché les chiens et ils se sont mis à taper à coups de matraque sur les enfants, pour les faire courir, pour faire démarrer cette chasse à courre […] qu’ils avaient inventée ; et les enfants juifs, sous les coups de matraque, houspillés par les chiens sautant autour d’eux, les mordants aux jambes […] se sont mis à courir vers la porte du camp […] Leurs jambes bougeaient de façon maladroite, à la fois saccadée et lente, comme au cinéma quand on projette de vieux films muets, comme dans les cauchemars où l’on court de toutes ses forces sans arriver à avancer d’un pas, et cette chose qui vous suit va vous rattraper, elle vous rattrape […] et cette chose, cette meute de chiens et de ss qui courait derrière les enfants juifs eut bientôt englouti les plus faibles d’entre eux, ceux qui n’avaient que 8 ans, peut-être, ceux qui n’avaient bientôt plus la force de bouger, qui étaient renversés, piétinés, matraqués à terre, et qui restaient étendus au long de l’avenue, jalonnant de leurs corps maigres disloqués, la progression de cette chasse à courre, de cette meute qui déferlait sur eux. Et il n’en resta bientôt plus que deux, un grand et un petit et leurs yeux brillaient comme des éclats de glace dans leur visage gris, et le plus petit commençait à perdre du terrain, les ss hurlaient derrière eux, et les chiens aussi ont commencé à hurler, l’odeur du sang les affolait, et alors le plus grand des enfants a ralenti sa course pour prendre la main du plus petit, qui trébuchait déjà, et ils ont fait encore quelques mètres ensemble […] jusqu’au moment où les coups de matraque les ont abattus, ensemble, face contre terre, leurs mains serrées à tout jamais. Les ss ont rassemblé les chiens qui grondaient et ils ont refait le chemin en sens inverse, tirant une balle, à bout portant, dans la tête de chacun des enfants tombés sur la grande avenue, sous le regard vide des aigles hitlériennes [9]. »

16 Violer les femmes et aussi les adolescentes et jeunes filles non pubères est fréquent alors que la « race des seigneurs » prétendait éviter le « mélange des sangs ». Les hommes, on l’a vu, sont souvent maltraités quand ils se trouvent au bout de leurs forces. On assiste alors à une réduction à un second degré. Non seulement la personne ne se trouve pas en état de se relever mais en plus les ss s’assurent une proie totalement disponible pour que leur jeu ne soit pas sous-tendu par le risque d’une réversibilité. Les martyrs sont par exemple noyés par épuisement, les bourreaux se plaisant à interdire la sortie du corps de l’eau. Ou bien encore, la personne est « enterrée jusqu’au cou après avoir été sauvagement battue. Les ss se plaisaient alors à leur jeter du sable sur le visage [10] ».

17 Les maltraitances sont infinies et les actes d’initiative viennent ajouter à cette impression de monstruosité généralisée : « Il y avait aussi les “accidents”, tel celui arrivé à l’une des nôtres, imparfaitement alignée : le ss, une brute achevée, lui envoya un tel coup de pied à la base des reins qu’elle en eut la colonne vertébrale fracturée et, comme tombée à terre il lui était impossible de se relever, l’homme lui écrasa le crâne à coups de botte [11]. » Dans le ghetto d’Otwock, un « auxiliaire » ukrainien qui n’a plus de balle pour tirer à vue sur les victimes, comme le font ses « collègues », se jette sur une femme juive isolée qu’il découpe en deux à coups de pelle. « Un convoi arriva et elle vit Frenzel attraper un bébé par les pieds, fracasser le petit corps contre un wagon puis le jeter, comme un rat mort, dans un wagonnet. “Comment des êtres humains peuvent-ils en arriver à ça ?”, se demandait-elle [12] ».

18 Le troisième âge est tout autant martyrisé : faire danser sur des morceaux de verre avant de tuer ; découper en lambeaux de chairs une personne âgée avec un rasoir… En fait, dans ce registre de la pulvérisation où le sadique expérimente l’éventail des pratiques de destruction, le corps supplicié est concassé (enfermé dans une cage trop petite, broyé ou écrasé), fragmenté (parties du corps sectionnées ou éclatées), transpercé, ou subit l’effet d’un élément naturel (feu, froid, eau). Les horreurs pratiquées dans les « laboratoires » des camps peuvent être rapportées, pour partie, à cette tentation de pulvérisation. On en veut pour preuve, en marge des études commanditées par Berlin, l’existence d’expérimentations sans suite.

19 Dans ce corps à corps inégal où la victime idéale est celle à qui rien n’est reproché et qui symbolise l’inoffensif, le sadique peut vouloir profiter totalement de la situation en accompagnant en quelque sorte la douleur, en se rapprochant très étroitement de sa victime, comme ce nazi qui tue en soulevant une personne par les cheveux ou en se promenant ensuite avec une tête décapitée ; ou cet autre qui saisit un vieux par le cou avec une pince à feu et le traîne en ville jusqu’à ce que la mort survienne. Inversement, la distance offre la possibilité de jouir d’un spectacle dont l’agent est l’ordonnateur : « Un jour, un soldat ss prit deux jeunes filles juives comme souffre-douleur. Elles étaient très jeunes, chétives, 15 ou 16 ans à peine. Dès l’arrivée sur le chantier et durant toute la journée, à intervalles irréguliers, il lança son chien sur elles. Ces chiens étaient dressés à tuer […] Chaque attaque laissait de larges et profondes blessures. Les cris de souffrance des deux petites victimes étaient déchirants. Puis les cris devinrent des gémissements qui se transformèrent en râles. Les deux fillettes agonisèrent pendant des heures et moururent juste à l’heure du retour [13]. » Comme le note W. Sofsky, « la tuerie cherche à défigurer et à mutiler le corps humain. Le couteau découpe le corps en quartiers de viande et en ôte les attributs de l’être vivant, les organes des sens, de la sensualité [14] ».

20 Toujours dans ce registre des souffrances administrées par petits groupes d’exterminateurs, la destruction des corps peut aussi être indirecte tout en étant abominable pour les personnes. L’horreur de la boucherie peut céder la place à l’angoisse infinie d’être la cible potentielle et permanente des sentences aléatoires des bourreaux. Les fameuses « sélections », véritable œuvre d’art sadique des « médecins » ss, représentaient une loterie institutionnelle, là où le comportement de ss isolés, pendant les marches de la mort, constitue une création artisanale très sophistiquée : « Nous sommes complètement épuisés, incapables même de courir […] La colonne marche dans l’ordre, puis le blockführer ss qui se trouvait en tête descend vers le milieu de la colonne. Il s’arrête sur le bord de la route, les jambes écartées, et regarde la colonne passer. Il observe. Il cherche. “Du, komm hier !” C’est un autre Italien qui sort. Sa figure est devenue rose. J’ai encore ce rose dans les yeux. Personne ne le tient au corps […] il attend Fritz, il va se donner à Fritz. La “pêche” continue […] On croirait qu’on est de connivence avec eux […] On a vu la mort sur l’Italien. Il est devenu rose après que le ss lui a dit “Du, komm hier !” Le ss qui cherchait un homme, n’importe lequel, pour faire mourir, l’avait “trouvé”, lui […] Celui qui était à côté de lui a dû sentir la moitié de son corps mis à nu. On ne parle pas. Chacun essaie d’être prêt. Chacun a peur pour soi […] Prêt à mourir, je crois qu’on l’est, prêt à être désigné au hasard pour mourir, non. Si ça vient sur moi, je serai surpris et ma figure deviendra rose comme celle de l’Italien [15]. »

21 L’astuce diabolique du ss est de pouvoir provoquer la mort sans que personne ne s’y attende et ne s’y prépare alors même qu’il tue régulièrement sous les yeux de tous les déportés. Chacun tremble à la fois d’être désigné et de ne pouvoir se préparer à cette mort absurde où le pur hasard de la sélection rend insoutenable la malchance « trop bête » d’avoir été sélectionné sans cause réelle et sérieuse.

22 Toujours dans cet espace de réalisation personnelle, certains ss organisaient de leur propre chef l’extermination d’individus singuliers. La séquence qui suit indique une construction achevée de l’initiative sadique, puisqu’elle figure dans la quasi-totalité des témoignages. Il s’agit peut-être à la fois d’une « culture » institutionnelle sadique assez répandue, sorte de répertoire de base du comportement vampirique ss, et aussi d’une démarche qui s’accomplit sous la forme d’initiatives renouvelées : « Parfois, un ss descendait du camp à la carrière accompagné d’un détenu. Ils allaient ensemble jusqu’aux pancartes (qui indiquaient la frontière permise). Le ss disait alors deux ou trois mots, faisait un signe et s’éloignait de quelques pas, tandis que le détenu s’avançait seul dans la zone interdite. Alors, la sentinelle tirait et tuait. De temps à autre, le ss prenait une photo [16]. » Une détenue musicienne relate le cas de ces deux ss qui jettent leurs chiens sur deux détenues qui vont se désaltérer en allant prendre un peu de glace pour la sucer. Leur corps est mis en morceaux.

23 Enfin, comble de l’initiative, des amateurs non officiellement mandatés pour tuer des juifs vont, la veille du nouvel an, ivres, fusiller des personnes dans le ghetto, « pour le sport ». C. Browning évoque encore le cas de musiciens et d’artistes, unité de music hall de la police de Berlin, qui « ont supplié » (selon les propos d’un policier lors de son procès) leurs « collègues » pour participer aux tueries contre les juifs dans les villages polonais autour de Lukow.

24 La pulvérisation des corps atteint la mort elle-même, autrement dit les conditions du passage à la mort. Deux variantes peuvent être identifiées. Soit le bourreau montre que la mise à mort n’existe même pas pour lui en tant que fait. Lors de leur arrivée au camp, les entrants écoutent « le discours d’accueil » d’un kapo. Il met en garde les concentrationnaires et ponctue ses recommandations en tuant un homme, uniquement pour montrer comment on tue un homme en cas de faute. Cette situation ressort d’une logique instrumentale (produire la terreur pour produire l’obéissance), mais elle participe aussi du sadisme d’initiative dans la mesure où rien n’imposait une telle démonstration finale ; exercice de répétition pendant lequel une vie a été sacrifiée « à l’essai », comme on répète un mouvement de danse. Le bourreau montre qu’il se situe en dehors de l’humanité affective à l’égard d’êtres qui ne peuvent susciter ce sentiment en tant que sous-hommes [17]. Son insensibilité mécanique manifeste simultanément sa transcendance.

25 Soit le mort, en tant que corps mort, n’est pas respecté comme dépouille. De la même manière que le « Stück » ou le « 313675 » ne peut être considéré comme un être humain, le mourant ne peut se ressaisir dans une humanité de sa mort achevée : « À l’opposé du guerrier, le survivant des camps survit à un processus d’anéantissement qui veut arracher, à la fois par les moyens techniques de l’accumulation de cadavres démentielle, et par la dégradation du mourir concentrationnaire, la mort à toute signification humaine. H. Arendt a décrit cette volonté de faire de la mort la preuve d’une non-vie : “La mort ne fait qu’entériner le fait que l’individu n’a jamais vraiment existé.” L’auteur cite C. Delbo : “Ce n’est rien de mourir en somme quand c’est proprement, mais dans la diarrhée, la boue, le sang et que ça dure, que ça dure longtemps.” La mort concentrationnaire est ce qui, aux yeux des ss, doit expier une appartenance à l’humanité, une vie qui doit être vomie par le corps mourant. » De nombreux déportés doivent leur salut – comme S. Alizon ou C. Delbo l’affirment explicitement – à une lutte impitoyable pour survivre afin de ne pas finir comme tous ceux qui sont chargés, à la fin de l’appel, sur les charrettes, les bras ballants et la tête en arrière avec les yeux révulsés. Cette mort non humaine du « musulman » se retrouve au centre de l’analyse du philosophe italien G. Agamben comme facteur essentiel pour comprendre les camps de la mort.

Les ruptures radicales de cadre

26 Les cadres de la vie ordinaire s’inscrivent dans une évaluation rationnelle primaire des coûts propres à toutes les civilisations. Ces universaux culturels peuvent se définir grossièrement comme la faculté de ne pas réaliser plusieurs fois ce qui peut être exécuté en une seule fois, sauf si la répétition est constitutive de l’action sociale et prend son sens dans ce cadre de répétition (un jeu, un rituel, une seconde action après une erreur, un apprentissage technique qui nécessite des rappels, une simulation, une explication de cours non comprise). On ne sème qu’une seule fois le même champ, sauf si les oiseaux ont dégusté les semailles ; on ne répète pas deux fois une déclaration d’amour, sauf si l’on a plusieurs cœurs à séduire. Un curé ne recommence pas la messe une dizaine de fois le même jour, sauf s’il change de public. Ces quelques exemples signalent qu’il existe un sens pratique « utilitariste ». La notion naïve du calcul moyen-fin suffit ici à suggérer cette direction vers un accomplissement dans un espace-temps considéré. Il existe ainsi des pratiques qui, dans une séquence de temps donnée, sont toujours délivrées en un seul mouvement relativement « correct ».

27 Ce principe économique se retrouve dans toutes les conduites et il se situe en lien étroit avec les principes de raison suffisante et d’évitement de la souffrance, autres dimensions fondamentales de l’intérêt, complémentaires de l’intérêt au sens de « bénéfice ». Économiser ses forces en livrant un message ou en effectuant une tâche donnée, et minimiser les douleurs, constituent des accomplissements anthropologiques dans le processus minimal d’entretien de la vie. La reproduction biologique de l’espèce et sa reproduction sociale, par groupes culturels donnés qui délimitent le quantum d’énergie nécessaire aux séquences d’action, expliquent cette « auto-contrainte » engagée dans les « dépenses ». Pour ce faire, un minimum de distanciation est requis dans le but d’évaluer les conditions de faisabilité de l’action : « Chez Mead ou Blumer, le symbolisme naît de la capacité humaine de différer la réponse immédiate à un stimulus en adaptant la réponse à nos moyens d’action, au lieu de nous laisser entraîner par l’émotion… On se donne des indications à soi-même et on les donne aux autres… Le pouvoir d’isoler des caractères importants fait émerger le soi [18]. »

28 Dans les camps de la mort lente, les tortionnaires vont remettre en cause toute idée d’échelle des intensités dans l’emploi des énergies. Il n’y a plus de sens aux actions, entendues comme resserrement, filière, boyau qui canalise l’énergie dans une direction donnée pour une fin relativement prévue. Comme le remarque W. Sofsky, « impuissance et désespoir ont sapé la foi en sa capacité d’agir. L’action exige non seulement la circonspection, le jugement quant à ce qui se passe et à ce qui doit être fait, tout aussi importante est la conviction globale d’être en mesure d’avoir une action. Mais le survivant a fait l’expérience contraire [19] ». Choix, sélection, primauté d’une action sur d’autres, qui révèlent ordinairement le sens, deviennent caducs. L’humanité se dilue dans la béance du faire infini, dans l’abîme de tout ce qui peut virtuellement se réaliser.

29 La plus connue et sans doute la plus utilisée des productions vertigineuses du vide consiste à créer un temps hors du temps, une dé-tension au moyen d’une détention. Les formes multiples d’emprisonnement, de l’enchaînement du corps à une dimension temporelle aliénée, qui s’écoule dans une durée explicite, visent à supprimer toute signification à la présence au monde. Le corps devient absurde, « inutile au monde » comme on disait au Moyen Âge des « indigents », il est en trop. Le temps est compté, le temps devient infiniment long, et sa sur-présence signe paradoxalement sa perte en conduisant la personne vers une sorte de mort sociale organisée. Il n’existe plus de réalisation particulière possible qui enchâsse l’être à ses actions.

30 Les bourreaux nazis ont inventé certaines formes de destruction psychique des humains qui fonctionnent à partir du prélèvement du sens des victimes : en étant les seuls créateurs de significations dans un univers fabriqué pour abolir toute signification chez les victimes, les sadiques vampiristes deviennent autant de dieux inversés, de prophètes négatifs. Ils ne dictent pas la loi commune valable pour le groupe. Ils dictent une loi commune incompréhensible pour le groupe qui leur permet à eux seuls de vivre. Parce qu’il ne sont pas à la base Dieu, ils le deviennent par ce retournement de l’action unique de création du sens. Quand le prophète sollicite un dieu déjà existant, il existe par cette force immanente qui se dilue sur le corps social ainsi signifié, dirigé. Le bourreau détourne à son propre profit ce qui d’ordinaire constitue une action de dédoublement collective. Il capte le « verbe », se rendant similaire à ces dieux monstrueux qui s’entre-tuent dans la mythologie grecque du chaos. Le nazi accomplit en sens inverse le processus d’humanisation, s’accaparant pour lui seul et les autres êtres de son espèce, ce qui est depuis plusieurs milliers d’années au fondement de la vie sociale collective. Dans les camps de la mort, le règlement interdisait tout contact physique entre les détenus et marcher en tenant le bras d’un autre pouvait conduire à la mort.

De l’automate à l’animal

31 Ces pratiques se définissent comme la réduction de l’humain doué de la faculté stratégique à des comportements d’automates prêts à tout faire dans n’importe quelles conditions. Pour ce faire, il faut parvenir à démontrer que la victime obéira aux ordres les plus ineptes et les plus impossibles à réaliser, comme démolir une maison de telle sorte qu’elle s’effondre sur les victimes démolisseuses, sauter d’un toit avec un parapluie ou courir sans raison : « Il y avait les corridas. Ce qu’on appelait des corridas. Par exemple, on devait porter des pierres en courant jusqu’à ce qu’on tombe [20]. » L’abolition de la dimension humaine d’appréciation et de sélection implique une application immédiate de tout ordre, symboliquement illustré par une demande absurde. Au revier de Hinzert, « il fallait attendre en silence et en ordre… et puis, sur un rugissement du ss, la consultation commençait. Après une perte de temps stupide, il fallait subitement que tout aille à un train d’enfer [21] ». Tout se passe comme si l’humanité était abolie lorsque l’individu est mis « hors culture », c’est-à-dire sort de l’application socialement raisonnée de ce qu’il a à faire dans son monde pour suivre docilement la moindre volonté du maître absolu.

32 En premier lieu, ce type d’humiliation correspond en pratique à une dépense énergétique à vide. Les épreuves de survie se définissent comme un travail forcé destiné à accélérer le processus d’épuisement, à éliminer les dernières forces. Mais ce n’est que rarement une pure dépense énergétique qui est privilégiée. Deux dimensions en apparence contradictoires viennent se heurter.

33 Dans un premier registre, les nazis demandent institutionnellement à la victime de prouver qu’elle peut vivre. L’épreuve par le sport, par les défilés de sélection, par les attentes interminables sur les places d’appel, par les « jeux », est souvent associée au registre de la barbarie concentrationnaire. Il s’agit pourtant d’une violence vampiriste destinée à l’anéantissement des populations recluses. Et, de ce fait, des centaines de milliers de personnes mourront à cause de ce traitement monstrueux. Mais le processus n’est pas, à l’intérieur des camps, simplement, mécaniquement vampiriste. Toute une gamme sadique de désarticulation des corps et du sens participe au fonctionnement ordinaire des camps : « Le “sport” consiste pour les prisonniers en des mauvais traitements sophistiqués. On nous impose de préférence de très nombreuses flexions ou rotations du corps […] La punition typique consiste à tenir dans les mains, en position fléchie, les bras tendus, un seau d’eau. Tout cela dans le déroulement normal de la vie du camp [22]. » De manière paradigmatique, les juifs recrutés pour le service intérieur de Treblinka subirent des épreuves de gladiateur ; seuls les survivants, eux-mêmes parfois gravement blessés, furent autorisés à survivre et à occuper les postes de la zone grise [23].

34 Mais parallèlement à ces grands cadres de la maltraitance organisée, se sont surajoutés des actes d’initiatives de nazis isolés ou de petits groupes d’éléments de la zone grise et des ss. Les finalités demeurent les mêmes, mais les pratiques se déploient sous la seule pression de tueurs particulièrement friands de ce type d’activités. Dans la logique de ces épreuves, les bourreaux vont imposer des « passages à l’acte » pour que la personne ne s’en sorte que par ses seules qualités. Le sadique demande à la victime de se hisser à son prétendu niveau d’excellence (la résistance à la violence forçant même parfois l’admiration des bourreaux), de manifester de la vigueur physique et d’accepter les règles impitoyables de la sélection naturelle. Mais, dans un second registre, les efforts demandés sont tels que la plupart des exécutants sont indirectement exécutés. Ceux qui refusent la course sont impitoyablement et immédiatement abattus. Et ceux qui dépensent régulièrement leur énergie en viennent à se retrouver sur la liste des prochaines sélections : « À Auschwitz, Otto Moll, sadique achevé, promettait la vie sauve à un détenu si celui-ci était capable de traverser deux fois pieds nus en courant, et sans tomber, une fosse de cadavres en train de brûler [24]. » L. Terrenoire évoque « la séance de pelote, celle du crapaud qui tend les muscles jusqu’à la crampe. Le tigre nous a promis une heure de cet exercice et 40 degrés de fièvre [25] ».

35 La jouissance tient dans la possibilité de voir se mouvoir un pantin prêt à se démener de longues heures pour survivre, ce qui constitue une sorte d’exploit indirect du bourreau. Le vampire parvient à faire accomplir à la personne ce qu’elle-même n’aurait probablement jamais imaginé du point de vue de sa propre résistance physique ni même de celle des autres. L’avilissement dans le surmenage, la vigilance extrême mobilisée pour persévérer alors que les coups pleuvent de tous les côtés, le maintien de la victime alors que le nazi ou la zone grise suent ardemment après plusieurs heures de matraquage, participent de ces records mondiaux de la souffrance endurée. Le sadique va jouir de cette animation extraordinaire, de ce ballet de l’impossible, de ce dépassement de soi collectif, sorte d’épopée homérique que le Dieu ss fait subir à l’humanité souffrante afin qu’une distance infinie sépare le nazi imperturbable et imperturbé de la masse atomisée : tout se passe comme si le ss réalisait métonymiquement une cosmogonie humaine, un univers d’éléments humains aimantés par la force d’attraction du « soleil » statique. Le ss crée son mythe et se définit comme grand organisateur.

36 Sans avoir le panache des expérimentations humaines engrangées dans ces chambres de torture que furent les laboratoires des camps, ces épreuves n’en constituent pas moins des découvertes, des révélations : « Oui, moi, j’ai pu maintenir cette cadence infernale, et ils ont suivi. J’ai créé un monde propre qui a tenu. » À leur corps défendant, les détenus ont été les outils de nazis apprentis sorciers qui, comme s’ils accomplissaient autant d’actes expiatoires visant à chasser la mort en convoquant rituellement la mort, deviennent des maîtres « d’œuvre » dans l’art de construire une réalité totalement réductible à leurs visées magiques : « Un ordre fut donné que Robert ne comprit pas, mais il vit les autres s’accroupir et il se dépêcha vite de faire comme eux. Comme il y avait hésitation, les ss hurlèrent, et le colosse avec un fouet, une grande lanière nouée, se mit à frapper sur les plus lents […] Ils étaient accroupis sur les talons et ils devaient sauter le plus vite possible (la marche du crapaud). La colonne s’effilocha et sur l’arrière-garde pleuvaient les coups de nerf de bœuf des ss. Après le deuxième tour, les cuisses commençaient à faire très mal et le dos. Personne ne sentait plus le froid et la sueur perlait à la nuque […] Après le cinquième tour, la respiration devint haletante et le cœur se mit à battre très vite. Alors les cerveaux se vidèrent de toute pensée. Il fallait seulement tenir, tenir à tout prix. Les ss hurlaient et tapaient. Au dixième tour, quelqu’un tomba et ne se releva plus. Deux ss commencèrent à donner des coups de talon dans le ventre du malheureux. Les ss prirent le corps et le jetèrent en éclatant de rire dans le bassin. L’eau devait être glaciale. Le corps creusa l’eau et s’enfonça […] Les autres sautaient, sautaient, hallucinés. Robert pensait qu’il ne pourrait jamais se redresser, tant les cuisses lui faisaient mal [26]. »

37 Le bourreau crée une survie qui aboutira fatalement à la déchéance et la mise à mort. Mais cette mise à mort est justement décuplée dans l’épreuve de survie qui, avant l’extermination des candidats en lice (quelques heures après, ou quelques mois dans le meilleur des cas pensent-ils), suscite la délectation du faiseur de « douleur incommensurable » ; cet « entraîneur » infernal qui passe la limite de ce qui autorise une formation vivifiante pour en faire un champ de souffrances insondables. Malgré les crampes, l’épuisement, les blessures, le survivant va s’auto-administrer des supplices renouvelés en poursuivant jusqu’aux dernières limites ses efforts de résistance.

38 Le « sport » d’initiative, derrière une terminologie trompeuse, est une épreuve de mortification dont peu réchappent et tous en souffrent terriblement. Dans une dépense sociale sans but, le corps se démène sans raison, l’énergie se dilue dans la béance de l’insignifiance. Pratique universelle du sadisme institutionnel, elle n’en exclut pas pour autant l’initiative. Une invention inscrite dans ce registre et à la fois marquée par l’originalité est décrite finement par une ancienne déportée : « Attila a inventé ces distractions hebdomadaires du samedi après-midi. Semaine après semaine, ce sont les mêmes jeux. La règle n’est guère compliquée. Durant l’appel de fin de travail, nous apprenons que nous ne nous sommes pas assez vite mises en formation le matin, que nous avons bavardé dans les rangs, que ceux-ci n’étaient pas rectilignes. Donc, à son coup de sifflet, nous allons courir nous former en colonne comme pour un départ pour l’usine. Au second coup de sifflet, nous allons rompre ces rangs et nous précipiter vers les baraques. Au troisième coup de sifflet, nous allons sortir des blocks et former les rangs d’appel. Attila, l’œil sans couleur fixé sur son chronomètre, va apprécier les temps des diverses phases de ce divertissement. Afin d’en augmenter la célérité, posté avec ses petits copains ss, à l’entrée des baraquements, il va encourager, du poing et de la botte, de la crosse de revolver aussi, les retardataires à sortir ou entrer plus promptement. Une fois, deux fois, trois fois. Le jeu devient vite exténuant. Il est compliqué par la boue qui fait trébucher, les galoches dont les ficelles et les bouts de chiffon craquent, par la neige et la glace.

39 Afin d’y ajouter un peu de piquant, au quatrième ou cinquième essai, on ne siffle pas tout de suite le rassemblement, après le retour des prisonnières dans le dortoir. Elles commencent à se déshabiller, songeant à se laver, s’épouiller, avant la distribution de la pitance du soir. C’est alors que le coup de sifflet retentit. Une effroyable bousculade se produit. Vite, se rhabiller, dans les cris, les coups de bâton, de fouet, de poing des responsables qui tombent sur toutes les têtes dans le but théorique de faire hâter le mouvement et, réel, d’ajouter à la confusion pour s’en payer une bonne tranche […] tandis que les voleuses en profitent […] On se bat entre prisonnières […]. Cette fois-ci, Attila a abandonné la plaisanterie. Cinq minutes, dix minutes. On se déshabille. Coup de sifflet, ça recommence. Les trésors ont été extraits des paillasses. Le reste d’un bout de savon épargné pour le grand lavage du samedi, le morceau de chiffon récupéré et qui sert tantôt de mouchoir, tantôt de serviette de toilette, la scie métallique polie et reconvertie en couteau, tout est abandonné dans les hurlements et les coups. Tout aura disparu au retour […] Nous nous faisons prendre à chaque fois.

40 Afin de terminer en beauté, nous entamons une promenade hygiénique autour du camp. Dans la glaise qui colle et forme de hautes et lourdes semelles sous nos socques que nous parvenons difficilement à arracher pas après pas, que nous perdons tandis que les rangs suivants poussent, que les Russes et les Polonaises nous bourrent de coups pour nous faire tomber et s’emparer de la dépouille, nous bouclons enfin le tour du camp. C’est fini. Non point. La tête de la colonne entame un nouveau circuit. Une fois, deux fois, trois fois, six fois. Le froid entame les mains et les pieds […] Un coup de sifflet. Serions-nous libérées ? Non, c’est la fouille maintenant. Les ss doivent s’assurer que nous n’avons pas dérobé à l’usine du papier ou des chiffons […] Les fraudes se paient à coups de poing, de botte, de ceinturon. Attila est le maître. On n’ose pas dire après Dieu, car où était Dieu en ce temps-là […] Le maître de trois mille femmes. Il a droit de vie et de mort sur elles. Faire mourir est plus distrayant que faire vivre. D’évidence, il goûte les joies confortables d’un chef de camp de concentration. Il faut savoir se mettre à la place des autres. Son visage épais ne s’anime que devant la constatation de sa puissance infinie [27]. »

41 Ce témoignage met en lumière le lien entre des activités absurdes, génératrices d’angoisses, des souffrances physiques, des marques d’hostilité exacerbées entre détenues, des pertes de biens façonnés pour la survie. C’est une torture socialement pertinente, celle d’un ancien qui sait débusquer les supports de survie, qui affecte perfidement de multiples ressources physiques, psychiques et matérielles derrière l’apparence d’un « sport » éreintant. Et les transformations faciales du bourreau le remplissent de joie et le transmuent en une sorte de Dieu au fur et à mesure que sa réalité s’impose aux déportés à la fois bougés sur ordre et trompés en permanence sur ses intentions. Attila est un grand maître de cérémonies sadiques et plus particulièrement un grand maître de la captation du sens.

42 Parallèlement au sport, certains nazis imposaient des tâches circulaires, comme déposer des pierres à un endroit donné puis les ramener au point de départ, casser un mur puis le reconstruire, piler des briques et en refaire, remplir des flaques d’eau avec du sable, soulever une trop grande quantité de cadavres à la fois.

43 Une seconde variante de ce phénomène vampiriste consiste à rendre impossible l’exécution d’une tâche sensée : creuser des fosses sans pelle ou avec des pelles d’enfant, rendre impossible le repas en distribuant si peu d’écuelles que les déportés se les arrachent tandis que d’autres se brûlent gravement pour avaler la soupe rapidement, obliger à s’épouiller totalement et à subir un contrôle quotidien des poux dans un camp qui en regorge, sélectionner des individus de taille différente pour rendre le portage d’une charge presque impossible et provoquer des disputes entre les victimes, obliger les détenus à marcher dans une certaine direction tout en les frappant de face pour leur rendre l’avance presque impossible, contraindre les femmes à nouer leurs cheveux en leur ayant ôté les peignes et les épingles. « Or, si nous les attachions avec un morceau d’étoffe sortant du Betrieb, cela s’appelait sabotage [28]. »

44 Inversement, les tortionnaires vont donner des moyens réels pour accomplir une mission impossible ou inutile, comme tirer un char. À petite échelle, les rites négatifs en usage dans l’espace militaire relèvent de cette recherche de déshumanisation partielle (interdire le séchage du linge, mais imposer une tenue propre, ne pas avoir nettoyé les trous des prises d’électricité alors que toute la chambrée étincelle…). Mais, au bout du compte, il existe des rites d’agrégation qui symbolisent l’intégration de la « victime » dans le « corps ». Dans les camps de concentration, les rites négatifs militaires remplacent toute autre considération et sont poussés à un niveau extrême de férocité.

45 Les contradictions entre les moyens et les fins visent – notamment lorsque les fins sont trop difficiles à atteindre – à épuiser l’énergie de la personne mais plus encore à briser le sens du possible et les capacités de liaison, à dissoudre la notion de toute action sociale. Capacité à faire, dans un enchaînement logique, qui est le propre de l’adulte autonome évaluant la proportion de moyens nécessaires à la réalisation de la fin.

46 Une troisième dimension de l’absurdité relève de la provocation démesurée, du « supplice de Tantale ». Alors que la rationalité humaine conduit l’espèce à assouvir ses besoins en fonction d’un système de rareté, un certain nombre de ss vont non seulement créer un manque généralisé (de nourriture, de sommeil, d’eau, de vêtements chauds l’hiver), mais aussi l’aggraver en organisant la tentation. Dans tous les camps, il n’existe qu’un seul robinet et bien souvent, l’eau n’est pas accessible soit à cause des queues, soit à cause du monopole de l’eau par quelque kapo ou nationalité dominante, soit à cause de son caractère non potable. Dans une scène de la « vie » d’un camp, un ss crée ouvertement un surplus de désir en versant de l’eau à proximité d’un groupe de détenues assoiffées qui n’ont pas bu, en « transport », depuis plusieurs jours. À Auschwitz, il n’y a qu’un seul robinet pour quinze mille personnes, comme si sa présence servait de rappel à la tentation et au désir permanents qui mettent en haleine, avec un petit artifice, des milliers de personnes cherchant à accéder à cette manne de la vie.

47 Une dernière manifestation de cette mise hors-la-loi culturelle s’appuie sur les activités analogiquement animales. Exemple connu de sadisme institutionnel, pendant un transport : les nazis présents distribuent, en présence de leur Croix-Rouge, juste ce qu’il faut d’eau pour provoquer un pugilat généralisé et alors « nous commençons à devenir des animaux [29] ». Sur le plan de l’initiative, de nombreuses scènes peuvent être rapportées du point de vue de la capacité à faire perdre tout sentiment d’appartenance à un monde culturel en contraignant à singer le comportement animal. Le ss insulte le déporté en le contraignant à ramasser la nourriture « comme un chien », puis le tue : « Le ss avait un morceau de pain et il distribuait et en allemand il lui dit : “Tiens, chien, vas chercher.” Le gars va pour le chercher et dépasse le périmètre autorisé et il l’a tué [30]. » Beaucoup d’autres scènes analogues sont décrites dans les récits, comme manger à même le sol sans couverts, rester nu dans de multiples situations, servir de monture, être frappé pendant ses besoins par un ss spécialisé dans ce type de tabassage, donner à boire en aspergeant les reclus qui boivent par terre l’eau mêlée de boue. L’animalité se retrouve encore dans la domesticité ludique à laquelle sont soumises les personnes victimes de « la cruauté volontaire des Allemands… Souvent, ils utilisaient les juifs comme jouets, les contraignant, tels les animaux de cirque, à accomplir des exercices bouffons (dans le double but de les humilier et de faire rire les bourreaux) [31] ». Découvrant une auge à cochons, deux détenus se jettent dedans pour apaiser leur faim, en chassant les gorets présents. « Derrière nous, le gardien, qui a le ventre plein, se tord de rire. Il fait signe aux occupants de notre wagon de venir nous imiter. Et tous les déportés de plonger leur tête dans l’auge à cochons. Le gardien vit l’aventure la plus extraordinaire de son existence [32]. » Après une tuerie dans une étable, les ss inscrivent un panneau : « Viande kascher. » Les nazis s’amusaient aussi à transporter des cadres ordinaires d’activité ayant une relation directe avec les animaux. Mais attraper des détenus au lasso signifiait ici la mort.

48 L’animalité se retrouve de manière plus « imagée » avec l’association des victimes à la fange. Pour marquer que les juifs ne pouvaient être au mieux reconnus que comme des êtres primitifs proches de l’état de nature, Stangl, commandant de Treblinka, nomme un « maître de la merde [33] » parmi les plus hautes autorités religieuses. Ce qui indique que la qualité culturelle suprême de cette communauté ne peut espérer atteindre un niveau supérieur à cette fonction. La proximité avec les éléments morts du corps signifie soit une exposition à l’inhumanité de sa propre humanité, avec notamment l’ingestion forcée des selles, soit le contact forcé avec les éléments morts des surhommes (leurs crachats, leur urine) : pendant une « action », « deux juifs épouvantés se jettent aux pieds d’un général allemand, le suppliant de les protéger. Un homme du 309e bataillon de police décide d’intervenir […] Il ouvre sa braguette et leur urine dessus [34] ». L’inhumanité atteint le second degré de l’horreur avec l’obligation de manger la vomissure du chien d’un ss. Le détenu accomplit l’acte et se fait tuer peu après.

La dissolution des repères minimaux

49 Elle se définit comme des actes de toute-puissance où la mesure disparaît dans la qualification des actes. Il n’est même plus possible d’obéir à la norme concentrationnaire ou plutôt, sur fond de normes impitoyables d’obéissance, les ss et la zone grise bouleversent les définitions de situation. Toute action peut être sans effet ou déclencher une riposte meurtrière. Les actions – quel que soit leur caractère sensé ou absurde – ne sont plus des sites de certitude, des lieux de stabilisation sociale, des statuts en acte. Elles deviennent intrinsèquement problématiques.

50 La manière concrète de faire sentir cette perte de repères dans la qualification du bien et du mal, des sanctions et des approbations, est dans un premier temps de traquer les actes les plus insignifiants de la vie pour leur imposer une qualification pénale. Toute évaluation disparaît pour laisser place aux sanctions les plus disproportionnées, les plus inattendues (même dans l’horreur qui est pour partie un monde de règles) : demander du feu à un enfant qui n’en a pas et le tuer ; découper les membres d’enfants parce qu’ils ne peuvent garder les bras en l’air ; punir cent cinquante femmes à de lourds travaux de terrassement parce qu’une Aufseherin a « vu des traces de rouge sur les lèvres de l’une des nôtres [35] » ; tuer un enfant et l’adulte qui lui a donné un morceau de beurre ; tuer un passant qui a posé le pied sur un trottoir ; tuer l’équipe perdante au volley-ball ; tirer sur des détenus qui n’enlèvent pas assez rapidement leur calot. Cette démesure amalgame des « fautes » de dimension différente, même si la punition est dans les deux cas totalement ubuesque : « Si demain, l’un de vous a fait tomber un brin de paille, il sera tué. Il est également défendu de sortir pour aller aux chiottes et celui qui pissera dans sa loge sera également tué [36]. »

51 Une seconde dimension de cet éclatement des normes est de tout rendre réversible. Ce qui est autorisé pour l’un ne le sera pas pour l’autre : c’est le cas lorsque deux personnes se présentent devant un « médecin » nazi pour une même pathologie. Le premier – B. Bettelheim – pourra se rendre au revier, l’autre retournera dans son commando. Dans telle ville de l’Union soviétique occupée, l’étoile jaune devait être alternativement portée à gauche ou à droite sans que les personnes ne soient mises au courant des nouveaux « règlements ». Ce qui était autorisé à un moment donné devient une interdiction expresse quelques instants après. Comme si elle se situait au carrefour de plusieurs mondes, une activité peut être officielle tout en étant alternativement, au gré des rencontres, récompensée ou sanctionnée : « Georges travailla à l’équipe du rouleau compresseur qui améliore le profil des allées entre les dortoirs. Certains chefs de blocks étaient très contents et récompensaient l’équipe. D’autres, excédés par le bruit, les chassaient à coups de gummi [37]. » Comme le relève Sofsky, « les nazis ne se privaient pas d’émettre des exigences auxquelles il était impossible de répondre. En appliquant deux règles contradictoires… le détenu pouvait être réprimé, quoi qu’il fasse [38] ». « Quand nous sommes arrivées au camp, ils nous avaient ôté tout épingle ou peigne, mais en nous avertissant : si vos cheveux ne sont pas attachés, vous serez immédiatement rasées. Or, si nous les attachions avec un morceau d’étoffe sortant du Betrieb, cela s’appelait sabotage. »

52 Le maître sadique est celui qui porte la loi à bout de bras, qui n’est jamais astreint par la règle posée par lui ou ses pairs, il sied toujours en législateur omnipotent qui réinvente le monde devant des pantins suspendus à ses ordres. De la même manière que le bourreau fait avouer toutes sortes d’accusations à l’infini (comme la Guépéou, puis le nkvd, puis le kgb, pendant les interrogatoires interminables des commissaires politiques), le nazi peut étendre à l’infini les sanctions pour infraction à ses normes jamais appropriées. À la limite, comme l’a bien vu Kafka, l’accusé doit reconnaître qu’il est coupable parce que tout détenu doit forcément l’être.

Le bourreau et les apparences de l’humanité

53 Puisque le sadique recherche la destruction de l’humanité, cette dimension en tant que telle fait l’objet d’un investissement tout particulier. Le monstre privilégie soit sa propre humanité, soit celle de l’autre. Autrement dit, il va chercher à dénaturer les signes de l’humanité et de l’inhumanité en dissimulant, dans un cas, son inhumanité, et dans l’autre cas, en forçant la victime à manifester son humanité face au bourreau en train de la réduire à néant.

Le bourreau faussement humain

54 Ce premier aspect du tronquage de l’humanité a à voir avec la volonté de réduire la conscience à néant, de parvenir à détruire toute parcelle de lucidité intérieure, de résistance, de doute. Le bourreau va chercher la preuve ultime de cette opération dans la reconnaissance, par la victime, de l’humanité du sadique vampiriste, inhumain à son égard : « M. Engels lui-même venait souvent en visite à la prison. Afin de distraire ce bandit, on faisait sortir des juifs dans la cour. Il les ridiculisait et les battait jusqu’au sang. Il aimait jouer avec ses victimes : il leur promettait la vie sauve et la liberté et, lorsqu’il distinguait une lueur d’espoir sur le visage des détenus, il les tuait d’une balle de revolver [39]. » Alors qu’ils vont être fusillés et jetés dans des fosses, des juifs qui descendent de wagons se font apostropher par un ss sadique qui leur reproche de ne pas avoir aidé une femme ayant trébuché : « Comment se peut-il qu’une femme tombe en sortant du wagon et que personne ne la soutienne ? Où est votre galanterie ? Car enfin, cette femme peut être mère à l’avenir [40] ! » Un octogénaire juif de Krementchoug, temporairement épargné grâce au soutien de la population locale, est finalement kidnappé et roué de coups par des ss. À l’hôpital, un gestapiste se rend au chevet du mourant qui a tenté d’en finir : « “Mon pauvre, jusqu’où la peur t’aura mené !” Puis, caressant le cordonnier : “Mon pauvre malheureux !” Brusquement, l’Allemand a bondi, a levé le poing et frappé le visage du gisant. Le cordonnier a été passé par les armes aux portes de l’hôpital [41]. » Pendant une exécution par pendaison, le ss de service parvient à persuader les futurs exécutés de faire leur propre autocritique. Par ce biais, la tentative d’évasion est retraduite en acte de trahison qui légitime la sentence et conduit la victime à formellement justifier la mise à mort. Il est même possible d’observer des séquences théâtralisées, comme dans un drame satanique : punition, rédemption puis finalement punition. C’est ainsi qu’un nazi, toujours dans Le livre noir, aperçoit une jeune juive qui se rend devant la fosse pour y être abattue, comme des centaines d’autres dans la longue colonne des condamnés. Il la pousse en retrait, loue sa beauté et sa jeunesse face auxquelles il n’est pas possible de résister. Puis il entoure la proie et presse subrepticement la détente dans sa nuque au moment où elle pouvait croire être sortie d’affaire. Autre séquence éloquente : pendant l’appel, un détenu pris de diarrhées se relâche. Il est conduit aimablement dans un block par un nazi qui vient de constater son acte. Le bourreau le nourrit bien, avec du pain blanc et de la semoule sucrée. Par chance, en quittant précipitamment ce block, le détenu évite une sélection générale qui frappe l’ensemble du block le lendemain matin. On atteint sans doute les limites de la dénaturation de l’humanité pacifiée avec le comportement de cette femme de la zone grise qui accueille un groupe d’enfants avec des ballons, de la nourriture, des caresses, des mots apaisants, puis les entraîne vers une fosse où elle les jette : ils meurent brûlés vifs dans un bûcher.

55 Comme dans Faust, la damnation survient après une tentative de séduction qui prouve la supériorité du Malin. La jouissance du sadique s’inscrit dans cette gestion des âmes puisqu’il est dépositaire de la vie de la proie finalement tuée, parce qu’il est parvenu à tromper la victime tant sur son propre sort que sur sa fausse humanité à lui. La maîtrise apparente de l’interaction, la croyance en l’illusion provoquée semblent prouver au nazi que ce qui est pour lui le non-humain mérite de l’être dans la mesure où il est dupe jusqu’au bout, se laisse chavirer dans le néant absolu car il est assez primitif pour croire à l’« humanité » du véritable Dieu pervers.

56 Mais rien ne permet de refuser l’idée d’une volonté secrète d’être reconnu comme être humain par une victime qui valide sa propre déchéance comme légitime. Car elle conforte, chez le monstre, l’idée qu’il est reconnu comme individu de la race supérieure par les sous-hommes ; ces derniers signant eux-mêmes leur arrêt de mort. Sorte de politesse du barbare rendue au Dieu et qui, bien qu’imparfaite, n’en célèbre pas moins la transcendance du sadique suprême qui rayonne et perce même auprès de ceux qui sont les moins habilités à découvrir cette valeur sacrée.

57 À un niveau moindre, la fausse humanité du monstre se joue dans l’exposition des signes de la petite solidarité de la vie ordinaire, alors que l’usage en est bien souvent interdit. Un ss fait mine de croire que le détenu veut partager son colis avec lui alors qu’il sait fort bien que la victime se trouve dans un état prononcé de famine et qu’elle devra arborer un air de complaisance devant lui : « Le ss du hall 3, plus sadique, feint de solliciter le consentement de sa victime : Für mich ? ou halbe-halbe ? (moitié-moitié), demande-t-il en montrant ce qui lui plaît [42]. » Dans ce registre de la fausse politesse, l’horreur culmine avec ce ss d’un einsatzkommando qui tue les juifs au bord de fosses, dans des forêts à proximité de leurs villages, comme des centaines d’autres membres de ces groupes mobiles d’extermination. Les condamnés se présentent en file indienne. Dans cette séquence, il demande à deux jeunes filles qui assistent, impuissantes, au massacre de toute leur famille, laquelle veut être tuée en premier : « Whom shall y shoot first ? Whom do you want me to shoot first ? » relance-t-il en s’adressant directement et tranquillement à R. Yossellevska, originaire de Zagrodski, près de Pinsk [43]. Cette fausse humanité consistant à laisser un (faux) dernier choix dans l’ordre de la mise à mort, sert surtout le bourreau. Par la parole, il crée son propre protocole. Au lieu d’être un simple exécutant des ordres supérieurs, il se récupère dans une initiative qui consiste à pouvoir changer la réalité des conditions de la mise à mort. Du coup, sa transcendance s’affirme puisqu’il décide de laisser le choix d’un ordre de passage qui, au bout du compte, le place en ordonnateur temporel du prélèvement de la vie de telle personne puis de telle autre. Dans le paradoxe du choix proposé, il impose son commandement divin de la mort en premier et de la mort légèrement différée.

58 D. Rousset décrit un bel acte d’initiative du chef de block Franz qui lance un pain au milieu de l’allée centrale. « Les lèvres rient, presque sans bouger… et tout de suite la ruée furieuse. Les poings tapent, les pieds cognent. Des ventres geignent. » Alors le bourreau frappe avec ses aides et « Franz rit maintenant d’un grand rire. Il sent en lui comme un apaisement [44]. »

59 On peut analyser plus précisément les différentes composantes de la fausse humanité du bourreau avec le récit de M. Strigler, survivant de Majdanek. Son témoignage permet de saisir à la fois l’aspect institutionnel et pro-actif de cette forme de sadisme vampiriste :

« Comme chaque matin, tout le monde se lève pour l’appel… Comme d’habitude, on transporte aussi ceux qui sont décédés dans la baraque pendant la nuit… Les morts sont allongés soigneusement… Le chef de bloc (un détenu juif) à la haute taille considère que tout est normal ; il inscrit le nombre de morts et de vivants et veut poursuivre son chemin. Soudain surgit un ss d’un grade plus élevé sur une motocyclette. Il aperçoit le nombre de morts… Il se trouve qu’aujourd’hui, cela attire son attention. Il saute en hâte de sa moto et se précipite sur le doyen de bloc :
– Eh toi ! Combien de morts as-tu aujourd’hui dans ton bloc ?
Le doyen de bloc pâlit, il subodore quelque chose mais il se maîtrise et répond sans hésitation :
– Treize, monsieur l’Oberscharführer !
Le ss est calme, extrêmement calme.
– Ah bon ! treize, dis-tu. Et combien en avais-tu hier à l’appel du soir ?
– Aucun, monsieur l’Oberscharführer ! Le ton de la réponse est moins assuré.
– Si c’est comme ça, demande l’Oberscharführer, comment est-ce possible, treize morts entre hier soir et ce matin ! Treize morts ! s’énerve pour de bon l’Oberscharführer du K.L. de Lublin où, chaque jour, des centaines et des milliers de personnes sont gazées.
Le doyen de bloc commence à être sérieusement troublé. Et les questions se mettent à pleuvoir sans arrêt sur sa tête. Il ne sait plus quoi faire et se tait. Mais l’autre s’accroche.
– Treize personnes ne meurent pas comme ça, sans raison. Il faut, d’après toutes les lois physiques, qu’elles aient été malades auparavant. Ça veut dire que tu as caché des malades dans ta baraque. Très bien ! Quel excellent doyen de bloc tu fais.
Le doyen de bloc est piqué au vif :
– Ils n’étaient pas malades, monsieur l’Ob…
Mais l’autre triomphe déjà, comme s’il venait de ferrer le poisson.
– Ah bon ! Ils étaient en bonne santé, dis-tu ? Comment alors, treize personnes en bonne santé peuvent-elles mourir en une seule nuit ? Est-ce que tu ne les tuerais pas, par hasard, toi-même pour nous noircir aux yeux du monde ? Pour qu’on dise que les “gens”, nous les assassinons dans les camps ? (pendant tout ce temps, il n’a pas utilisé le mot “juif”) Parle !
Le doyen de bloc est à présent désarçonné. C’est presque en pleurant qu’il éclate :
– Monsieur l’Oberscharführer… vous savez bien… “les détenus” ont été étranglés…
Mais le visage du gaillard, saisi alors d’une sainte colère, devient encore plus rouge :
– Quoi, qu’est-ce que tu as dit ? Espèce de juif de merde ! Qui étrangle des “gens” dans notre camp ? Tu vas tout de suite m’indiquer qui sont ces criminels ! Désigne-les donc, sale cochon !
À nouveau, un silence pénible, puis à nouveau, une réponse évasive :
– Monsieur… le doyen de camp était présent…
Et, à nouveau, une fureur agressive, des injures. Un hurlement traverse la place d’appel.
– Le doyen de camp ! Le doyen de camp tout de suite au…
Aussitôt se dandine la lourde masse de viande de notre doyen de camp sur ses deux jambes ivres. Le silence d’un million de cimetières… L’Oberscharführer est redevenu calme. Sa voix est étrangement douce et fluette :
– Étais-tu présent quand ces treize hommes auraient été soi-disant étranglés cette nuit ?
Un craquement sans timbre :
– Moi ? Moi ?
La voix du ss :
– Du calme doyen de camp ! C’est ton juif qui a dit ça.
Et à nouveau un déluge de paroles irritées, furieuses :
– Maudit sac à merde, espèce de merde, enfant de cochon, est-ce que tu as personnellement vu que ce “détenu” a assisté à l’étranglement des treize “détenus” de ton bloc ?
À nouveau, un regard vers les cadavres, mais la confrontation se poursuit. La réponse arrive, étouffée mais nette :
– Oui.
À nouveau, les crieurs spécialisés du camp parcourent la place d’appel en hurlant :
– Le médecin du camp !
Le médecin juif du camp s’avance à pas mesurés en direction de l’Oberscharführer avec toute la frayeur du monde dans ses yeux. Sur sa tête se met à pleuvoir une nouvelle bordée d’injures :
– Toi, as-tu eu l’occasion d’examiner ces treize personnes ? Nom de Dieu ? Des gens meurent dans le camp et tu ne juges même pas nécessaire de les examiner, de les aider. Pourquoi, au fait, médecin du camp ?
À nouveau, une pauvre petite vie d’homme se débat sous les yeux perçants de serpent du grand qui lancent des flammes de “juste” courroux. Les yeux myopes du docteur, effrayés, palpent la rangée de cadavres un à un, comme s’il avait voulu trouver en eux la réponse à ce questionnaire serré. Il finit par lâcher :
– Monsieur l’Oberscharführer, les “gens” paraissent avoir été en parfaite santé avant leur mort. Je ne pouvais donc pas me rendre compte de quoi que ce soit.
Et à nouveau une lueur de triomphe dans les yeux verts perçants :
– Par conséquent, ils étaient en bonne santé, dis-tu ? Tu es médecin, tu dois certainement le savoir, comment des gens en bonne santé peuvent-ils mourir subitement, sans raison ? Ce serait intéressant de savoir ce que ta médecine de merde dit à ce sujet. L’interrogatoire se poursuit. Ils ont donc dû mourir de mort non naturelle… À nouveau, une situation désespérée. Encore une fois, le pauvre médecin tâte les corps… Des gouttes brûlantes de sueur ruissellent sur son visage :
– Non, on ne décèle pas de traces de mort non naturelle, aucun indice dans ce sens.
L’Oberscharführer ne peut plus se maîtriser et se met à hurler à tue-tête :
– Espèce d’avorton de juif ! Tu vis dans un monde d’hallucinations insensées et c’est pour ça que tu viens accuser des Allemands d’étrangler, d’assassiner. Espèce de trou du cul, ordure ! Docteur, est-ce que tu connais certains médicaments efficaces pour malades mentaux ?
L’épilogue de cette histoire fut très bref. Le docteur dut établir un constat détaillé suivant lequel les treize personnes étaient mortes de mort naturelle.
– Une telle chose (l’étranglement), cria d’une voix forte l’Oberscharführer à l’attention de nous tous, une telle chose ne peut en aucun cas se produire ici, où la culture allemande s’est implantée, et le doyen de bloc, le doyen de bloc juif qui proclame à son de trompe toutes ses rêveries et ses fantasmes extravagants comme si c’étaient de pures réalités, il faudra qu’il reçoive vingt-cinq coups de lanière de cuir sur ses fesses nues. Comme ça, il apprendra enfin que, dans un kl, on n’étrangle personne… Si des hommes sont trouvés morts, sachez qu’ils sont morts de mort naturelle. Quant à cet imbécile, il peut s’estimer heureux de s’en tirer avec vingt-cinq coups seulement, parce que c’est quand même un peu fort de se trouver depuis si longtemps à Maïdanek et de ne pas savoir les choses les plus élémentaires, les plus évidentes : la mort au kl est naturelle [45]. »
*

60 * *

61 Dans cette pièce sadique, la nazi triomphe sur de multiples registres. D’abord, il rappelle la loi tacite de tout camp sur l’ignorance formelle à observer quant à ce qui s’y passe. Cet interdit verbal s’accompagne d’une dénaturation calculée des informations, « les morts naturelles » faisant l’objet de tout un travail de mise en fiches préparatoire organisé par les médecins. La notion de mort naturelle reproduit, par sa bouche, une idéologie du camp destinée à brouiller la vérité sur le nombre de morts. Il s’agit simultanément d’une dimension forte du sadisme institutionnel puisque le déporté doit vivre un décalage mental entre la réalité du génocide et la perversion de représentations nazies qui imposent l’idée que les juifs disparaissent par eux-mêmes. Les ss accompagnent en quelque sorte ce mouvement naturel et de ce fait ne sauraient être concernés, ni même être qualifiés de liquidateurs des juifs impurs. C’est un type de transcendance sans héros, le Dieu parvenant à être au-dessus des comportements humains meurtriers nobles. Le ss s’identifie au mouvement de la terre, à cette force cosmique qui transcende l’histoire des hommes.

62 Ensuite, il parvient à déjouer la culture de méfiance des membres de la zone grise (doyen de block, doyen de camp, médecin) qui se doutent bien qu’il ne faut pas poser de mots sur la violence des ss. Verbaliser serait « verbaliser », sanctionner. Il se sent à ce titre un supérieur culturel de ces juifs qui sont perçus, notamment avec la venue de « l’autorité médicale », comme des intellectuels. Il crée chez eux un processus de décomposition qui atteint un état de peur panique. Ils se taisent, se mettent à pleurer, à geindre, à transpirer. Somatisation, infantilisation, paralysie de toute action, compulsion de répétition sur les cadavres observés. Les juifs détenteurs de pouvoir sont à tour de rôle défaits comme dans une sorte d’épopée grecque. Le nazi singeant Ulysse assène la sentence après chaque confrontation et conclut que l’extermination n’existe pas, pas plus que « eux », simples répliques de son ordre. Cette stratégie de sadisation procède par une fausse humanisation : théâtralisation où les acteurs ont le droit de s’exprimer, alternance de propos doux et injurieux, invitation à un procès fondé sur une « réflexion » que les victimes doivent suivre. Au bout du compte, les concentrationnaires doivent ignorer la réalité globale du camp, comme s’ils devaient faussement vivre avec la même insouciance que celle des ss.

La victime faussement humanisée

63 Le second registre de perversion de l’humanité consiste à imposer à la victime une conduite apparemment humaine dans l’acte même d’être rabaissé et anéanti. Dans les camps, la discipline exacerbée ne sert pas une fonction de redressement mais est utilisée à tous les niveaux pour briser encore plus l’estime de soi ; mettre au carré un lit qui n’est qu’une paillasse crasseuse, se maintenir propre dans un univers de malpropreté qui donne prise à toutes les punitions, rester en rang pendant un appel meurtrier ou défiler avec un pas militaire irréprochable alors qu’on est humilié quotidiennement : « Links, links, links… Oui, nous le savons, nous savons qu’il faut marcher en avançant d’abord le pied gauche avant de franchir la porte du camp gardée par les ss. Nous savons qu’en passant devant eux, il faut dresser la tête du même côté, serrer les coudes au corps, et nous le ferons pour éviter les coups, nous le ferons sans même nous demander pourquoi ils exigent de notre troupeau famélique ce semblant de dignité […] À quelle espèce d’armée veulent-ils nous faire ressembler ? Que faut-il que nous évoquions en passant devant eux, matin et soir, pour flatter leur sadisme ? Pourquoi cette espèce de parade accompagnée de musique, ce qui est effarant de dérision ? Ils sourient en nous voyant passer [46]. » Plus symptomatique encore, alors qu’ils doivent déterrer les cadavres de juifs fusillés (et certains découvrent leurs parents) et les brûler sur des bûchers, des esclaves juifs soumis aux Allemands des einsatzgruppen doivent arborer devant eux tous les signes du contentement. Ils doivent fréquemment hurler en chœur « qu’ils se sentent très bien […] que les gardes nous traitent de la meilleure manière [47] » et chanter des chansons d’opérette pendant des heures. « Pour les condamnés fut même composé un hymne spécial, “Treblinka” […] À quelques minutes de leur mort, on forçait les hommes ensanglantés à reprendre en chœur des chansonnettes sentimentales idiotes : “J’ai cueilli une fleurette et l’ai offerte à une belle, à ma bien-aimée” [48]. » La même gaieté est concédée pendant les sélections : « Les ss exigent des musiques gaies ou légères comme “Le veuve joyeuse” ou “Le beau Danube bleu” pendant la durée des sélections, lorsque le docteur Mengele, tout en sifflotant, fait du bout de l’index mettre les prisonnières sur deux files dont l’une part vers la mort [49]. » Parfois, cette fausse joie est implicitement endossée, comme à Belzec où certains survivants temporaires qui font fonctionner le camp arborent un air heureux pour ne pas être tués. À Sobibor, une bonne partie de la garde ss, en grande pompe, va exterminer la moitié des juifs du sonderkommando, parce que celui-ci s’est solidairement retrouvé dans l’orchestration d’une fuite en creusant un tunnel. Les dirigeants du camp forcent les survivants spectateurs à chanter « une romance allemande romantique [50] ». À Chelmno, un gendarme allemand impose à un groupe de juifs de chanter. Et après plusieurs « répétitions », il leur impose de répéter après lui : « Nous remercions Adolf Hitler pour tout. » La fausse humanité imposée aux victimes vise à dissoudre la pertinence d’une dimension émotionnelle majeure de l’humanité : dans ces conditions extrêmes, chanter avec plaisir des airs gais, jouer de la musique revient à décontextualiser les sentiments, ce qui est d’autant plus absurde que le registre émotionnel ne se commande pas. Le sadisme de ce type se libère parfois « grâce » à une simple exposition d’un objet fortement connoté qui rappelle le monde ordinaire : par moins 15 degrés, le 24 décembre 1944, dans le camp de Neuengamme (le même fait a existé à Auschwitz), « les ss ont fait dresser un immense sapin sur l’“Appelplatz”. Seize mille “crânes rasés”, grelottant, l’esprit vide, contemplent l’arbre. Il est superbe et fascinant, et les ss le savent. Un trait de génie a traversé l’esprit du Lagerführer Thumann : quelle merveilleuse décompression morale peut engendrer la vue d’un tel arbre, évocateur de toutes les douceurs de Noël ! Quel effet dévastateur sur des sensibilités qui plongent déjà leurs racines dans la mort [51] ! ». Autrement dit, l’humanité libérée par les ss est, dans un contexte où l’une des tactiques de survie de base est de ne plus faire état du passé, profondément inhumaine. Le retour du refoulé produit une humanité insupportable dans la mesure où c’est l’humanité de l’humanité qui est atteinte ; c’est le temps le plus fortement communautaire de la vie sociale qui est tourné en dérision. Non pas seulement par la simple exposition de l’arbre de Noël, mais aussi en tuant des personnes autour d’un tel environnement qui symbolise la naissance, la filiation, la création divine, autant de clins d’œil sacrés à la vie : « Le comble de leur horrible dualité, analyse C. Touboul, je l’avais connu le 24 décembre 1943. Auschwitz fêtait officiellement Noël avec un arbre géant dans le Lager A. L’appel pour la circonstance avait duré six heures. On rangeait les mortes autour de l’arbre dont les ampoules éclairaient la “fête”. Les kapos nous avaient battues comme jamais. Mais pour celles qui avaient tenu, il y avait au menu quelques vraies pommes de terre et du goulasch [52]. »

64 Le sadisme vampiriste opère par une inversion du sens, le moment le plus humain devenant un moment très inhumain, l’intention étant peut-être de parvenir à faire craindre ou détester Noël, en fin de compte à avoir peur ou à être dégoûté de sa propre humanité, toute évocation de cette fête s’associant désormais avec les coups reçus et les macabres visions de corps assassinés autour d’un arbre de paix. L’inversion peut fonctionner aussi autour des capacités logiques de l’être humain. Il peut s’agir dans ce cas d’atteindre une dimension rationnelle dans un contexte irrationnel, comme on le voit avec ces ss qui imposent à un reclus de compter les coups reçus et, à la moindre erreur (un tortionnaire essaie de perturber les comptes), lui prescrivent de reprendre la comptabilité rationnelle de son propre matraquage.

65 La récusation de l’acte d’intelligence se retrouve aussi pendant une sélection. Raymond, malade et hospitalisé, a dépassé le temps réglementaire de Schonung et se retrouve coincé dans le camp pendant une sélection des restants du camp : « Un ss est venu, il nous a tous alignés. Et il fallait prendre son autorisation à la main et passer devant le ss. Je prends mon autorisation, qui était dépassée. Et je mets le doigt sur la date. Puis je passe. Il me fait signe d’aller à droite. Il me rappelle. Il me file une paire de claques ! Je m’en souviendrai toute ma vie. Il m’arrache le papier des mains. Il regarde le truc et dit : “À gauche !”. » Raymond parvient à revenir dans la bonne file et échappe à la chambre à gaz. Peut-être s’agit-il dans cette séquence d’une seconde d’inattention du ss. Peut-être s’agit-il d’une fausse inattention destinée à rassurer la victime avant de lui asséner le choc de sa condamnation. Le ss, en ce cas, savait que l’acte n’était plus valable, mais préfère laisser la victime mijoter : la fausse espérance sera cruellement déjouée quelques seconde plus tard. Mais même si tel n’est pas le cas, si le ss était simplement étourdi, il sait qu’il sélectionne un détenu bien portant (Raymond a été « arrêté » pour un panaris) qui a seulement outrepassé ses « droits » de repos. Il condamne à mort un « humain », c’est-à-dire un être qui a effectué un acte raisonné de dissimulation [53]. Il a indirectement humanisé le détenu en le laissant croire qu’il pouvait duper un ss. C’est alors ce comportement tactique qu’il a laissé produire (en prenant le papier directement, la tactique n’existait plus dans la réalité tangible puisque Raymond était alors obligé de dégager son pouce) qu’il faut contrarier car la vérification ultérieure du document montre que le ss offrait au concentrationnaire l’idée inscrite dans la situation même en vertu de laquelle il se méfiait de lui. Par cette posture de rappel, il trahissait le fait qu’il était obligé de penser que l’autre en face de lui était un être humain doué de sens manœuvrier. Par ce rappel, il devait lui aussi se persuader que le détenu était encore capable de ruser et pire encore, de berner un nazi. Ce qui est intolérable pour un Dieu et conduit au châtiment.

66 Une des figures les plus dramatiques de cette fausse humanisation de la victime déshumanisée apparaît dans cette scène où le nazi autorise la victime à demeurer une mère (possibilité de garder un enfant). Mais cette remontée vers un statut simplement biologique s’affiche comme un supplice puisque la mère doit choisir un seul enfant parmi les trois présents. À un second degré, l’acte même de choix porte cette ambivalence sadique. Il est simultanément un acte d’humain sur le plan formel de la prise de décision et un acte d’automutilation : son propre choix la contraint à endosser la responsabilité de la décision intentionnelle de mise à mort de ses deux autres enfants.

67 La fausse humanité du bourreau prend appui, enfin, sur une survie physique forcée plus pénible que la mort attendue par la victime. Un juif qui travaille au creusage des fosses veut se laisser mourir lorsqu’un transport arrive « avec tous les gens de la ville que je connaissais… Il y avait là ma femme et mes deux enfants… Je me suis couché auprès des corps de ma femme et des deux enfants et je voulais qu’ils me tirent dessus. Un ss s’est approché de moi et m’a bousculé pour que je poursuive le travail [54]. »

68 S. Lagrange est sélectionnée. Aux portes de la chambre à gaz, elle affiche avec morgue sa préférence pour la mort en riant et en manifestant son indifférence active en appelant la fin pour être soulagée. Du coup, le ss de faction la retire du groupe et juge préférable de la laisser souffrir encore en lui évitant la quiétude de la mort. Plus largement, les ss sanctionnaient tous durement les personnes qui voulaient se suicider en se jetant sur les fers barbelés électrifiés. Tous ces actes humains contrariaient le pouvoir de déshumanisation qui passait, avant la tuerie, par cette fausse humanité : laisser en vie ou forcer à vivre des êtres inhumanisés qui voulaient en finir dans un dernier acte humain.

69 La fausse humanité semble se jouer aussi sur des scènes pacifiques. Primo Levi s’est attaché à isoler les registres de la zone grise. Ceux qui acceptaient de jouer au foot avec les nazis, à Auschwitz, étaient-ils des « naufragés » ? Reconnaissaient-ils l’humanité des bourreaux en acceptant un échange social de type affinitaire : un sport où le partenaire est un être reconnu pour ses qualités de « bon vivant » ? Les nazis jouissaient-ils de l’illusion de plonger les victimes dans un faux monde ordinaire, le temps d’une parenthèse pendant laquelle ils acceptaient même de perdre ?

Le spectacle de l’impuissance

70 Le sadisme vampiriste consiste encore à faire supporter sa propre mort à la victime sans qu’elle manifeste une attitude humaine. Il s’agira le plus souvent d’une interdiction d’exprimer sa peur pour le sacrifié et d’une interdiction de toute expression de vengeance de la part des survivants. Souvent entouré de célébrations spectaculaires, comme on le voit bien avec les pendaisons, ce type de dédoublement négatif a pour principale propriété de contraindre l’humain à une symbolique de la mort avant de mourir effectivement. Le bourreau prend ici le contre-pied de la fausse humanisation et recherche une déshumanisation qui prend la figure d’une sorte de masque mortuaire du vivant sadisé. Le spectacle de l’impuissance semble être la production d’un mort-vivant puisque la personne est baignée, encore vivante, dans une scène de pure mortification. Sorte de rituel de mort qui précède la mort et qui rend la vie mortifère pour les survivants ; tandis que ce spectacle démultiplie les souffrances mentales de celui qui est pris pour cible de cette « longue durée » spécifique à toutes les formes de torture. Ces exactions contre une victime totalement impuissante, livrée pieds et poings liés au bourreau, a pour but de dissocier la mort et la souffrance. Cette disjonction est obtenue en plaçant les victimes dans une mise en scène de la mise à mort qui étire dans un temps variable l’acte de tuer.

71 Dans un premier registre, la victime elle-même assiste en spectatrice exclusive à sa propre destruction : « Le sergent ss Groth ordonnait au juif fatigué de se tenir debout devant la fosse avec une boîte de conserve vide sur la tête, qu’il s’amusait à faire tomber en tirant dessus avec son pistolet ou son fusil, jusqu’au moment où il la ratait… Alors il retournait au quai de déchargement, à la pêche d’autres traînards [55]. »

72 Dans un autre registre, il s’agit de faire perdurer la souffrance bien après la mort en marquant les vivants des images infernales de la mort abjecte balancée devant les yeux. Les bourreaux recherchent l’anéantissement des capacités de résistance, des capacités actionnelles, symboliquement orchestrées à partir de visions forcées d’une punition exemplaire. Être obligé d’assister à la mise à mort d’un individu qui va être progressivement et immanquablement broyé, que la tuerie se nomme tabassage, morsures de chiens, pendaison publique ou tir aux lapins, c’est manifester aux nazis une démission totale. Lorsqu’un dirigeant d’un Judenrat rencontre un chef de la Gestapo pour lui demander de délivrer les personnes âgées et les malades détenus entre ses mains, le nazi massacre toute la population en lui ordonnant de tout regarder. Cette mise à mort sans aucun risque, cette jubilation à faire le monde sans aucun effet contraire trouvent sans doute un de leurs points d’orgue dans cette scène de meurtre d’un père devant sa fille. Après plusieurs mois d’absence, ce sont enfin des retrouvailles, à quelques jours de la Libération. Un nazi observe cette effusion, signe trop ostensible de ré-humanisation. Il demande à connaître la nature de leurs liens. S. Lagrange lui dit la vérité et le nazi dégaine alors tranquillement son arme puis abat son père d’une balle dans la tête.

73 La culpabilité profonde d’un Primo Levi vient de cette impuissance « acceptée de force » devant les horreurs administrées tandis que quelques rares courageux s’en vont mourir en hommes, honte éprouvée à cause du geste de résistance qui n’est pas venu alors que l’idée de la survie individuelle venait corrompre tout sentiment. Terrible passivité, refus du sacrifice de toutes celles et ceux qui se sont retenu d’agir dans l’espoir de s’en sortir « pour témoigner ».

74 Esquiver un engagement collectif, ne pas aider une proie en voie de destruction, abdiquer le sentiment de solidarité enracine l’idée de ne plus être humain, de ne pas mériter d’être humain. Pour les nazis, l’exemplarité de la barbarie des juifs tenait au fait que les juifs appartenant aux commandos spéciaux chargés des tâches d’exécution de l’extermination accomplissaient leur mission contre leurs frères de race. Les nazis sont largement parvenus à produire des sentiments de culpabilité chez des dominés extrêmes qui se disaient encore qu’ils pouvaient tenter quelque chose. Le bourreau crée la soumission absolue dans une scène insoutenable à laquelle il faut participer. La zone grise, ce ne sont pas uniquement ces postes de vorarbeiter ou de kapos, de Lagerpolizei ou de sonderkommandos. C’est aussi cette conscience souillée par le jeu du sadique qui pousse la victime à entrer dans son jugement dernier. La participation visuelle, contextuelle, corporelle, avilit, elle est une porte d’entrée dans l’univers de la zone grise.

75 Une autre variante de ce type de sadisme spectaculaire consiste à forcer la vision de la déchéance absolue de l’être cher : éventrer une femme enceinte devant son mari, décapiter un enfant ou un bébé, exploser leur tête sur la ridelle d’un camion ou les pendre devant leur mère… Le sadique profite de ce que le public extérieur ne peut supporter des scènes de ce genre. Mais il se délecte aussi d’une souffrance insondable des parents à la fois impuissants et horrifiés.

76 L’annihilation, la dissolution sont proportionnels à la douleur arrachée, à l’épouvante provoquée. À la vue de leurs enfants torturés, des mères deviennent folles, d’autres tuent leur progéniture pour mettre fin au supplice. Les suicides atteignent parfois des personnes non juives qui abdiquent leur vie face à l’épouvante. Le sadique se complaît dans cette image où tout un monde méprisé s’écroule autour de lui, comme si la « race » juive (ou tzigane) s’annihilait doublement, dans la disparition physique et dans l’avilissement total des corps les plus innocents.

77 Parmi les pratiques institutionnelles, l’une d’elles illustre particulièrement bien ce type de sadisme : les pendaisons publiques. La pendaison peut paraître « plus douce » au regard d’autres tortures. En fait, elle n’est pas tout le temps immédiate et la personne peut mourir par strangulation lente. Le survivant observe une agonie qui parle de la mort dans les termes de la souffrance. E. Wiesel pleura uniquement pendant la pendaison d’un enfant qui mourut dans une souffrance effroyable par étranglement progressif. Surtout, la mise en scène a pour but de renforcer le sentiment d’écrasement qui se donne beaucoup mieux à voir à travers la personnalisation du crime et l’unification du temps autour de la mise à mort : « Le bourreau travailla vite… et les horribles contorsions commencèrent… Nous attendions… nous cuirassant contre ce spectacle auquel jamais nous ne nous étions habitués même après y avoir assisté maintes fois. » E. Wiesel ressent un sentiment d’horreur décuplé : « J’entendis battre mon cœur. Les milliers de gens qui mouraient quotidiennement à Auschwitz et à Birkenau, dans les fours crématoires, avaient cessé de me troubler. Mais celui-ci, appuyé à sa potence de mort, celui-ci me bouleversait […] Le camp tout entier dut défiler devant le pendu. » J. Picard parle de « prolongation à plaisir » d’une pendaison pendant un appel en concluant : « Ils étaient si sadiques ! » L’obligation de voir une pendaison produit un fort sentiment de culpabilité. En mars 1942, les ss décident de fêter à leur manière une fête juive en pendant dix jeunes d’un ghetto près de Lodz et en obligeant tous les détenus du ghetto à assister à la pendaison publique. « Nos faces étaient honteuses mais nous ne pouvions pas nous aider nous-mêmes [56]. » Ceux qui devaient pendre les jeunes provenaient de la communauté. La police juive devait accomplir de ses propres mains le sacrifice, artisanat qui ajoutait encore à l’horreur d’une participation des pairs.

La participation à la destruction des pairs

78 Les camps de la mort ont pour particularité de ne pas opposer un ami à un ennemi, mais de brouiller les frontières entre le bourreau et la victime. À ce niveau de participation à la violence, le dédoublement se retrouve dans les stratégies des ss dont la divination s’exprime aussi par cette sorte d’auto-production de la mise à mort par les victimes elles-mêmes. Bien souvent, les tortures sont le fait des prominents du camp (kapos, chefs de block, policiers, secrétaires, infirmiers…).

79 Ce type de dédoublement procède par des tentatives d’annihilation des défenses du groupe. Au moyen de techniques appropriées, le sentiment d’appartenance au groupe des normaux disparaît puisque les pairs détruisent les leurs. On entre ici directement dans cette zone grise évoquée par Primo Levi qui provoque d’emblée, à l’arrivée dans le camp, la stupéfaction des nouveaux et leur accablement immédiat. La différence essentielle entre l’espace carcéral et l’espace concentrationnaire tient à cette violence généralisée, à ces violences retournées institutionnalisées. Les détenus s’opposent continuellement : entre membres de l’aristocratie des détenus (kapos, chefs de block, police du camp), entre l’aristocratie et les détenus ; entre les détenus « de base » (luttes entre nationalités, entre anciens et nouveaux, entre possesseurs d’un bien et personnes avides du bien). Il semble que les liens familiaux aient tenu le coup dans cet enfer. Mais certains récits exposent des cas de maltraitance entre parents.

80 La participation à la destruction des pairs se manifeste d’abord négativement dans les comportements des nouveaux arrivants écœurés et déboussolés, alors qu’ils attendaient que se crée un front opposant les nazis aux reclus. Les anciens détenus appartiennent à la zone grise en ce qu’ils se moquent des novices qui débarquent et vont bientôt constituer la matière première de ceux qui « organisent ».

81 La zone grise est ensuite formellement assurée par les détenus mandatés par les nazis, depuis le sonderkommando jusqu’aux blockältestes et policiers, en passant par l’éventail des petits privilégiés. Mais alors que P. Levi croit que les nazis avilissent les détenus comme ils s’avilissent eux-mêmes, les nazis, tout au contraire, jouissent du spectacle d’une torture auto-administrée, de cette extension de leur corps sur des pantins exécutants remarquables et zélés. Le sadisme vise à « tuer l’homme dans l’homme [57] ». Et les ss y parviennent en poussant chacun à se méfier de l’autre, prédateur potentiel : « Tue les autres si tu veux vivre », principe « malfaisant, corrupteur et pervers du nazisme [58] ». Les bourreaux s’élèvent proportionnellement aux traitements dégradants infligés par les détenus eux-mêmes sur leurs pairs.

82 Sur le plan institutionnel, il existe une forme de destruction des pairs connue par presque tous ceux qui arrivaient à Mauthausen : « On était cinq cents dans une pièce où il n’y avait pas beaucoup de place pour dormir, sans matelas, sans rien. On était rangés en file, une dizaine de files sans même un passage. Un premier se couchait, l’autre se couchait entre ses jambes et ainsi de suite, enfilés les uns dans les autres. C’était des nuits atroces parce que forcément il y en a qui bougent. Il y avait tout le temps des hurlements, des gémissements. Il y en avait qui mettaient des coups de pied aux autres. S’il y en a un qui veut aller pisser, il est obligé de marcher sur les autres. C’était quelque chose d’épouvantable. » Cette autre pratique a pu aussi être constatée dans de nombreux camps : « Quand Marcel Paul est arrivé, il nous a dit : “Les ss essaient de nous exterminer en nous faisant nous exterminer nous-mêmes. Et on ne le fera pas.” Ça, c’était à Buchenwald. Mais quand je suis arrivé à Mauthausen, ça faisait huit jours qu’on n’avait pas mangé. On était dans une longue cour. Et à l’autre bout, ils ont sorti les bouteillons de soupe. Les kapos avaient organisé ça. Et d’un seul coup, ils ont laissé partir tout le monde. On avait tellement faim. Beaucoup ont couru et ils se sont marché dessus. Il y avait je ne sais plus combien de morts. Ils l’avaient fait pour que les gens s’exterminent plus. Moi, j’étais avec les copains et on s’est dit que l’on n’irait pas. Et on a bien fait parce qu’après, ils ont sorti d’autres bouteillons de soupe [59]. »

83 Sur le plan individuel, de nombreuses scènes peuvent aussi être retrouvées : « Le ss Wüstholz a incité les juifs à se frapper mutuellement à mort en promettant que le dernier survivant ne serait pas fusillé. Les juifs se sont réellement battus les uns contre les autres, même s’il n’y a pas eu de morts. Quand on devait faire une pause, il se mettait à jouer sur son harmonica le chant intitulé “Tu es fou mon fils” [60]. » D’autres ss imposent à des détenus de s’entre-tuer en corps à corps de gladiateurs, sous les rires et applaudissement du public. Dans d’autres situations, où destruction endogène et bestialité se conjuguent, il fallait « se battre comme des coqs, les bras croisés derrière le dos [61] ». Des spectacles grandioses sont organisés : « Les hommes sont enfermés dans la cour entre le revier et les douches… cinquante peuvent se tenir… dans la salle de douches… Dehors, les trois ou quatre cents qui restent s’agglomèrent en boule contre la porte. Un essaim de bêtes engluées de cire. Des soubresauts de cette masse gélatineuse, des piétinements, des cris, des coups de poing muets… les corps nus fouettés par le froid s’enfoncent dans d’autres corps nus. Il faut s’arracher, se hisser, s’accrocher désespérément à des épaules [62]. » R. Rashke décrit l’un des premiers kapos désignés par les ss à Sobibor : « Le kapo Franz, que les nazis avaient placé à la tête des travailleurs du camp III, devint fou à lier… Il commença à se prendre pour un ss et à considérer les juifs comme de la vermine à exterminer. Comme un officier ss, il portait des bottes luisantes et il se pavanait partout un fouet à la main. Sa paranoïa avait atteint un tel degré qu’il était plus cruel que les Ukrainiens et les nazis eux-mêmes [63]. »

84 Les bourreaux prélèvent leur portion symbolique de survie en pure contemplation, sans effort, sans coût, sans risques. Sorte d’organisation taylorienne, rationnelle, de l’entreprise collective nazie de prélèvement des ressources d’éternisation. Les machines exécutantes produisant l’énergie de survie imaginaire captée sans effort par le bourreau, celui-ci s’épargne ainsi une grande dépense monétaire (les nazis supplémentaires à payer), physique (les coups à distribuer, les gardes à effectuer, l’échafaudage infrastructurel à fabriquer et à entretenir) et psychique (les soucis de surveillance et les coûts de l’extermination en direct, comme l’a bien révélé Browning).

85 Le vampirisme, variante négative du dédoublement, qualifie une action de destruction qui, dans le contexte d’un État totalitaire occupant la quasi-totalité de l’Europe, n’a pu éviter d’exercer de profonds effets sur les populations environnantes. La destruction des pairs semble être la résultante de cet effet d’attirance irrésistible pour la destruction vivifiante. Par ricochet, par répétition, les détenus ou plus largement les populations soumises subissent « la contagion » nazie et se prêtent à leur tour à des exactions à l’encontre de cibles issues du groupe. Certes, il était d’autant plus facile pour un bourreau allemand ou polonais de martyriser un Français ou un Espagnol, compte tenu du filtre national ; ou pour un Lituanien ou un Letton de s’en prendre à un juif vivant dans son quartier avec ses traditions. Dans les camps, les détenus se pillent et si la « déontologie » des camps veut que formellement un détenu soit condamné à mort par les autres, en pratique, les groupes nationaux se volent les uns les autres. Beaucoup de témoignages français insistent sur la prédation des Russes, Ukrainiens et Polonais. De manière plus diffuse, chaque détenu attend la mort du plus épuisé pour lui prendre sa ration et sa couverture. À tous les niveaux de l’expérience quotidienne, les prisonniers subissent les vols, les agressions, les rackets. Ce comportement fait partie de la socialisation à la survie dans l’espace concentrationnaire. Mais les nazis peuvent en rajouter, en envoyant par exemple un pain au milieu d’un groupe qui va s’entre-déchirer. Ce qui est frappant est cette sorte d’enrôlement volontaire dans le massacre, au-delà des logiques « d’intérêt » dans la survie physique ou l’obéissance aux ordres nazis. Quelles que soient les populations, les classes sociales, les nationalités et les situations, on observe toujours la présence d’une productivité morbide.

86 C. Browning et D.J. Goldhagen ont longuement décrit l’enrôlement d’auxiliaires par les nazis. Tous les témoignages des détenus relèvent la participation active de la population des camps, et aussi des habitants qui jalonnent les lieux de la mort. Même dans les derniers jours de la guerre, les villageois présents, notamment les enfants, dénonçaient les fuyards aux services locaux de police, mais plus encore, ils participaient comme spectateurs enthousiastes aux scènes de tortures que subissaient les déportés. Des jeunes filles battues à mort par des ss attiraient leurs applaudissements spontanés.

87 Beaucoup de témoignages, pendant les transports vers les camps, pendant les marches de la mort, signalent la haine des populations et manifestent des emportements agressifs « spontanés », comme ces enfants évoqués dans presque tous les récits des survivants et qui jetaient des pierres au passage des convois ou des cohortes de marcheurs épuisés. « Tous les kapos prenaient plaisir à nous voir souffrir [64]. »

figure im1
Gaud. – En France, j’ai chassé des lapins au terrier… c’était moins rigolo.
Pour célébrer la Fête nationale, on faisait sortir les nègres de la prison, et, comme ils se sauvaient à toutes jambes, on les abattait à coups de carabines.
(Les Journaux.)
L’assiette au beurre, no 206, mars 1905

Notes

  • [*]
    Patrick Bruneteaux, chercheur au cnrs au Centre de recherche politique de La Sorbonne (Université Paris 1), spécialisé sur les violences dans les États occidentaux contemporains.
  • [1]
    P. Bruneteaux et C. Lanzarini, Les nouvelles figures du sous-prolétariat, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • [2]
    N. Elias, Engagement et distanciation (trad.), Fayard, 1993, p. 100.
  • [3]
    V. Grossman et I. Ehrenbourg (dir.), Le livre noir. Textes et témoignages, Solin/Actes Sud, 1995, p. 354.
  • [4]
    Vingt mois à Auschwitz, Nagel, 1945, p. 87-88.
  • [5]
    F. Maous, Coma Auschwitz no 5553, Le comptoir édition, 1996, p. 42-43. Pour une description remarquable du ressenti du froid, et notamment du froid pendant les appels interminables, voir C. Delbo, Auschwitz et après, tome I, Aucun de nous ne reviendra, Minuit, 1970, p. 54-55. Voir aussi R. Antelme, L’espèce humaine, Gallimard, 1957, p. 152.
  • [6]
    fndir/unadif, B. Fillaire, Jusqu’au bout de la résistance, Stock, 1997, p. 127.
  • [7]
    S. Kessel, Pendu à Auschwitz, Presses Pocket, p. 157.
  • [8]
    P. Lewinska, Vingt mois à Auschwitz, Nagel, 1945, p. 105-106.
  • [9]
    J. Semprún, Le grand voyage, Gallimard, 1963, p. 195-197.
  • [10]
    V. Martin, Un résistant sorti de l’oubli, Les Éperonniers, Bruxelles, 1995, p. 39.
  • [11]
    N. Gorce, Journal de Ravensbrück, Actes Sud, 1995, p. 84.
  • [12]
    R. Rashke, Les évadés de Sobibor, ( trad.) Presses de la Renaissance, 1983, p. 129.
  • [13]
    S. Alizon, L’exercice de vivre, Stock, 1996, p. 155-156. Les exemples de déchiquetage par les chiens sont légion. Voir N. Gorce, Journal de Ravensbrück, op. cit., p. 50.
  • [14]
    W. Sofsky, Traité de la violence, (trad.) Gallimard, 1998, p. 163.
  • [15]
    R. Antelme, L’espèce humaine, op. cit., p. 241-242.
  • [16]
    D. Rousset, Les jours de notre mort, tome I, uge, 1974, p. 435.
  • [17]
    C. Cardon-Hamet, Les 45 000 otages pour Auschwitz, Éditions Graphein, 1997, p. 32.
  • [18]
    P. Lantz, L’investissement symbolique, Paris, puf, 1996, p. 79.
  • [19]
    W. Sofsky, Traité de la violence, op. cit., p. 72.
  • [20]
    Armand, entretien réalisé à Vesoul, mai 1999.
  • [21]
    Docteur A. Chauvenet, dans W. Olga, M. Henri, Tragédie de la déportation, Hachette, 1955, p. 303.
  • [22]
    Majdanski, Miraculé de Dachau, Pierre Téqui éditeur, 1997, p. 71.
  • [23]
    J.F. Steiner, Treblinka, Fayard, 1965.
  • [24]
    R. Hilberg, Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive 1933/1945, (Trad.) Gallimard, 1994, p. 72.
  • [25]
    L. Terrenoire, Sursitaire de la mort lente, Seghers, 1976, p. 108.
  • [26]
    D. Rousset, Les jours de notre mort, op. cit., p. 219-220.
  • [27]
    B. Friang, Regarde-toi qui meurs, Éd. du Félin, 1997, p. 143-144.
  • [28]
    M.J. Chombart de Lauwe, Toute une vie de résistance, Graphein/fndirp, 1999, p. 83.
  • [29]
    C. Pineau, Krematorium, Presses Pocket, 1969, p. 13.
  • [30]
    Entretien avec Willem, Grasse, avril 1999.
  • [31]
    D.J. Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler (trad.), Le Seuil, 1997, p. 382.
  • [32]
    J. Michel, Dora, Livre de poche, 1975, p. 527.
  • [33]
    G. Steiner, Treblinka, Fayard, 1966 (rééd. 1994), p. 224.
  • [34]
    D.J. Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler : les Allemands ordinaires et l’Holocauste, (trad.) Le Seuil, 1998, p. 194.
  • [35]
    N. Gorce, Journal de Ravensbrüch, p. 49.
  • [36]
    C. Cardon-Hamet, op. cit., p. 32.
  • [37]
    P.G.H. Kouyoumdjian, Survivant de Manthausen, Éd. de Belledone, 1996, p. 141.
  • [38]
    L’organisation de la terreur, op. cit., p. 270.
  • [39]
    Le livre noir, textes et témoignages, op. cit. p. 208.
  • [40]
    Ibid., p. 844.
  • [41]
    Ibid., p. 857.
  • [42]
    Amicale d’Oranienburg-Sachsenhausen, Sachso, Minuit/Plon, coll. « Terre humaine », 1982, p. 197.
  • [43]
    M. Gilbert, The Holocaust, Collins, 1986, p. 421.
  • [44]
    L’univers concentrationnaire, Hachette, 1993, p. 155-156.
  • [45]
    M. Strigler, Maïdanek, lumières consumées (trad.), Honoré Champion, 1998, p. 53-55.
  • [46]
    E. Maous, Coma Auschwitz, no A5553, op. cit., p. 97.
  • [47]
    Le livre noir. Textes et témoignages, op. cit., p. 841.
  • [48]
    Le livre noir. Textes et témoignages, op. cit., p. 896.
  • [49]
    C. Touboul, Le plus long des chemins, Éditions du Losange, 1997, p. 107.
  • [50]
    R. Rashke, Les évadés de Sobibor, op. cit., p. 83.
  • [51]
    fndir/unadif/b, op. cit., p. 271.
  • [52]
    C. Touboul, Le plus long des chemins, op. cit., p. 111.
  • [53]
    Entretien collectif avec Alphonse, José et Paul, Grasse, juin 1998.
  • [54]
    Témoignage cité dans L. Poliakov, Le procès de Jérusalem, Calmann-Lévy, 1963, p. 220.
  • [55]
    R. Rashke, Les évadés de Sobibor, op. cit., p. 92.
  • [56]
    M. Gilbert, The Holocaust, op. cit., p. 299.
  • [57]
    Amicale d’Oranienburg-Sachsenhausen, Sachso, op. cit., p. 302.
  • [58]
    Ibid., p. 302.
  • [59]
    Entretien avec Alain, Grasse, janvier 1999.
  • [60]
    E. Klee, W. Dressen, V. Riess, Pour eux, « c’était le bon temps ». La vie ordinaire des bourreaux nazis (trad.), Plon, 1990, p. 185.
  • [61]
    R. Rashke, Les évadés de Sobibor, op. cit., p. 134.
  • [62]
    D. Rousset, L’univers concentrationnaire, Hachette, 1993, p. 30-31.
  • [63]
    R. Ranke, Les évadés de Sobibor, op. cit., p. 82.
  • [64]
    T. Birger, La rage de survivre, (trad.) Denoël, 1998, p. 114.

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