Je me suis permis d’introduire ma communication en empruntant ces propos d’un jeune collégien d’une famille aisée.« Il ne faut pas me comparer avec ces jeunes qui sont dehors dans la rue et qui étudient sous les lampadaires. C’est vrai, eux, ils n’ont pas de moto pour aller à l’école. Ils n’ont pas toujours à manger. Il y en a même qui n’ont pas de bonnes chaussures et ils n’ont pas de robinet (d’eau courante) ni d’électricité et pour avoir l’argent, acheter le pétrole pour la lampe et étudier, il faut parfois grouiller…
Ils ne souffrent pas comme moi. J’ai des problèmes psychologiques qui me font souffrir beaucoup plus qu’eux… Eux, ils sont pauvres, il est vrai, mais ils ne peuvent pas souffrir comme moi. »
2 Ces propos et cette réflexion de ce jeune collégien pourraient résumer à eux seuls notre communication. Est-ce qu’une personne en situation de dénuement matériel peut avoir encore une préoccupation pour la qualité de sa vie psychique ? Peut-elle souffrir psychologiquement ? Pour un psychologue, une telle question peut paraître à bien des égards incongrue.
3 N’est-ce pas là nier l’existence de la réalité psychique et une vie psychique pour une catégorie de personnes ? Au-delà, n’est-ce pas nier leur humanité ? Bien souvent, dans nos démarches de recherche de financement pour les projets de soutien psychologique auprès des partenaires au développement, nous avons souvent entendu dire ceci : « Mais monsieur Yameogo, pour des pays comme le vôtre, ce ne sont pas des psychologues qu’il faut. Il faut creuser des puits, former des agronomes, etc. »
4 Ce n’est cependant pas dans un tel sens que nous allons abonder. En évoquant ces propos, nous voulons tout simplement nous reposer cette question : est-ce que, devant de tels discours, cette catégorie de personne n’a pas fini elle-même par croire qu’elle n’a plus que des soucis matériels et pas de vie psychique ?
5 Notre constat comme psychologue clinicien est le suivant : la pauvreté et les soucis matériels dans lesquels se trouvent certaines populations les amènent à asseoir ce que l’on pourrait appeler « une stratégie de précarité » pour leur survie tout court. Dans cette stratégie de précarité, les individus semblent parfois si abrutis par le souci du quotidien qu’à s’y méprendre, on peut se demander s’il reste encore un peu de place pour parler de la qualité de leur vie psychique et relationnelle. Le travail psychothérapique avec de telles personnes amène inévitablement le psychologue, ou tout au moins le convoque, à l’immersion dans le quotidien.
6 Comment avoir une écoute psychologique dans la cacophonie des préoccupations du quotidien qui semblent étouffer et éclipser la demande de soin psychique qui n’arrive même plus à se formuler comme telle ? Cette stratégie de précarité et de survie plonge l’individu dans la sidération du présent et l’entraîne dans une logique de résolution de ses préoccupations au jour le jour. Comment y inscrire la question de soin psychique qui est un travail dans le temps, sans perdre son temps et le leur si précieux ?
7 Voilà comment nous pouvons résumer, peut-être maladroitement, notre travail auprès des personnes dont la souffrance est certainement visible mais semble relever d’une tout autre préoccupation que celle ayant trait à la qualité de leur vie psychique qui, elle, est toujours masquée, moins visible. Nul doute qu’un tel travail, s’il se veut efficient et adapté à la situation, se situe « hors cadre », hors du cadre classique de travail qui veut que le psychologue s’en tienne au traitement psychique et s’abstienne de toute intervention dans le quotidien du patient.
8 C’est sans doute pour cela qu’un tel travail est édifiant, en ce qu’il permet d’interroger constamment la pratique du psychologue, ses outils, ses certitudes théoriques et conceptuelles.
État de précarité et souffrance psychique
9 En parlant de personnes en état de précarité, une clarification s’impose afin de mieux préciser ce concept et éviter toute confusion. Il faut donc noter que, dans l’emploi courant du terme, la précarité, lorsqu’elle se réfère à une population ou à une catégorie d’individus, est souvent employée pour désigner des personnes en situation de pauvreté ou de dénuement matériel.
10 Le caractère de précarité désigne également, dans ce contexte, un état de fragilité générale lié à l’incertitude d’arriver à influer positivement sur son devenir et cela en dépit de tous les efforts que l’on peut déployer.
11 Le fait que cette situation coexiste presque toujours avec un état de pauvreté et de dénuement matériel expliquerait peut-être la confusion qui est souvent faite entre situation de précarité et état de pauvreté.
Le cadre de travail
12 Nous voudrions d’abord situer le cadre de notre travail de psychologue au sein du Projet santé mentale.
13 Le Projet santé mentale a été mis en place par Handicap international au Burkina Faso en 1997. Sa zone d’action couvre essentiellement la province du Kadiogo sur un rayon de trente-cinq kilomètres environ. Plus précisément, elle couvre la ville de Ouagadougou et les cinq départements alentour. L’action du Projet santé mentale est donc beaucoup plus centrée sur le milieu urbain et périurbain. Le contexte social et économique de notre zone d’intervention est donc celui des grandes agglomérations des pays africains en voie de développement.
14 L’objectif de ce projet est de contribuer à la promotion de la santé mentale des populations par des actions de proximité. Plus précisément, son domaine d’intervention comprend la prévention à base communautaire des troubles mentaux et psychiques, les soins et l’intégration et la lutte contre l’exclusion des personnes atteintes de ces troubles.
15 Pour atteindre cet objectif, le projet a mis en place un réseau de partenaires-relais regroupés dans seize services et institutions et comptant environ cinquante personnes. Ces partenaires-relais sont essentiellement composés d’agents sociaux, d’infirmiers et d’éducateurs. Ce sont des collaborateurs précieux et actifs qui interviennent dans les quartiers, à la prison, dans les écoles préscolaires, primaires, secondaires et supérieures, dans les lieux de formation, les casernes, les dispensaires, etc. Ils reçoivent une formation de base sur la santé mentale et une formation continue sur plusieurs thématiques relevant de leurs préoccupations dans le travail qu’ils effectuent quotidiennement.
16 Ces partenaires-relais, sous l’encadrement et la supervision du personnel du Projet, organisent des causeries-débats avec la population dans le cadre de la sensibilisation. Ils assurent également un service à domicile des patients pour soutenir leur démarche de soins et prévenir les risques d’exclusion sociale, économique, éducative et professionnelle. Les thèmes traités lors de ces causeries-débats sont proposés ou choisis en accord avec les populations cibles et en fonction de leurs préoccupations, sans tenir compte, a priori, de l’aspect santé mentale.
17 La question de la qualité de la vie psychique et relationnelle n’est inscrite qu’après coup, au cours des débats, à travers les préoccupations diverses des populations pour l’amélioration de leurs conditions de vie.
18 Ces causeries-débats constituent alors un cadre d’alerte qui amènent la population à être attentive, entre autres préoccupations, à leur santé mentale, à la qualité de leur vie psychique et relationnelle. C’est donc, pour l’essentiel, de ces causeries qu’émergent des demandes de prise en charge qui nous sont adressées.
19 Notre rôle consiste alors à accueillir les patients et leur famille, à les écouter, à proposer et engager une prise en charge psychologique et/ou à les orienter, le cas échéant, vers d’autres institutions plus indiquées pour leur situation.
Personnes en situation de précarité
20 Après avoir précisé le cadre de notre pratique professionnelle et le contexte géographique dans lequel nous intervenons, nous voudrions revenir sur la notion de « personnes en situation de précarité ». Comme nous l’évoquions plus haut, l’état de pauvreté, de dénuement économique et matériel est un déterminisme certain qu’il convient de ne pas négliger lorsque l’on parle de personne en situation de précarité. Il ne suffit cependant pas, à lui seul, à rendre compte de cette situation.
21 Pour ce faire, il faut prendre en compte d’autres critères qui relèvent plus d’un vécu spécifique à cette catégorie de personnes. C’est ainsi par exemple que certaines personnes très aisées mais qui pratiquent la prostitution, le proxénétisme ou encore le trafic de drogues peuvent être en situation de précarité.
22 Concernant la pauvreté économique et matérielle et en regard du contexte géographique, que pouvons-nous dire ? Après les indépendances et dans le courant des années soixante, les métropoles africaines ont connu une urbanisation galopante et incontrôlée. Cependant, jusqu’aux années 1980, ces villes ont connu un développement économique certain par rapport aux zones rurales. Elles étaient et sont peut-être aujourd’hui encore le symbole de la réussite sociale, économique, de l’aisance et du pouvoir. C’est sans doute cela qui explique que les populations des campagnes n’ont pas cessé d’affluer massivement vers la ville en dépit de la crise économique qui s’est progressivement installée dès la fin des années quatre-vingt, rendant ainsi les conditions de vie des citadins et des néo-citadins plus difficiles.
23 Cependant, l’attrait actuel de la ville ne saurait s’expliquer uniquement par la représentation de la ville comme symbole de réussite sociale, de pouvoir économique et politique. En effet, de nombreux acteurs du développement et les pouvoirs publics, prenant argument sur les conditions de vie difficiles, précaires et misérables, ont proposé des programmes de « retour à la campagne » et de décentralisation pour encourager ces citadins et néo-citadins en situation de précarité à retourner vers la campagne ou vers des villes plus modestes.
24 Mais on constate que, dans la plupart des cas, ces personnes en situation de précarité, sans nier en rien leurs conditions de vie difficiles et misérables, préfèrent encore plus leur état de précarité qu’un retour au village. Comme ils le disent souvent : « Tout le monde se cherche, même au village. »
25 De notre contact répété avec ces personnes dans le cadre de nos consultations, nous nous sommes laissés quelque peu convaincre que ce constat est à rapporter également à une dynamique de changements, de transformations et de bouleversements sociaux, dans une espèce de brouillage des repères identitaires traditionnels. Toutes choses que ces personnes elles-mêmes qualifient fréquemment d’effets de modernisme ou de modernité : « Être moderne », « c’est notre monde moderne qui est comme ça ».
26 C’est ainsi que nous pouvons convenir avec Georges Balandier que cette modernité peut se définir comme le mouvement plus l’incertitude. Voilà ce qui peut caractériser le vécu de ces personnes en situation de précarité. Un mouvement perpétuel teinté de l’incertitude sur le devenir de soi, de l’être tout court. Mouvement perpétuel où s’entrechoquent le désordre et l’ordre, où s’opère un bouleversement des relations aux autres, aux institutions, anciennes comme nouvelles, des systèmes de valeurs et de repérage, des codes et des dispositifs inconscients qui règlent le quotidien. C’est également la course à la liberté, à une pseudo-émancipation à l’égard de l’ordre instituant, à la fois destructrice et créatrice.
27 Lorsque nous écoutons ces personnes en consultation, nous avons l’impression d’avoir affaire à des riches tourneurs qui sont pris dans un mouvement où il serait plutôt question de gommer tout sentiment d’existence, de rencontre avec soi-même, afin de n’être plus qu’un astre anonyme qui poursuit une course folle autour d’on ne sait quel dieu soleil. Nous avons souvent l’impression que ces personnes qui ne vivent qu’au quotidien et d’expédients étaient engagées dans une course contre la montre et sans fin, où il n’est pas question de s’arrêter afin de ne pas se faire rattraper par soi-même.
28 Pour nous résumer, ce sont les personnes qui sont prises dans cette situation que nous avons qualifiées de personnes en situation de précarité. C’est sans doute le ressenti de leur vécu qui nous amène à supposer que ces personnes semblent abruties par ce mouvement perpétuel, qu’elles donnent parfois l’impression de ne manifester aucun soucis pour la qualité de leur vie psychique et par conséquent ne peuvent formuler qu’une demande effilochée et le plus souvent ambivalente.
L’expression de la souffrance psychique
29 Au rendez-vous de la prise en charge psychologique, nous nous rendons très vite compte que ces types de patients ont du mal à se conformer au cadre d’une psychothérapie type. L’heure des rendez-vous n’est pas respectée. Ils manquent leurs séances sans aucune explication et réapparaissent tout à fait à leur aise comme si cela n’était rien. De plus, nous avons l’impression qu’ils nous tournent en ridicule, nous et notre psychothérapie. Ils ne prennent pas assez au sérieux les séances de soins et semblent tout tourner en dérision, recherchant plus à créer une certaine complicité qu’à préserver une certaine distance. Les plus âgés arrivent à nous dire littéralement que notre âge est un handicap pour les prendre en charge. Finalement, c’est nous qui semblons avoir le tournis à force de les suivre.
30 Cependant, lorsque nous essayons de recadrer les choses, certains prennent un air désemparé et disparaissent pour toujours. C’est ainsi que nous avons compris que nous et notre fameux cadre de thérapie étions trop dangereux pour eux. Nous ne sommes tolérables que s’ils peuvent nous utiliser à leur rythme et à leur manière. C’est-à-dire ne pas nous prendre trop au sérieux et accepter qu’ils puissent jouer avec nous, nous tourner en dérision et aller et venir comme ils veulent.
31 Parmi eux, les rares personnes qui arrivent à s’accrocher y arrivent au détour de sérieuses dépressions vraiment inquiétantes.
32 C’est ainsi que nous avons compris, ou tout au moins, nous le supposons, que leur course contre la montre est un mouvement perpétuel, une course contre l’angoisse. Elle ne doit surtout pas s’arrêter car, lorsqu’elle s’arrête, ils rencontrent la dépression, le suicide ou la violence contre soi avant d’être retournée contre l’autre pour un oui ou pour un non.
33 La souffrance psychique est là, ils se débattent avec elle dans leur course folle. Ils nous la montrent alors que nous leur demandons de nous la dire. C’est sans doute ce que veut nous signifier l’un d’entre eux en nous demandant si nous avons déjà failli nous noyer. Il finit par nous dire tout agacé que nous ne pouvons pas comprendre, à moins d’avoir de l’eau qui monte au-dessus des narines sans pouvoir appeler au secours.
34 Nous avons alors compris qu’user avec eux d’un cadre trop rigide les oblige à s’arrêter brutalement, à faire face violemment à eux-mêmes et à leurs angoisses.
35 Suspendre leur course est pour eux faire face à un présent qui sidère du fait de la montée d’une trop forte angoisse. Utiliser le cadre et l’envahir constamment en ne nous sollicitant que sur leur quotidien est pour eux une manière de prendre progressivement pied, une médiation pour arriver à prendre soin de leur vie psychique. C’est tout simplement pour eux une manière de dire leur souffrance psychique. Ils demandent à être accueillis « hors-cadre » car ce dernier leur apparaît de prime abord comme un miroir qui sidère.
Quel dispositif technique pour le travail psychique avec ce type de patient ?
36 La principale difficulté de la prise en charge de ce type de patients réside à notre avis dans la fragilité du lien thérapeutique. En effet, nous avons eu souvent l’impression que tout lien qui peut renvoyer le patient à sa vie psychique est perçu comme quelque chose de dangereux du fait d’une trop grande mobilisation des angoisses de nature primaire.
37 Nous avons pu constater également que ce type de patients peut utiliser positivement le cadre à notre insu, pour peu que celui-ci ne soit pas trop rigide, et profiter à plus d’un titre d’une véritable prise en charge psychologique. Toutefois, il est nécessaire de prendre en compte la spécificité de leur situation et d’opérer un réaménagement du cadre, si l’on veut éviter que la prise en charge psychologique ne soit hors jeu.
38 Outre le déterminisme de l’état de pauvreté et du dénuement matériel qu’il convient de ne pas négliger dans la prise en charge des personnes en situation de précarité, nous estimons qu’il faut également et surtout prendre en compte certains aménagements défensifs qui leur sont spécifiques.
39 La personne en situation de précarité est très souvent en rupture de liens. La rupture de liens peut s’appréhender et parfois même se constater à plusieurs niveaux. La personne en situation de précarité est d’abord en rupture de lien avec une image de soi, une représentation de soi trop dépréciée, source d’une souffrance narcissique terrible. Elle est en rupture de lien avec des objets internes peu gratifiants. Elle est aussi en rupture de lien social, culturel et même communautaire.
40 Nous pensons que la souffrance psychique induite par ces différentes situations amène le sujet à recourir à des aménagements défensifs, tels que figer la pensée et toute activité d’auto-représentation pour ne pas être confronté à cette souffrance psychique. Ces aménagements défensifs sont d’autant plus rigides que les rapports aux autres et aux repères identitaires traditionnels sont faussés et s’inscrivent dans une stratégie de survie qui les réduit à leur caractère opératoire et utilitaire. C’est sans doute ce qu’eux-mêmes essaient de nous signifier lorsqu’ils tiennent ces propos : « Le monde est gâté », « il n’a plus de famille », « tout le monde est faux », « il n’y a plus de relations humaines, ce sont des relations d’intérêts ».
41 Un jeune homme nous disait : « Est-ce que moi-même je pense ? »
42 Une jeune femme séropositive qui a perdu son mari et tous ses enfants, a dépensé toutes ses économies pour s’acheter une nouvelle moto alors qu’elle avait besoin de cet argent pour entreprendre ses soins. Lorsque nous lui faisons remarquer qu’il aurait fallu peut-être garder cet argent pour ses soins, elle nous tient ces propos : « Monsieur Yameogo, laissez-moi profiter de la vie, m’offrir ce plaisir. Même mon propre père a essayé de me convaincre de vendre la maison de mon mari pour qu’il fasse du commerce avec l’argent en disant que comme cela au moins, quand je ne serai plus, il n’aura pas tout perdu. »
43 Une autre me raconte que son pasteur a dit dans son prêche que Dieu ne laissera jamais une personne séropositive aller au paradis, alors qu’elle était allée à l’église pour trouver un peu de réconfort. Un autre jeune homme, après avoir aidé son copain à dérober l’antenne de télévision de son frère pour la lui revendre après, nous dit ceci : « J’en suis réduit à faire des “deals” comme ça, pour avoir de l’argent de poche, je ne veux même plus penser à cela. »
44 Tout cela nous amène à la conclusion que la principale stratégie défensive pour préserver leur vie tout court consiste à éviter la souffrance psychique en essayant de dénier la réalité psychique elle-même par une hyperactivité, même de la pensée, exclusivement focalisée sur des préoccupations quotidiennes.
45 Ainsi, une veuve nous disait ceci : « Je ne pense pas. Moi-même, je ne compte pas. Si je me lève le matin et j’arrive à trouver de quoi donner à manger à mes enfants, ce n’est pas fini ? Est-ce que la vie, c’est plus que cela ? »