Notes
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[*]
Tania Roelens est psychanalyste à Bogotá, Colombie, et fondatrice du centre d’accueil Cachivache pour jeunes habitants de la rue.
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[1]
Conférence présentée à la Maison de l’Amérique latine à Paris en novembre 1997, dans le cadre du séminaire « Les implications inconscientes de l’invasion de l’objet » du cartel Amérique latine de l’Association freudienne internationale. Cette conférence fut également présentée en espagnol au séminaire d’Aldabon (Association lacanienne de psychanalystes de Bogotá), en avril 1999.
-
[2]
Film colombien de Felipe Aljure, scénario de Gabriel García Marquez, 1995.
-
[3]
Film colombien de Sergio Cabrera, sélection du festival de Cannes, 1998.
-
[4]
Jacques Meunier, Les Gamins de Bogotá, Paris, Éd. Jean-Claude Lattès, 1977.
-
[5]
Produit dérivé de la feuille de coca avant d’être purifié en cocaïne ; effet ou dépendance rapides ; les jeunes nomment les effets de l’abstinence pánico ou paranoïa.
-
[6]
Centre d’accueil de jeunes de la rue au centre de Bogotá. Calle 13 # 3-81. Tél (57) 341 0051. Cachivache peut se traduire par bricole, bric-à-brac.
-
[7]
Este Parche si es ñerístico, ouvrage collectif réunissant des textes et illustrations de jeunes de la rue du centre de Bogotá et des réflexions de l’équipe d’accueil, publié en 1997. Coédité par la Corporación Cachivache et France Amérique latine.
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[8]
Luis Caballero, peintre colombien célèbre pour ses nus masculins.
-
[9]
Cf. Cecilia Traslaviña, dans Este Parche si es ñerístico, op. cit.
-
[10]
Cf. Rosario Sanabria, dans Este Parche si es ñerístico, op. cit.
-
[11]
Poète et écrivain colombien, dans Este Parche si es ñerístico, op. cit.
-
[12]
Cf. Sanmiguel Pio, « Lazo social, lazo perverso ? », dans Post Data, n° 3, Boletin de Aldabon, Bogota, 1998.
-
[13]
De nada rien. Mouvement poétique contemporain de la violence, guerre civile des années cinquante.
Il était une fois un prince qui ne pouvait donner de baisers
car il lui sortait de l’or et des fleurs,
et quand il embrassa pour la deuxième fois,
il s’étrangla avec une pierre précieuse. Et il mourut.
1 Il est un mot qui contraste fortement avec la générosité vitale des Colombiens, leur tendre et patiente hospitalité, un gros mot dirais-je même, qui tranche avec l’éloquence et la belle âme, c’est le terme de desechable dont on affuble l’autre exclu – un humain jetable, comme un objet nocif et honteux –, qui concerne les très pauvres et les jeunes en position marginale : gamins de la rue, drogués, bandes de jeunes, travestis, mais aussi les Indiens dans les terres où ils gênent l’avancée de la colonisation. Globalement, un humain qui ne répond pas aux critères de progrès, de productivité, de décence, de consommation, mais qui n’est pas digne non plus de protection de la part de l’État, et à qui on discute même actuellement le droit à l’aumône. Le desechable apparaît donc comme un personnage structurellement significatif, mythique, une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la progéniture rebelle, au-dessus des pères qui perdent leur emploi et errent dans la rue, des migrants de la campagne, des déplacés des zones de conflits armés, le desechable, c’est le ratage, la chute ; on l’utilise aussi pour stigmatiser une tenue négligée, et on y ajoute encore mucho indio… alors, indigents, indigènes ? Et on se questionne sur cette ressemblance sémantique qu’un dessin humoristique illustra un jour, où l’on voyait un petit Indien qui accueillait Christophe Colomb sur une plage avec ces mots si familiers : « Hé, le blond, j’te garde ton bateau ? »
2 Le desechable est un exclu, et comme tel il est un personnage culturellement significatif, quotidien, mythique. Dans le film Edipo Alcalde [2], on nous le montre comme le dernier avatar d’Œdipe, circulant entre les voitures de l’autoroute du Nord, et La Petite Vendeuse de roses [3] a battu les records d’entrées en salles. À Bogotá, le quartier du Cartucho, zone de recyclage, d’extrême misère et de revente de drogue, se trouve à deux pas du palais présidentiel.
3 Que dit ce jeune qui surgit, crasseux, à la fenêtre de la voiture avec son redoutable chiffon qu’il passera à coup sûr sur le rétroviseur malgré votre refus, avec ce regard mêlé de tendresse et d’obscure menace ? Il vous rappelle que dans cet insupportable chaos urbain, l’espace public ne vous appartient pas, il est l’intrus dans un domaine que l’on croit privé, mesure en un clin d’œil votre degré de peur ou de méfiance pour vous le faire payer, pour évaluer vos signes extérieurs de richesse. C’est l’image de l’altérité qui résume les fantasmes coupables des névrosés, c’est la présentification du fils impossible, une menace pour le narcissisme, un miroir des pulsions refoulées. Objet de compassion et objet sexuel, le corps impudique qui a tout vu suscite aussi bien la peur que le désir d’être séduit par le petit ennemi, plaisir hors-la-loi ou désir de sauver un enfant perdu. Dépourvu de biens et de savoirs institués, suivant ses propres règles de vie, sans passé et sans futur, le jeune de la rue inspire autant la dévotion que la solution finale ; il incarne un symptôme relevant autant du sujet que du lien social. Le mendiant libre de toute attache n’a rien à perdre et rien à gagner, et une pièce de monnaie ou une parole aimable nous permettent encore de nous débarrasser de cette incommode apparition.
4 Tu sais que la vie est un miracle, tu sais que de nous, un jour, il ne restera aucune trace. À quoi bon rêver puisque je me dors avec Dieu chaque nuit.
5 « Le gamin des rues est comme un mythe vivant, il est son propre fondateur [4]. » Il est chargé de rappeler une vérité censurée, celle d’une filiation impossible, cette aversion du père, la honte que l’histoire répète : de l’illégitimité du métis à la difficile fonction paternelle en passant par les sacrifices chroniques et massifs de la jeunesse que la guerre continue de perpétrer. La Colombie est un pays de barbares, disait l’un de ses présidents, un pays où les objets convoités sont sources d’enrichissements légaux ou illégaux réalisés aux dépens de la vie humaine, où les objets brillent plus que les gens, à moins que ceux-ci ne deviennent à leur tour l’objet de séquestres désignés récemment sous le nom de « pêches miraculeuses ».
Les habitants de la rue
6 Très tôt après la conquête espagnole, les Indiens et métis pauvres sont venus mendier dans les rues de Bogotá. Les enfants de la rue sont vieux comme le Nouveau Monde : des enfants en trop assistés par la charité publique. Au xviiie siècle, le thème de l’enfance abandonnée commence à apparaître dans les actes administratifs ; le nombre de mendiants classés sous le terme d’Indiens pauvres, pour lesquels on ouvre des hospices, va croissant. Au moment de l’indépendance, les hospices et la charité cessent de fonctionner alors que le nombre des orphelins augmente, mais aucune législation sociale pour la protection de l’enfance n’est mise en place pendant le xixe siècle. Les enfants errants commencent à former des bandes. Au début, ce sont de simples associations contre l’abandon ; moyen de subsister et d’assurer un territoire contre l’adversité, elles deviendront peu à peu un mode de vie.
7 Actuellement, ces groupes se nomment galladas ou parches. Il y a moins d’enfants perdus ou abandonnés, et plus d’enfants placés en institutions. Mais aux « gamins » se sont ajoutés d’autres jeunes, et dans la rue, on trouve aussi ceux qui recherchent un asile, ceux qui vendent ou consomment de la drogue, ceux qui sortent de prison, les jeunes qui cherchent fortune hors de leur quartier, les enfants des déplacés par la violence et ceux des vendeurs ambulants, ceux qui s’échappent des institutions, des filles qui fuient leur foyer.
8 Enfermés dehors tandis que nous sommes enfermés dedans, ils créent des territoires aux limites strictes, la petite horde se consacre à blaguer, draguer, partageant les visions de colle qui aident aux métamorphoses et à retrouver les odeurs du passé ; on partage le fond d’une bouteille de soupe réchauffée par le dernier restau ouvert, il y aura peut-être un peu de marihuana et pour d’autres le basuko [5]. C’est un substitut de famille mais sans adultes, une fratrie où l’enfant s’invente des frères aînés qui l’initient aux stratégies de survie et le protègent, compagnie d’affects, de rires et complicités, de partage des butins, où l’on rivalise de récits d’aventures, caressant le couteau compagnon des exploits de la journée. Les rivalités sont fortes, il y a des représailles pour les traîtres, les cafteurs, les orgueilleux, châtiments parfois cruels, et les plus petits obtiennent la protection des grands en s’adonnant à la mendicité et à la prostitution, en accédant à leurs fantaisies sexuelles, ou en leur servant de relais dans la revente de la drogue.
9 Les discours des années soixante-dix leur faisaient crédit d’une capacité de rébellion et ceux des années quatre-vingt d’être les porteurs d’une culture nomade de dénuement opposée aux excès de la consommation ; mais si ces groupes sont capables d’une solidarité immédiate et fragmentaire, notamment pour pouvoir dormir en paix ou s’entraider pendant les vols, ils n’en restent pas moins des bandes d’enfants qui s’entre-déchirent. Les chefs sont dans la difficile position de répondre pour un groupe hétérogène, d’exercer une loi despotique et de se soumettre aux menaces qui les chassent parfois de leur territoire.
10 Dans la journée ces ñeros (de compa-ñeros), comme ils se nomment maintenant, ne vont nulle part, ils vont seulement, ils passent le temps, ils aiment s’étourdir, se lancer des défis, vont d’un restaurant à un autre, ils s’offrent à l’entrée des cinés et développent une série d’activités autour des voitures, proposant de les surveiller, se faisant promener accrochés à la roue de secours, ou en arrachant inopinément les accessoires en profitant de la résistance passive des passants. Ceux-ci, de bon gré ou sous la menace, sont pourvoyeurs de nourriture ; les institutions les recherchent pour les nourrir et les redresser, la police, alternativement, leur apporte du chocolat chaud ou les cogne et les déplace.
11 La ville est un chatoiement d’objets, de bruits et de gens, un arc-en-ciel de hasards, de liberté et de surprises que l’on peut convoiter et s’approprier tout en en dénonçant la facticité et l’hypocrisie, et parfois, pour une erreur, on tombe en prison ou dans une maison de correction.
12 Le problème quand on demande des pièces de monnaie, c’est de devoir s’humilier devant un autre, quand on commence à devenir mauvais parce qu’on sent qu’il faut voler celui qui ne veut pas donner.
13 Les flics, la nuit, nous délogent, ils nous font courir d’un endroit à l’autre, parfois ils abusent de nous sexuellement et si on n’accepte pas, ils nous provoquent, nous accusent de choses qu’on n’a pas commises. C’est « l’empire » de beaucoup qui se croient supérieurs et nous font vivre une panique supermacabre.
14 La nuit, la rue est désolée, moche, froide, c’est un mélange d’angoisse et de tranquillité, comme un mystère.
15 Contrairement à beaucoup d’enfants qui souffrent de la misère et de la violence dans leur foyer, les jeunes de la rue sont gais, ont un bons sens de la repartie, une grande vivacité pour juger de l’actualité, connaissent les dictons et les chansons populaires, du vallenato au rap, comme s’ils avaient la mission de résumer la diversité culturelle du pays, et ils parlent un langage qui, tout en leur étant particulier, sert déjà de modèle au jargon des adolescents ; ils interprètent leurs rêves à partir d’une clef des songes faite d’inversions et d’équivalences dans la pure tradition indienne et populaire : un mariage est signe de deuil, une morsure de chien annonce des problèmes, la tristesse est signe de joie et les poux sont signes d’argent.
16 Le prince de la rue incarne la toute-puissance enfantine, mais à quel prix ?
17 Le futur est déjà passé (Luis).
18 Pourquoi rêverais-je, cela ne m’intéresse pas, je n’aime pas l’illusion, d’ailleurs, je dors avec Dieu toutes les nuits (Paisa).
Un mélange d’enfant et d’adulte
19 Un enfant opte pour la rue dans un processus combiné d’exposition par ses propres parents et de choix personnel ; les pères sont inconnus, disparus ou morts et les mères bien souvent ont eu leur enfant très jeunes ; la rue représente un lieu possible pour vivre l’enfance, pour une démarche singulière d’aventure, de connaissance, de liberté, quand à la maison on n’a plus de place. Cette place bien sûr n’est pas celle d’une bouche en trop à nourrir, encore que la misère entraîne parfois des familles entières à chercher leur subsistance dans la rue ; mais il s’agit surtout d’une place qui symboliquement n’est pas tenable, car le plus souvent, nés de mères adolescentes dont la maternité n’est pas reconnue dans la famille, ils sont vite devenus un compagnon de substitution pour leur mère, un refuge affectif. Lorsque survient un homme, la confrontation rivale est directe et l’enfant s’échappe vers la rue ; fuyant l’inceste et la violence, il y trouvera un lien social qui lui procurera compagnie, protection, survie et montages identificatoires.
20 J’ai été humilié, insulté, frappé par quelqu’un qui n’était même pas mon père ; ma mère laissait faire et ne me défendait pas ; je suis parti dans la rue et cela m’a plu.
21 Nombreux sont ceux qui racontent des épisodes de conflits œdipiens agis, ayant poignardé le père ou l’amant de la mère ; la rue est alors un no man’s land qui permet de transcender le drame privé vers une scène hors-la-loi. Il y a une faille dans la structure généalogique, l’absence de symbolisation de la loi du père s’origine dans l’impossibilité pour la mère de rendre compte d’une histoire avec le père biologique, ni du fait qu’elle accepte la violence d’un autre homme :
22 Je suis le péché de ma mère traînant sa honte.
23 Mon père, c’est n’importe quel fils de pute, je ne veux même pas en connaître le nom, il y a longtemps que je l’ai assassiné. Je suis mon propre père.
24 D’ailleurs, leurs noms illustrent cela : ils restent sans dette à l’égard du père et n’en portent généralement pas le patronyme. Leurs prénoms sont en grande majorité des noms gringos, avec une orthographe originale phonétique approximative, la seule richesse que ces jeunes mères démunies peuvent transmettre à leurs enfants.
25 La rue est un nouveau décor pour la scène primitive, pour la recherche d’une énigme qui se perd dans la jungle urbaine. Il n’y a pas de nom, il n’y a pas de lieu, les repères sont autres. La vie quotidienne dans la rue favorise la répétition du traumatisme de la séparation, et l’espace public devient la scène des relations privées dans lesquelles l’enfant nomade s’expose à la violence du désir de l’autre.
26 La vie a beau être dure, il y a des moments inoubliables, la vie est bonne quand on sent l’amertume, la tristesse, la douleur, le froid, mais aussi la joie et l’amour.
La proposition de Cachivache [6]
27 Son but n’est ni la réhabilitation ni la formation ni l’occupationnel. Ce n’est pas un lieu thérapeutique, pas plus qu’un hospice pour indigents. Son objet est autre.
Premier contact
28 Ils arrivent à notre porte parce que c’était un endroit pour ñeros, ils viennent voir et demandent une aide matérielle. La rencontre ne passe pas par la parole sur soi. Au début, leur parole reflète le discours social sur l’exclusion et fait partie du déguisement, comme la colle, la couverture et les haillons. Il est fait d’invectives, de formules répétitives, d’identités copiées. Ils déclarent qu’ils veulent s’en sortir, devenir quelqu’un, être une personne, en écho aux discours institutionnels. Ils n’ont pas de message, ils sont récepteurs d’un message. Le jeune de la rue se braque contre toute recherche biographique : je n’aime pas qu’on fouille dans mon passé. Qu’est-ce que vous allez faire avec ça, un livre, un film, gagner de l’argent, ça va m’attirer des ennuis. Ou bien il raconte une histoire, toujours la même, paradigmatique : mon beau-père battait ma mère, il me violait, je suis parti. Ils disent parfois qu’ils ont perdu des occasions, que celle-ci peut en être une nouvelle. Nous avons l’intuition d’une rupture dans leur parcours répétitif ; une brèche semble s’ouvrir dans la cuirasse de l’incommunication : à l’occasion d’un séjour en prison ou d’un traumatisme – coup de feu, blessure, fracture –, au moment d’un passage – formation d’un couple, naissance d’un enfant –, ou encore lorsque le poids de leur haine retombe sur les personnes aimées. C’est alors qu’émerge un certain déphasage avec soi-même, une souffrance qui ouvre la voie à une demande vers l’autre, l’opportunité de parler de l’être et pas seulement de l’avoir, de comment se protéger contre ses pulsions destructrices. Quelque chose interrompt la répétition, même s’ils connaissent le risque vital que peut entraîner un changement.
29 Ce que le jeune trouve avant tout à Cachivache, c’est un endroit où on lui fiche la paix, et il apprécie ce refuge, ce repos, cette pause dans le harcèlement, l’agitation du chaos et de la violence.
30 Chacun est reçu par son surnom ou par son nom, est invité à faire ici ce qu’il était venu faire ou dire. Il découvre un accueil bienveillant à ses premières demandes, un geste qui réconforte, des soins pour le corps blessé. On ne donne ni nourriture, ni vêtements, ni gîte. On ne les soumet pas non plus à de lourds entretiens : à quoi bon parler de soi quand on n’a rien ? Pour exposer davantage la réalité de l’abandon, de la solitude, de la violence ? Pour accroître le manque ? D’avance, ils remettent en question la valeur de la parole comme possibilité de trouver en autrui un garant, de s’inscrire en lui, puisque personne ne s’occupe d’eux, l’invitation à parler induit la persécution. La parole se libérera quand ils auront confiance dans le cadre et qu’ils ne se verront pas harcelés par un regard sur cette division subjective faite d’échec, de chute, de délit, de profonde blessure narcissique ; ils découvriront le plaisir d’une rencontre différente, ils pourront alors laisser de côté le corps cuirassé, le déguisement de ñero, l’exigence d’une satisfaction immédiate.
Este Parche si es ñeristico [7]
31 Cachivache est une vieille maison du quartier colonial de Bogotá, au coin de la rue de la Paix et de la rue du Soleil, aux couleurs et aux plantes vives ou fanées selon le moment. Sur les murs sont collés des affiches d’information et des tableaux peints par les uns ou les autres.
32 Certains restent d’abord au rez-de-chaussée, où se trouvent le lavoir, la salle de bains, la cuisine, et un petit autel décoré par des mains anonymes de bougies, de pétales de fleurs, d’images de l’Enfant divin et d’un Sacré-Cœur sanglant. La curiosité les pousse à explorer le premier étage : ils découvrent les ateliers et leurs diverses activités et réalisations, ainsi qu’une ligne téléphonique à leur disposition. Le bureau est le seul endroit où l’on n’entre qu’en demandant l’autorisation : c’est le lieu réservé aux réunions de l’équipe, aux entretiens privés. On y parle d’argent, on y garde les objets de valeur des uns et des autres, les flacons de colle entre autres.
33 La vie dans la maison s’organise autour de règles simples : respecter les horaires des ateliers et des réunions, réaliser les activités sous la responsabilité de l’animateur, prendre soin ensemble du matériel et de la maison. Notre premier engagement, pas toujours facile, c’est la constance et le respect de la parole donnée – rendez-vous, promesse, objet ou secret confié – qui sont élémentaires pour créer la confiance et la reconnaissance. On soigne les blessures du corps qui en disent long sur celles de l’âme, ces coupures ou ces plaies qui interdisent de marcher, de penser, d’être. On propose de visiter les galladas et d’accompagner d’éventuelles démarches dans la ville et les bureaux.
34 À partir de ce premier don, il est possible de faire des choses ensemble, et les objets, les projets et les écrits surgissent dans un bain de réciprocité et de langage. Les objets créés pour soi-même et pour l’autre, toujours renouvelés, forment un texte d’expériences, de plaisir, de rage, de partage, de rivalité, un tissu de renvois par l’autre de son propre désir et de confrontation avec le monde.
35 Marlen : Cachivache offre une petite réhabilitation qui permet d’occuper son temps à prendre conscience de la vie et de soi-même. On se surprend à avoir des idées qu’on ignorait avoir dans la tête ou dans le cœur.
36 Les jeunes nous en veulent parfois de ne pas leur apporter d’aide matérielle directe. Ils disent qu’on ne sert à rien, ils nous insultent, nous volent, et puis reviennent une fois la rage passée. Les tensions peuvent être grandes, et les soupapes sont nécessaires : visites à l’extérieur, une pause, un rappel des règles. Il faut du courage pour changer et être entendu, et comme nous sommes les témoins de leur volonté de changement, nous sommes aussi les protagonistes des histoires qu’ils inventent : ils nous jettent au bûcher en nous attribuant les maux dont ils souffrent, ils nous torturent et nous envoient en justice pour enrichissement illégal. Et nous sommes tour à tour fées, mamans, professeurs et amis, monstres ou diables.
37 De l’interaction naissent des projets sans caractère immédiat ou urgent. À peine ébauchés, les projets personnels sont encouragés, et chacun des jeunes trace son parcours dans lequel les signifiants décantent et s’organisent à l’occasion de la création d’un objet, d’une conversation, d’une réunion ou d’une répétition théâtrale. Parcours qui pourra se concrétiser en un récit, une idée de travail, un investissement qui donnera de meilleurs revenus, une négociation avec les autorités, l’obtention de papiers d’identité ou la recherche d’un toit. Des retrouvailles familiales peuvent se produire et prendre soudain un sens, parfois réussir.
Les ateliers
38 Marcela : Avoir été à Cachivache m’a donné de l’instruction, j’ai appris à être cultivée. On m’a appris à survivre par moi-même : j’ai appris à bouger ma main pour peindre et j’ai connu mon corps à l’intérieur du tableau. Quand j’ai peint mes Caballero [8], ce n’était pas peindre pour peindre, c’était parce que je me sentais moi-même.
39 Lecture, écriture, peinture, céramique, théâtre sont les activités habituelles de Cachivache. D’autres techniques ont été proposées, telles que la fabrication de papiers spéciaux, la photographie, la vidéo. Plus que le résultat, c’est le processus qui nous intéresse, occasion de créer des souvenirs et des rêves, de susciter l’humour et la discussion.
40 Les arts plastiques « permettent à l’âme de se dévoiler sans préjugés et aux talents de se révéler, vifs, parfois subtils, parfois brutaux [9] ». Des formes qui sortent des mains, une maternité qui se représente, des masques indiens, un château du Moyen Âge, une salle à manger, des maquettes de maison sans toit ni murs, des vaches, des poupées, des objets insolites, drôles ou beaux : le sourire fier et satisfait prouve qu’on ne cherche pas à devenir artiste, on l’est, et cela désamorce toute interprétation. On fera une exposition, une vente, on évaluera la valeur commerciale des œuvres – à moins que l’auteur ne décide de tout détruire parce que c’est trop beau, parce qu’il est trop tard ou parce que quelqu’un a fait une remarque stupide. L’animateur sait s’émouvoir pour le trait ou le gribouillage et y reconnaître l’événement, l’étincelle, et il cherchera des lieux extérieurs pour présenter l’œuvre, murs, trottoirs ou foires d’exposition.
41 Les séances de théâtre ou de vidéo permettent de jouer la réalité en mettant en scène le pathos : on peut devenir un autre pour de vrai, un héros sur planches, accéder à une dimension mythique et non plus seulement sur la scène du théâtre des exclus. Les œuvres sont réalisées d’après leurs propres idées et textes (Un cri dans la cathédrale, Je suis faite comme cela, Vivre le moment, Amour pourquoi es-tu ainsi ?), et le professeur se laisse surprendre tout en veillant sur la technique.
42 Les murs de l’atelier de lecture-écriture sont tapissés de textes. Les jeunes écrivent sur les pages de l’annuaire téléphonique de Bogotá.
43 Le monde est cruel avec moi ou alors c’est peut-être moi qui suis cruel avec lui (Isabel). On garde des papiers sur son cœur, les cahiers ouvrent les secrets de l’âme au monde [10].
44 On écrit à un maire de quartier et on commente sa réponse. Des poèmes naissent pour chanter le monde. L’imagination et les sentiments s’épandent : « Le Petit Chaperon rouge dans la rue du Cartucho », « Des eaux calmes comme un parfum de femme ».
45 On devient auteur de sa vie sur une trame de feuilletons télévisés, de contes de fées ou de photos trouvées dans la rue : on écrit quand quelque chose va mal et alors le mal s’en va. J’aime bien cette école parce qu’on y parle de Dieu et du diable (Julia).
46 On se souvient avec regret des années d’étude. L’écriture des textes de tous styles, favorisée par la constance et par l’étonnement des professeurs, est garantie par le poids des mots et des lettres. Les écrits exorcisent la violence et l’indifférence aveugle. Auteurs de leurs rêves, de leurs réflexions et de leur vision du monde, pour que d’autres les lisent, les jeunes de Cachivache ont réalisé un livre collectif.
47 Ces lignes qui naissent d’une intense nécessité de dire nous enseignent, comme l’écrit William Ospina dans la préface du livre [11], qu’il n’y a aucun lieu dans le monde où n’existent la beauté et la sagesse, la douceur du cœur et la force du langage. Ils ont compris que c’est seulement lorsqu’on commence à parler d’une manière significative que la ville devient un foyer et le monde une demeure.
Objets médiateurs et espaces symboliques
48 Ce qu’ils trouvent à Cachivache c’est un espace de médiation, un lieu où laisser leur trace, leur parole, et y déceler un sens : une façon aimable d’être dans le monde. Un tiers symbolique s’est introduit dans la confrontation imaginaire dans laquelle l’autre hostile et déprédateur est réduit à être objet d’escroquerie. L’autre apparaît dans une différence qui émeut et enrichit, il a le droit d’avoir sa propre apparence, sa vision du monde, son ingéniosité, sa lumière intérieure. L’image du ñero se transforme en celle d’un autre capable d’esthétique, d’humour et de solidarité ; un lieu qui protège et permet de penser, un pont ou un espace transitionnel où le moi retrouve sa dimension imaginaire.
49 Accueillir l’autre exclu suppose de relever ce défi d’une différence que l’on reconnaît comme sienne bien qu’elle soit radicalement autre. Défi qui nous oblige à nous extraire d’une position paranoïaque dans laquelle l’autre est l’ennemi, et d’une position névrotique dans laquelle l’autre est complémentaire. C’est faire une place à cet autre, entrer en résonance avec lui, une position opposée à celle d’une réduction à sa propre image, d’une imposition de sa propre castration, revenir à l’énoncé originel du commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » D’une certaine manière, c’est s’inspirer de la sagesse du métis [12] qui occupe deux ou plusieurs scènes à la fois, soumis à deux ou plusieurs maîtres, cet alchimiste qui transcende l’impossible différence et invente le réel.
50 Ici c’est différent : ils ne donnent rien. On apprend à s’estimer plus et à défendre la maison, à respecter tout le monde.
51 Ici c’est délicieux qu’ils s’intéressent à chacun et qu’ils parlent de nous en réunion (Marcela).
52 Cachivache est un lieu de manque et un lieu qui fait sens dans un quotidien de lutte pour la subsistance, de dangers, de trips à l’alcool ou à la drogue et d’indifférence. Le nom même de Cachivache évoque cette fonction d’un objet où s’inscrit l’histoire, qui peut être jeté, détruit ou bien retrouver un nouveau destin, la vitalité d’un ancêtre délogé. Un homme de la rue qui vendait ses poèmes sous ce titre m’a inspiré ce nom en 1993, époque où les indigents manifestaient au cri de : « Nous ne sommes pas desechables, nous sommes des recyclables. » À cette époque, un poète de la rue du Cartucho a été tué à coups de pieds par des policiers, et on assassinait les sans-abris à Barranquilla pour vendre leurs corps à la faculté de médecine.
53 En visant l’objet, on vise le pathos autour duquel tourne la dialectique du désir, non pas comme objet de satisfaction d’un besoin, mais comme relatif au sujet et autour duquel celui-ci fait l’expérience de sa réalité imaginaire. L’objet fait médiation, consensus, résistance, il maintient et il cache, il est le fétiche qui retient la mémoire. Nous serions dans une position perverse si l’objet de notre travail revêtait une opacité immédiate, comme dans le cas de programmes d’assistance, thérapeutiques ou humanitaires, qui réduisent la personne à un aspect de son comportement : drogué, délinquant, psychotique, travailleur sexuel, pauvre. Ou encore dans le cas d’initiatives qui en font objet de spectacle. Les objets que nous visons sont les objets créés, perdus, volés, détruits, vendus, un étayage pour accéder à l’Autre de la société avec son argent, ses mécanismes de pouvoir, ses langages, ses lois. Ces objets entrent dans une nouvelle passion et dans un jeu symbolique, ils ouvrent le chemin du manque d’avoir vers le manque d’être, de l’altération à l’altérité. Des objets comme métaphores du sujet dans la mesure où celui-ci se sent représenté par eux, en écho peut-être à la poésie nadaïste [13] et à l’art brut, résistance artistique à de terribles guerres. Pour l’artiste contemporain, le déchet signifie moins le résultat d’une décomposition (vestiges, épaves, poubelles, dégradation, pourriture, excrétions…) que le surgissement d’unités qui forment l’univers. L’art est un antidestin, il parle de ce qui meurt pour exorciser la mort et rendre son poids à la mémoire, et il transcende cette contradiction inhérente à la technologie qui cherche à effacer et nettoyer sans fin les déchets qu’elle produit toujours davantage.
54 Par sa création, le sujet objectivé cesse d’être objet d’exclusion. Il est considéré comme quelque chose, des tiers interviennent sur l’image obscène de l’autre, des pactes sont possibles au-delà de la dépendance et de la haine. Mais ce n’est pas un but en soi. Il n’existe aucune technique pour symboliser le réel. En revanche, des dispositifs permettent de l’inventer, comme ce type de transfert particulier qui se produit à Cachivache quand les animateurs des ateliers sont artistes, le directeur et l’assistante sociale anthropologues, que des étrangers et des étudiants aussi jeunes que les usagers y travaillent ; quand nous ne les harcelons pas de notre désir de connaître leur vie et de les voir changer.
55 C’est en pariant que le desechable est déjà sujet que l’on parvient à déplacer la réalité du traumatisme de l’abandon et de l’exclusion. La capacité à se laisser surprendre, l’art, le don comme retour et non comme perte, la réciprocité, la mémoire, la privacité et la patience, la proximité du mythe, du jeu et du rêve, l’appartenance à un pays et à une planète…, autant d’instruments qui nous semblent précieux pour cette utopie nécessaire et toujours renaissante dans un contexte où le totalitarisme moderne menace de transformer l’exclu proche et familier en un autre radical, dont l’altérité forclose pourrait rester sans nom.
Notes
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[*]
Tania Roelens est psychanalyste à Bogotá, Colombie, et fondatrice du centre d’accueil Cachivache pour jeunes habitants de la rue.
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[1]
Conférence présentée à la Maison de l’Amérique latine à Paris en novembre 1997, dans le cadre du séminaire « Les implications inconscientes de l’invasion de l’objet » du cartel Amérique latine de l’Association freudienne internationale. Cette conférence fut également présentée en espagnol au séminaire d’Aldabon (Association lacanienne de psychanalystes de Bogotá), en avril 1999.
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[2]
Film colombien de Felipe Aljure, scénario de Gabriel García Marquez, 1995.
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[3]
Film colombien de Sergio Cabrera, sélection du festival de Cannes, 1998.
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[4]
Jacques Meunier, Les Gamins de Bogotá, Paris, Éd. Jean-Claude Lattès, 1977.
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[5]
Produit dérivé de la feuille de coca avant d’être purifié en cocaïne ; effet ou dépendance rapides ; les jeunes nomment les effets de l’abstinence pánico ou paranoïa.
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[6]
Centre d’accueil de jeunes de la rue au centre de Bogotá. Calle 13 # 3-81. Tél (57) 341 0051. Cachivache peut se traduire par bricole, bric-à-brac.
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[7]
Este Parche si es ñerístico, ouvrage collectif réunissant des textes et illustrations de jeunes de la rue du centre de Bogotá et des réflexions de l’équipe d’accueil, publié en 1997. Coédité par la Corporación Cachivache et France Amérique latine.
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[8]
Luis Caballero, peintre colombien célèbre pour ses nus masculins.
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[9]
Cf. Cecilia Traslaviña, dans Este Parche si es ñerístico, op. cit.
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[10]
Cf. Rosario Sanabria, dans Este Parche si es ñerístico, op. cit.
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[11]
Poète et écrivain colombien, dans Este Parche si es ñerístico, op. cit.
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[12]
Cf. Sanmiguel Pio, « Lazo social, lazo perverso ? », dans Post Data, n° 3, Boletin de Aldabon, Bogota, 1998.
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[13]
De nada rien. Mouvement poétique contemporain de la violence, guerre civile des années cinquante.