Sud/Nord 2001/2 no 15

Couverture de SN_015

Article de revue

Pleine page

Pages 43 à 54

Notes

  • [1]
    Catherine Defives-Jeantoux, Autismes et psychoses infantiles : quel accompagnement à l’âge adulte ? Toulouse, Érès, 2001.

1 Il va et vient dans la cité. Un jeune homme comme les autres. La tête un rien plus inclinée peut-être sur une épaule un peu plus remontée. Il a de grandes jambes pour arpenter les rues, ses lacets sont souvent dénoués. Il a de longs bras et son blouson mal adapté godaille au col, toujours ouvert parce que depuis longtemps la fermeture est cassée. Il a souvent des difficultés avec les fermetures.

2 Celle de son sac ne tient jamais longtemps. Son sac, il l’emporte partout. Ce n’est pas un simple accessoire. C’est une partie de lui. Certains ont une bosse, ou un goitre, lui c’est un sac à la fermeture cassée.

3 Dans le sac il y a des feuilles. S’il arpente la ville, c’est pour faire provision de feuilles. Certains font la même chose à la fin de l’été, ils collectent les feuilles mortes. Lui, il collecte les feuilles blanches, vierges, bruissantes. Il aime le papier, ni trop fin, ni trop épais. Il les essaie tous. Papier pelure, papier calque, cartons, carbone, cahiers, blocs… ses préférées sont de format A4, papier machine, qu’il aime en liasse.

4 Dans le sac il y a aussi des stylos. Il les essaie volontiers, mais reste fidèle au bic noir dans un habit jaune. Il y a aussi de la colle, en bâton. Il préfère les tubes de grande taille, et perd souvent le bouchon.

5 Les lettres, il les trace en majuscules d’imprimerie. Les mots sont faits de lettres côte à côte, détachées. Sauf quand il écrit à la machine, alors il n’utilise pas les capitales. Il n’utilise pas non plus les points, les virgules, la ponctuation. Ces écrits se répandent au fil des pages, les pages au fil des liasses, et tout va dans le même sac.

6 Le sac, il le porte le plus souvent sous le bras, contre lui, tout contre, et les feuilles qui dépassent font comme un éventail à la hauteur de son menton. Parfois il le porte aussi au bout de son bras, alors il traîne sur le trottoir, menaçant de répandre sa précieuse cargaison. Partout où il passe, il y a des feuilles qui volent, vont se poser par terre, reprennent leur parcours au premier courant d’air. Feuilles froissées, chiffonnées, pliées, salies, marquées parfois d’empreintes de semelles…

7 Le papier A4 en liasse est difficile à tenir. C’est pourquoi certains lui ont appris à coller ces feuilles ensemble, en livrets, comme on fait les livres. Avant la colle, il a essayé l’aiguille et le fil, les agrafes aussi. La colle est plus pratique, plus rapide.

8 « Ça va tenir ? », « ça tient », « il faut que ça tienne »… Tel est son souci. Que ça tienne. Dans le sac aussi.

9 Tous les jours, il écrit. Tout le jour aussi. Il écrit ce qui s’est passé, ce qui va se passer. Ce qui s’est mal passé. Ce qui veut bien se passer. Et pendant qu’il écrit, le temps passe.

10 « Ça va passer vite ? » demande-t-il.

11 L’écriture comme une digue. Qu’est-ce qui se trace ainsi ? Qu’est-ce qui s’inscrit ? Papier mémoire ? Papier miroir ?

12 Il est celui qui écrit. Il est celui qui arpente les villes en quête de papier, de stylo et de colle. Il est celui qui ne comprend pas que le libraire qui possède tant de ses trésors ne lui en donne pas. Et dans chaque ville, il y a de nouvelles librairies. Il est celui qui ne supporte pas d’être là sans écrire.

13 Plus il écrit, moins il crie. Il tient mieux. Mieux en place, mieux parmi les autres. Avant, il courait la ville en quête du livre. Chacun de ceux qu’il croisait était tenu de lui en donner un. Il était toujours déçu. Ce n’était jamais le bon. Les livres s’accumulaient… La sac s’alourdissait…

14 Il ne cherche plus le livre. Il l’écrit, il se confond au tracé de ses lettres. Il accepte parfois, de plus en plus souvent, de poser son sac, son stylo. Pour dormir, manger, nager, jouer au ping-pong, dessiner, danser… et depuis quelque temps, pour rien. Alors il paraît plus étrange, démuni. Chacun dans son entourage est tellement habitué à la voir écrire. Il écrit comme il parle. Il parle comme il écrit. Et il exige aussi que chacun écrive comme lui.

15 Dans ses cahiers, il fait apparaître l’écriture des uns et des autres. À tous, il demande d’écrire les questions qu’il dicte. Les questions auxquelles il répondra plus tard, seul, chez lui ou ailleurs, dans une absence qu’il refuse. Grâce à ces questions écrites qu’il emporte, il annule la séparation. Dans son sac, il porte l’existence de chacun de ceux qui ont bien voulu y écrire, s’y inscrire. La fermeture, comment pourrait-elle tenir ? Le poids de ces écrits !

« La démocratie, c’est que la parole de commandement obéisse à la parole de la majorité, que le bâton de commandement ait une parole collec- tive et n’obéisse pas à la volonté d’un seul. »
Marcos, Ya basta ! 1996

16 L’écrit comme passeport, identité. C’est par l’écrire qu’il existe. Au poids de feuilles noircies qu’existe ce qui existe.

17 Ce qu’il existe. Comme un grand corps unique. Le corps du livre en train de s’écrire, jamais achevé, infini. Un corps fait de la multiplicité infinie des vingt-six lettres de l’alphabet aux combinaisons infiniment renouvelées. Et puis, c’est encore plus complexe. Le A a-t-il le toujours le même visage ? Dans le mot « visage » et le mot « image », est-ce le même A ? En plus, chacun donne une forme différente au A. Les tracés sont infinis, la complexité aussi.

18 Dans le silence, recueillis. Immobile, parmi nous. Il a commencé par déposer son sac dans la pièce adjacente. Puis il nous rejoint, et se dénude, dans le détournement de nos regards.

19 Il s’allonge, nous l’enveloppons. Assis autour du lit, nous échangeons un regard. La tête tournée vers moi, qui suis à sa droite, il fixe le plafond quelque part sur sa gauche. Il me semble impossible de même respirer. Le moindre mouvement menace que tout s’effondre. Comme si l’espace autour de nous tenait par la seule force de la pétrification. Se faire pierre. Gagner en densité. Comme si le mouvement même de l’air menaçait de m’emporter. Tête lourde. Je le ressens. Et maintenant je le pense : « J’ai la tête lourde. » Ce mouvement de ma pensée est comme un raz de marée. Comme aspirée vers l’abîme, je retiens ma respiration. Le calme revient. Imperceptiblement je m’ancre dans la sensation de mes pieds posés sur le sol. Puis les mollets, les cuisses… Équilibre précaire… Un simple mouvement de mes globes oculaires risquerait de me faire tomber de ma chaise… Ou bien est-ce le sol qui s’ouvrirait ?

20 Qu’est-ce qui me fait si peur ? Qu’est-ce qui me fait si mal ?

21 Lui si mobile, immobile. Si volubile, silencieux. Entre nous, plus le recours des mots, ni celui des gestes. Entre nous le regard. Son regard, comme un puits, que j’évite, que je fuis… Quelle est cette peur de tomber ? Comme si le sol risquait de s’ouvrir à mes pieds. Comme si ma chaise n’était pas sûre et menaçait de se dissoudre. Ma chair même perd de sa cohérence. Comme… la matière n’est-elle pas faite d’atomes ? Comment ça tient ? Qu’est-ce qui nous tient ensemble ?

22 Il ferme les yeux. Un immense sourire illumine son visage. Seul son visage est visible. Sa peau est lisse, détendue…

23 « C’est fini. »

24 Nous le désenveloppons. Il se rhabille.

25 Sa peur de tomber. À la piscine, la première fois que je l’ai accompagné, de l’eau jusqu’à la taille, il s’agrippait à moi, et se mordait farouchement le dos de la main droite, jusqu’au sang, en criant : « Je vais tomber. » Parfois aussi : « Il va tomber. » Quand il a eu plus confiance, c’est moi qu’il a mordue. Et puis, il n’a plus eu besoin de ce recours. Pendant des mois, nous avons joué à flotter sur des morceaux de mousse. Et puis avec une planche… Au fil du temps, il a pu s’allonger dans l’eau, sur le ventre, faire des bulles, battre des pieds, puis faire des mouvements de brasse avec les bras, s’allonger sur le dos, s’amuser… Puis sur la terre ferme, il a pu s’appuyer sur moi, face à face, ou dos à dos, mettre un peu de poids… expérimenter le verbe « pousser ». « Je te pousse, tu me pousses »…

26 Dans le mouvement, l’activité, et toujours le flot des paroles, des questions qu’il ne pose que s’il en connaît la réponse… Comme nous tous, en somme. Mais il aura tout de même fallu plusieurs années pour qu’il accepte que je réponde : « Je ne sais pas », « nous verrons bien », « ce sera la surprise »…

27 Nos premières promenades dans la ville ! À l’aller quand nous marchions au bord du trottoir, inutile d’espérer pouvoir rentrer par une autre rue, ou par la même en longeant le mur. Une nécessité intransigeante et aveugle le poussait à remettre exactement ses pas dans ses pas, au millimètre près. Aucune surprise possible, aucun inattendu. C’était le prix du tenir, d’heure en heure, de minute en minute, toute variation réduite au mieux à la duplication du même.

28 Ici, silence. À sa première question : « Combien de temps ça va durer ? » – nous venions de le lui dire « quarante-cinq minutes » –, nous n’avons pas répondu. « Ah ! a-t-il dit. Vous ne répondez même pas. » Depuis, il développe seul son discours.

29 Est-ce cela qui fait mal ? Cette mise à nu d’un semblant de dialogue, qu’il mène très bien tout seul, sans le recours d’un semblant de réponse de notre part ? Lui suffit-il de les formuler, ses questions, à haute voix, à défaut de les écrire ? De faire vibrer le vide d’un bain sonore ? D’entendre sa voix dans notre silence ?

30 Maintenant que nous nous taisons, notre présence n’est plus définie par des qualités sonores. Souvent aussi nous ne nous regardons pas. Pourtant rien ne lui échappe de nos glissements vers l’engourdissement qui nous envahit et contre lequel luttent nos battements de cils. Il sourit.

31 Assis autour de lui, nous ne formons qu’un seul corps. Un corps à cinq visages. Le sien. Les nôtres. La peau de nos pommettes nous tire. Nous éprouvons quelques démangeaisons dans le cou. Nos visages comme le sien à l’air libre.

32 Ma respiration est plus libre. Je n’ai plus peur de tomber. J’arrive même à m’appuyer un peu contre le dossier de ma chaise dite « ergonomique » et qui ne présente malheureusement aucune stabilité dans le soutien qu’elle procure. Dès que je cesse de m’appuyer dessus, le dossier me projette très légèrement en avant. Ma pensée est plus libre aussi… C’est un peu comme à la piscine. Nous sommes dans le même bain. Cette fois pas d’eau entre nous. L’espace est limité par quatre murs. Un bureau où est posé le nécessaire pour la boisson chaude que nous partagerons après, le lit où il est enveloppé, et autour nos quatre chaises.

33 Visible/invisible. Continuité/contiguïté… Pour un regard extérieur, nous formons un tableau simple à décrypter. Cinq personnes en présence, dont quatre assises sur des chaises autour d’un lit où la cinquième, au centre, est enveloppée. Image trompeuse. En partie. Certes, tel est le dispositif. Mais nous ne sommes pas réduits à cette image. Ce qui demeure invisible à l’œil nu, c’est l’entre nous. De chacun l’entour des contours. Ce qui est non visible à l’œil nu échappe au miroir mais peut apparaître, pourvu que l’artiste développe ce talent, dans la peinture. Ce qui circule dans l’entour en se riant des lignes droites ou courbes aussi bien que des perspectives.

34 Où s’arrête la couverture qui l’enveloppe ? La limite est diffuse dans la lumière qui joue sur le bleu pelucheux. Diffuse la zone où se séparerait la lumière sur la matière, et la matière mise en relief par la lumière. Où s’arrêtent l’une et l’autre ? Où se fondent-elles ? Où se distinguent-elles ?

35 De proche en proche… Dans le silence, jamais il n’a été à la fois aussi lointain et aussi proche. Aussi inaccessible et à portée. Mais peut-être cette proximité dépouillée des échanges convenus me dérange et m’encombre. Je préférais quand nous faisions semblant de dialoguer ?

36 Certes non. Depuis longtemps je n’écris plus dans son livre, depuis longtemps je n’essaie plus de répondre à ses questions. Parfois encore je l’aide à faire le tri.

37 Le tri est une nécessité venue de l’extérieur quand les uns et les autres ne supportent plus le raz de marée de ses papiers. Alors il faut vider le sac, et trier. Ce qui va à la poubelle, ce sont des feuilles, écrites ou non, en général salies, déchirées. Le contenu importe peu. C’est le support qui compte.

38 À travers la piscine et le groupe Mouvements que j’anime, je tente de l’inciter à éprouver des sensations qui un temps mettent en suspens son infini questionnement sur ce qui s’est mal passé et ce qui voudrait bien se passer. J’essaie de l’amener à une confiance suffisante pour éprouver ce qu’il est en train d’advenir. De sentir. L’eau, l’air sur sa peau. La tension de ses muscles. Le poids de son corps. De regarder, voir ce qui l’entoure. D’entendre, écouter. Goûter. Différencier les odeurs… Courts instants comme volés à la peur de tomber… Des instants où il pourrait accéder à une expression autre que verbale dans un faux semblant d’échange langagier. Faux semblant, parce que le sens commun des mots lui échappe. Le sens premier de son mode langagier est peut-être de répondre à l’attente des autres, d’un être humain qui parle, et ainsi établir une relation possible. Par exemple, pendant trois ans, à la piscine, nous avons côte à côte, parfois nos corps entremêlés, dans une grande proximité, expérimenter d’innombrables situations pour éprouver ce qu’il en est de « flotter ». Cette année une stagiaire colombienne nous a rejoints, avec ses rires, et ses questions concernant notre parler. Son accent aussi. Un jour, alors que j’entrais dans le bassin, il est venu vers moi, le visage figé d’angoisse. « C’est dur, ce qu’elle demande la stagiaire. C’est trop dur. Elle veut apprendre à flotter. »

39 J’ai éclaté de rire. « Apprendre à flotter ? C’est ce que nous faisons depuis trois ans ! Tu sais très bien flotter »… Alors non seulement il a essayé et vérifié, mais ensuite il est allé chercher dans le dictionnaire la définition de ce mot qu’il sait maintenant utiliser. Ainsi que quelques autres verbes qu’il sait maintenant conjuguer. Comme des îlots, dans la marée des mots…

40 Ici, dans le silence, nous pouvons éprouver notre présence en présence des autres. Chacun aussi sa présence en la présence de cet autre-là, enveloppé. Et lui la sienne dans la nôtre.

41 De quoi est faite la présence ? Quand nous nous dépouillons de nos outils qui sont parfois les béquilles de l’être et de l’identité – langage écrit ou parlé, faire – que reste-t-il ? Quelles possibilités s’ouvrent à nous ? Quels recours à cette immersion dans le monde sensible ? Quelles transformations aussi dès qu’est laissé place à la sensibilité, à la sensorialité ?

42 Ce qui échappe à l’image est du registre des sensations proprioceptives et cinesthésiques, l’espace du dedans. Échappent aussi les odeurs, les saveurs et les sons.

43 L’identité construite sur la seule forme rencontre l’exigence réductrice et mutilante de la conformité. Hors conformité se développerait la singularité. Développements induits par l’inscription successive des traces d’expériences sensorielles et existentielles partagées mais inviolées, soustraites au regard, et infiniment renouvelées.

44 « C’est comme d’habitude » peut désormais coexister avec « On fait des choses qu’on n’avait jamais faites ». « Qu’est-ce qu’on va faire aujourd’hui ? On va le découvrir ».

45 Ce sont ses mots, aussi gratifiants qu’attendus. Ce qui compte, c’est son sourire. Son visage lumineux. Cette lumière du dedans qui vient éclairer sa présence quand il se risque à demander : « Je peux faire une galipette ? » alors que tous les autres participants sont attentifs à leurs propres mouvements et, par exemple, tous allongés sur le dos. Et s’étayant sur un encouragement tacite, il se risque à s’enrouler sur le tapis pour se dérouler, un peu de guingois, mais si fier et joyeux d’exister, alors même qu’il dit : « Vous n’avez même pas regardé ! »

46 Quels chemins pour exister hors du miroir ? Pour accéder à l’existence en la présence de quelqu’un et aussi dans l’en-creux de l’absence, y compris du regard ? Quels éveils nécessaires au sentiment de la continuité ? Continuité d’exister, mais avant tout solidité, fiabilité du support. Quels recours hors l’emprise, la maîtrise, quand la résistance au changement est égale à la menace d’effondrement ?

47 Vendredi 4 mai 2001. Il est 8 heures, il fait gris. Quand je descends de voiture, il accourt. Le minibus est dans la cour de l’hôpital de jour. Neuf d’entre nous s’apprêtent au départ. Aujourd’hui, malgré la pluie, malgré les fatigues attendues du voyage, nous partons à Honfleur.

48 « À Honfleur, je vais acheter un bloc », annonce-t-il.

49 Cette phrase, il la décline pendant tout le voyage. « L’infirmière m’a dit de ne pas acheter un bloc, de garder mon argent pour payer le restaurant. Ça ne va pas bien se passer ; à Honfleur il n’y a pas de bloc. Est-ce que je vais trouver un bloc ? Si je ne trouve pas de bloc, je ne pourrai pas écrire. Il ne faut pas m’empêcher d’écrire. Pourquoi tu te fâches, je dis seulement que je vais acheter un bloc… »

50 Dès la première halte sur la route, il veut acheter son bloc. Nous nous mettons d’accord pour que cet achat ait lieu à Honfleur. Mais les kilomètres passent, toutes les chansons de son répertoire et du nôtre aussi, et son angoisse grandit.

51 « C’est loin ? À Honfleur est-ce qu’il y a des papeteries ? Est-ce qu’il y a des blocs ? Est-ce qu’il va pouvoir écrire ?… »

52 Honfleur.

53 Nous y sommes. Il est le premier à repérer un MacDo. Mais pas la moindre papeterie ! Nous roulons vers le port, puis dans une rue commerçante. Un autre patient voit une papeterie : « Tiens, c’est là que tu pourras acheter ton bloc ! »

54 Le minibus une fois garé, nous voici partis. Il y a des bateaux, il y a la pluie, il y a le ciel pas vraiment gris comme à Bondy, il y a des filets de pêche qui mouillent, l’eau qui verdit. Lui ne voit rien. Où est la papeterie ?

55 Sur le port, nous entrons dans un magasin. Pas de bloc, mais des cartes postales, des souvenirs… Il trépigne sur place. Nous repartons au pas de course.

56 Il est midi passé. La papeterie est là, mais fermée.

57 Il s’élance seul dans la rue, la tête en avant de son corps, les bras serrés sur son sac empli de papiers écrits et non écrits. Mais ce n’est pas sur ses feuilles blanches-là qu’il peut écrire à Honfleur. Et comme nous avons l’air de ne pas comprendre, l’air aussi d’avoir surtout envie de prendre l’air, l’air aussi de vouloir le faire changer d’air… il disparaît au pas de course au coin de la rue, en lançant : « Alors, moi je m’en vais. »

58 Nous nous retrouvons tous sur le port. Puisque la papeterie est fermée, autant aller manger. Le tour des menus est vite accompli. Sous la pluie, Honfleur affiche ses prix. Pas moins de 65 F pour des moules frites.

59 Justement, lui veut manger des spaghettis.

60 Nous nous mettons d’accord. D’ailleurs, alors qu’un autre de nos voyageurs se demande si nous pouvons vraiment entrer là-dedans – ce joli restaurant blanc et bleu se nomme le Gars Normand – parce qu’il pense que nous ne sommes pas assez bien habillés, le premier a déjà passé la porte, et le patron s’avance, avenant, souriant.

61 Lui s’assoit et menace de se jeter de sa chaise. La papeterie fermée, ça veut dire pas de bloc à Honfleur. Il se trouve qu’un bloc, j’en ai dans mon sac, et un stylo noir aussi. Ah oui ? Mais ce bloc, il a des lignes…

62 « Et moi, dit-il, j’aime pas les blocs avec des lignes. »

63 Sur la première ligne il y a aussi quelque chose d’écrit. C’est le numéro du fax où nous avons l’intention d’envoyer un mot de Honfleur au Journal du vendredi.

64 « C’est à toi, ce bloc ? demande-t-il. Tu me le prêtes ? Après je recopierai sur mon bloc à moi quand on l’aura acheté à la papeterie quand ce ne sera plus fermé après manger ça ouvrira ça se passera bien j’achèterai un bloc il y a des blocs à Honfleur ? »

65 C’est convenu, et maintenant qu’est-ce qu’on mange ?

66 Il se réconcilie au moment du dessert, avec l’énorme coupe de fromage blanc liserée de sirop rouge, avec son appétit. Quoique… « Si je mange trop, je n’aurai pas faim en rentrant chez moi ; à quelle heure on rentre ? c’est P. qui fait la fermeture est-ce que je verrai P. ce soir P. elle part à la retraite j’ai envie d’être là-bas avec P. ce matin on est pas allés à la piscine O. elle est allée à la piscine moi je voulais aller avec O. et mon bloc quand c’est ouvert c’est maintenant c’est à quelle heure qu’elle ouvre la papeterie ? »

67 Ça suffit ! tonne un de nos condisciples. C’est insupportable !

68 Il est insortable, renchérit un autre.

69 Et l’un va faire un tour, pendant que le deuxième soupire et qu’un troisième n’en finit plus de secouer la tête de gauche à droite, pendant que lui cherche réconfort sur l’épaule de son infirmier.

70 Et on écrit au Journal un petit poème sur le bloc, mon bloc débloque…

71 Cette fois, il est plus de deux heures. Et il est grand temps d’aller chez le papetier. Pendant qu’il s’en va en quête avec l’éducatrice, nous visitons l’église Sainte-Catherine, tout ensoleillée par l’orgue qui joue à nous souffler du rêve dans les oreilles. Ça nous prend de tous les côtés, ça nous soulève, et cette nef serait-elle à l’envers, avec son haut plafond courbé, tapissé de bois, comme le fond d’un vaisseau de haute mer ? Nous sommes transportés, désorientés, dépaysés, souriants, heureux d’être là ensemble, avec lui, radieux, qui nous accueille dehors.

72 Deux blocs. Il a acheté deux blocs à Honfleur, emballés chacun sous cellophane, avec leur couverture de papier outremer.

73 Pour me faire plaisir, il va glisser un œil à Sainte-Catherine, et nous rejoint sous le porche de bois. Il crachine. Nous sommes à l’abri. Mais ce n’est pas, décide-t-il, un bon endroit pour écrire.

74 Cette fois, il le décline pendant tout notre court séjour à Honfleur. Où est-ce qu’il peut écrire ? Il faudrait s’arrêter. Trouver un endroit. Ce café, peut-être, juste à côté du grand manège qui, sous les arbres, est arrêté ? Ou de l’autre côté de la rue, derrière les immenses baies vitrées de la bibliothèque où on voit les livres sagement endormis entre les branches des palmiers ? Pourquoi on l’empêche d’écrire ? Ça sert à quoi d’avoir acheté un bloc, deux blocs ?

75 Et nous continuons à chercher la poste, d’où envoyer le fax au Journal du vendredi. À gauche, à droite. C’est joli, Honfleur. Et, oui, il y a des fleurs dans les jardins. Sous le crachin. Des toits d’ardoise, des façades à colombages, des rideaux aux fenêtres, des vitrines… Et il y a la poste.

76 « À Honfleur il n’y a pas de poste et il n’y a pas de fax. Le fax il est dans le bureau de la secrétaire au Centre c’est avec elle que j’envoie le fax le vendredi au Journal on ne peut pas envoyer un fax à Honfleur ça va mal aller Bondy c’est loin ça ne va pas marcher ça ne sert à rien que je porte ce qu’on a écrit pour le Journal du vendredi… »

77 Il n’en démord pas.

78 À la poste, eh bien, le fax est en panne. Depuis cette fin de matinée, et désolé, il ne sera sûrement pas réparé avant lundi. Vous pouvez essayer chez le photographe, sur la droite, en descendant vers le port… Nous revoilà partis. Le long de la grande rue cette fois. Et pas de photographe. Une vitrine où c’est écrit : « Photocopies ».

79 Une dame charmante nous accueille. Bien sûr, elle veut bien nous dépanner. Elle va envoyer le fax gratuitement. Elle en envoie tellement… Dans la pièce, il y a des piles de journaux. Nous avons frappé à la porte du Journal du pays d’Auge. Il tend les trois feuilles écrites sur le bloc que je lui ai prêté, la dame les photocopie, avant de les faxer…

80 Comme elle glisse la première feuille dans le fax, lui se glisse par une porte au fond de la boutique. Ce n’est pas grave, dit la dame. C’est l’accès aux archives. Il n’y a pas d’autre porte. Lui se cogne la tête contre le mur. Il est au supplice.

81 Moi aussi. L’éducatrice aussi, qui l’entraîne dehors, où il fait mine de se jeter sous les voitures. La dame aussi, parce que le fax à Bondy est bizarrement toujours occupé. Alors nous essayons celui de l’hôpital de jour. N’est-ce pas logique ? N’est-ce pas de là qu’il part chaque vendredi ?

82 Ça marche ! Une feuille, une deuxième… La troisième reste en rade. Il n’y a plus de papier dans le fax de la secrétaire ! Tant pis. Dommage, dit la gentille dame, c’était justement la page où le monsieur qui m’a donné les feuilles avait le plus écrit.

83 Je lui rends à lui les originaux du fax. Il ne croit pas que ça a marché. C’est impossible d’envoyer un fax à Bondy. Impossible d’envoyer une carte postale. Impossible d’envoyer des écrits ? Mais c’est quoi un écrit ? C’est quoi qu’on glisse dans le fax ? Une feuille de papier ? Un morceau de soi ?…

84 Nous continuons vers le port. Il fait froid.

85 « Est-ce qu’on va rentrer à temps pour que je voie P. ? À quelle heure on rentre ? On va vraiment rentrer à Bondy ? Quand est-ce que je vais écrire ?… »

86 Il fait mine de se jeter dans l’eau du port.

87 Nous réintégrons le minibus, et prenons la direction de la plage. C’est marée basse, une longue étendue de gris à perte de vue de ciel gris… Le vent fouette. La plupart de nos condisciples restent au sec.

88 Lui court devant. Sur le bord du chemin, il a repéré une table et un banc luisant de pluie. : « Là, je pourrais écrire… »

89 Nous l’entraînons. Nous courons sur la grève, le vent nous rafraîchit la mémoire. Il faut que je répète et répète : « Nous courons, et nous jouons à chat parce que ce matin nous ne sommes pas allés à la piscine, c’est O. qui est allée à la piscine, et nous courons maintenant pour remplacer la piscine… »

90 Et voilà un autre patient qui à l’aide d’un bâton dessine un immense chat sur le sable. Un deuxième trace des lettres immenses. impro

91 « Avec quoi on écrit ? demande-t-il. Ça ne marche pas… »

92 Cependant qu’il s’applique, je prends des photos. Je m’approche de ce qu’il a écrit : « Martine decourt a envoyé le fax… »

93 Nous courons de nouveau, vers le minibus cette fois. Il m’arrête, et me regarde intensément, tout son visage sérieux éclairé du dedans par sa réflexion.

94 « Ce que j’ai écrit, la mer, qu’est-ce qu’elle va faire de ce que j’ai écrit ? »

95 Je lui parle de la caresse des vagues, du lent glissement des sables, du passage de l’effacement…

96 Je n’y crois qu’à moitié. Parce que moi, je ne sais pas ce que la mer va faire de ses écrits. Ni des écrits des autres. Ni des miens. Parce que moi aussi j’ai écrit sur le sable. Plus d’une fois. Est-ce que la mer me les rendra, mes écrits, avec ceux des autres que je ne connais pas, tous en vrac, comme un immense bouquet d’écume déposé là par le ressac ?

97 Oh, bien sûr, je n’ai pas le temps de penser à tout ça. C’est seulement sa question maintenant qui est là. Sa question à laquelle je n’ai pas de réponse. Sa question que l’effacement probable de la trace lui a permis de poser et qui, elle, ne s’efface pas, même si déjà il enchaîne :

98 « On rentre ? Je peux écrire ? Je peux poser les questions ? Je ne peux pas écrire, ça bouge trop… »

99 Nous lui répondons qu’il faut beaucoup de talent pour arriver à écrire dans le minibus qui roule vers Bondy, et qu’il va y parvenir.

100 Son visage s’illumine. « D’accord, dit-il. Mais prête-moi ton bloc. Je ne vais pas gâcher mon bloc à moi, je vais faire les questions au brouillon, je recopierai plus tard, chez moi… »

101 Lundi 7. « Martine ! » Il est là, à l’heure pour son soin. C’est son père qui l’a conduit ce matin et tout le monde s’accorde là-dessus : « Ça s’est mal passé. »

102 Il est blême, les joues creuses. Nous l’aidons à prendre place dans son enveloppement. « Ça va être long, dit-il. Ça fait du bien. »

103 Pour la première fois, il ferme les yeux, s’endort…

104 Nous éprouvons un soulagement à le voir enfin se poser. Il a l’air tellement épuisé, à bout de force, au bout du rouleau… Nous respirons sans bruit, guettant sa respiration, qui s’amplifie cependant que son visage se détend, ses pommettes rosissent légèrement. Il a de nouveau figure humaine quand, après son soin, il entre dans mon bureau.

105 « Quand est-ce que je vais avoir mon journal ? » demande-t-il.

106 Je lui donne celui qui est posé sur la table et, à sa demande, y inscris son nom. Pas seulement son prénom. Son nom de famille. C’est la première fois qu’il fait une telle demande. Il l’ouvre, voit les feuilles que nous avons envoyées par fax. Il me regarde. « C’est quand qu’on retourne à Honfleur ? » demande-t-il.

107 Je ris, et lui aussi.

108 Honfleur. On Fleure, ai-je écrit dans le Journal.

109 C’est où, la contrée d’où on peut adresser ses écrits à d’autres ? C’est quoi cette géographie dont il n’y a pas de cartes sinon postales ?

110 C’est où, la contrée où on peut aller découvrir que, contrairement à ce qu’on croit, on peut vraiment en revenir quand, si souvent, justement non, on n’en n’est jamais tout à fait revenu ? Peut-être aussi parce qu’on n’était jamais vraiment parti.

111 C’est quoi cet Honfleur où d’être allé, même au prix d’angoisses vitales, viennent à l’esprit l’envie et la possibilité d’y retourner ?

112 C’est quoi cette mobilité ? Et cette constance de Honfleur ?

113 C’est quoi ce bloc qu’il faut chercher, dont il faut s’assurer qu’il existe, dont seule l’existence constatée permettrait la continuité, et de quoi ? Ce bloc qu’ensuite il faudrait transporter partout avec soi, ne jamais s’en trouver séparé ? C’est quoi cette écriture infinie ? Ses guirlandes de questions, ses litanies sans réponse ?

114 C’est quoi écrire ?

115 Et c’est quoi, cet écrit sur le sable, cette trace en suspens, ni dehors ni dedans, cet espace entre autres, effacement/inscription, comme un immense bloc magique où rien ne serait vraiment perdu, rien ne serait non plus vraiment conservé, figé, accès à quels changements de forme, formulations, transformations ?

116 Qu’est-ce que la mer fait de tout ça ?

117 Ne sommes-nous pas tous des points d’interrogation en quête, chacun à notre tour, d’une réponse qu’en plus nous souhaiterions finale ?

118 Les mots nous jouent des tours. Si j’ai pensé à lui, au sujet de la marge, c’est qu’il écrit sans marge, remplissant les feuilles d’un bord à l’autre, sans préserver le moindre espace autre que celui qui sépare chaque lettre détachée. Les seuls espaces, passages à la ligne, retraits, ponctuation apparaissent dans ses cahiers sous l’écriture de ceux qu’il convie à écrire ses questions.

119 La marge, donc, en tant que cadre de la mise en page est absente de son texte, remplissage discontinu du feuillet.

120 Cependant, le voyant écrire sur la plage, j’ai soudain l’impression que sa page n’est qu’un fragment si plein que parce qu’il est écriture en marge. Pour le dire autrement, la plage, immense étendue, m’apparaît alors dessiner les marges de son texte, plage pleine. Ce qu’il inscrit sur ses feuillets est ce qu’il parvient à inscrire en marge du vide. Marge construite au et du dedans avec les mots du dehors, peu habités pour la plupart et dont sans fin il serait en quête du sens commun. Sens gagné sur le vide, comme les polders sont terre ferme gagnée sur la mer. Sens pour emplir mots, gestes, hors regards et commentaires.

121 De la marge, donc, au centre, au cœur, quelles mises en relation ? Quelles circulations ? Quels décalages aussi, nécessaires pour accepter d’en être de cet accompagnement au quotidien de ceux si facilement marginalisés, « gardés au loin » et qui « nous placent au cœur de l’humain [1] ».

122 Un jeune homme comme les autres. La tête peut-être un peu plus inclinée sur une épaule un peu plus remontée. Il arpente la ville en quête de colle pour faire tenir ensemble ses papiers. « Il faut que ça tienne », tel est son souci. Un souci qui l’anime, et le renfrogne. Une des clés de la panique qui l’envahit à la seule idée qu’il pourrait manquer de papier, de stylo et de colle. Parce qu’alors, rien ne tiendrait. Quelles échappées ? Miroir des feuilles où les lettres prennent corps, miroir du corps à corps, et peau à peau, miroir du regard des autres… où n’apparaîtraient jamais qu’en marge les battements de cœur, tels qu’ils résonnent au dedans, dans l’intime berceau de nos côtes.

Notes

  • [1]
    Catherine Defives-Jeantoux, Autismes et psychoses infantiles : quel accompagnement à l’âge adulte ? Toulouse, Érès, 2001.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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