Sud/Nord 2001/2 no 15

Couverture de SN_015

Article de revue

« Soliloque »

Pages 23 à 25

Vendredi 18 mai 2001 6 h 45

1 Le kabyle est ma langue maternelle. Elle est en fait ma langue parentale, sauf que mon père a essayé de nous apprendre l’alphabet arabe et quelques sourates (prières) en arabe, sans que nous y comprenions quoi que ce soit.

2 Ma mère et moi parlions. Je l’interrogeais sur le passé. Elle hésitait à parler. Que dire ? C’était la misère, la guerre, que des choses douloureuses à se souvenir, mais cela n’avait pas entaché son amour pour son pays. Je voulais en faire mon amie et lui demandais de tout me raconter. Mais une mère ne peut tout raconter à son enfant. Il y a des problèmes d’adultes qui doivent rester entre adultes.

3 Mon père nous enjoignait de ne pas parler le français à la maison, si bien que nous ne pouvions plus communiquer, car nous ne connaissions que peu de vocabulaire en kabyle. Pourtant, j’ai refait ma première année de cours préparatoire en partie à cause de cela. Mon rapport à la langue et mon apprentissage du français se heurtaient à la difficulté d’associer les mots avec ce à quoi ils correspondaient.

4 Nous vivions un peu retirés du village, attractif à cause de l’école, des commerces, etc.

5 Mais entre le village et nous, il y avait ce qu’on appelait « le camp des ouvriers ». La plupart étaient arabes, sans doute algériens.

6 Quand ma mère préparait à manger, quand elle travaillait la semoule pour faire du couscous ou du bazen (petites pâtes rondes), je lui disais que je voudrais être comme elle. Elle me répondait que je devais m’enhardir, quand je voulais rester avec elle et ne pas aller à l’école : « Va, tu vas apprendre à lire et à compter ; pas comme moi qui ne sais pas. » Je ne me rendais pas compte de tout le travail qu’elle faisait. Ils étaient partis de rien et elle prenait grand soin du peu qu’elle avait. Elle avait l’esprit du partage égal entre tous ses enfants. Je me souviens d’une orange énorme qu’elle avait distribuée à parts égales entre nous tous.

Lundi 21 mai 2001 20 h 45

7 On peut dire que j’ai eu un rapport difficile avec le monde des adultes et un goût prononcé pour la vérité. Nous devions, mes frères et sœurs, faire preuve de discrétion.

8 Mes parents ne faisaient pas de politique. Ils avaient chacun à sa manière participé à la guerre de libération algérienne, mais ils en parlaient peu. Ni l’un ni l’autre n’étaient bavards sur ce thème, et, de toutes façons, les choses étaient claires et ne nécessitaient aucune conjecture.

9 Ma mère qui était en Kabylie avait vécu la guerre, avec les avions qui passaient au-dessus de sa tête, jetaient leurs bombes, et elle avait dû, avec le peu d’habitants qui restaient au village, se réfugier dans un autre village un peu plus loin, pour échapper à la mort et aux recherches des militaires français.

10 Mon père, lui, était en France durant cette période, et lors d’une fouille chez son cousin où il habitait, il s’est tenu prêt à être arrêté.

11 Mais mes parents n’ont jamais cultivé la haine contre les Français, et surtout ils n’étaient pas vantards, notamment mon père qui mesure toujours ses propos.

12 Enfant, je ne comprenais strictement rien à cette guerre et l’école ne m’avait apporté aucun éclaircissement à ce sujet. Mais mon père avait fait sa guerre dans sa jeunesse, et c’est cela que je n’avais pas compris. Je ne sais pourquoi j’en étais arrivée à me demander quel camp il avait choisi. Si bien que moi-même, à 20 ans, je me sentis dans l’obligation d’agir.

13 Il est clair qu’entre nous, les enfants scolarisés à l’école publique française, et nos parents pour ainsi dire analphabètes (mon père a quand même suivi l’école coranique et a reçu les bases élémentaires qui lui permettent de lire le français, même de façon rudimentaire), il se creusait un fossé, notamment en raison de questions sur l’histoire, l’archéologie, les sciences en général, qui me paraissaient être en contradiction avec nos croyances religieuses.

14 Tout cela me paraît moins confus aujourd’hui et si j’en parle de façon dépassionnée, c’est sans doute en raison de mes différents séjours en Algérie, du temps qui a passé et de la grave crise que traverse l’Algérie (on parle aujourd’hui de 500 000 manifestants à Tizi-Ouzou).

15 Mon lien avec les Français s’est fait principalement par l’école, et de façon insidieuse, je pense m’être identifiée à eux, et mon imagination était nourrie par la télévision.

16 Jusqu’au jour où, je ne sais plus à quel âge, j’appris que nous n’étions pas arabes, mais kabyles. Si bien que lorsque, enfant, on me traita de « sale Arabe », je répondis que je n’étais pas arabe mais kabyle, réflexe que je trouve aujourd’hui puéril et lâche. Pourtant, j’ai appris plus tard que nous nous différencions des « Kabyles », parce que nous étions « Mrabten », qui sont d’une grande fierté. Tout cela était pour moi incompréhensible.

17 L’année 1980 a bousculé ma vie. L’ambiance était à la révolte. Ce n’était pas seulement l’identité berbère, et ainsi l’histoire officielle, qui était remise en question, mais c’est une aspiration sans doute utopique à la démocratie et à l’émancipation des femmes (je mis du temps à penser l’égalité entre les sexes).

18 Je prenais très au sérieux cette période ; ce qui se passait me semblait important et d’observatrice au départ, je m’investis à la fois passionnément, mais toujours avec une certaine retenue, car je connaissais si peu l’Algérie. J’étais pourtant prête à mourir à cette époque-là.

19 En tout cas, j’avais appris à oublier ma timidité et à prendre la parole en public, d’abord pour informer dans notre amphi à l’université (c’était le règne du parti unique et la presse ne rendait pas compte des événements), sensibiliser à l’idée de s’organiser en syndicat étudiant, puis par les détenus, contre les différents projets du Code de la famille, et enfin à la cité universitaire, lors de l’assassinat d’Amyel Kamel en 1982. Je ressentis finalement tout cela comme autant d’attitudes déviantes, voire marginales.

20 Pourtant, on ne peut considérer les Kabyles comme des marginaux, mais plutôt comme une minorité qui désire être reconnue. Ce besoin de reconnaissance est d’autant plus fort lorsqu’on est une femme, et se revendiquer en tant que telle est aussi une façon de se marginaliser. De plus, pour moi, évoluant en France, le Kabyle était associé à la famille, à la sphère de l’intime. Pourtant, j’aurais adoré l’avoir comme option au baccalauréat.

« C’est une guerre mondiale, la plus brutale, la plus totale, la plus universelle, la plus efficace. Chaque pays, chaque ville, chaque campagne, chaque personne, tout est un champ de bataille plus ou moins important. D’un côté le néolibéralisme avec tout son pouvoir répressif et sa machine de mort, et de l’autre, l’être humain.
La suite, c’est la reproduction des résistances, un monde avec de nombreux mondes dont le Monde a besoin. »
Marcos, Un Rêve rêvé dans les cinq continents. Chronique de la première rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme, 1996

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