Couverture de SM_055

Article de revue

Quitter son île région pour devenir quelqu'un

Pages 113 à 127

Introduction

1 Sur près d’un demi siècle s’est progressivement mis en place un marché mondial des excellences sportives (Maguire, Stead, 1998).

2 Pour les jeunes sportifs l’entrée dans ce marché ne s’opère pas, sous des dehors uniformes, de manière homogène. Aujourd’hui, le processus de professionnalisation, inégal selon les disciplines (Faure, Suaud, 1994 ; Silk, 1999) est parvenu à un stade où l’accroissement de la circulation des champions s’accompagnent d’un second type de flux composé par des sportifs plus jeunes qui aspirent à le devenir. Ainsi, le flux migratoire des jeunes sportifs réunionnais vers la métropole et l’Europe peut nous aider comprendre les opérations identitaires mises en jeu dans l’engagement dans la carrière sportive. Ce flux concerne chaque année une centaine de jeunes sportifs. Notre enquête qui visait à savoir comment ils réussissaient à s’adapter à leur nouvelles conditions de vie avait pour hypothèse majeure que leurs crises identitaires étaient liées à l’accroissement de l’écart entre leurs deux pôles identitaires : l’auto perception (image qu’on a de soi) et la désignation (manière dont les autres nous évaluent et nous jugent). Il s’agissait de nous inscrire dans une approche compréhensive de l’expérience des sportifs (Coakley, J ; Donnelly, P, 1999). Il fallait donc renoncer à une définition normative de la réussite à partir de critères totalement extérieurs aux conceptions qu’en ont les sujets de l’enquête. Envisager leur propre définition du succès est une démarche d’autant plus payante qu’elle permet de faire des normes sportives l’objet de l’investigation et non plus le point de vue à partir duquel s’opère l’analyse.

Questions de méthode

3 Il s’agissait de construire un échantillon suffisamment important pour nous permettre de prendre en compte la variabilité des caractéristiques des sportifs migrants. Nous avons retenu cinq critères pour sa constitution : la professionnalisation des activités, l’âge (ne serait-ce que parce que l’accueil trouvé à l’arrivée en métropole dépend fortement de ce critère), l’ancienneté en métropole, le sexe, le niveau de pratique (il ne s’agissait pas de s’intéresser uniquement aux cas des champions célèbres comme Laurent Robert ou Jackson Richardson mais de donner aussi la parole à des sportifs plus anonymes ayant connu des difficultés).

4 Nous avons eu des entretiens avec vingt-neuf sujets. Ce nombre de passations a répondu aux exigences de la méthode des « histoires de vie » qui repose sur la nécessité de « saturation du sens » pour mettre un terme à la campagne d’entretiens. Autrement dit, nous avons décidé d’arrêter notre recueil de données lorsque les nouveaux sportifs contactés ne nous apportaient que des informations redondantes.

5 Pour étudier, ces différentes « histoires de vie », nous nous sommes appuyés sur la notion de « carrière » au sens de Becker. Notre analyse respecte une exigence comparative par la mise en série les différents récits ; mais parler de « carrière » c’est envisager, un peu comme le faisait Hughes avec la parabole de la rame de métro, un parcours marqué de séquences, des points de choix de sortie ou de continuation (comme le sont les stations de métro) et un terminus. Il s’agit donc de décrire les différentes étapes du voyage (au double sens de déplacement dans l’espace et dans le social) des sportifs réunionnais migrants de leur départ jusqu’à leur intégration.

Plusieurs représentations de la réussite

6 Le sentiment de réussite dépend des buts que chacun ces sportifs se fixent tant du point de vue des objectifs scolaires, compétitifs ou sentimentaux. En fonction du moteur essentiel de leur mise en mouvement ils développent des modes d’évaluations spécifiques de leur succès où de leur échecs.

Trois manières de partir de La Réunion

7 On peut repérer trois modalités principales du départ.

8 - Tout d’abord, celui-ci peut être présenté comme une opportunité à laquelle il fallait répondre dans l’instant. Il s’agit du départ « aventure ». Dans ce type d’engagement le temps écoulé entre la proposition faite au sportif et son départ est très court. Il s’agit alors d’une décision « coup de cœur ». L’incitateur est souvent un « recruteur » de passage à la Réunion pour trouver des joueurs. Le type d’engagement de ces jeunes repose sur le goût pour l’aventure, son moteur le plus fort est l’autoréalisation plus encore que la réussite sociale. Les possibilités de mobilité sociale offertes par la mobilité spatiale constituent certes des arguments mais surtout mis en avant pour apaiser les inquiétudes parentales. Ces jeunes, eux, s’accommodent bien d’une forte dose d’imprévu. En outre, en cas de désaccord sur la question du départ avec leurs parents ils ne leur laissent pas le dernier mot. Partant pour réponde à leur vocation, ils se pensent avant tout en pratiquant de telle ou telle spécialité et incluent pas ou leur origine géographique dans leur définition de soi.

9 - Le départ peut au contraire s’inscrire dans une continuité offerte par le club qui dispose de réseaux d’accueil en métropole. Dans ce cas, il ne s’agit plus d’un départ « aventure » mais au contraire d’un départ « récompense ». Dans certains clubs de l’île de la Réunion, la possibilité d’aller en métropole est présentée aux jeunes débutants comme la récompense qui attend les meilleurs d’entre eux. L’existence de véritables filières migratoires régule le départ et standardise (donc banalise) les conditions d’arrivée en métropole. L’incitateur est alors l’entraîneur local connu et légitime aux yeux de la famille. Ce type de départ est facilité par l’existence de nombreux modèles de réussite, comme en gymnastique, ayant emprunté la voie que se propose de suivre le candidat à la migration. La possibilité de prendre une décision importante en disposant de l’exemple de prédécesseurs servant de guides pour « ouvrir la voie » permet de diminuer l’angoisse du choix de vie puis du départ. Les parents aident leurs enfants aux préparatifs du départ qui peuvent être effectués de longue date.

10 - Enfin, une troisième manière de partir consiste à faire primer le projet de vie global (priorité aux études, découverte de la France métropolitaine) sur le projet sportif. Pour ce sous-groupe la réussite n’est pas qu’une question de médailles, de records, mais l’aboutissement d’un processus d’épanouissement personnel où prime la construction de soi. Ils offrent donc une vision plus large de la réussite que les deux autres sous-groupes. La compétition n’a plus le pouvoir de fournir un sens global et unique à la vie. Ils peuvent, par exemple, se présenter comme écoliers ou étudiants alors que les jeunes des deux autres groupes se présenteront toujours comme sportifs.

Les facteurs causant les difficultés d’adaptation

11 Les difficultés sont variables en fonction des objectifs personnels que chaque jeune s’est fixé pourtant on retrouve certaines épreuves communes. Les jeunes ne parlent pas en soi de leur identité mais plus concrètement d’épreuves identitaires qu’ils ont dû affronter. Mais les indices de fréquence ne peuvent pas à eux seuls suffire pour hiérarchiser les difficultés rencontrées. Par exemple, la différence de nourriture est très fréquemment évoquée mais à titre anecdotique pour dédramatiser des témoignages par une forme d’auto-dérision humoristique. En fait, les facteurs de difficultés les plus importants sont repérables à des formules de détresse qui ébranlent l’ensemble de l’identité.

La séparation familiale

12 Deux jeunes sportifs réunionnais sur trois, quels que soient leur sexe, leur âge ou leur projet personnel ont eu à un moment ou à un autre envie de rentrer à la Réunion. Les premiers mois semblent d’une manière presque constante les plus difficiles.

TABLEAU 1

Les mots de détresse et leur temporalité

Nombre d’occurrencesFormules de détresse
Base : 29 entretiens
Marqueurs temporels
Base : 29 entretiens
Au sujet des 6 premiers moisAu sujet d’après les 6 premiers mois
18« m’être trompé », « trompé sur moi », « erreur », « grosse erreur »162
17« plus savoir où j’en était », « perdre pied », « perdre les pédales »124
16« envie de rentrer », « retourner à la Réunion »133
15« c’était dur », « le plus dur »141
13« c’était la galère », « c’était galère », « j’ai galéré »112
10« difficile à vivre », « du mal à le vivre »73
8« beaucoup pleuré », « pleurer »80
7« trop dur », « vraiment dur », « le plus dur »70
7« avoir le cafard »,52
4« déception », « être déçu »31
3« avoir le blues », « j’ai eu le coup de blues »30
3« c’était la merde »21

Les mots de détresse et leur temporalité

13 La séparation d’avec les parents (et en particulier d’avec la mère) constitue le motif majeur de souffrance. Les sportifs se défissent alors avant tout par leurs origines comme fils ou fille de leur parents. En proie au doute et à la solitude le sportif se tourne vers sa famille qui joue alors un rôle paradoxal : d’une part, par la souffrance occasionnée par la séparation elle attise le désir de rentrer à La Réunion, mais d’autre part, elle encourage le jeune dans son projet et l’aide à rester en métropole. Le téléphone devient un outil essentiel dans l’entretien du lien. Il s’agit par le téléphone de garder le contact avec ses parents, mais, plus fondamentalement garder le contact avec sa famille ne signifie rien d’autre que conserver le sens de sa propre existence. La régularité des coups de téléphone est ici essentielle. Savoir qui appelle l’autre est également important ; ce sont le plus souvent les parents qui appellent les enfants. Il ne faut pas voir dans cette démarche seulement un avantage matériel pour le jeune sportif soulagé du coût de la communication ; pouvoir compter sur l’appel de ses parents lui montre qu’ils le soutiennent (« holding »), qu’ils sont impatient d’avoir de ses nouvelles.

14 La séparation est facilitée pour ceux qui avaient déjà pris l’habitude à La Réunion de vivre en internat (« Enfin ça pas été trop dur, euh… À La Réunion je passais toute la semaine là-haut (internat) et je redescendais juste le week-end. Ça m’a appris la vie loin de mes parents en fait euh… Ça m’a bien aidé pour la métropole » (Pierre, footballeur)).

15 L’éloignement n’est pas en lui-même un élément suffisant pour conclure à la déstructuration des liens familiaux, ceux-ci peuvent être entretenus et se renforcer à distance mais au prix du manque et de la frustration ressentie.

L’exigence de résultats immédiats

16 L’adaptation à la vie en métropole devient encore plus délicate quand les sportifs arrivent directement dans des clubs de haut niveau en temps que « professionnels ». Il doivent satisfaire les attentes et correspondre à l’image que leur attribuent joueurs et dirigeants. Ils sont perçus comme les outils de la réussite du club, les défaites leur seront directement imputées. Alors que les sportifs placés en centre de formation sont avant tout là pour apprendre, les signataires d’un contrat « pro » sont là pour faire gagner leur club et sont soumis à une obligation de réussite immédiate. Ils doivent faire leurs preuves et ne pas décevoir, ce qui constitue une pression supplémentaire.

17 Les disparités de rémunération des joueurs au sein des clubs peuvent aviver l’envie en creusant les différences de statuts entre joueurs, et être vécues comme des injustices constituant des freins à l’intégration. Les volleyeurs de l’échantillon détaillent la double contrainte entre obligation d’en faire plus que les autres à l’entraînement et nécessité de se faire apprécier comme copain.

18 La défaillance, la baisse de forme, ou la blessure sont d’autant plus difficiles à vivre que la réussite compétitive est le seul objectif visé. Pour que le passage sur le banc de touche remplisse malgré tout une fonction en matière de construction identitaire, il est nécessaire que le jeune trouve dans cet échec un sens positif. L’adaptation tient pour beaucoup dans la capacité à recycler les difficultés (ou même les échecs) en réussissant à les inclure dans la construction identitaire et à leur donner ainsi un sens positif. Ceux qui accordent de l’importance aux études prétendent que c’est eux qui ont décidé de relâcher leur efforts sportifs. L’éloignement passager du terrain peut marquer la naissance d’un nouvel individu.

Des facteurs facilitant l’adaptation

19 Selon A. Giddens, « Le besoin de sécurité ontologique et le projet réflexif de soi caractérisent l’individu contemporain. La sécurité ontologique est définie comme étant une forme très importante du sentiment de sécurité en général […] L’expression s’applique à la confiance de la plupart des êtres humains dans la continuité de leur propre identité » (1994, p.98). La sécurité est une manière de se penser et de penser le monde selon un sentiment de continuité, au-delà des ruptures, des interruptions, des départs. Les jeunes sportifs réunionnais mettent la leur péril en rompant avec leur vie sur l’île. Ils cherchent donc à mettre en place des procédures de « sécurisation » de leur monde pour créer des ponts entre l’ancien et le nouveau et ne pas renoncer à une partie de leur identité.

Le rôle des amis dans l’intégration

20 À l’arrivée, la sociabilité sportive constitue le lien le plus fort. Les récits convergent dans leur grande majorité pour accorder une place centrale et parfois exclusive aux amis sportifs. À la question « tu faisais quoi comme loisir à ton arrivée ? » ils répondent systématiquement par « on faisait » et non pas par « je faisais ».

21 Le soutien se situe aussi dans l’opportunité offerte d’exprimer sans crainte la souffrance provoqué par l’éloignement à des camarades connaissant parfaitement les mêmes sentiments. Ainsi, se retrouver entre Réunionnais (même si les situations vécues ne sont pas toutes identiques) autorise à tomber le masque et permet d’exprimer la solitude sans courir le risque d’être pris en pitié. L’amitié entre Réunionnais dans une même structure d’accueil se traduit aussi par une sorte de tutorat qui s’exprime des aînés envers les cadets.

22 Cependant le type de structure d’accueil et le climat relationnel plus ou moins compétitif au sein du groupe viennent moduler, les formes d’entraide. Les structures de formation (centre d’entraînement, sport études) constituent des matrices de socialisation qui protègent, le plus souvent, de l’âpreté de la concurrence qui prévaut dans les clubs en particulier quand ceux-ci sont professionnels. Les affinités sportives culminent quand les coéquipiers ne vivent pas leur entraînement comme une compétition interne et que l’entraîneur maintient un climat d’entraide entre eux. Dans ces clubs où la valorisation personnelle ne se fait pas aux dépends du partenaire, l’absence de tension facilite les rapprochements. À l’inverse, les clubs où l’interdépendance nécessaire à la victoire s’accompagne d’une forte concurrence pour la place sur le terrain produisent des effets contrastés de solidarité et de rivalité. Une gymnaste arrivée en 1996 à Marseille ne cache pas ses difficultés d’adaptation à un groupe où l’émulation se traduisait pour elle en termes de rivalité excessive et contribuait à produire « l’étrangère de l’intérieur ». Les périodes de blessure où de méforme servent à tester la solidité et l’authenticité des amitiés.

23 Quelle que soit l’ambiance, les nouvelles relations amicales ne font guère oublier les anciennes. La nostalgie des amitiés réunionnaises ne signale pas forcement un isolement métropolitain mais une différence dans les modes de vie : « mes amis de La Réunion, ils étaient plus disponibles, on avait plus de temps » (David, rugbyman). Parmi ces amis de longues dates se dégage un personnage à part : le confident. On aurait pu penser que se rôle serait tenu par un ou une ami(e) plus récent(e) mais généralement celui ou celle qui fait office de confident(e) est une ancienne relation restée à la Réunion, que l’on appelle quand « ça va pas », « qu’on a un coup de blues », « qu’on a le moral au raz des chaussettes ». Les relations d’enfance ou de longue date sont perçues comme mieux aptes à tout entendre en conservant intacte l’image de l’amitié passée. Les relations anciennes et à distance sont plus proches de l’évocation de souvenirs traçant les contours d’un individu rêvé alors que les relations plus récentes sont d’avantages attachées la seule image présente à laquelle elles aient accès.

Évolution des réseaux amicaux sous l’effet de l’ancienneté en métropole

24 Le temps passé en métropole entraîne une différenciation entre amis et copains au niveau sportif. Cette différenciation dépend de l’âge du sportif. À 10 ans le monde relationnel est peuplé d’amis (pour la plupart) et d’ennemis (quelques uns). Ainsi, n’est-il pas rare que les gymnastes (arrivés les plus jeunes) se disent amis avec l’ensemble du groupe. La gradation plus fine entre « vrais amis », « co-équipiers », et « simples relations sportives » n’apparaît qu’ultérieurement. D’où la difficulté d’établir des comparaisons dans le temps en reprenant des mots comme « amis » ou « copains » qui n’ont pas à 10 et à 20 ans le même sens.

25 On avance également dans l’intégration quand les liens amicaux ne puisent pas uniquement dans le réservoir des relations sportives. À ce titre on peut souligner l’ambiguïté des situations d’intégration où le jeune sportif réunionnais emprunte une filière migratoire qui le place dans un microcosme où il vit surtout avec d’autres Réunionnais. Dans les cas extrêmes l’effort d’intégration paraît s’inverser, comme par exemple pour les gymnastes du pôle France d’Antibes où c’est presque aux métropolitains de venir se joindre aux Réunionnais présents en nombre.

26 La diversification des réseaux amicaux sert d’indicateur de la capacité de ces jeunes sportifs à traverser plusieurs milieux dont chacun joue comme source d’autonomie par rapport aux autres. L’ouverture des réseaux s’opère par un changement relationnel à l’école. Si à l’arrivée en métropole les plus jeunes placés en centre de formation ou en « sport-études » vont choisir électivement sur les bancs de l’école les sportifs avec qui ils s’entraînent, les plus âgés et les plus « anciens » évitent des contacts trop répétitifs dans le seul univers sportif. L’école qui servait initialement à resserrer les sportifs qu’on connaissait déjà devient par la suite le lieu où faire de nouvelles connaissances « extra-sportives ».

27 Avec le temps, les relations semblent moins subies et plus choisies. Ainsi l’on passe de réseaux sportifs où l’on cumule un ensemble d’activités (le sport, les loisirs, les études) à des formes de sociabilités plus cloisonnées (les partenaires de l’équipe ne connaissent pas forcément les amis de l’université ou ceux avec qui on va au cinéma).

28 L’établissement de relations sentimentales et d’une vie de couple contribuent également à l’adaptation du sportif (de la sportive). Mais ces relations amoureuses ne sont pas toujours isolables des relations amicales et des cercles sportifs. Au contraire la sociabilité sportive favorise les rencontres entre joueurs et joueuses d’une même discipline. La vie amoureuse est alors en continuité avec la vie amicale. Parmi notre échantillon c’est chez les sportifs collectifs de petits terrains (volleyeurs et handballeurs) que se repère la plus forte endogamie sportive.

Le rôle du changement d’habitat dans l’intégration

29 L’appropriation d’un espace personnel est un point important de l’adaptation des jeunes sportifs réunionnais à leur arrivée en métropole. Or ceux qui viennent dans des centres de formation sont hébergés à plusieurs par chambres dans des locaux dépersonnalisés et standardisés. Ils vont employer deux stratégies principales pour, dans ces conditions, créer un « chez soi » : il y a ceux qui mettent de l’ordre et collent des photos de l’île de La Réunion et de leur famille, et il y a ceux qui au contraire mettent la pagaille et ne se sentent chez eux que lorsque leur espace ressemble à un champ de bataille. Répéter en arrivant dans la chambre après l’entraînement toujours les mêmes petites actions joue un rôle de micro-rites d’appropriation. Pierre suspendra dès son retour du gymnase ses affaires de sport dans son placard, Daniel s’installera pour une demi heure de lecture, Nadia s’accordera un carré de chocolat, mais la plupart imite Serge : « En arrivant je me jette sur le lit la tête la première et je récupère » (Serge, Gymnaste). La priorité est donnée après l’effort au repos du corps.

30 Le passage d’un habitat collectif à un habitat individuel, d’un « chez nous » à un « chez soi » est une étape importante du processus d’intégration. L’internat est une structure rassurante pour l’arrivant parce qu’elle constitue, en raison même de sa fermeture, un monde fini dont il est facile de découvrir les règles et les repères. De ce point de vue là, l’internat métropolitain ne diffère guère de l’internat réunionnais et ceux qui ont déjà été internes n’arrivent pas en terrain inconnu. Les disciplines sportives, qui comme la gymnastique, accueillent les sportifs les plus jeunes, offrent des structures « tout en un » où l’ensemble des lieux de vie sont voisins les uns des autres. Les structures fermées, précisément parce qu’on n’en sort pas, transforme la question de l’adaptation à la métropole en l’adaptation à l’internat. Disposer de l’hébergement et de la restauration facilite l’arrivée de celui qui n’a à se préoccuper ni du gîte ni du couvert, mais se paie au prix de la raréfaction des espaces et des moments d’intimité. Ce coût n’est pas très élevé pour l’arrivant car il recherche au contraire la présence continue des autres pour combler le vide occasionné par l’éloignement de sa famille.

31 Au fil du temps, les attentes des sportifs se modifient, ils visent prioritairement une plus grande autonomie, aussi ce type de cadre de vie devient peu à peu trop contraignant. La facilité du passage du temps scolaire au temps sportif ne suffit plus à justifier ce qui est alors perçu comme une sorte de détention. « Prendre un appartement » devient donc à l’objectif à atteindre. Aménager dans un appartement représente un seuil d’autant plus important qu’il marque non seulement une avancée en âge mais constitue aussi le signe d’une trajectoire sociale ascendante (des revenus étant en effet indispensables pour accéder à ce type de domiciliation). L’accès à l’habitat individuel combine les effets de l’ancienneté (nombre d’années passées en métropole), de l’âge et de la réussite sociale ou sportive. Plus on est vieux, plus on habite depuis longtemps « en France », plus on a des revenus et plus on a de chances d’éviter les hébergements collectifs. Se mettre en appartement suppose d’être capable d’une autonomie de gestion passant par toutes les tâches nécessaires à son entretien. Ce mode d’habitation permet d’entretenir des relations mêmes minimales (« bonjour-bonsoir ») avec les voisins, personnes qui par n’appartenant pas au monde sportif peuvent également renseigner sur les « us et coutumes » hors de celui-ci.

32 Accéder à un appartement permet de se sentir plus autonome, mais aussi d’être perçu par les autres comme tel. Le processus engagé avec la prise d’un appartement ne s’achève dans une phase terminale uniquement que lorsque l’appartement longtemps ouvert aux diverses formes de la « vie de bohème » (passage inopinés d’amis sportifs, séjour prolongés de certains, collectivisation des ressources, frigo mis à disposition de tous…) se transforme en « cocon » propre à la vie de couple. Dans son premier statut, l’appartement «porte ouverte » privilégie une éthique de « la communauté » sportive, dans le second le « nid douillet » a pour fonction de préserver « l’intimité du couple ». La recherche effrénée de convivialité ne satisfait plus ceux et celles qui noyaient leur solitude parmi les autres. La vie de couple prime, ce qui ne veut pas dire qu’elle entraîne toujours une fermeture des relations amicales sportives mais elle pose tout du moins des exigences contradictoires pour le sportif. Les témoignages disent la difficulté de cumuler les sociabilité sportives et amoureuses dans un même espace. L’appartement devient progressivement un lieu que le couple conquiert sur les relations amicales, même quand celui-ci se donnent l’impression d’être ouvert.

L’autonomie dans les moyens de déplacement

33 Chercher à avoir sa voiture est également un signe d’autonomisation. Elle représente une quasi nécessité pour les sportifs qui s’entraînent loin de leur domicile s’ils ne veulent pas être « trop » dépendants des co-équipiers qui assurent leur transport.

34 Mais, même les sportifs placés dans une structure où lieux d’entraînement et résidences sont mitoyens font du moyen de locomotion personnel un objectif important. Ainsi, avoir sa voiture est une étape décisive qui permet de découvrir par soi-même son environnement et de se prendre en main.

La question du retour

35 Les sportifs qui parlent avec le plus de difficulté d’un retour vers L’île de La réunion sont ceux qui ont le moins bien réussi (en fonction des objectifs qu’ils s’étaient fixés). Leur silence traduit une forme de gêne. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne projettent pas de rentrer sur l’île mais que le prix d’un retour semble être le succès. On repère trois formes principales de projets de retour : le retour pour fonder une famille, le retour en famille, le retour négocié.

36 - Le retour pour fonder une famille : les sportifs vivent leur aventure en métropole comme n’ayant qu’un temps. Quand ils rentrent pour une courte période de vacances, il chargent leur valise des signes de leur réussite (trophée, médailles, maillots aux couleurs d’un club prestigieux). Le prix du retour envisagé sans hésitation est de redevenir « comme tout le monde ». Si leur vie en métropole est marquée par un grande mobilité (déplacements sportifs, déménagements…) ils aspirent à plus de stabilité grâce à leur retour à la Réunion. Ce sera le temps du projet familial.

37 - Le retour en famille : Lorsqu’on interroge les sportifs de ce deuxième sous-groupe sur ce que leur a apporté de meilleur la métropole ils répondent immédiatement « la vie de famille ». La retour ne se pense plus comme une rupture mais comme un trait d’union entre deux familles l’ancienne sur l’île et la nouvelle construite en France métropolitaine.

38 - Le retour négocié : cette forme de retour concerne l’élite sportive de notre échantillon ; sans être très précis sur le moment de leur retour, ils laissent entendre que tout dépendra des propositions qui leur seront faites. Leur retour n’échappe pas à la logique du monde professionnel dans lequel ils ont sorti leur épingle du jeu. Ayant fortement conscience de leur grandeur et de leur singularité, ils manifestent tout au long des entretiens une propension identitaire à vouloir continuer à être ce qu’ils sont devenus plutôt qu’à redevenir ce qu’ils étaient avant le départ. Il ne s’agit donc pas du tout pour eux d’un retour à la case départ mais d’une prolongation de la carrière.

39 Pour l’ensemble de ces jeunes Réunionnais la vie en métropole est loin de ressembler aux situations de « double absence » (pas d’ici et plus de là-bas) décrites par A. Sayad, mais elle est au contraire marquée par la capacité d’une double appartenance (être d’ici et de là-bas tout à la fois). On ne peut donc guère suivre la métaphore de la « transplantation » pourtant souvent utilisée comme modèle pour analyser les migrations : les jeunes pousses pour prendre racine en métropole devraient être arrachées à leur terreau affectif d’origine. Or, il n’y a pas qu’une seule façon de vouloir être soi, et de s’accomplir. Partir n’est pas forcement oublier. Si la migration entraîne l’éveil tâtonnant des jeunes à eux mêmes en tant que champion, elle les confirme dans une identité déjà acquise de membre d’une famille. Cette dualité loin de refléter un clivage inconciliable est une condition nécessaire pour des individus pris entre la réussite et l’épanouissement.

Conclusion : L’aventure et la sécurité

40 Il est nécessaire pour les jeunes sportifs migrants, dés lors qu’il y a distorsion entre auto-perception et désignation, de mettre en œuvre un rouage intermédiaire de l’identité : la représentation de soi (l’image de soi que l’on donne aux autres). Cette forme d’adaptation montre au niveau théorique la nécessité de s’appuyer sur un modèle ternaire de l’identité (Heinich, 1999) plus à même de rendre compte du processus d’ajustement qu’un simple modèle binaire (identité pour soi/identité pour les autres). L’épreuve identitaire majeure que doivent affronter les jeunes migrants réunionnais n’est pas d’être considéré en étranger, mais d’avoir à gérer un rapide changement de taille symbolique : certains sont très vite grandis en accédant au statut de champion, d’autres au contraire qui étaient des « champions » locaux disparaissent dans l’anonymat en métropole. L’épreuve est donc celle de la continuité de soi. En outre on n’est pas forcément très grand à ses propres yeux parce qu’on l’est aux yeux d’autrui. Ils ont donc également à passer une épreuve de cohérence de soi. Enfin, ils sont confrontés à l’admiration mais aussi à l’envie des autres. Le fait que certains deviennent subitement plus riches, plus célèbres, plus reconnus les expose à des réactions d’envie. Face à ces épreuves, les jeunes migrants sportifs réunionnais poursuivent une double quête de fidélité aux origines (à la famille, au club d’origine, au premier entraîneur) et d’affirmation de leur originalité (mobilité). Ils veulent pouvoir « lever l’ancre » et « jeter l’ancre » quand bon leur semble. La Réunion constitue le port d’attache (ce qui répond à une demande de sécurité) d’où ils partent pour traverser la vie (ce qui correspond à une demande d’aventure). Les contradictions générées, loin d’entraîner des clivages inconciliables constituent les doubles quêtes dont le processus d’individualisation revient justement à penser l’articulation.

Bibliographie

  • Anderson, B, (1997). Frontiers : territory and state. Cambridge : Polity press.
  • Becker, H.S. (1998). Tricks of the trade. How to think about your research while youre doing it. Chicago : University Chicago Press.
  • Charbit, Y. (1997). Le va et vient identitaire. Paris : Ined-Puf.
  • Coakley, J., & Donnelly, P. (1999). Inside sports : using sociology ton understand athletes and sports experiences. London and New-York : Routledge.
  • Coakley, J.(1992). Burnout among adolescent athletes : a personal failure or social problem. Sociology of Sport Journal, 9, 3, 271-285.
  • Durschmidt, J. (2001). Everyday life in a global city. London and New-York: Routledge.
  • Donnelly, P. (1997). Child Labour, sport labour, applying child labour laws to sport. International Review for the Sociology of Sport, 32, 4, 389-406.
  • Duret, P., & Leroyer, P. (2002). Les hauts et les bas des stars sportives. Le Débat, 121, 112-126.
  • Duret, P., & Augustini, M. (2002). Étude du flux migratoire des sportifs de La Réunion vers la métropole. Curaps/Région.
  • Dodier, N., & Bazsanger, I.. Totalisation et altérité dans l’enquête. Revue Française de Sociologie, 38, 37-66.
  • Faure, J.-M., & Suaud C. (1994). Les enjeux du football. Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 103, 3-6.
  • Giddens A. (1994). Les conséquences de la modernité. Paris : L’Harmattan.
  • Hughes, E.C. (1996). Le regard sociologique. Paris : Editions de l’EHESS.
  • Lahire, B. (2002). Les variations pertinentes. In J. Lautrey (Ed.), Invariants et variabilités dans les sciences cognitives (p. 244-255). Paris : M.S.H.
  • Maguire, J., & Stead, D. (1998). Border crossing ; “Soccer labour migration and the europeen union”. International Review for the Sociology of Sport, 33, 1, 59-73.
  • Kunesh, M.A., Hasbrook, C.A., & Lewthwaite, R. (1996). Physical activities socialisation : peer interactions and affectives responses among a sample of six grades girls. Sociology of Sport Journal, 11, 398-427.
  • Silk, M. (1999). Local/Global flows an altered production practices. International Review for the Sociology of Sport, 34, 2, 113-123.
  • Sayad, A. (1993). Une famille déplacée. In P. Bourdieu (Ed.), La misère du monde, (pp. 33-48). Paris : Seuil.
  • Singly, F. de. (2003). Les uns avec les autres. Paris : Armand Colin.
  • Urry, J. (2000). Sociology beyond societies. London and New-York : Routledge.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions