Sigila 2021/1 N° 47

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Article de revue

La couleur garde-t-elle son secret ?

Pages 25 à 31

Notes

  • [1]
    Celer (1050) du latin classique celare, « cacher, tenir secret, ne pas dévoiler », appartient à une racine indo-européenne kel-, représentée dans un grand nombre de mots latins (couleur, mais aussi clandestin, occulte…), et dans le celtique celim « je cache », haut allemand kelan : « cacher », l’ancien islandais hall, « rusé», en grec sous la forme élargie kaluptein, « couvrir, cacher » (Dictionnaire Le Gaffiot, 1930).
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De toutes les qualités, la couleur est celle dont il est le plus difficile de parler.
Aristote
Et vous, là-bas, avez-vous fini de parler de couleurs ? de ces couleurs dont pas plus que des goûts on dit qu’il ne faut discuter.
Paul Claudel, Conversations dans le Loir-et-Cher, 1935

1« Des goûts et des couleurs, il ne faut discuter… » si l’on en croit le vieil adage. Il est vrai que la couleur semble nous échapper et que parler de couleurs est une inévitable occasion de malentendus. Car la couleur est un phénomène particulièrement complexe, à la fois physique, physiologique, psychologique et culturel. Lumière ou matière, sensation, perception, mais aussi dénomination, code social et symbolique. Elle constitue un ensemble de signes élaborés par les hommes ; elle classe, catégorise, et a donné naissance à des symboles variés, particuliers à certaines cultures ou universels, permanents ou éphémères.

2Nature multiple – insaisissable ? – de la couleur dont il n’est pas aisé de percer le secret auquel elle est étroitement associée, secret inscrit dans le mot : couleur, du latin color, se rattache au groupe de celare, « cacher, celer, garder secret » [1], selon l’idée ancienne que la couleur recouvre et cache la réalité des choses…

3Ce numéro de Sigila, dans une démarche pluridisciplinaire, explore de multiples facettes de la couleur, de la vision et la perception aux modes de fabrication, aux arts, à la peinture, aux vêtements et accessoires comme signes de reconnaissance, à la peau et au racisme… et à la littérature, aux mots pour dire la couleur. Autant d’aspects divers pour tenter d’en percer les mystères.

4Énigme d’un phénomène qui n’a pas de réalité concrète, car la couleur n’existe pas telle quelle dans la nature, c’est une construction. Le monde est incolore, blanc ! C’est cette idée que Herman Melville développe dans Moby Dick [The Whale, 1851] : les couleurs ne sont pas « réellement inhérentes aux choses », mais seulement posées à la surface, et la réalité, l’univers en soi, débarrassé des couleurs illusoires, est blanc.

5La couleur est le résultat de l’interaction de trois éléments, une source lumineuse, un objet éclairé, et le récepteur – le couple œil- cerveau – qui décode le message visuel à l’aide de ses connaissances, de son vécu social ou individuel ; dès la perception, le culturel – notamment la nomination – a un rôle, d’où sa variabilité, sa subjectivité.

6L’œil humain peut appréhender un spectre coloré allant du rouge (700 nm) au violet (400 nm), et est « aveugle » aux radiations ultraviolettes – UV– et aux radiations infrarouges – RI –, à la différence de certains animaux, en particulier les insectes, et cette perception différente a une influence sur la pollinisation (Paulo Gama Mota). Les humains eux-mêmes ne voient pas tous les mêmes couleurs ! Certaines anomalies de la vision ou dyschromatopsies provoquent une sensibilité réduite à certaines longueurs d’onde et altèrent la vision « normale » des couleurs, notamment le daltonisme engendrant le plus fréquemment une confusion du vert et du rouge (Éva Nguyen). La capacité humaine de discernement des couleurs varie également en fonction de l’âge et de l’expérience acquise.

7Nous ne percevons pas tous la même couleur ! Et perçoit-on une couleur qui n’est pas nommée ? Des tests sur des langues n’ayant qu’un mot nommant à la fois le jaune et le vert ont établi la difficulté à les différencier ; c’est le cas du sanskrit harita désignant le vert, parfois le jaune, du coréen où yeondu est le vert-jaune, et chorok, le vert ; de même les Himbas (Namibie), qui n’ont pas de mot pour désigner le bleu, ont bien du mal à le distinguer parmi une palette de carrés verts… Des évolutions dans la catégorisation des couleurs et des chevauchements s’observent également au cours des siècles : ainsi le latin galbinus, vert pâle-jaune vert, a évolué vers galbus… jalnus, jaune, au moment où le latin viridis a nommé le vert français (1100), différenciant ainsi ces deux champs de couleur.

8Dans certaines cultures, les couleurs sont appréhendées en même temps que d’autres sensations : il y a des couleurs rugueuses, sonores, gaies, tristes, sèches, humides… Les Dani (Nouvelle-Guinée) ont deux noms de couleur : mili (sombre, froid) et mola (lumière, chaud) ; les Hanunoos (Philippines) ont quatre termes de couleur qui se distinguent selon les paramètres clair/foncé (blanc et toutes les couleurs claires / noir, violet, bleu foncé, etc.) ; et le paramètre humide/sec (vert clair, jaune, couleur de café / marron, orange, rouge), lié à l’apparence des jeunes plantes. Je fais mienne la formule de David Le Breton : « Chaque culture voit les couleurs à travers le filtre de ses mots » !

9Des correspondances de sensations ou synesthésies s’observent également en français et dans les cultures occidentales : couleurs chaudes ou froides, légèreté du clair, poids du sombre, parfum du rose, du violet, sonorités ou silence des couleurs. Gamme, ton, tonalité appartiennent à la fois au domaine chromatique et musical et témoignent d’analogies fréquentes entre couleurs et sons. Pour Delacroix, « Les couleurs sont la musique des yeux et se combinent comme des notes » (Journal 1822-1863) ; « J’entendais le bruit des couleurs ; des sons verts, rouges, bleus, jaunes » écrit Gautier. Pour Kandinsky le rouge peut être mis en parallèle avec des coups forts de cymbale, le bleu clair s’apparente à la flûte, le foncé au violoncelle, s’il fonce encore, à la contrebasse, le bleu très profond aux sons graves d’un orgue, le vert aux sons calmes, amples, et de gravité moyenne, du violon, le blanc à « un grand silence, absolu pour nous », semblable à certains silences en musique qui ne marquent pas « l’achèvement définitif », au contraire du noir, « silence définitif » (Du spirituel dans l’art, 1911). Ces correspondances couleurs-sons se rencontrent fréquemment en littérature : « braiements cramoisis » (Y. Rouquette), « cris d’écarlate » (R. Crevel), « vermeil extraordinaire » des roulades des rossignols (J. Giono)… Musique des mots, de la littérature, « polyphonie chromatique » évoquée dans ses notes par Maria Velho da Costa : « C’est dans les mots et à travers eux que s’esquissent des rythmes de bleu, des taches de sons. » (Golgona Anghel).

10De même, sont mentionnées des « couleurs » vocales, instrumentales dans les œuvres lyriques ; dans les différentes versions d’Orphée, elles traduisent et accentuent les épisodes et les sentiments d’Orphée : de l’« or » de l’amour comblé, « couleurs miellées d’une voix », « éclat de pur métal », couleurs claires de l’instrumentation des bonheurs terrestres… à l’évocation des enfers par les « couleurs sombres des cuivres », la « profondeur des violes de gambe, de la contrebasse et de l’orgue… » (Marie-Françoise Vieuille).

11On a souvent établi des relations entre l’écriture et la peinture. Donner à voir, rendre compte du réel – ou le métamorphoser –, c’est la quête des écrivains, des poètes. Et ce sont bien les mots, essentiellement, qui font voir. Walter Benjamin affirme dans « Paysages urbains » (Sens unique, 1928) : « Trouver des mots pour ce qu’on a devant les yeux, comme cela peut être difficile. […], c’est seulement lorsque j’eus trouvé ces mots que l’image se dégagea du vécu trop aveuglant ». « On ne voit vraiment une chose que lorsqu’on a trouvé les mots pour la dire », et Olivier Rolin a cette formule étonnante : « L’œil écrit, ou plutôt : la plume voit ». « Je ne vois, littéralement, le ciel que lorsque j’ai trouvé, pour le décrire, autre chose que : il est bleu, ou gris ». (Mon galurin gris. Petites géographies, 2013). Difficulté, exigence du mot qui fait voir et toucher les choses : c’est « ça », là.

12Mots de base, génériques, hyperonymes : noir, blanc, rouge, jaune, vert, bleu, brun, gris, violet, orange, rose ; et multitude de dénominations chromatiques référentielles, hyponymes, analogies avec des référents matériels, concrets, extrêmement divers (nature, matières colorantes, art, littérature, religion, produits, marques, mouvements sociaux ou politiques), parfois par correspondance entre une couleur et une idée. Ces dénominations chromatiques sont le reflet d’une société particulière, de ses centres d’intérêt, et constituent un lexique en évolution. Mots mouvants, parfois couleurs perdues, dont il faut retrouver les secrets, les sources, les nuances.

13Dire la couleur se fait aussi par comparaison, métaphore, par « une texture secrétant la couleur » comme chez Proust, et La Recherche, « cathédrale chromatique ». Pour Proust, « saisir le réel et toutes ses couleurs », c’est « s’entremêler à des strates, à des couches “littéraires” du traitement de la couleur » (Davide Vago)… Fonction visuelle et fonction poétique révèlent « tout un réseau de significations qui s’entremêlent et se superposent ». Proust dans La Prisonnière, La mort de Bergotte, affirme le désir de se faire peintre, pour « faire voir », sentir, ressentir, atteindre la vérité du « petit pan de mur jaune » : « Enfin il fut devant le Ver Meer, […] il remarqua pour la première fois […] la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. […]. » « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune ». « La plume de l’écrivain fait assaut au pinceau du peintre » !

14Au sujet des couleurs en peinture… Un tableau d’une seule couleur est-il toujours un monochrome ? C’est la question dont débattent, sous forme de dialogue, deux visiteurs de l’exposition au Louvre des « peintures noires » de Pierre Soulages et des œuvres de Malevitch, Klein, Rodtchenko, Allais (Denys Riout). Monochromie radicale ou quasi-monochromie ? peinture abstraite ? Les « peintures noires » de Soulages ne sont pas réellement monochromes car constituées d’empâtements de matière, de variations entre ombre et lumière, de noir et blanc, de stries blanches sur noir tant la lumière éclaire certaines surfaces. Noir-Soulages, noir-lumière ou outrenoir, « Au-delà du noir » et du monochrome.

15La couleur classe les choses mais aussi les êtres. Blanc, Jaune, Noir… Et dans cette classification, la blancheur sert de référence, de norme (noir de la peau considéré comme ajout, sur-impression sur le blanc « normal »), également associée à des valeurs esthétiques, morales, sociales. Or, voir – et dire – la couleur de la peau qui n’est pas blanche, est, de nos jours, tabou : « Taisez cette couleur que je ne saurais voir » ! Reconnaître la couleur des autres oblige à reconnaître celle qui est la sienne, et, dans une société racialement hiérarchisée, renoncer à une position privilégiée d’individu blanc (Luísa Semedo), (note de lecture d’Isabelle Baladier-Bloch sur Lilian Thuram, La Pensée blanche, 2020). La censure du voir se double d’une censure du dire, et les appellations nègre, mais aussi Noir, sont relayées par les euphémismes Black, Blackos, Kebla, Renoi, pour désigner les Personnes de couleur

16Dans l’art du xviiie, le Noir est invisible, « motif accessoire », passant ensuite au « motif principal », mais dénotant toujours la supériorité de l’homme blanc (note de lecture de Laurence Motoret sur le livre d’Anne Lafont). Et la BD portugaise, de la période coloniale à nos jours, rend compte de la persistance de vieilles hiérarchies raciales (Luís Cunha & Rosa Cabecinhas).

17La couleur c’est aussi les matières colorantes, leurs modes de fabrication, leurs enjeux commerciaux, leur rôle symbolique ; ainsi du « bois de Brésil » ou « bois Brésil », « couleur de braise », colorant obtenu du bois de sappan dont on suit la trajectoire géographique entre l’Asie, l’Amérique et l’Europe (Arnaud Dubois). Et également la couleur sur – ou dans – le corps avec les tatouages (Catarina Pombo Nabais), les vêtements et accessoires comme marqueur d’identité, signe discriminant ou valorisant : le jaune imposé aux juifs du xve au xxe siècles, à la Renaissance italienne, en particulier par le port d’un « chapeau jaune » stigmatisant, et l’inversion du symbole par la ré-appropriation du jaune, mais du jaune « or » du prestige (Flora Cassen).

18Ce numéro Couleurs/Cores, au fil des articles, poèmes, et comptes rendus de lectures, offre un véritable kaléidoscope de réflexions sur la couleur, qui se complètent, se répondent, conduisent à de nouvelles observations.

19Variable, évolutive, tant au point de vue de la nuance que du point de vue symbolique, la couleur demeure une énigme à résoudre. Et garde toujours une part de secret…

Notes

  • [1]
    Celer (1050) du latin classique celare, « cacher, tenir secret, ne pas dévoiler », appartient à une racine indo-européenne kel-, représentée dans un grand nombre de mots latins (couleur, mais aussi clandestin, occulte…), et dans le celtique celim « je cache », haut allemand kelan : « cacher », l’ancien islandais hall, « rusé», en grec sous la forme élargie kaluptein, « couvrir, cacher » (Dictionnaire Le Gaffiot, 1930).
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