1Florence Lévi – Pour le prochain numéro de Sigila consacré aux secrets de fabrication, pouvez-vous me parler de vos parfums, et de votre héritage familial ?
2Sonia Godet – La télévision vient de faire un reportage. Pour moi c’est un tremplin et c’est aussi une manière de montrer ce que je fais au quotidien. Par exemple, en ce moment on est en train de travailler sur les lavandes, mais l’été a mis du temps à arriver, du coup les lavandes ne sont pas comme elles devraient être ; il y a ce souci et cette problématique de temps, et ce sont des choses qu’ils ont pu vivre avec moi au quotidien, c’est vraiment génial d’aller comme ça en profondeur ; et aussi ce qui m’a beaucoup touchée, c’est qu’ils ont pu interviewer ma mère, ma grand-mère – qui a 98 ans ! Ma grand-mère a vécu l’ascension Godet mais aussi la fin de Godet, et le fait de pouvoir maintenant aujourd’hui vivre la résurrection, la renaissance de la marque, c’est fabuleux, pour elle, de sentir les créations qu’elle portait à l’époque.
3F. L. – Votre grand-mère est la fille du créateur ?
4Sonia Godet – Non, ma grand-mère est l’épouse du fils de Godet. Mon arrière-grand-père a eu un fils, mon grand-père, qui est malheureusement décédé il y a trois mois. Ma grand-mère parle donc pour lui. Après il y a ma mère, et après il y a moi. Il y a quatre générations de parfumeurs ; chaque génération a sa vision, le temps est important dans le parfum : quand on va créer un parfum, on ne va pas créer la même chose en 1908 et en 2018.
5Quand on crée un parfum, quand vous êtes artistes, on est un peu le lien entre la mémoire, la mémoire de l’odeur, et la réalité. Moi, c’est ça qui me plaît dans le métier de parfumeur. Un artiste qui veut peindre un paysage, par exemple Matisse : soit il se mettait devant Henriette (L’odalisque, 1925) et il la peignait, soit il rentrait chez lui et peignait à partir du souvenir de son image, soit à partir d’une photo ; la mémoire de l’odeur, vous ne pouvez pas la photographier, l’emporter avec vous, vous l’avez dans votre tête, et finalement vous combinez à la fois passé présent et futur et ça, c’est ce qui me plaît vraiment, depuis que je suis toute petite. Finalement c’est peindre une odeur. Parfois ça va me prendre des mois pour trouver une note olfactive, un ingrédient, comme un artiste pourrait prendre des mois pour trouver une couleur. Les notes je les vois en couleur. Je vois tout en couleur. On a une vision artistique de la parfumerie très différente de la vision traditionnelle de la parfumerie. C’est très instinctif, par exemple je vais entrer un jour dans un jardin et j’aurai toute ma vie en tête son odeur.
6F. L. – La madeleine de Proust
7Sonia Godet – Oui, c’est un peu ça. Là, je suis en train de lire le journal intime de mon arrière-grand-père. Il était fou de femmes et de fleurs, c’était vraiment ce qui le passionnait : les femmes, les fleurs, la séduction et la mémoire olfactive. Ce qui l’intéressait c’était de créer des parfums pour séduire. Par exemple il a créé un parfum pour mon arrière-grand-mère, qui avait les yeux bleus, bleu émeraude, pour la séduire, pour la demander en mariage. C’était le cadeau singulier, ce cadeau que personne d’autre pourrait lui faire, la délicatesse du geste. Il l’a appelé « Petite Fleur bleue », c’était son surnom. C’est un peu comme une bague de mariage dématérialisée. Il avait tellement envie de séduire qu’il produit une fragrance pour elle. La rose de Grasse, le jasmin. Et le bois de cèdre. Il a mis tous les ingrédients qu’elle adorait. Il y a cette alliance entre l’Éros et le bois. C’est ça qui est superbe : vous avez une alliance inédite pour l’époque. Ça ne se faisait pas. Vous voyez la légèreté du parfum ? [Sonia me le fait sentir]. Mon arrière-grand-père, une fois marié avec mon arrière-grand-mère, il ne pouvait plus trop séduire, alors il est devenu comme un coach pour les hommes : il créait des parfums pour ses amis et pour les femmes de ses amis. Il était inclus dans le cercle des artistes de Saint-Paul de Vence de l’époque ; Bonnard et mon arrière-grand-père se sont rencontrés dans une croisière en Belgique en 1908. Ils se sont liés d’amitié, Bonnard était fou de sa femme (Marthe de Méligny) et il la peignait. Il a fait une demande spéciale à mon arrière-grand-père : créer une fragrance pour Marthe qu’il surnommait « Ma reine » et le parfum s’appelle « Fleurs de Reine ». Le challenge, c’est que c’est un parfum avec de la fleur de tubéreuse ; or la tubéreuse est une fleur complètement muette. Sentez : on est complètement plongé en 1908, on remonte le temps, on sent que c’est le début du siècle. Quand je sens ça, ça m’évoque ce côté très monofloral, et ce qui est intéressant, c’est que la fleur de tubéreuse est complètement muette.
8F. L. – C’est-à-dire ?
9Sonia Godet – Vous voyez, une rose par exemple, vous la distillez et vous obtenez l’huile essentielle de rose, c’est donc la base et c’est ainsi que vous allez créer votre parfum, alors que la tubéreuse, quand on essaie de la distiller, elle ne donne rien, elle est muette à la distillation, donc ce qu’on fait ici : on laisse les fleurs macérer dans de l’huile ou dans de la graisse animale, ça s’appelle la technique de l’enfleurage. Pour l’époque c’était très novateur de pouvoir utiliser cette technique.
10F. L. – Comment savez-vous que votre arrière-grand-père… ?
11Sonia Godet – Je l’ai vu dans les cahiers, dans les formules ; de toute façon il n’y a pas d’autres manières. Mais oui, c’était écrit, il écrivait tout, toutes les formules, les manières de procéder.
12F. L. – Il avait une formation de… ?
13Sonia Godet – Julien-Joseph Godet avait 21 ans quand il a lancé la marque. Il travaillait avec sa famille dans le cognac et il connaissait bien les techniques de distillation. Il n’a pas fait d’études de nez ensuite, mais il était tellement passionné qu’il faisait ses propres mélanges, c’était un peu comme l’alchimiste de Paulo Coelho, ou comme Le parfum, de Suskind, c’est fabuleux de lire son journal, de voir comment il procédait, de voir tous ses liens tissés avec les artistes, et de voir que finalement c’était la création artistique qui allait le pousser pour créer davantage.
14[…]
15Il y a tellement de secrets dans les formules… C’est beau le côté secret. C’est plus intéressant que savoir-faire ou création. Notre formule bien sûr elle est protégée, on l’a en famille mais on est obligé de la donner, par exemple pour tout ce qui est réglementaire. Quand vous lancez un parfum, vous ne pouvez pas vous dire « Je lance un parfum sur le marché et… », non, il faut tester le parfum, et ça c’est quelque chose qu’on fait faire parce qu’on ne peut pas le faire nous-mêmes, il faut voir sa stabilité, comment il évolue dans le temps (il faut qu’il n’évolue pas pendant deux ans) ; au niveau de la peau, du test d’innocuité, qu’est-ce que ça donne. Donc il y a ce côté secret, mais en même temps on est quelquefois obligé de faire confiance parce que sinon on ne peut pas avancer, et ça, ça fait aussi partie de notre métier : savoir à qui on va donner cette formule. Et la protéger aussi bien sûr au sein de notre famille.
16F. L. – Comment choisissez-vous la personne ?
17Sonia Godet – Nous on travaille avec quelqu’un à qui on fait entièrement confiance. Et on a un contrat, enfin tout est clair, mais c’est important de verrouiller tout ça, en amont, et après c’est vrai que c’est en famille ; c’est dans des carnets, verrouillés dans un coffre. On est obligé, ça fait partie du secret aussi, et puis c’est des choses qu’on se transmet de génération en génération, et en fait il y a beaucoup de non-dits ; c’est des secrets, mais qu’on ne se dit pas, c’est intangible, c’est des choses qu’on s’est dit quand on était tellement petits, par exemple, mon grand-père, quand il m’a appris à composer les parfums… on se transmet des secrets mais juste par la pratique, sans se dire que c’est un secret. Par exemple de mettre du patchouli dans le parfum, ça va faire que le parfum va tenir plus longtemps, donc c’est des choses qu’on va savoir, et ce sont des petites techniques qu’on se transmet, comme le fait de laisser le parfum macérer, six à huit semaines, de le sentir. Mon grand-père me disait toujours : « tu le mets sur le chauffage ». Donc on fait une petite fiole, on met la fiole sur le chauffage, et puis on laisse macérer, on va accélérer la macération avec le chaud. Mais pour nous ça n’est pas un secret puisque c’est quelque chose qu’on nous a dit depuis tout petits. C’est des secrets mais intangibles. Ce sont des choses très importantes mais pour nous tellement simples. Tout le temps on se le dit : alors la macération ? alors le chauffage ? Et finalement c’est ça qui est beau : c’est qu’on ne s’en rend même pas compte. On se l’est transmis et puis après ça reste au sein de la famille. Je ne vais pas commencer à raconter ça à n’importe qui.
18F. L. – Il y a une alliance entre l’ancien et le nouveau. Comment ?
19Sonia Godet – C’est vrai que c’est faire le pont entre le passé et le présent, on a des formules d’époque qui sont magiques, et qui sont intemporelles, mais qui ont une identité art déco 1920, et l’idée, c’est maintenant… Moi je suis attirée par la création, c’est un peu ce qui me pousse dans la vie. Ce qui est formidable c’est que aujourd’hui on est dans une boutique, on est très exclusifs, on a une seule boutique dans le monde et ça restera comme ça.
20[…]
21Quand j’ai voulu relancer cette marque, je n’avais pas de fonds propres, je n’avais rien du tout, j’avais juste mes connaissances et je travaillais à l’époque pour Cartier en parfums, j’ai eu la chance de pouvoir présenter le projet au Fonds d’Investissement Européen, et ça a tout changé pour moi. Parce que ils ont été géniaux, ils ont analysé le projet de A à Z et ils m’ont accordé 65 % de garantie sur ce prêt. À partir de ce moment-là toutes les banques ont voulu me prêter.
22Mais je me suis rendu compte que dans ce monde de la parfumerie, si on veut être novateur, on est obligé de produire en petites séries… Quand j’ai commencé, je pensais qu’il faudrait que je sois à Paris pour écouler mes produits, mais en fait c’est l’inverse qui s’est produit : je n’ai pas assez de stock, pas assez de matières premières parce que j’utilise des matières premières assez rares, surtout pour mes nouvelles créations parce que je veux que ce soit différent. Je vous donne un exemple : en huile d’essence : « Empire des sens », qui est un des top-sellers. Quand il est sorti, la réaction a été vraiment fabuleuse. Déjà de mon grand-père. Pourtant il faut savoir que mon grand-père n’était pas forcément pour la relance des parfums Godet. Mais quand je suis allée le voir, il m’a dit : « va dans le grenier, regarde un petit peu ce qu’il y a », et c’est comme ça que j’ai trouvé les flacons anciens de mon arrière-grand-père, ça a été une révélation, je me suis dit : je ne peux pas rebrousser chemin, il faut que je relance la marque.
23Quand je lui ai dit que je voulais relancer la marque, il m’a dit : « Mais tu es complètement folle, ma petite ». Lui ne comprenait pas le lien passé/présent. Pour lui, Godet c’étaient des fragrances certes naturelles mais des fragrances qui étaient dépassées. Pour lui c’était une marque qui n’était plus dans le coup. Mais pour moi il y avait une histoire fabuleuse, je savais aussi que je pouvais créer mes propres créations, et que je pouvais faire le pont entre passé et présent, et donc redynamiser la marque. Je lui ai dit : mais non, ça ne sera pas comme avant, je vais redynamiser, je vais faire de nouveaux flacons, une nouvelle méthode de parfumage, des créations contemporaines. Mais il était toujours sur sa réserve, et quand il a senti « Empire des sens », il a pleuré. C’est beau parce que ce n’était pas quelqu’un dans l’émotion, mais là il était tellement ému…
24Dans « Empire des sens » j’ai utilisé un ingrédient : le bois de Oud, qui est un bois très rare, un bois thérapeutique qui vient d’Inde. Je vais vous le faire sentir. C’est impossible pour moi de produire « Empire des sens » en plus grande quantité que ce que je fais actuellement. C’est le bois le plus cher du monde. Il faut que l’arbre ait une bactérie à l’intérieur de l’arbre pour que l’arbre crée des anti-corps, qu’il soit malade, qu’il crée une résine. Quand j’ai senti cette résine d’arbre en Inde, je me suis dit qu’il fallait absolument que je fasse un parfum avec ce bois. Je l’ai mélangé – parce que c’est un bois très fumé, très dense – avec de la rose, de la fleur d’oranger et… des essences nobles. Du coup on a un résultat qui transcende. Ça fait voyager, on ne sent pas ça partout.
25F. L. – Mais votre grand-père était dans la même branche ?
26Sonia Godet – Oui. Dans les années cinquante il y avait beaucoup de concurrence, l’arrivée des matières synthétiques, et il n’a pas pu réussir à maintenir l’entreprise, mais il était fou de parfums, il a composé toute sa vie.
27Passion de la femme aussi, mais beaucoup moins dans l’émotionnel que mon arrière-grand-père. Beaucoup plus dans le côté business et commercial. Comme l’entreprise Godet périclitait et que lui était passionné par le parfum et la composition, il a créé une branche Godet d’arômes alimentaires naturels : OSF flavours. Il est passé du parfum à l’arôme. Vous voyez le côté ingénieux. C’est la même technique. Quand on parle de secrets de fabrication, les arômes et les parfums, c’est la même technique. Il s’est relevé de l’échec de Godet ; il a créé son entreprise d’arômes et ça a été un succès magnifique, et c’est le frère de ma maman qui s’occupe de la société d’arômes. Mon grand-père voulait continuer à faire de la qualité, mais le timing n’allait pas. C’est toute sa vie, les arômes ; il a composé toute sa vie. Alors pour lui, me transmettre le parfum, c’était un cadeau.
28Pour moi maintenant être à la tête de la maison et être en charge de création, l’idée est d’utiliser des ingrédients novateurs, rares, et d’être un peu révolutionnaire, de ne pas faire les choses comme tout le monde. L’an dernier, mon père a eu un cancer et en quatre semaines il est parti. Mon père adorait le cognac. J’ai voulu créer un parfum en son hommage et je l’ai appelé « Éternité ». C’est ce qui m’a aidée dans mon deuil. J’ai pu dépasser la tristesse. Mon père était formidable, dans la joie, toujours heureux.
29C’est la première personne que j’ai perdue. Mon grand-père est décédé après lui, en janvier, mais lui était âgé. L’idée a été de faire un parfum de joie, de bonne humeur. Et qui représente mon père. Ça a été compliqué parce que passer du cognac au parfum c’est hyper compliqué : vous passez d’un jus, d’un liquide, à un parfum, et ça m’a pris beaucoup de temps, mais finalement c’était génial parce que du coup j’étais transcendée, j’étais dedans, à fond et je ne pensais plus qu’à ça. Je me suis surpassée. J’avais une idée en tête. C’est un parfum qui interpelle, qui est très différent. Je pense que d’en haut mon père le voit, ce parfum. En fait je le sens, je les sens partout, mon père et mon grand-père, avec moi. C’est pas forcément une question d’esprits, c’est une question de transmission : quand vous perdez un parent, en fait la personne elle est en vous, elle vit en vous, elle continue, elle fait partie de vous, il y a une continuité. Moi je sais qu’ils sont heureux parce que il y a une continuité d’eux-mêmes à travers moi, ça soulage et c’est pour cela que j’ai appelé le parfum « Éternité ». On continue, la vie continue et ils sont toujours avec nous, mais d’une autre manière, c’est une présence différente mais tout le temps !
30F. L. – J’ai vu que vous aviez eu récemment le prix de… ?
31Sonia Godet – Oui j’ai été très très heureuse de recevoir le prix de l’entreprenariat au féminin 2019. Ce qui leur a plu, c’est que j’arrive à gérer l’entreprise tout en étant une femme, jeune, on n’est pas dans une économie florissante, et on arrive à gérer, au niveau financier, et au niveau artistique ça marche aussi. C’est ce côté artistique féminin qui leur a plu, mais en même temps on se bouge : je bosse tous les jours, je n’ai pas pris un jour de vacances depuis trois ans. C’est beau d’être récompensée. Le fait d’être une femme ne me pose pas de problème à moi personnellement, je suis juste moi. Je pense qu’on est dans une époque maintenant en 2019 où il n’y a pas beaucoup de différences entre entrepreneur femme et entrepreneur homme. C’est plus dans les salaires qu’il y a des inégalités, mais quand on est son propre patron…
32F. L. – Je reviens à la composition : il n’y a que des produits naturels ?
33Sonia Godet – Il y a certaines notes qu’il faut qu’on rehausse un peu, et c’est intéressant aussi la synthèse, mais on le fait très peu, on minimise totalement et on va sur des matières nobles, naturelles.
34F. L. – Ça va un peu dans le sens de la mode, du bio ?
35Sonia Godet – Oui.
36F. L. – Mais vous, c’est un choix ou une coïncidence ?
37Sonia Godet – Moi, je ne peux pas dire que je vais faire de la synthèse. Il y a des exigences familiales. On part de l’ingrédient, c’est la base pour créer n’importe quel parfum. Le fait d’utiliser des matériaux nobles, naturels, ce n’est pas une question de mode, c’est une question de qualité, de se surpasser soi-même, d’avoir un résultat encore plus beau que ce que vous avez imaginé. Le fait d’utiliser par exemple la rose Centifolia de Grasse, ce n’est pas anodin, ça veut dire que votre parfum va avoir des facettes magnifiques, qu’il va s’ouvrir merveilleusement bien, qu’il va s’ouvrir sur la peau. C’est pas vraiment l’effet de mode, mais le fait de sublimer sa création par les ingrédients. Pour moi, c’est l’exigence familiale déjà, parce que il faut que je fasse de la qualité, mais en plus on se dit que si on utilise de la synthèse ça n’a rien à voir.
38F. L. – Ceux qui font de la synthèse, c’est quoi leur souci ?
39Sonia Godet – C’est la rentabilité, c’est le budget. Quand vous travaillez pour une maison de haute parfumerie, vous avez un budget, on vous dit : je voudrais que ce soit ce jus-là mais je voudrais que ce soit ce prix-là. Vous devez concilier votre création d’esprit, votre créativité, avec un budget. Vous devez rentrer dans des cases et c’est pourquoi vous êtes obligé d’utiliser de la synthèse, sinon vous ne rentrez pas dans votre budget. Et si vous voulez produire en grande série, faire un parfum mondialement connu, Chanel n° 5, vous ne pouvez pas le faire en naturel, c’est impossible.
40Donc ça dépend de ce qu’on veut faire. Tout dépend du but. Si on veut garder une part de niche, être dans la niche, comme actuellement…
41F. L. – La niche ?
42Sonia Godet – On a des parfums commerciaux, grandes séries, grand public, que vous trouvez partout (à Dubai, à New-York, à Singapour), vous trouvez la même formule, le même parfum, ça tout le monde peut le porter, alors que la niche c’est exclusif à Saint-Paul de Vence, la note de fond va être entièrement en dehors des sentiers battus, des classiques de la parfumerie. On est dans une petite niche. C’est tout petit la niche.
43F. L. – C’est un terme courant ?
44Sonia Godet – Oui, ce n’est pas moi qui l’ai inventé ! Je pense qu’il y a de la niche aussi dans le côté gustatif, mais en tout cas en parfumerie oui, nous on est une parfumerie de niche. Familiale, mais aussi une parfumerie de niche.
45F. L. – Est-ce que les secrets de famille de votre arrière-grand-père et les vôtres sont les mêmes ?
46Sonia Godet – Non, il y a les miens aussi ! Que je transmettrai à mes enfants. Les secrets de fabrication de mon grand-père et de mon arrière-grand-père sont les miens par la pratique mais aussi par le non-dit. Et puis après il y a des secrets que j’ai développés moi-même et que j’ai appris aussi dans d’autres entreprises. J’ai travaillé pour L’Oréal, pour Cartier, pour Burberry, donc forcément on prend des choses, et il y a aussi des choses qu’on découvre quelquefois, par exemple : je vous dis un secret : en ce moment je travaille la lavande (et c’est aussi un peu le thème du reportage télé), et évidemment je n’ai pas envie de faire une lavande lavandin ou une lavande qu’on a déjà vue, il faut qu’on soit innovant ; et là, le secret, ce n’est pas mon grand-père qui me l’a transmis, ce n’est pas non plus les entreprises, c’est moi-même, en faisant mes petits essais, en faisant mes compositions et en travaillant les ingrédients et en utilisant aussi mon instinct : j’ai découvert qu’en utilisant une épice de curcuma dans la lavande, ça rehaussait le côté sophistiqué de la lavande, ça lui donnait des notes beaucoup plus profondes, beaucoup plus fortes, beaucoup plus singulières, et des facettes sublimes… Je vous fais sentir. Je suis en train de travailler ça, ce n’est pas fini. On ne le sent pas le curcuma, mais vous voyez la qualité de la lavande là, c’est dingue, elle devient sensuelle, elle devient sophistiquée, femme, jeune, elle n’a plus du tout le côté vieillot. Ça, c’est un des secrets.
47F. L. – Quand vous avez mis du curcuma…
48Sonia Godet – J’en ai mis un tout petit peu. J’ai fait plein d’essais : j’ai mis du safran, de la cardamome, j’ai fait plein de choses, mais quand je suis arrivée au curcuma et que j’ai senti, je me suis dit : le curcuma il fait tout, c’est fou !
49F. L. – Si vos parents et grands-parents étaient encore là, que diraient-ils ?
50Sonia Godet – Ils auraient des discours différents : mon arrière-grand-père dirait : eh bien, c’est top, je vais pouvoir draguer la petite Charlotte, mon grand-père me dirait : c’est bien, ma chérie, mais dans dix ans seulement tu seras au top et mon père m’aurait dit : Oh ! c’est génial, j’adore ce que tu fais, tu es la meilleure. Vous voyez, j’ai eu la balance entre mon grand-père qui était hyper exigeant, et mon père.
51F. L. – Vous êtes la seule femme dans votre famille ?
52Sonia Godet – Oui, mais ça ne fait aucune différence, je pense que c’est parce que j’ai toujours vu ma mère travailler. Elle est artiste, elle a une galerie d’art à Saint-Paul, « Casa d’amor », depuis toute petite j’ai toujours vu ma mère entrepreneur. Pour moi le modèle entrepreneur il est là. Pour moi c’est normal, c’est naturel !
53F. L. – Et sa mère ?
54Sonia Godet – Elle a fait l’école du Louvre.
55F. L. – Et vous, vous avez tout pris ?
56Sonia Godet – Oui, moi j’ai tout pris.
57Saint-Paul de Vence,
58le 5 juillet 2019