Sigila 2018/2 N° 42

Couverture de SIGILA_042

Article de revue

Sang de marbre

Pages 121 à 125

1Je suis restée de marbre. Les injures et les coups pouvaient bien pleuvoir. Je les ignorais. Depuis plus de deux mille ans que cela dure. C’est comme si je sortais à l’instant des mains qui m’ont faite. Je ne veux pas dire que je me crois intacte, les outrages sont là, mais je ne m’y attarde pas. Je sais que de mon désastre ma beauté continue à jaillir. Le massacre a eu beau tournoyer autour des bassins et des terrasses aveuglantes, quand telle de mes sœurs gisait déjà, démembrée, je demeurais dressée, les pieds léchés par un traître ressac. Mais ce ne sont là que des images convoyées par les terreurs des hommes, des éclats cruels de leur histoire hallucinée. Silencieuse et patiente, avide est l’usure. La chair que nous imitons nous manque pour en frissonner. Quoique je sois née d’un pur tremblement. Le site que j’orne a souvent changé de soleil, bien qu’il apparût à mes yeux vides, comme toujours la même brûlure. Habituée à être contemplée, je me suis abîmée dans la contemplation où tout semble frappé d’éternité. Comme d’un coup de glaive.

2J’ai vu s’amasser les nuées pour tant d’augures et d’orages. Les oiseaux désorientés n’avaient plus assez du ciel. Les offrandes renversées encombraient la terre. C’étaient des temps barbares. On m’y a pourtant victorieusement tirée du marbre. J’allais presque respirer, dure à la douleur, le vent venu de la mer cicatrisant mes plaies à venir. Il m’arrive encore de croire que je suis d’argile, frôlée par la tendre lumière d’avril, étreinte par des mains d’étrangleur. Mais je reste de marbre.

3Comme, dans l’atelier, je me suis sentie gagnée par les formes ! De même qu’un roseau par le souffle de qui en joue. Je respire presque, avec l’herbe qui pousse entre les gradins. Il n’en faut pas plus pour prêter le flanc à la flétrissure.

4Je me tiens à l’entrée du péristyle où déambulent, poursuivant leur entretien, ceux qui ont la charge de la doctrine. Leurs voix, loin de mimer un cliquetis belliqueux, s’élèvent dans l’air serein, de la même texture que les colonnes, comme elles, fermes de ne pas anticiper la décrépitude qui les ronge. Je connaîtrai, sans en sortir indemne, l’éboulement des portiques, la solaire dilapidation des voix. Je me tiens à l’entrée du temps. Les saisons m’ont fait cortège, pour l’hiver, sans merci ; même la caresse des frondaisons des beaux jours ne m’a pas épargnée. Mais, parmi les meurtrissures, je tiens ma promesse d’immortalité. Je suis la gardienne des démolitions où flotte un parfum de roseraie. Les paroles sont fraîches, comme les dalles sous le pied. Je me tiens à l’entrée de l’élégant péristyle.

5Je ne bouge pas plus que les arbres. Et pourtant, quelque chose marche en moi, m’arrache à mon socle. Je suis partie, au tout début, pour un voyage immobile où je me dis toujours adieu. La brise effleure pourtant à mes pieds les mêmes lauriers ; et c’est le même paysage qui me dépayse. Je voudrais ralentir, jusqu’à ce que je baigne dans le repos des choses, les adeptes ne s’étant aperçu de rien. Les statues, pas plus que les forêts, n’avancent. Que viennent-ils tous chercher, levant la tête vers nous, sinon la surface étale de notre calme ? Eux qui se moissonnent sur les champs de bataille, interrogent le foie des bêtes pour ne pas mourir. Je fus faite de main d’homme pour l’adoration. Est-ce, en moi, la beauté qu’on admire, ou la froideur qu’on vénère ? Les prières qu’on m’adresse, les présents qu’on me fait ne m’émeuvent pas. Belle pour les uns, hautaine pour les autres, inaccessible pour tous, je dispense la pure clarté du marbre. Je ne parle ni ne console. J’attends, par-delà les oliviers et les abrupts, ceux qui se rapprochent sur leurs vaisseaux dangereux.

6Mes yeux ne se ferment jamais. Que la lune y verse sa pâleur mortelle ou que les brûle la chaux-vive de l’été. Nous voyons comme les morts que la mort regarde dans le blanc des yeux. Qui m’approche de trop près, la stupeur le statufie. Aujourd’hui, les visiteurs qui entrent dans la vaste salle où nous nous tenons, font comme les pèlerins qui pénétraient dans le sanctuaire, et se taisent, accablés d’un silence de marbre. On ne me regarde pas impunément dans les yeux. Saturés de blancheur. Par-là, nous ne tenons pas aux vivants, mais n’avons des morts que ce regard désert. Les torches des nuits liturgiques dansent dans nos yeux vacants. Comme le spectacle des palais et des temples incendiés.

7Mes lèvres restent scellées sur un oracle. Combien sont-ils à attendre que je le rende ? Je pressens que sa prononciation me calcinera la bouche. Il fera vibrer l’air comme une flèche. Ce qu’il dit a le pouvoir de l’obscur qui décoche la parole. On n’entend pas sans dommage sa voix orageuse. La foudre ayant laissé sa balafre sur le marbre et la peau. Moi qui me suis tue, je vois se voûter les dos dans les allées sacrées. N’aurai-je plus à montrer que mon visage ébréché ? L’inspiré, des mains de qui je suis sortie, caresse ma froide et lisse douceur. Mais, ne déterre-t-on pas justement ses mains démantelées ? Drapée dans la cendre, je n’ai pour me défendre que ma jeunesse primordiale.

8L’émoi qui s’empare des gestes et du feuillage meurt à mes pieds. Je n’ai jamais quitté ma verticale impavide. D’ici, j’écoute se délier les langues et se forger le dogme. Moi aussi, j’ai dû apprendre à vivre, sans parler de mourir. Mes pareilles dépendent toutes, à n’en pas douter, de la même règle que j’observe et qui nous fait nous tenir debout, comme à notre premier surgissement. Un verdoiement m’assiège qui, comme il me sera plus tard, bien plus tard, donné de le voir, disjoindra ce qu’il reste des dalles de l’ancien péristyle. Le dernier causeur s’éloigne, sa voix évaporée se mêlant aux parfums de la nuit qui commence. Nous autres aimerions, si nous aimions, être couronnées d’étoiles. Mais ne sommes-nous pas des déesses ? Le marbre est sujet à des éclats divins.

9Le cortège des mortels emprunte les siècles. Un piétinement incessant qui fait trembler la terre. Beaucoup trébuchent, d’autres tombent et il y a ceux qui ne se relèvent pas. Ils avancent tous à marche forcée. Leur clameur monte jusqu’à moi, avec le vent du large. Je n’envie pas leur capacité de se mouvoir, ils ne tiennent en place qu’au tombeau. Car tous périssent, malgré la fumée des sacrifices. Qu’elles soient causées par la danse macabre des secondes ou la rage humaine, je reçois sans broncher les blessures. Le marbre ne saigne pas. Les circonstances me laissent froide. Mais, jurerais-je n’avoir jamais regretté de ne pouvoir m’épancher ? Toute marmoréenne que je suis, j’ai pourtant vu des panthéons s’effondrer et des idoles abattues. Mon immobilité se fissure…

10Je me tiens à l’entrée des sveltes colonnes. Ma nudité livrée à l’air marin. Jusqu’à ce jour où, renversée dans l’herbe, des mains humaines me parcourront. Un funeste éblouissement m’aura terrassée. Je me dresse dans la gloire que darde sur moi le soleil ! Un battement d’ailes blanc, en direction de la mer, me laisse aveugle. Ce jour-là, le ciel vacille et, avant qu’il ne se rétablisse, je mords la poussière, celui qui m’a engendrée, impuissant à me retenir. Je suis née pour conjurer la corruption de la chair. Assaillie par le temps aux traits rapides, la mort contagieuse en cuirasse à nos portes, je suis restée de marbre. Je couve dans mon sein la morsure d’un serpent. Il n’y a plus pierre sur pierre et les épaves achèvent de se consumer. Debout, je suis assiégée par la dévotion. Mais les regards qui m’implorent ne rencontrent que mes yeux blancs.

11La beauté que j’irradie me perpétue. Impassible sous les horions qui m’en arrachent des lambeaux. Belle, toujours, comme si les coups reçus entraient pour quelque chose dans l’art de la sculpture. De futures mains se préparent déjà à réparer ma précaire immortalité. Postée au tournant des temps, je vois se dérouler la frise humaine continument décimée. J’embrasse d’un seul regard la tombe et le berceau, les vagissements du renouveau et le râle de la morte-saison. Pendant que les vocables font le tour du péristyle. La chaleur avance sur les terrasses comme une statue.

12Des rites inusités ne descelleront pas mes lèvres. Nul souffle ne s’échappe jamais du sanctuaire de ma bouche. Ce qu’ils louent en moi, c’est que je me drape dans le silence comme dans un linge consacré. Les demandes qu’ils m’adressent, loin de se disperser dans l’air, sont, pour ainsi dire, gravées dans le marbre.

13Jusqu’à ce qu’on m’emporte hors d’ici, je m’élève avec les colonnes, mon ombre à l’entrée des mondes souterrains. J’ai été faite pour parer le pays chamboulé des hommes, immobile. Tandis qu’eux, sous les nuées qui s’amassent, courent se mettre à l’abri comme on court à sa perte.

14Seules les voix ne sont pas tombées en ruine. Elles planent au-dessus des blocs bouleversés où l’herbe repousse. Il n’y eut plus que moi pour les entendre. Ce n’est pas tellement l’air qui les portait que les temps révolus. Leur enseignement ne devait pas plus devenir lettre morte que la carrière de marbre d’où je fus tirée s’épuiser. Les glissements de terrain ne leur avaient pas empli la bouche. Et, en prêtant l’oreille, on écouterait encore l’effacement de leurs sandales sur les dalles brisées. Mais les prières ne montaient plus jusqu’à moi et les offrandes s’enfonçaient dans la terre. On ne retrouva plus les gestes rituels et les torches, échappées des mains des célébrants, grésillèrent dans les bassins croupis des eaux lustrales.

15Il ne restait plus aux siècles qu’à me déboulonner.


Date de mise en ligne : 12/01/2019

https://doi.org/10.3917/sigila.042.0121

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