Notes
-
[1]
Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1954, p. 238.
-
[2]
Béla Balázs, Le Château de Barbe-Bleue, traduction de Natalia et Charles Zaremba, L’Avant-Scène Opéra, n° 149/150, Paris, 1992.
-
[3]
Maurice Maeterlinck, texte de l’opéra de Debussy, Pelléas et Mélisande, in Avant-Scène Opéra, n° 9, 1977, p. 46.
-
[4]
Sur la circulation du thème, on lira avec profit le chapitre X, « La Barbe-Bleue », du livre de Marc Soriano, Les Contes de Perrault. Culture savante et traditions populaires, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989, p. 161-170.
-
[5]
Le livre que Claire Delamarche a consacré à Béla Bartók, édité à Paris chez Fayard en 2012, éclaire tous les aspects du musicien et de sa création.
-
[6]
Ce que dit Arkel de Mélisande après la mort de l’héroïne de l’opéra de Debussy.
-
[7]
Cf. le numéro 149-150 de L’Avant-Scène Opéra consacré à « Ariane et Barbe-Bleue » et au « Château de Barbe-Bleue », 1992, p. 101-129.
-
[8]
Pelléas et Mélisande, Acte V.
-
[9]
Opéra de Benjamin Britten créé en 1954, livret de Myfanwy Piper, d’après Henry James.
-
[10]
« La sombre assise du château tremble,Le plaisir frémit dans les pierres tristes.Judith, Judith ! Qu’il est frais et doux,Le sang qui jaillit d’une plaie ouverte. »
-
[11]
Le mythe de Barbe-Bleue, réactivé par Béla Balázs, inspiré lui-même par Maeterlinck, s’inscrit dans un contexte féodal, lié au christianisme et à la culture biblique. Le nom de Judith renvoie à l’histoire d’Holopherne, rapportée dans l’Ancien Testament (Livres deutérocanoniques inclus par les catholiques et les orthodoxes).
-
[12]
Jean d’Arras, Mélusine ou la Noble Histoire de Lusignan, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres Gothiques », 2013, p. 656-702.
-
[13]
André Breton, Paris, Arcane 17, 10/18, 1965, p. 65.
-
[14]
Ibid., p. 59.
O saisons, ô châteaux !Quelle âme est sans défauts ?
1Il est des pays de vent où les tours prolifèrent. Elles montent la garde de nos cauchemars immémoriaux. Elles sont des jalons sur le chemin d’un désir aventuré au-delà du seuil consenti au connu : à ce qu’il est loisible de savoir de l’autre, au risque de le perdre. Au risque d’entrer dans la nuit qu’on a voulu dissiper à la clarté vacillante des prétentions amoureuses.
« Il était une fois… ».
3La fable vaut pour tous et pour toutes les fois.
4Le prologue de l’opéra de Bartók : Le Château de Barbe-Bleue, prologue trop souvent supprimé, donne une singulière profondeur à l’incipit de nos contes. Béla Balázs, le poète auteur du livret, écrit ces mots au commencement de l’œuvre :
6C’est de mort intime en effet dont il sera question. Pour en apercevoir la menace dans l’épaisseur des ténèbres du « dedans », ne négligeons aucun sauf-conduit, nous fût-il remis par un âne ! Cet âne-ci s’appelait Lucius lorsqu’il avait encore forme humaine.
Petite ouverture mythologique
7Histoire dans l’histoire narrée par Les Métamorphoses d’Apulée, les amours de Cupidon et de Psyché éclairent de leur grâce lointaine le seuil du château de Bartók.
8L’amante comblée, fille de roi, belle à rendre folle de jalousie Aphrodite, ne peut se contenter de bonheurs prodigués sous le sceau du secret. L’époux mystérieux qui la visite chaque nuit et la quitte avant l’aurore sans avoir révélé son nom doit être identifié. Aussi le dieu endormi fait-il l’objet d’un examen transgressant le secret consenti. En éclairant l’amant innommé, l’indiscrète Psyché laisse choir sur son épaule une goutte d’huile brûlante.
9La curieuse est punie. Le dieu s’envole. Désespérée, Psyché se jette dans une rivière, par bonheur compatissante puisqu’elle la dépose gentiment sur la berge. Au terme d’une série d’épreuves, significativement liées au temps et à la mort, Psyché convole en justes noces avec Cupidon. Partageant l’ambroisie, elle accède avec lui à l’immortalité des dieux.
Un hiver éternel
10Au contraire du très festif Olympe, le château de Barbe-Bleue sue l’angoisse par chacune de ses pierres comme le château du royaume d’Allemonde, dans Pelléas et Mélisande (1902), autre chant de l’incommunicabilité auquel l’unique opéra de Bartók (1918), admirateur et héritier de Debussy, doit une part de sa beauté.
11La Mélisande de Debussy (qui réapparaîtra, en 1907, dans Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas parmi les femmes séquestrées et qui préféreront le rester plutôt que suivre la lumineuse Ariane) ne supporte pas de vivre dans la demeure mortifère d’Arkel, le vieux roi d’Allemonde. Elle le dit à son époux Golaud, à la scène 2 du deuxième acte. Celui-ci écoute sa plainte et lui répond :
Ne peux-tu te faire à la vie qu’on mène ici ? Fait-il trop triste ici ? Il est vrai que ce château est très vieux et très sombre… Il est très froid et très profond. Et tous ceux qui l’habitent sont déjà vieux. Et la campagne peut sembler triste aussi, avec toutes ces forêts, toutes ces vieilles forêts sans lumière. Mais on peut égayer tout cela si l’on veut. Et puis, la joie, la joie, on n’en a pas tous les jours [3].
13Ainsi, le drame lyrique de Debussy baigne dans un hiver éternel (à l’exception de la claire première scène de la fontaine et de celle de la sortie des souterrains, au midi solaire et enbaumé, illuminant, dans le regard de Pelléas, les « enfants qui descendent vers la plage pour se baigner »).
14Une même glaciation ténébreuse pénètre, dès les premières mesures de l’opéra, le huis-clos informé par la musique de Bartók. À travers le bourdonnement des cordes graves nous conviant à une lente et mystérieuse descente, l’auditeur découvre, avant même que Barbe-Bleue s’assure être suivi de Judith jusque dans son antre, la réalité du « château », hermétiquement clos sur lui-même, sans fenêtre ni balcon, « toujours si froid, toujours si sombre ».
Loin de l’épouvante du sang versé et figé
15« Ton château pleure ! Ton château pleure ! », répète la nouvelle épouse tandis qu’à l’orchestre, sur l’ostinato des cordes graves et le dessin rythmique de la clarinette, s’élève dans l’aigu des hautbois et des flûtes, fatale en son insistance ternaire, tracée comme au scalpel, une douloureuse seconde mineure. Cet intervalle récurrent dans l’opéra de Bartók, identifié par les commentateurs de l’œuvre comme le signe du sang, sera utilisé à son tour, avec cette même connotation, par Alban Berg dans son bouleversant Wozzeck.
16Pourtant, si le sang de Marie, égorgée par le héros dépossédé de tout, envahit l’univers sonore de la fin de l’opéra de Berg jusqu’à engloutir, en son acmé désespéré, le peu de vivant qui restait dans un monde désert, le sang n’est, dans le paradoxal Château de Barbe-Bleue qu’un mode d’interrogation, sous forme de leitmotif insistant, relayé par différents pupitres.
17S’il renvoie aux angoisses du conte de Perrault et de ses avatars populaires [4], l’opéra de Béla Bartók est aux antipodes du genre « gore », ce qu’ignorent certaines mises en scène exploitant naïvement les poncifs coûteux d’un fantastique surligné.
18Loin de tout expressionnisme morbide, le thème du sang, tel qu’il est traité par le musicien hongrois, est l’image sonore d’un questionnement de plus en plus profond, à mesure que l’opéra progresse, sur la cruauté du vivant et de l’amour. Cette cruauté n’a cessé de hanter l’homme Bartók et d’inspirer le créateur du Château de Barbe-Bleue, du Prince de Bois et du Mandarin merveilleux jusqu’à l’apaisement de son troisième concerto pour piano composé l’année de sa mort en exil aux États-Unis (1945), œuvre achevée par l’un de ses élèves, comme le Requiem de Mozart [5].
19Ainsi, dès la première séquence de l’opéra ; dès le franchissement de la première porte, la musique de Bartók, si profondément humaine, déconstruit, par sa gravité spirituelle, le décor d’épouvante que nous croyions avoir à reconnaître : le lieu où se terrerait un nouveau Gilles de Rais ou La Barbe-Bleue du conte, meurtrier de ses épouses, châtié in extremis par les deux frères de la dernière, vouée à son tour au cabinet sanglant.
20Ici, point de sang figé ni de cadavres de femmes suspendus dans un cagibi. Point de Loup, y es-tu ? et de frisson d’enfance. Le manoir créé par Bartók n’enferme que nos angoisses et nos douleurs infligées ou subies. Sa musique transcende notre intranquillité d’adultes née de la difficulté, voire de l’impossibilité d’accéder à cet amour qui est pourtant la vocation de l’humain. Vocation donc appel, unique sujet de la création lyrique, en général et en particulier.
« Même pas peur » ou l’indécence de l’amour sûr de son droit
21De ce point de vue, le personnage le plus intéressant du huis clos, celui qui nous questionne davantage que Barbe-Bleue sur le cannibalisme de ce qu’on appelle l’amour, c’est bien Judith.
22Par la dernière épouse du reclus, l’indiscrétion détruit un amour qui ne demandait qu’à être. La mise à mort du vivant change de main et de sexe et celle qui la provoque, par sa folle curiosité, se condamne elle-même à disparaître. C’est en ce sens que, par rapport à ses origines, l’opéra de Béla Bartók peut être dit paradoxal.
23En la voix de l’héroïne se chante, à travers les sept stations de la déambulation presque christique d’un amour voué à sa perte, la précipitation d’un désir possessif, qui traque son objet jusqu’à le réifier.
24En la voix grave de Barbe-Bleue, à la fois secrète et blessée – ce Barbe-Bleue dont le beau nom hongrois Kékszakallu est souvent répété par Judith comme une caresse vaine – se fait entendre un homme habité d’un amour de bonne volonté mais doublé d’un « pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde » [6], plein de désirs et d’abîmes innommables, insondables, quoique très ordinaires.
25« As-tu peur ? » ne cesse de demander Barbe-Bleue à celle qui l’a suivi jusque dans sa solitude.
26« As-tu peur, Judith ? »
27Les ténèbres glacées du château et « la rumeur » liée au seigneur qui l’habite suscitent l’insistante question. Cependant le mythe de l’ogre n’est qu’une dépouille dans l’opéra de Bartók. C’est une sorte de palimpseste pour mieux écrire, sur le vieux parchemin du conte, ce réel de l’humain que peut saisir la musique lorsqu’elle est insufflée par la liberté d’un authentique poète. Le réel du cœur, hors de prise, hors de langage appris. L’insu. L’irréductible et indicible altérité de l’être aimé. Ce qui, en effet, a bien de quoi effrayer !
28« Judith, Judith, as-tu peur ? », répète l’homme qui la mène à travers les ténèbres.
29Mais Judith, hélas, ignore la peur.
30Sitôt la petite porte de fer refermée sur le couple, voyez comme la nouvelle épouse se précipite. C’est le grand nettoyage de printemps ! En son élan irrépressible, la femme récemment élue promet monts et merveilles. L’orchestre en perd toute retenue, emporté dans une sensualité straussienne, comme le remarque Stéphane Goldet dans son très beau commentaire [7]. La voix de Judith se fait alors corps brûlant. Elle chante un rêve de jouvencelle : « Tous deux, nous percerons le mur/ Pour que pénètrent vent et soleil… ».
L’illusion tragique
31Et s’ils n’étaient pas « tous deux » ? – comme le souligne le compositeur qui, après avoir fait entendre leurs paroles chantées l’un après l’autre dans la presque totalité de l’opéra, ne réunira en duo les deux personnages lyriques qu’à la toute fin de l’œuvre. Après l’ouverture de la septième porte. Après l’irrémédiable consommation de leur double solitude.
32La dénégation de la peur est un puissant adjuvant pour celle qui, dans sa hâte, arrache les clefs des mains de son époux qui ne lui en tendra véritablement qu’une seule : la dernière, pour la faire entrer dans sa nuit.
33« Ouvre ! Ouvre ! Ouvre ! » hurle-t-elle, en tambourinant de toute la surdité de son désir sur la première porte. « Donne-moi la clef parce que je t’aime ! », chante-t-elle, câline.
34L’amour serait-il donc un « deal » ? Son affirmation péremptoire autorise-t-elle la violation du secret de l’autre : l’exploration de ce territoire qui n’appartient qu’à lui et qu’il ne connaît qu’à peine ? Judith mériterait bien le reproche que la tendre profondeur d’Arkel, le vieux roi d’Allemonde, adresse à Golaud devenu par jalousie assassin de Pelléas et tortionnaire de Mélisande : « Vous ne savez pas ce que c’est que l’âme… » [8].
35Judith, en effet, ne sait rien ni de l’âme ni de ce qui peut la faire grandir : la quête silencieuse, au-delà des mots d’emprunt et des imageries passivement reconduites. C’est sans doute pour cela que dans les chambres que se fait impérieusement ouvrir l’indiscrète épouse, l’on découvre, à travers le regard qui les explore (et peut-être les invente, comme la Gouvernante du Tour d’Écrou [9] fantasme, peut-être, Quint et Miss Jessel, les séducteurs infâmes des deux enfants qui lui ont été confiés) les violences, les convoitises, les illusions d’une humanité relevant encore de la meute archaïque, comme l’attestent la salle de torture, derrière la première porte ou l’arsenal, caché derrière la seconde, avec les aveux de satisfaction masochiste chantés par la voix de Barbe-Bleue [10], homme profondément blessé sous le masque du tortionnaire.
36Témoignant d’une humanité plus avancée en apparence mais qui ne sait de l’amour que ses dons ostentatoires, signes d’une volonté de puissance encore féodale, ni la troisième ni la quatrième porte ne s’ouvriront sur l’assurance d’un véritable partage. Le ruissellement sonore, la transparence du célesta et la tonalité sécurisante du ré majeur, n’occulteront pas la présence « du sang » sur les joyaux innombrables. Le don impossible s’affiche dans l’altération des trésors. « Il y a du sang sur les bijoux ! Ta plus belle couronne est en sang ! » s’écrie, horrifiée, l’épouse intrusive.
37De même, le jardin merveilleux découvert derrière la quatrième porte est voué à la destruction. Comme l’annonce solennellement l’appel des cors qui semble monter de profondeurs chtoniennes, il n’est de blancheur que souillée si elle n’est pas éclairée spirituellement. Les roses et les lys géants, non reçus mais volés par le regard de Judith, portent eux-aussi le sceau du sang.
38Rien ne peut fleurir de ce qui est exigé comme un dû.
Au tournant de l’œuvre : l’amour de Barbe-Bleue ignoré
39La séquence de la cinquième porte, nombre chargé de récurrences sacrificielles [11], marque un tournant décisif dans le drame du couple. La musique l’annonce par l’intensité mise en œuvre dès l’ouverture de la porte. Le fortissimo du tutti orchestral qui inclut le plein-jeu de l’orgue annonce une tension paroxystique dans la confrontation des nouveaux époux.
40Comme la musique, le dialogue pointe ici le sommet du malentendu. La lumière aveuglante qui jaillit découvre la splendeur d’un pays sans limites aux « prairies de soie, forêts de velours, longs fleuves d’argent, montagnes bleues », mis aux pieds de l’intrusive. Or celle-ci n’exprime qu’indifférence hébétée face au don sublime qui lui est fait. « Oui, ton pays est grand et beau », répète-t-elle en somnambule, après les deux longs silences, assourdissants, ménagés par l’orchestre.
41On entend ainsi le terrible malentendu. « Judith, aime-moi, jamais de questions », réclamait, pour pouvoir grandir, l’amour de l’homme blessé.
42Mais la femme assoiffée d’une prétendue connaissance de l’autre confond besoin légitime de retrait et fermeture du cœur. « Mais il reste deux portes closes », insiste l’obstinée.
43Avant que l’amour lassé ne s’éteigne, l’incompris demande, par trois fois, un baiser. La violeuse d’intimité le refuse et propose un nouveau marchandage : la tendresse désirée contre l’ouverture des deux dernières portes. Et la demande impérieuse, accompagnée de la récurrence de la seconde mineure de la destruction, clame l’odieux pathos des êtres qui achètent l’autre en prétendant l’aimer :
45Alors, c’est lui qui tendra la clef à l’ignorante d’âme pour qu’elle découvre la vallée de larmes qui s’étend derrière la sixième porte.
46Le génie instrumental de Bartók nous fait glisser lentement vers une poignante déploration.
47« Le lac blanc et immobile » désigné par Barbe-Bleue à Judith, dans une musique funèbre aux confins du silence, est fait de toutes les larmes versées ou retenues. Les pleurs de tous les hommes et de toutes les femmes qui ont aimé ou cru aimer.
48Douleur blanche de l’amour rendu impossible par les rêves, les projections, les illusions. Deuil poignant d’atteindre, en ces pages puissantes, à l’au-delà des agitations et des torsions du cœur. On touche le fond de la souffrance humaine comme dans les plus grandes pages d’Alban Berg (tel l’interlude orchestral en ré mineur qui suit la mort de Wozzeck). Ni passé, ni présent, ni futur ne se distinguent plus. « Des larmes, Judith, des larmes », répète Barbe-Bleue, homme nourri et comme démesurément grandi, en sa voix, du lait de la mort.
49Le rideau peut maintenant se lever sur la dernière station. Ce que cachait la septième porte, ce n’était pas l’horreur. Ce n’était pas le spectacle des cadavres des femmes de l’ogre mais la prégnance du passé en sa beauté inaltérable.
50Les trois épouses sont restées vivantes dans le souvenir de l’époux. « Ô saisons ! ô châteaux ! ». Elles ont été le temps d’aimer. Chacune porte encore en elle l’accomplissement des heures, intouchables, étrangères à Judith, « la plus belle » mais impossible épouse.
51La première est pour toujours l’aurore. La seconde coïncide avec l’or de midi. La troisième garde à jamais la langueur bistrée du soir. « Elles furent toujours, vivent toujours », chante Barbe-Bleue ému. Elles sont encore d’avoir incarné leur unicité. « Leur château ». « Leur saison »…
52Nous l’avons dit : le premier vrai duo de l’œuvre fait entrer Judith dans l’absence. Elle porte couronne, un manteau étoilé mais désormais toute nuit est sienne d’avoir voulu la dissiper. Les derniers accords de l’opéra, joués à l’orgue, n’effacent pas la prolifération de l’intervalle de la perte (la seconde mineure) dans les ultimes accents de la si mal-aimante.
Mélusine ou l’anti-Judith : le cri de la Fée
53« Et désormais, ce sera toujours la nuit…
54La nuit… la nuit… ». Il appartient à Barbe-Bleue de tirer le rideau sur la scène du dedans.
55Silence. Tout est consommé. Les portes de l’Opéra se referment.
56Dehors, une tour, des forêts, des fontaines. L’air est plein de senteurs marines. Soudain un cri déchire le ciel. Ce cri ne ressemble à rien de connu. Rien de tel n’a jamais été entendu à Mervent, terre de Raymond et de Mélusine. C’est un affreux et formidable gémissement. Mais à la plainte qu’on croit de femme, se mêlent d’étranges bruits, des froissements d’ailes, des battements si puissants qu’ils descellent les pierres de la forteresse. Qui oserait lever les yeux au ciel verrait une énorme serpente tourner par trois fois autour du donjon et disparaître, en prenant la direction de Montserrat, en Espagne.
57C’était, si nous en croyons Jean d’Arras [12], la meilleure des femmes. « L’inestimable licorne », « le plaisir, la beauté, la bonté, la douceur, l’affection, l’intelligence, la distinction, la charité, l’humilité… » : ainsi l’évoque, en son désespoir, l’époux responsable de son affreuse métamorphose.
58Las, que ne lui laissa-t-il, ainsi qu’il s’y était engagé, le loisir d’être tout à elle, chaque samedi ; de s’ébattre librement dans son bain ? D’y libérer, loin du regard de l’homme, sa joyeuse dualité : sa peau d’albâtre et cette queue monstrueuse « qui fouettait si violemment l’eau du bassin qu’elle éclaboussait la voûte de la salle ».
59Laissons à André Breton, le soin de conclure. Dans Arcane 17 : l’arcane 17, la dix-septième lame du Tarot qui symbolise la notion d’espérance, Breton poursuit l’envol de Mélusine pour reconnaître en elle l’incarnation des forces vitales et féminines de la création. En Mélusine, « femme privée de son assiette humaine, la légende le veut ainsi, par l’impatience et la jalousie de l’homme [13] », celle qui annonce la poésie du cri est la plus belle revanche sur l’appropriation qui se puisse rêver. « Mélusine après le cri, Mélusine au-dessous du buste, je vois miroiter ses écailles dans le ciel d’automne. » [14] écrit magnifiquement le poète.
Notes
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[1]
Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1954, p. 238.
-
[2]
Béla Balázs, Le Château de Barbe-Bleue, traduction de Natalia et Charles Zaremba, L’Avant-Scène Opéra, n° 149/150, Paris, 1992.
-
[3]
Maurice Maeterlinck, texte de l’opéra de Debussy, Pelléas et Mélisande, in Avant-Scène Opéra, n° 9, 1977, p. 46.
-
[4]
Sur la circulation du thème, on lira avec profit le chapitre X, « La Barbe-Bleue », du livre de Marc Soriano, Les Contes de Perrault. Culture savante et traditions populaires, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989, p. 161-170.
-
[5]
Le livre que Claire Delamarche a consacré à Béla Bartók, édité à Paris chez Fayard en 2012, éclaire tous les aspects du musicien et de sa création.
-
[6]
Ce que dit Arkel de Mélisande après la mort de l’héroïne de l’opéra de Debussy.
-
[7]
Cf. le numéro 149-150 de L’Avant-Scène Opéra consacré à « Ariane et Barbe-Bleue » et au « Château de Barbe-Bleue », 1992, p. 101-129.
-
[8]
Pelléas et Mélisande, Acte V.
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[9]
Opéra de Benjamin Britten créé en 1954, livret de Myfanwy Piper, d’après Henry James.
-
[10]
« La sombre assise du château tremble,Le plaisir frémit dans les pierres tristes.Judith, Judith ! Qu’il est frais et doux,Le sang qui jaillit d’une plaie ouverte. »
-
[11]
Le mythe de Barbe-Bleue, réactivé par Béla Balázs, inspiré lui-même par Maeterlinck, s’inscrit dans un contexte féodal, lié au christianisme et à la culture biblique. Le nom de Judith renvoie à l’histoire d’Holopherne, rapportée dans l’Ancien Testament (Livres deutérocanoniques inclus par les catholiques et les orthodoxes).
-
[12]
Jean d’Arras, Mélusine ou la Noble Histoire de Lusignan, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres Gothiques », 2013, p. 656-702.
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[13]
André Breton, Paris, Arcane 17, 10/18, 1965, p. 65.
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[14]
Ibid., p. 59.