Sigila 2013/2 N° 32

Couverture de SIGILA_032

Article de revue

Des éléphants qui (dé)trompent énormément

Pages 157 à 168

Notes

  • [1]
    « Comme les prestidigitateurs, les éléphants ont eux aussi leurs secrets » (José Saramago, Viagem do Elefante, Lisbonne, Dom Quixote, 2008, p. 195).
  • [2]
    Giorgio Agamben, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, trad. de l’italien par Joël Gayaraud, Paris, Rivages Poche, 2002, p. 100.
  • [3]
    Éditions de référence : António Lobo Antunes, Memória do Elefante, Lisbonne, Dom Quixote, 26ª edição, 2009 ; Mémoire d’éléphant, traduction de Violante do Canto et Yves Coleman, Paris, Christian Bourgois, Seuil, 1998.
  • [4]
    Éditions de référence : José Saramago, Viagem do Elefante, Lisbonne, Dom Quixote, 2008 ; Voyage de l’éléphant, traduction de Geneviève Liebrich, Paris, Seuil, « Points », 2009.
  • [5]
    Memória de Elefante, p. 46 ; Viagem do Elefante, p. 216, 244.
  • [6]
    Ir visitar o elefante Salomão […] é, como talvez se venha a dizer no futuro, um acto poético (VE, p. 19).
  • [7]
    Souvenir qui survient à quatre reprises.
  • [8]
    (ME, p. 69).
  • [9]
    Cf. Memorial do Convento (1982) où José Saramago carnavalisait la cour du roi Jean V.
  • [10]
    E sentiu-se como expulso e longe de uma casa cujo endereço esquecera, porque conversar com a surdez a mãe afigurava-se-lhe mais inútil do que socar uma porta cerrada para um quarto vazio, apesar dos esforços do Sonotone através do qual ela mantinha com o mundo exterior um contacto distorcido e confuso feito de ecos de gritos e de enormes gestos explicativos de palhaço pobre (ME, p. 15).
  • [11]
    Autres exemples p. 21, 55, 125-127.
  • [12]
    […] a cidade vestia-se de uma espécie de carnaval místico-profano idêntico a uma mulher nua a cintilar jóias de vidro (ME, p. 83).
  • [13]
    Quem Sou Eu ? Interrogo-me e a resposta consiste, obcecantemente invariável, assim : Uma Merda (ME, p. 118).
  • [14]
    O primeiro passo da extraordinária viagem de um elefante à Áustria […] foi dado nos reais aposentos da corte portuguesa, mais ou menos à hora de ir para a cama (VE, p. 13).
  • [15]
    poucas vezes se terá visto uma conjunção mais perfeita entre um animal e uma pessoa (VE, p. 145).
  • [16]
    Uma pessoa pode ser abraçada por um elefante, mas não há maneira nenhuma de imaginar o gesto contrário correspondente (VE, 120).
  • [17]
    (VE, p. 155).
  • [18]
    (VE, p. 157).
  • [19]
    Giorgio Agamben, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, trad. de l’italien par Joël Gayraud, op. cit., p. 61.
  • [20]
    guardemos a recordação destes dias de tal maneira que se possa dizer que também nós, estes modestos soldados portugueses, temos memória de elefante (VE, 157).
  • [21]
    Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil, coll. Points Essais n°494, 2000, p. 116.
  • [22]
    VE, p. 97.
  • [23]
    que sabe este caramelo de cinquenta anos da guerra de África onde não morreu nem viu morrer, que sabe este cretino dos administradores do posto que enterravam cubos de gelo no ânus dos negros que lhes desagradavam, que sabe este parvo da angústia de ter de escolher entre o exílio despaisado e a absurda estupidez dos tiros sem razão, que sabe este animal das bombas de napalm, das raparigas grávidas espancadas pela Pide, das minas a florirem sob as rodas das camionetas em cogumelos de fogo, da saudade, do medo, da raiva, da solidão, do desespero ? (ME, p. 38).
  • [24]
    mais uma vez se demonstrava que a estratégia para esta missão fora desenhada por pessoal incompetente, incapaz de prever os acontecimentos mais correntes (VE, p. 68).
  • [25]
    O que leva os porteiros-almirantes […] a trocar o mar por restaurantes e hotéis, de pontes de comando reduzidas às proporções de capachos gastos, e estendendo a mão curva na direcção das gorjetas como o elefante do Jardim […] ? (ME, p. 56).
  • [26]
    « como resistirei eu à vergonha de ver-me desfeiteado perante os olhares compassivos ou irónicos da comunidade europeia » (VE, p. 24).
  • [27]
    Porque será que continuamente me recordo do inferno ? (ME, p. 107).
  • [28]
    de repente vi-me multiplicado até à náusea nos espelhos biselados, dezenas de eus aflitos mirando-se uns aos outros em pasmo de pavor (ME, p. 110).
  • [29]
    Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Édition critique par Gérard Namer, Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité, Paris, Albin Michel, 1997, p. 105.
  • [30]
    Para os homens da força, empenhados no penoso trabalho de empurrar o carro de bois, aquela chuva foi uma bênção, um acto de caridade pelo sofrimento em que têm vivido sujeitas as classes baixas (VE, p. 67).
  • [31]
    Suhbro a entre-temps été rebaptisé Fritz par l’archiduc Maximilien.
  • [32]
    Fritz contemplava com uma espécie de desdém a multidão, e, num insólito instante de lucidez e relativização, pensou que, bem vistas as coisas, um arquiduque, um rei, um imperador não são mais do que cornacas montados num elefante (VE, p. 179).
  • [33]
    Se eu tivesse telefone e me telefonasses […] terias juntamente com o eco do meu silêncio, o vitorioso eco do meu silêncio, o piano adormecido das ondas. Amanhã recomeçarei a vida pelo princípio (ME, p. 155).
  • [34]
    Julia Kristeva, Sémiotiké, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 108.
  • [35]
    Jacques Derrida, Passions, Paris, Galilée, 1993, p. 91.
  • [36]
    Ginette Michaud, Tenir au secret : Derrida, Blanchot, Paris, Galilée, 2006, p. 33.
Tal como os prestidigitadores, também os elefantes têm os seus segredos[1].
L’ouverture du monde humain – en tant qu’elle est aussi et d’abord ouverture au conflit essentiel entre dévoilement et voilement – ne peut être obtenue qu’à l’aide d’une opération effectuée sur le non-ouvert du monde animal[2].

1Mémoire d’éléphant, d’António Lobo Antunes, publié en 1979 [3], est le récit d’une journée de la vie d’un médecin psychiatre à son retour de la guerre coloniale en Angola. Dans une constante alternance entre présent et passé, le lecteur suit le personnage qui, tout au long de sa journée, se remémore son passé. L’animal n’y apparaît que de façon anecdotique mais son image qui ponctue le récit nous convie à une lecture métaphorique.

2Le Voyage de l’éléphant, de José Saramago, publié en 2008 [4], raconte le voyage d’un éléphant que le roi Dom João III, marié à Catherine d’Autriche, avait décidé d’offrir à son neveu, l’archiduc Maximilien II, gendre de Charles Quint. L’animal traversa l’Europe, accompagné de son cornac Suhbro et d’un cortège subséquent, selon un itinéraire qui n’est pas sans rappeler l’odyssée des mythiques éléphants d’Hannibal, dont la mémoire hante d’ailleurs les deux romans [5]. Symbole de la splendeur du Portugal, ce pachyderme constitue comme un passage de témoin de l’Empire portugais (trente ans à peine avant la perte de son indépendance) aux nouveaux seigneurs du monde.

3Comparer des textes d’auteurs dont les conceptions littéraires sont si différentes peut, au premier abord, paraître incongru. Mais nous verrons que le propos de chacun des récits peut être ramené à la fois à une thématique nationale et à une thématique plus universelle. Notre intention a d’ailleurs été encouragée par J. Saramago lui-même qui nous incite à interroger son texte afin d’en dévoiler le secret : « Aller rendre visite à l’éléphant Salomon aujourd’hui est, comme on le qualifiera peut-être à l’avenir, un acte poétique » [6] (VE, p. 16).

Sous la trompe de l’éléphant

4Le secret de « nos » éléphants tient à la fois du mystère et de la révélation. Dans le premier roman, il relève plutôt du domaine privé, puisque le narrateur, dans un long discours intérieur, s’inscrit dans une démarche introspective. Le second relèverait davantage du domaine public, la matière du récit se tournant vers l’extérieur : l’éléphant est un animal d’apparat dont la principale fonction est d’affirmer la grandeur d’un État. Cependant, d’un point de vue idéologique, le résultat est semblable : le récit donne à voir les limites et les défauts de la condition humaine et, dans les deux cas, c’est la notion même d’homme comme « animal raisonnable » qui, dans un premier temps, est questionnée.

5L’image de l’éléphant dans le roman de Lobo Antunes est essentiellement métaphorique, mais elle ne se restreint pas pour autant à l’expression usuelle choisie pour titre : « Mémoire d’éléphant ». Elle jalonne le texte et se présente de deux manières différentes : le souvenir d’enfance, quand le personnage rend visite à l’éléphant du zoo de Lisbonne [7], et le regard dévalorisant qu’il porte sur lui-même, lorsqu’il retrouve, coincée entre deux véhicules, sa voiture qu’il compare à un vieux prospectus retenu par deux éléphants en ivoire sur les étagères de sa grand-tante [8] (ME, p. 90).

6Dans le roman de J. Saramago, le secret réside à la fois dans les rapports entre homme et animal et dans la dénonciation de la vanité humaine, en particulier des puissants puisque l’auteur y carnavalise la cour d’un roi portugais, cette fois-ci [9] celle de Jean III, et poursuit son travail de revalorisation des « oubliés » de l’Histoire, ici représentés par le cornac de Salomon.

7Dans une première lecture, nous avons donc un récit tourné vers le dedans, tandis que le second serait plutôt tourné vers le dehors. Mais, s’il n’existe pas de dehors sans dedans, il n’existe pas non plus de secret sans révélation, et ce qui n’est pas dit se cache derrière ce qui est dit. Par ailleurs, l’étymologie du mot « secret » nous permet de tisser un autre lien entre les deux romans. L’adjectif latin secretus vient du participe passé passif de secernere, qui veut dire « séparer, rejeter ». Il dénomme donc à la fois ce qui est mis à part, caché et qui n’est pas visible ou compréhensible par tous, mais seulement par quelques initiés. Or, d’une façon ou d’une autre, nos deux personnages, d’un côté l’éléphant de VE, de l’autre le médecin de ME, sont marginalisés. Le premier de par son statut d’animal incompris par la société qui l’exploite : après avoir été confiné dans un enclos à Belém pendant deux ans, avoir supporté un éprouvant voyage et les rigueurs d’un climat qui est à l’opposé de celui de sa terre natale, l’éléphant sera à nouveau exclu du monde des hommes qui l’enfermeront dans un parc de Vienne où il mourra deux ans plus tard. Le médecin, quant à lui, ne parvient pas à s’identifier à la société qui l’entoure, représentée dès le début du roman par la mère dont il fait un portrait grotesque :

8

Et il eut l’impression d’être chassé loin d’une maison dont il avait oublié l’adresse, parce que bavarder avec la surdité de sa mère lui semblait plus vain que de donner des coups de poing sur la porte fermée d’une pièce vide, malgré les efforts du Sonotone grâce auquel elle maintenait avec le monde extérieur un contact faussé et confus, fait d’échos de cris et de grands gestes explicatifs de clown pauvre [10.]
(ME, p. 14)

9Ses propres filles sont pour lui un mystère : elles lui « apparaissaient aussi mystérieusement opaques que les problèmes des robinets à l’école » (ME, p. 16). Il se sent tellement « en dehors » qu’il en est réduit à se cacher lorsqu’il les attend à la sortie de l’école. Et comme partout où il passe, il ne voit autour de lui que des animaux (« Des grappes de mères de son âge […] s’agitant comme des poules pondeuses ») ou des clowns auxquels il compare, entre autres, le portrait du Cardinal Patriarche qui trône chez sa tante [11] (ME, p. 90-91). Par ailleurs, sa ville, Lisbonne, n’est qu’hypocrisie et mascarade : « […] la ville s’habillait d’une espèce de carnaval mystico-profane faisant songer à une femme nue dont les bijoux de verroterie scintillent » [12] (ME, p. 110). Les masques sont partout : dans l’appartement des parents où les amoureux se retrouvent « devant les vilaines trognes des masques chinois » (ME, p. 137), ou dans les rues où les gens ressemblent « à des gargouilles de fontaines figées dans des colères de pierre » (ME, p. 170). Ce personnage se sent d’autant plus exclu du milieu qui est le sien qu’il est capable d’en décrypter les secrets. À la fin d’une séance de psychanalyse, il se questionne : « Qui suis-je ? Je me le demande et la réponse est obstinément, invariablement : Une Merde » [13] (ME, p. 158).

figure im1
Arrivée des Portugais au Japon, paravent Namban (détail), KanoWaisen, 1603-1610 (?), Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne

10Tandis que cet homme s’interroge sur sa mystérieuse condition d’être humain, J. Saramago nous propose une histoire qui débute par un secret d’alcôve : « Le premier pas de l’extraordinaire voyage d’un éléphant vers l’Autriche […] eut lieu dans les appartements royaux de la cour portugaise, plus ou moins à l’heure d’aller au lit » [14] (VE, p. 11). Sa réflexion porte d’abord sur les rapports entre l’homme et l’animal révélant finalement le secret de l’éléphant Salomon : celui-ci se montre plus humain que les hommes qui l’exploitent pour leur propre gloire. Ainsi le cornac lui parle-t-il comme à un ami, voulant avoir « une conversation sérieuse » avec lui (VE, 122). L’entente entre homme et animal semble totale : « on a rarement vu une conjonction plus parfaite entre un animal et une personne » [15] (VE, p. 124).

11Cette histoire tend donc à prouver la supériorité de l’animal sur l’humain : « Une personne peut être étreinte par un éléphant, mais il est impossible d’imaginer le geste contraire » [16] (VE, p. 102).

12Mais Salomon a d’autres qualités encore. Tandis que l’homme, être raisonnable, peut être un loup envers ses semblables, comme le montrent les souvenirs de guerres du médecin de Lobo Antunes, l’éléphant, lui, a la capacité de transformer l’homme en brebis. Ainsi le capitaine reconnaît-il que le contact de l’éléphant l’a transformé (VE, 132) [17]. Salomon est même capable de montrer de la mansuétude envers celui qui lui a manqué de respect. Il devient plus humain encore, sa trompe étant comparée à une « lèvre palpitante » qui vient caresser l’épaule du militaire (VE, p. 134) [18].

13Ces deux personnages confirment donc la pensée de V. Agamben selon qui l’homme-animal – ici le médecin – et l’animal-homme – l’éléphant Salomon – sont « les deux faces d’une même fracture et d’une même béance, qui ne peut être comblée ni d’un côté ni d’un autre » [19], mais – ajoutons-nous – dont la littérature peut révéler certains secrets.

Des éléphants qui révèlent énormément

14Une phrase de J. Saramago confirme le lien que l’on peut établir entre les deux récits : « Nous garderons le souvenir de ces jours de façon qu’on puisse dire que nous aussi, modestes soldats portugais, nous nous souvenons de l’éléphant » [20] (VE, p. 134).

15Étonnamment, cette citation n’est pas extraite de Memória de Elefante mais de Viagem do Elefante. Car la problématique principale des deux romans est celle de la mémoire collective qui, guidée par le discours institutionnel et officiel, ne retient que certains aspects de l’Histoire, ici éclairée et réactivée par la littérature.

16A. Lobo Antunes semble s’attacher davantage à la mémoire individuelle et biographique d’un personnage – même autobiographique puisque le médecin y rencontre des situations vécues par l’auteur lui-même – mais son histoire, métonymique de celle de nombreux Portugais, finira par entrer dans la mémoire collective et historique, comme y est entrée l’histoire de Salomon. Biographiques ou historiques, et bien qu’évoquant deux époques différentes, ces deux récits nous entraînent dans une même mémoire collective nationale, comme de nombreux autres romans de la même période littéraire portugaise. Les deux textes présentent ainsi la qualité du récit mise en évidence par P. Ricœur : ils permettent « d’articuler les souvenirs au pluriel et la mémoire au singulier, la différenciation et la continuité » [21].

17Le narrateur moderne de J. Saramago rappelle des faits d’un passé national lointain, avec une marge d’erreur historique due à la distance temporelle dont joue l’auteur pour démontrer que l’histoire passée est également celle du présent. Témoignage d’une époque plus récente, le parcours du personnage d’A. Lobo Antunes s’intègre à un passé familial, social et collectif qui participe également d’une mémoire nationale puisqu’il a vécu la guerre coloniale. Or, les guerres portugaises d’Afrique ont bien un rapport lointain mais étroit avec la politique impériale de la couronne portugaise à partir du xve siècle, politique dont J. Saramago nous donne à voir ici l’un des symboles. Dans les deux cas, le travail de remémoration dévoile des facettes de la réalité historique dont ne tient pas compte l’histoire officielle. Autre mémoire d’une guerre pour l’un, mémoire d’une autre histoire possible pour l’autre, chacun des deux auteurs, à sa manière, s’attache à destituer les mythes et les héros nationaux, et à revaloriser les oubliés de l’histoire. Ainsi, l’idéologie guerrière, qui a étayé le concept de grandeur nationale portugaise pendant plusieurs générations, y apparaît de façon caricaturale. Le commandant du voyage de l’éléphant, par exemple, alimente sa soif d’héroïsme en lisant et relisant Amadis de Gaula [22] (VE, p. 83). Quatre siècles plus tard, à cette vision chevaleresque de la guerre s’oppose la réalité de la guerre coloniale, vécue et résumée ici par le médecin-soldat :

18

que sait ce quinquagénaire imbécile au sujet de la guerre en Afrique où il n’est pas mort et n’a vu personne mourir, que sait ce crétin des administrateurs de brousse qui enfonçaient des glaçons dans l’anus des Noirs qui leur déplaisaient, que sait ce couillon de l’angoisse de devoir choisir entre le dépaysement de l’exil et l’absurde stupidité des tirs sans justification, que sait cet animal des bombes au napalm, des jeunes filles enceintes passées à tabac par la PIDE, des mines qui fleurissent en champignons de feu sous les roues des camionnettes, de la nostalgie, de la peur, de la fureur, de la solitude, du désespoir ? [23.]
(ME, p. 46)

19Les auteurs post-25 avril, ayant recouvré leur liberté de parole, s’adonnent donc à la dénonciation des abus de pouvoir, de l’incapacité des gouvernants, quelle qu’en soit l’époque. L’incompétence royale est questionnée de façon explicite à travers celle de ses représentants qui ont organisé le voyage de Salomon : […] « Une fois de plus, il avait la démonstration que la stratégie pour cette mission avait été conçue par des incompétents » [24] (VE, p. 58).

20Chez A. Lobo Antunes, c’est la glorification de l’armée portugaise par la propagande salazariste, et ses « arguments cyniques, imbéciles et obstinés de l’Action Nationale Populaire », qui sont violemment attaqués (ME, p. 38). Ce pseudo héroïsme, qui a servi l’idéologie totalitaire, se perd dans la dilution des destins d’après-guerre. Observant le portier du restaurant, dont le geste rappelle celui de l’éléphant du zoo de Lisbonne, le personnage s’interroge :

21

Qu’est-ce qui pousse les portiers-amiraux […] à échanger la mer contre des restaurants et des hôtels, dont les passerelles de commandement se réduisent aux proportions d’un paillasson usé, à tendre la sébile de leur main dans l’attente de pourboires comme l’éléphant du jardin zoologique […] ? [25.]
(ME, p. 72)

22Les anciens commandants privés de guerre tombent dans la déchéance et perdent leur dignité, tel l’éléphant du jardin zoologique forcé d’obéir à la bêtise de l’homme.

23Revenant à la question du traitement de la mémoire, notons que la distinction aristotélicienne entre mnese et anamnese trouve dans notre analyse intertextuelle l’un de ses lointains échos puisqu’au souvenir qui s’impose chez le médecin-soldat répond l’appel au devoir de mémoire et à un réajustement de l’histoire chez J. Saramago. Tous deux montrent que le passé trouve son prolongement dans le présent et l’avenir qui, de ce fait, en dépendent. Ainsi le Prix Nobel évoque-t-il, dans un anachronisme d’une étrange actualité, la principale préoccupation d’un roi qui offre un éléphant, à savoir afficher sa grandeur face aux autres cours européennes : « Comment ferai-je face à la honte de me voir insulté sous les regards compatissants ou ironiques de la communauté européenne » [26] (VE, p. 21). Le passé doit donc rester présent à notre esprit afin d’éviter le retour de « centaines de petits Salazar prêts à continuer son œuvre avec le zèle sans imagination des disciples stupides » (ME, p. 135). L’une des principales erreurs du passé étant le mépris des puissants envers les plus faibles, les personnages sont présentés comme des victimes du système : « Pourquoi est-ce que je me souviens toujours de l’enfer ? » [27] (ME, p. 141-142). Et les malades de l’hôpital psychiatrique et le médecin qui y travaille voient voler en éclats leur propre image : « et brusquement je me vis multiplié jusqu’à la nausée dans les miroirs biseautés, des dizaines de moi inquiets se regardant les uns les autres, avec un étonnement proche de l’épouvante » (ME, p. 145) [28].

24Tout en soulignant les traits négatifs du passé, ces textes pointent les valeurs universelles positives en mettant en lumière ceux qui en ont été les réels acteurs. Ils confortent ainsi la pensée de M. Halbwachs selon lequel c’est sur l’histoire vécue que repose notre mémoire et non pas sur l’histoire apprise [29]. Dans un passage qui renvoie inévitablement à ce qu’il a écrit quelques années auparavant au sujet des ouvriers-constructeurs du Couvent de Mafra, J. Saramago s’apitoie sur le sort des hommes de peine, sans qui aucun pouvoir n’eût pu s’affirmer : « Pour les hommes de peine, occupés à la tâche ingrate de pousser le char à bœufs, cette pluie fut une bénédiction, un acte de charité pour la souffrance à laquelle les classes inférieures avaient été assujetties » [30] (VE, p. 57). Autre exploité, le cornac, entrant dans la ville de Gênes juché sur son éléphant, juge de la relativité de la grandeur humaine : « […] Fritz [31] contemplait la foule avec une sorte de dédain et, dans un instant insolite de lucidité et de conscience de la relativité des choses, il pensa que, tout compte fait, un archiduc, un roi, un empereur ne sont pas plus qu’un cornac juché sur un éléphant » [32] (VE, p. 153).

25Par cet appel à la mémoire collective, A. Lobo Antunes et J. Saramago attirent l’attention sur les faiblesses de l’humanité. Mais, par l’écriture, ils proclament la possible victoire de la parole agissante qui peut dévoiler les dessous des secrets d’État, qui pourrait apporter, sinon réparation, au moins réflexion, et permettre la construction d’un avenir différent tenant compte de l’expérience passée.

26Paradoxalement, tant le médecin que le cornac vainquent par le silence qui leur a été imposé et à travers lequel ils se sont affirmés. À la fin de son parcours analytique, face à la mer, le médecin crie sa victoire sur et dans le silence. Celui-ci, une fois rempli, dévoile le secret et devient libératoire :

27

Si j’avais le téléphone et que tu me téléphones maintenant, […] tu percevrais l’écho de mon silence, l’écho victorieux de mon silence, auquel se joindrait le piano amorti des vagues. Demain je repartirai à zéro. [33.]
(ME, p. 207)

28Ce qui n’avait pas encore été dit est dorénavant énoncé grâce à l’action reconstructrice de la mémoire et la plume de l’écrivain : une autre vérité possible surgit entre les mots, qui pourra compléter la version officielle. En d’autres temps, le cornac Suhbro n’a pas pu en faire autant et si Salomon meurt misérablement dans un parc autrichien, la disparition mystérieuse du cornac, comme le silence du médecin, laissent le champ libre à d’autres interprétations tout aussi poétiques de la réalité historique. Car, rappelle Julia Kristeva, « Tout ce qui s’écrit aujourd’hui dévoile une possibilité ou une impossibilité de lire et de réécrire l’histoire » [34] ; parce que dès le moment où il y a littérature, nous dit J. Derrida dans Passions – « il y a [là] du secret » [35]. C’est que, conclut Ginette Michaud, « la littérature en son indétermination statutaire fondamentale, demeure, tout comme la scène ou la séance psychanalytique, un lieu privilégié où viennent se nouer [ces] différents secrets » [36].

Notes

  • [1]
    « Comme les prestidigitateurs, les éléphants ont eux aussi leurs secrets » (José Saramago, Viagem do Elefante, Lisbonne, Dom Quixote, 2008, p. 195).
  • [2]
    Giorgio Agamben, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, trad. de l’italien par Joël Gayaraud, Paris, Rivages Poche, 2002, p. 100.
  • [3]
    Éditions de référence : António Lobo Antunes, Memória do Elefante, Lisbonne, Dom Quixote, 26ª edição, 2009 ; Mémoire d’éléphant, traduction de Violante do Canto et Yves Coleman, Paris, Christian Bourgois, Seuil, 1998.
  • [4]
    Éditions de référence : José Saramago, Viagem do Elefante, Lisbonne, Dom Quixote, 2008 ; Voyage de l’éléphant, traduction de Geneviève Liebrich, Paris, Seuil, « Points », 2009.
  • [5]
    Memória de Elefante, p. 46 ; Viagem do Elefante, p. 216, 244.
  • [6]
    Ir visitar o elefante Salomão […] é, como talvez se venha a dizer no futuro, um acto poético (VE, p. 19).
  • [7]
    Souvenir qui survient à quatre reprises.
  • [8]
    (ME, p. 69).
  • [9]
    Cf. Memorial do Convento (1982) où José Saramago carnavalisait la cour du roi Jean V.
  • [10]
    E sentiu-se como expulso e longe de uma casa cujo endereço esquecera, porque conversar com a surdez a mãe afigurava-se-lhe mais inútil do que socar uma porta cerrada para um quarto vazio, apesar dos esforços do Sonotone através do qual ela mantinha com o mundo exterior um contacto distorcido e confuso feito de ecos de gritos e de enormes gestos explicativos de palhaço pobre (ME, p. 15).
  • [11]
    Autres exemples p. 21, 55, 125-127.
  • [12]
    […] a cidade vestia-se de uma espécie de carnaval místico-profano idêntico a uma mulher nua a cintilar jóias de vidro (ME, p. 83).
  • [13]
    Quem Sou Eu ? Interrogo-me e a resposta consiste, obcecantemente invariável, assim : Uma Merda (ME, p. 118).
  • [14]
    O primeiro passo da extraordinária viagem de um elefante à Áustria […] foi dado nos reais aposentos da corte portuguesa, mais ou menos à hora de ir para a cama (VE, p. 13).
  • [15]
    poucas vezes se terá visto uma conjunção mais perfeita entre um animal e uma pessoa (VE, p. 145).
  • [16]
    Uma pessoa pode ser abraçada por um elefante, mas não há maneira nenhuma de imaginar o gesto contrário correspondente (VE, 120).
  • [17]
    (VE, p. 155).
  • [18]
    (VE, p. 157).
  • [19]
    Giorgio Agamben, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, trad. de l’italien par Joël Gayraud, op. cit., p. 61.
  • [20]
    guardemos a recordação destes dias de tal maneira que se possa dizer que também nós, estes modestos soldados portugueses, temos memória de elefante (VE, 157).
  • [21]
    Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil, coll. Points Essais n°494, 2000, p. 116.
  • [22]
    VE, p. 97.
  • [23]
    que sabe este caramelo de cinquenta anos da guerra de África onde não morreu nem viu morrer, que sabe este cretino dos administradores do posto que enterravam cubos de gelo no ânus dos negros que lhes desagradavam, que sabe este parvo da angústia de ter de escolher entre o exílio despaisado e a absurda estupidez dos tiros sem razão, que sabe este animal das bombas de napalm, das raparigas grávidas espancadas pela Pide, das minas a florirem sob as rodas das camionetas em cogumelos de fogo, da saudade, do medo, da raiva, da solidão, do desespero ? (ME, p. 38).
  • [24]
    mais uma vez se demonstrava que a estratégia para esta missão fora desenhada por pessoal incompetente, incapaz de prever os acontecimentos mais correntes (VE, p. 68).
  • [25]
    O que leva os porteiros-almirantes […] a trocar o mar por restaurantes e hotéis, de pontes de comando reduzidas às proporções de capachos gastos, e estendendo a mão curva na direcção das gorjetas como o elefante do Jardim […] ? (ME, p. 56).
  • [26]
    « como resistirei eu à vergonha de ver-me desfeiteado perante os olhares compassivos ou irónicos da comunidade europeia » (VE, p. 24).
  • [27]
    Porque será que continuamente me recordo do inferno ? (ME, p. 107).
  • [28]
    de repente vi-me multiplicado até à náusea nos espelhos biselados, dezenas de eus aflitos mirando-se uns aos outros em pasmo de pavor (ME, p. 110).
  • [29]
    Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Édition critique par Gérard Namer, Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité, Paris, Albin Michel, 1997, p. 105.
  • [30]
    Para os homens da força, empenhados no penoso trabalho de empurrar o carro de bois, aquela chuva foi uma bênção, um acto de caridade pelo sofrimento em que têm vivido sujeitas as classes baixas (VE, p. 67).
  • [31]
    Suhbro a entre-temps été rebaptisé Fritz par l’archiduc Maximilien.
  • [32]
    Fritz contemplava com uma espécie de desdém a multidão, e, num insólito instante de lucidez e relativização, pensou que, bem vistas as coisas, um arquiduque, um rei, um imperador não são mais do que cornacas montados num elefante (VE, p. 179).
  • [33]
    Se eu tivesse telefone e me telefonasses […] terias juntamente com o eco do meu silêncio, o vitorioso eco do meu silêncio, o piano adormecido das ondas. Amanhã recomeçarei a vida pelo princípio (ME, p. 155).
  • [34]
    Julia Kristeva, Sémiotiké, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 108.
  • [35]
    Jacques Derrida, Passions, Paris, Galilée, 1993, p. 91.
  • [36]
    Ginette Michaud, Tenir au secret : Derrida, Blanchot, Paris, Galilée, 2006, p. 33.
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