Notes
-
[1]
Cf. Viviane Forrester, L’Horreur économique, Paris, Fayard, 1996.
-
[2]
Maurice de Guérin, Le Cahier vert : Journal intime, 3 février 1833, in Œuvres complètes I, Paris, Les Belles Lettres, 1947, p 145.
-
[3]
Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve, Paris, Librairie José Corti, 1991, p. 348-349.
-
[4]
Maurice de Guérin, Le Cahier vert : Journal intime, 10 décembre 1834, in Œuvres complètes I, op. cit., p. 224.
-
[5]
Maurice de Guérin, Œuvres complètes II, op. cit., p. 383.
-
[6]
Id., ibid., p. 339.
-
[7]
Ernst Robert Curtius, Goethe ou le classique allemand, in NRF, Paris, 1er mars 1932, p. 15.
-
[8]
Id., ibid., p. 26.
-
[9]
Maurice de Guérin, La Bacchante, Paris, Gallimard/Poésie, 1984, p. 229.
-
[10]
Id., ibid., p. 229.
-
[11]
Ibid., p. 229.
-
[12]
Maurice de Guérin, Le Centaure, op. cit., p. 208.
-
[13]
Id., ibid., p. 211.
-
[14]
Ibid., p. 212.
-
[15]
Ibid., p. 213.
-
[16]
Ibid., p. 207.
-
[17]
Maurice de Guérin, La Bacchante, op. cit., p. 218.
-
[18]
Maurice de Guérin, Le Centaure, op. cit., p. 208.
-
[19]
Id., ibid., p. 208.
-
[20]
Ibid., p. 210.
-
[21]
Ibid., p. 211.
-
[22]
Maurice de Guérin, La Bacchante, op. cit., p. 226.
-
[23]
Maurice de Guérin, Le Centaure, op. cit., p. 210.
-
[24]
Maurice de Guérin, La Bacchante, op. cit., p. 229.
-
[25]
JohannWolfgang von Goethe, Le Serpent vert, Paris, Dervy, 1977, p. 36.
-
[26]
Maurice de Guérin, Le Centaure, op. cit., p. 211.
-
[27]
Id., ibid., p. 211.
-
[28]
Ibid., p. 213.
-
[29]
Maurice de Guérin, La Bacchante, op. cit., p. 221.
-
[30]
Id., ibid., p. 228.
-
[31]
Ibid., p. 229.
-
[32]
Ibid., p. 229.
-
[33]
Ibid., p. 217.
-
[34]
Ibid., p. 218.
-
[35]
Le concept de corps-sujet a été élaboré par le philosophe Robert Misrahi pour souligner le fait que le corps est une réalité signifiante et non pas une réalité biologique. Voir, par exemple, La Jouissance d’être, Paris, Encre marine, 1996, Les Belles Lettres, 2009.
-
[36]
Maurice de Guérin, Le Cahier vert : Journal intime, 21 mars 1833, in Œuvres complètes I, op. cit., p. 154.
-
[37]
Goethe, Le Serpent vert, op. cit., p. 39.
-
[38]
Id., ibid., p. 55.
-
[39]
Ibid., p. 75-76.
-
[40]
Ibid., p. 75.
1La chair libertine s’est faite maléfique. La folie financière a remplacé « l’horreur économique [1] ». La Grèce a été mise à l’index. Faisons-nous centaure et bacchante pour comprendre s’il y a lieu ou non de confirmer la nature éminemment humaine des démesures actuelles. Le Centaure, La Bacchante, sont deux poèmes en prose que Maurice de Guérin a écrits en 1835. Un troisième poème devait être composé à la suite : L’Hermaphrodite ; mais il ne l’a pas été. Maurice de Guérin est décédé en 1839. Le poème La Bacchante est resté inachevé. Il s’arrête quand survient un serpent ; la morsure a lieu, mais non tous les effets. Quelle est l’énigme de ce triptyque ? Quel est le secret du serpent ? Et si nous poursuivions le mythe de la bacchante par le conte du Serpent vert, écrit par Goethe en 1795 ? Un serpent peut-il en cacher un autre ?
2Maurice de Guérin n’est pas vraiment un poète romantique français. Il ne peut pas être rattaché aux poètes romantiques allemands, mais il s’est nourri de la tradition classique allemande. Dans son Cahier vert, il confie qu’il « achève de lire le premier volume des Mémoires de Goethe », il parle de « l’élan de la poésie allemande qui se lève si belle [2] ». Albert Béguin a justifié l’affiliation de Guérin à la littérature allemande : « Guérin […] a un sentiment de la vie cosmique qui le rapproche des Allemands […] le sens des origines et le besoin d’y remonter [3] ». Guérin note dans son Cahier vert : « J’habite avec les éléments intérieurs des choses, je remonte les rayons des étoiles et le courant des fleuves jusqu’au sein des mystères de leur génération. Je suis admis par la nature au plus retiré de ses divines demeures, au point de départ de la vie universelle [4] ».
3Il n’est peut-être pas vrai de dire que le centaure personnifierait la nature masculine et la bacchante la nature féminine, car que penser du projet de Guérin de conclure sur la nature hermaphrodite ? Le poème La Bacchante poursuit le poème Le Centaure, mais avons-nous là le tableau complet de la nature humaine ? Guérin avait demandé à son ami Barbey d’Aurevilly, dans sa correspondance du 16 mai 1839, s’il lui « reprocherait » « ce sentiment un peu féminin [5] » qu’il éprouvait ce jour là ; et il lui avait écrit, le 3 février 1838, qu’il le voyait, lui, « femme et homme tout ensemble [6] ».
4Maurice de Guérin a choisi la description phénoménologique indirecte pour nous communiquer ce qu’est, pour lui, le but de la vie : la recherche de la source de la vie. Il rejoint Goethe qui fut un phénoménologue dans sa manière de considérer sa vie et toute vie en général. Curtius rapporte son attitude : « La vie de la nature et la vie de l’esprit se présentent à lui sous le même aspect. Dans l’un comme dans l’autre domaine, les éléments derniers du réel ne sont ni des atomes, ni des concepts, ni des “faits” ce sont des entités […] qui ne sont saisissables qu’à l’intuition. C’est là ce que Goethe appelle phénomènes […]. Parmi ces phénomènes, il en est auxquels Goethe a donné le nom de : “Urphänomene” [7] ».
5Dans le conte Le serpent vert, la phénoménologie de Goethe conduit à une symbolique et même à un ésotérisme, mais il s’agit là d’un procédé pédagogique, car Goethe « est parti du fait que, si l’on veut attacher les hommes d’une façon durable à une idée, il faut en partie manifester cette idée, mais aussi la voiler en fait [8] ». Voiler pour mieux dévoiler… nous verrons si nous saurons suffisamment dévoiler le serpent vert pour habiller le serpent nu de la bacchante.
6Les deux poèmes décrivent une vie. Tous les deux ont pour thème une recherche et une course désordonnée. Dans les deux, une vie se met en route, leçon prise auprès d’un plus ancien, ou d’une plus experte, qui a eu le souci d’instruire. Le centaure Macarée nous parle de l’enseignement du centaure Chiron ; la plus jeune des bacchantes nous conte ce que lui a enseigné la bacchante Aëllo. Le centaure, la bacchante nous font entrer dans leur jouissance du monde. Est-ce seulement le paganisme qui fait chanter la vie ? Est-ce leur dualité constitutive qui conduit centaure et bacchante à rechercher le secret du monde pour mieux profiter du bonheur d’être ?
7Les trois écrits sont une porte ouverte sur l’infini ; après bien des métamorphoses, ils dépeignent un idéal d’harmonie. Le centaure n’est pas pré-nietzschéen ; l’effacement des limites, qui accompagne l’épanchement extatique de la bacchante, lui procure de la joie. Ce qui étonne, emporte et émerveille, dans cette poésie guérinienne, c’est la force qui émane de ses évocations. Nous sommes le centaure Macarée qui se coule dans le fleuve ; nous sommes la bacchante Aëllo qui s’aventure sur la haute montagne ; nous vivons leur course et leur repos comme notre vie ordinaire. Le centaure n’est pas violent. Macarée ne vit pas des amours démesurées et frénétiques. Il est l’élève de Chiron, le sage du mont Pélion, l’éducateur d’Achille. La bacchante n’est ni délirante ni hystérique. Elle est fille du soleil, tournée vers la lumière, en attente d’être initiée par Aëllo, celle qui a déjà la connaissance des mystères du monde. Le serpent n’incite pas la bacchante à mordre dans le fruit de la connaissance avant qu’il ne lui soit délivré. Nulle chute, nulle souffrance. « La douleur n’entra pas dans mon flanc déchiré [9] », précisa la bacchante quand elle se fit, elle, mordre. C’est avec douceur que le serpent s’enroula autour de son corps : « ses nœuds m’enlaçaient d’une chaleur subtile [10] », se souvient-elle. Après la « longue morsure », « ce fut le calme et une sorte de langueur, comme si le serpent eût trempé son dard dans la coupe de Cybèle. Il s’éleva dans mon esprit une flamme […] tranquille [11] ». La bacchante a connu la jouissance. Serait-elle plus apte que le centaure à l’extase ?
Le secret de la nature humaine
8Pour Guérin, un même souffle circule entre le charnel et le spirituel, entre l’animal et le divin. Que nous soyons centaure, bacchante, homme ou femme, un même principe unitaire nous constitue. Aucune scission, aucune juxtaposition, aucune prédominance d’une nature sur l’autre. L’homme n’est qu’un moindre centaure. Macarée raconte qu’il « découvrit un homme qui côtoyait le fleuve sur la rive contraire » et « le méprisa ». « Voilà tout au plus, se dit-il, la moitié de mon être ! Que ses pas sont courts et sa démarche mal aisée ! Ses yeux semblent mesurer l’espace avec tristesse. Sans doute, c’est un centaure renversé par les dieux et qu’ils ont réduit à se traîner ainsi [12] ». Macarée sait que les hommes aspirent à être sages, tandis que les centaures recherchent d’abord le calme. Il interpelle Mélampe, qui est venu le consulter : « Vous poursuivez la sagesse, ô Mélampe ! [13] » et lui transmet la réponse qu’il a, lui, reçue de son maître Chiron : « Cherchez-vous les dieux, ô Macarée ! et d’où sont issus les hommes, les animaux et les principes du feu universel ? Mais le vieil Océan, père de toutes choses, retient en lui-même ces secrets, et les nymphes qui l’entourent décrivent en chantant un chœur éternel devant lui, pour couvrir ce qui pourrait s’évader de ses lèvres entr’ouvertes par le sommeil [14] ». Puis il lui rappelle que, pour Chiron, les hommes et les centaures sont de même origine ; il se souvient que Chiron lui disait : « Ô Macarée ! hommes et centaures reconnaissent pour auteur de leur sang des soustracteurs du privilège des immortels [15] ». Comme les centaures, les enfants de Prométhée n’ont eu accès au divin que fortuitement. Est-ce pourquoi ils commencent par vivre le même déséquilibre, voyageant entre réalité et idéal ?
9Goethe n’a cessé de s’efforcer de relier entre eux les différents êtres organisés qu’il observait. Avant Guérin, il exigea qu’une relation entre l’idée et la réalité soit préservée.
Le premier secret de la vie : la lumière
10Centaures, bacchantes, hommes et femmes naissent dans l’ombre des cavernes, des maisons, en sortent pour mieux y retourner, en un perpétuel aller et retour. Au dehors est la lumière, irradiante, et parfois trop forte ; ainsi quand le centaure quitte pour la première fois la caverne, il « chancelle [16] » ; ainsi, quand la bacchante, « au retour du soleil sur toute l’étendue des plaines », arrête ses « pas au plus haut des collines », elle aussi « chancelle [17] ».
11Les êtres se pénètrent de la lumière de la vie, et cela les plonge dans une profonde ivresse. Pendant le jour, le centaure s’agite en tous sens sous une lumière violente et enivrante. Il vit la « fierté des forces libres [18] » et se délasse dans les fleuves où, dit-il, « une moitié de moi-même, cachée dans les eaux, s’agitait pour les surmonter, tandis que l’autre s’élevait tranquille et que je portais mes bras oisifs bien au-dessus des flots [19] ». À la fois horizontal et vertical, le centaure trouve son équilibre. Et, en détournant la tête, il peut « considérer sa croupe fumante [20] ». Dans son enfance, au sein de la caverne, il avait connu « le calme et les ombres [qui] président au charme secret du sentiment de la vie » ; plus âgé, la nuit, il goûta le même apaisement et il lui parut qu’il « sortait de naître [21] ». La jeune bacchante se porte vers le lever du soleil pour que la lumière inonde sa chevelure ; la bacchante Aëllo court à travers la montagne, entraînée par le soleil. Et, soudain, elle s’immobilise et devient arbre à l’heure où le soleil est au midi. Elle se fige ; elle s’offre aux rayons du soleil, qui la traversent. Elle est axe vertical, dépourvue de tout mouvement. Mais la nuit revient et la bacchante assimile « tous les dons répandus par les dieux durant le jour [22] », comme le centaure assimilait les « légères ondulations [23] » diurnes qui survivaient en lui. La nuit, bacchante et centaure font un travail de synthèse. Aucune fuite : ni dans la matière, ni dans le rêve. L’unité est acquise.
12Le serpent n’est pas un feu qui égarerait la bacchante ; il est « semblable à un rayon du soleil [24] ». Dans le conte, le serpent vert devient lumineux après avoir mangé l’or dispensé par les feux follets. Il fait siennes les doctrines humanistes de la Renaissance que lui ont procurées les feux follets, esprits raisonneurs sur tout ce qui semble mystérieux. La verticalité des feux follets s’étant combinée à l’horizontalité du déplacement du serpent vert sur le sol, que va-t-il se passer ?
Le deuxième secret de la vie : la parole
13Dans le conte, le serpent répond au roi qui l’interroge : « Qu’y a-t-il de plus splendide que l’or ? […] la lumière […]. Qu’y a-t-il de plus réconfortant que la lumière ? […] la parole [25] ». Le centaure Macarée confie à Mélampe : « Au temps où je veillais dans les cavernes, j’ai cru parfois que j’allais surprendre les rives de Cybèle endormie, et que la mère des dieux, trahie par les songes, perdrait quelques secrets ; mais je n’ai jamais reconnu que des sons qui se dissolvaient dans le souffle de la nuit, ou des mots inarticulés comme le bouillonnement des fleuves [26] ». L’être peut-il être entendu et compris ? Macarée dit : « Il est dans ces lieux une pierre qui, dès qu’on la touche, rend un son semblable à celui des cordes d’un instrument qui se rompent, et les hommes racontent qu’Apollon, qui chassait son troupeau dans ces déserts, ayant mis sa lyre sur cette pierre, y laissa cette mélodie [27] ». Déjà, Chiron lui disait : « Les dieux jaloux ont enfoui quelque part les témoignages de la descendance des choses ; mais au bord de quel océan ont-ils roulé la pierre qui les couvre, ô Macarée ! [28] ». Ce désir de retrouver la parole qui exprime le secret du monde est commun au centaure et à la bacchante. Cependant, le centaure a renoncé à entendre la parole perdue ; la bacchante, elle, veut s’initier aux mystères qui semblent impénétrables au centaure. C’est par la voix d’Aëllo, qui connaît le secret de la jouissance du monde, que la jeune bacchante va commencer son ascension vers la réalité cachée du monde. Si, dans l’Antiquité, Dionysos fut en concurrence avec Apollon, chez Guérin ce dieu est bien proche du dieu de la poésie de la lumière. L’épanchement auquel Bacchus conduit l’âme est une extase qui pourra donner accès à une parole poétique. Avant, Aëllo va instruire la jeune bacchante. Celle-ci va la suivre. « C’était dans ces lieux déserts que son discours se déclarait et que j’écoutais ses paroles prendre leur cours comme si j’eusse assisté à la source cachée d’un fleuve [29] », dira-t-elle. Le jour de la cérémonie d’initiation, Aëllo parut et « semblait attendre, comme Mélampe, fils d’Amithaon, que le serpent marqué d’un pavot vînt se nouer autour de ses tempes [30] ». La jeune bacchante courut « en désordre dans les campagnes, emportant dans sa fuite un serpent qui ne pouvait être reconnu de la main, mais dont [elle se] sentait parcourue tout entière [31] ». Puis ce fut la morsure, l’extase, jusqu’au « cri d’Aëllo ayant signalé la venue des mystères [32] »… mais le poème reste inachevé, sur ce cri qui n’est pas encore une parole.
14Qu’allait apporter le serpent, par sa morsure ? Qu’apporte le serpent vert ? Intérieurement illuminé, il a su deviner la parole d’actualité.
Le troisième secret de la vie : la transfiguration
15Comme les « jeunes pêcheurs […] les bras tendus vers les eaux et le corps incliné », après hésitation, « se précipitent » et reviennent « couronnés sur les flots [33] », la jeune bacchante est « demeurée longtemps suspendue sur les mystères », puis s’y est « abandonnée » et sa tête a reparu « couronnée et ruisselante [34] ». Celui qui vit selon son désir de connaître l’origine du monde, saura pénétrer à une profondeur où l’on devient roi ou reine. Il saura descendre là où s’opérera la métamorphose. Pour Goethe, toutes les formes de vie étaient des métamorphoses. Avec Guérin, voilà que le corps-animalité qui résultait de la métamorphose d’Ève après la séduction du serpent, est ici remplacé par le corps-sujet [35]. Il s’agit d’une tout autre métamorphose, où la volupté conduit à la compréhension de l’être. La bacchante prend le soleil en ses cheveux et elle se donne une autre figure.
16Dans le conte, le serpent est vert, couleur de la vie. Après que le prince fut mort pour s’être jeté dans les bras de la belle LiIia qui transforme en mort toute vie qui la touche, le serpent a encerclé le cadavre pour éviter la décomposition, puis s’est sacrifié, a donné son être au prince pour que celui-ci puisse revivre. Touchant le serpent de sa main gauche et son bien-aimé de sa main droite, Lilia a transmis la vie du serpent au jeune homme. Quand celui-ci a porté la couronne de chêne, sa transfiguration a été achevée.
Du troisième genre de connaissance au quatrième secret
17Que pouvait apporter le serpent à la bacchante afin de transformer le cri d’Aëllo en parole ? Comme il a voulu rapprocher les genres, Guérin a désiré lier les choses entre elles, y trouver un équilibre, et même une harmonie. Il écrit, dans son Journal : « Il n’y a pas d’isolement pour qui sait prendre sa place dans l’harmonie universelle et ouvrir son âme à toutes les impressions de cette harmonie [36] ». Goethe voit en chaque être une force individuelle pour s’adapter aux circonstances ; c’est la perfection de chacun qui le distingue des autres. Dans le conte, alors que le Vieux, l’initié, comme Aëllo, connaît trois secrets (les trois réponses à la triple énigme du sphinx ?), le serpent en connaît un quatrième : « Je connais le quatrième secret », dit-il, « en s’approchant du Vieux et en lui sifflant quelque chose à l’oreille [37] ». Il s’agit de « la grande parole » dont il a « entendu retentir le Temple [38] ». Le serpent vert a saisi une évidence, une connaissance du troisième genre, et c’est peut-être celle-ci que le serpent aurait enseignée à la bacchante. De quelle parole s’agit-il ? Du mot travail, du mot perfection, du mot humanité… d’un mot universellement acceptable pour que chacun poursuive sa tâche dans l’élaboration de l’harmonie universelle ?
Une invitation à la splendeur
18Être capable de réfléchir toutes les lumières de tous les esprits rencontrés et de les faire converger sur une seule chose, un pont par exemple, telle fut la tâche du serpent vert. Quand il était seulement un animal, le serpent se tendait entre les deux rives du fleuve pour faire passer certains, qui le désiraient. Il était un passeur, comme le passeur attitré avec sa barque, comme le géant du fleuve qui étendait son ombre sur les eaux.
19Après avoir mangé l’or des feux follets, le serpent est devenu rationnel ; après avoir perçu le quatrième secret, il est devenu sujet de parole. Lumineux, il s’est fait pont pour faire traverser, à ses amis, le fleuve, la nuit. Connaissant, il s’est transformé en un pont de pierres lumineuses qui a surgi du fleuve où ses anneaux d’animal mort, pour avoir donné sa vie au prince, avaient été jetés, à sa demande. Un animal transformé en pierres précieuses, en pont qui relie les rives du fleuve de manière pérenne et que tous, hommes, femmes, centaures, bacchantes et animaux peuvent emprunter, et dans les deux sens – donc un animal transformé de passeur en passage, tel est l’aboutissement de la métamorphose.
20Le Vieux dit alors au prince devenu roi : « Honore la mémoire du serpent […]. Tu lui dois la vie, et tes peuples lui sont redevables de ce pont, grâce auquel les rives voisines ont pu se peupler et devenir un domaine uni. Les gemmes flottantes et lumineuses, en lesquelles s’était décomposé son corps sacrifié, constituent les piles de ce pont magnifique qui, surgissant de ses fondations, s’est construit et se conservera de lui-même [39] ». Pour le serpent vert, art et vie se confondent.
21Le centaure savait goûter dans leur splendeur les dons qui lui étaient faits pendant le jour ; le soir, sur son promontoire, il mesurait l’étendue de son règne. La bacchante se voyait devenir une constellation, telle que Callisto, inclinée sur le pôle et pénétrée d’une ivresse éternelle. Le serpent, « devenu pont magnifique [40] », ajouta à la jouissance sensible et à la jouissance poétique, la jouissance philosophique : la splendeur de la fondation et de la construction.
22L’hermaphrodite aurait-elle été pierre verte, pierre vivante ? Le monde, cette pierre où les dieux ont déposé la lyre, ne demande qu’à vibrer de lumière ou de musique. Le serpent n’aurait-il pas fait mesurer à la bacchante qu’elle était pierre constitutive du cosmos, hermaphrodite sachant manier la lyre et donc la mesure ?
Notes
-
[1]
Cf. Viviane Forrester, L’Horreur économique, Paris, Fayard, 1996.
-
[2]
Maurice de Guérin, Le Cahier vert : Journal intime, 3 février 1833, in Œuvres complètes I, Paris, Les Belles Lettres, 1947, p 145.
-
[3]
Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve, Paris, Librairie José Corti, 1991, p. 348-349.
-
[4]
Maurice de Guérin, Le Cahier vert : Journal intime, 10 décembre 1834, in Œuvres complètes I, op. cit., p. 224.
-
[5]
Maurice de Guérin, Œuvres complètes II, op. cit., p. 383.
-
[6]
Id., ibid., p. 339.
-
[7]
Ernst Robert Curtius, Goethe ou le classique allemand, in NRF, Paris, 1er mars 1932, p. 15.
-
[8]
Id., ibid., p. 26.
-
[9]
Maurice de Guérin, La Bacchante, Paris, Gallimard/Poésie, 1984, p. 229.
-
[10]
Id., ibid., p. 229.
-
[11]
Ibid., p. 229.
-
[12]
Maurice de Guérin, Le Centaure, op. cit., p. 208.
-
[13]
Id., ibid., p. 211.
-
[14]
Ibid., p. 212.
-
[15]
Ibid., p. 213.
-
[16]
Ibid., p. 207.
-
[17]
Maurice de Guérin, La Bacchante, op. cit., p. 218.
-
[18]
Maurice de Guérin, Le Centaure, op. cit., p. 208.
-
[19]
Id., ibid., p. 208.
-
[20]
Ibid., p. 210.
-
[21]
Ibid., p. 211.
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[22]
Maurice de Guérin, La Bacchante, op. cit., p. 226.
-
[23]
Maurice de Guérin, Le Centaure, op. cit., p. 210.
-
[24]
Maurice de Guérin, La Bacchante, op. cit., p. 229.
-
[25]
JohannWolfgang von Goethe, Le Serpent vert, Paris, Dervy, 1977, p. 36.
-
[26]
Maurice de Guérin, Le Centaure, op. cit., p. 211.
-
[27]
Id., ibid., p. 211.
-
[28]
Ibid., p. 213.
-
[29]
Maurice de Guérin, La Bacchante, op. cit., p. 221.
-
[30]
Id., ibid., p. 228.
-
[31]
Ibid., p. 229.
-
[32]
Ibid., p. 229.
-
[33]
Ibid., p. 217.
-
[34]
Ibid., p. 218.
-
[35]
Le concept de corps-sujet a été élaboré par le philosophe Robert Misrahi pour souligner le fait que le corps est une réalité signifiante et non pas une réalité biologique. Voir, par exemple, La Jouissance d’être, Paris, Encre marine, 1996, Les Belles Lettres, 2009.
-
[36]
Maurice de Guérin, Le Cahier vert : Journal intime, 21 mars 1833, in Œuvres complètes I, op. cit., p. 154.
-
[37]
Goethe, Le Serpent vert, op. cit., p. 39.
-
[38]
Id., ibid., p. 55.
-
[39]
Ibid., p. 75-76.
-
[40]
Ibid., p. 75.