Notes
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[1]
Le 4 ou le 5 octobre 1728.
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[2]
La Prusse et l’Angleterre contre la France, l’Autriche, la Suède, le Danemark et la Russie.
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[3]
Charles de Beaumont, En Russie au temps d’Elisabeth. Mémoire sur la Russie en 1759 par le chevalier d’Éon. Présenté et annoté par Francine-Dominique Liechtenhan, Paris, L’Inventaire, coll. Valise diplomatique, 2006.
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[4]
Par exemple, le traité des subsides passé avec les Britanniques en 1747 avait rapporté à Pétersbourg cent mille livres pour l’entretien des troupes.
1Éon avait, pour le secret, des dispositions natives, les conditions de naissance et d’existence particulières. Il se façonna le caractère et la figure, s’organisa la vie et cultiva le talent d’imaginer par-devers toutes réalités, la sienne, une autre. De ce qu’il a raconté sans aller jusqu’à l’autobiographie, dont il s’est flatté ou contristé, rien, même avéré en son temps, n’est sûr ou pas entièrement. Il s’écrivait et se réécrivait, bien que ce ne fût pas son métier. Il était son propre dramaturge et son premier interprète. Il mena la comédie et divertit assez ses contemporains pour qu’ils renonçassent à véridicité et vérification.
2Éon fut plus un personnage d’invention, de représentation, de fiction qu’un acteur historique, même s’il est intervenu publiquement et secrètement dans les réflexions, négociations et décisions qui déterminèrent paix et guerres, alliances et contre-alliances, haine et amitié entre les monarchies et les souverains d’Europe.
L’enfançon
3En octobre 1728, c’est la saison des vendanges au bord de l’Armançon, en Bourgogne. La famille d’Éon vit assez impécunieusement de ses vignes et de la rétribution du père pour sa délégation d’intendance auprès de la généralité de Paris. Les d’Éon ne sont pas aristocrates, notables respectés seulement.
4Madame d’Éon est près d’accoucher. Elle aimerait une fille mais demande au ciel catholique un garçon, condition d’une récompense pécuniaire de sa mère et vœu de l’époux, soucieux de perpétuer son nom et d’asseoir sa dignité. Le ciel ne les a pas bien entendus. L’enfant tarde à venir, d’où deux jours de naissance, selon les sources [1].
5Quand il paraît enfin, la sage-femme ni le médecin, le curé encore moins, ne peuvent se prononcer. L’enfant se présente in nubibus. Les nuages de l’indétermination recouvrent sa frimousse et son pubis. Le père décide de taire la chose et d’annoncer un gars. Le curé baptisera un fils sur les fonts de Notre-Dame de Tonnerre.
6Madame d’Éon tient longtemps sous son bonnet et son inquiétude ce fils supposé, inachevé, délicat de santé et d’intelligence, elle l’adore. Monsieur d’Éon s’agace et proteste, elle fera de son héritier une mauviette. Madame résiste à l’autorité conjugale et à la rumeur provinciale. L’enfant grandit et commence de résister à la mainmise de sa mère. Le père prend la tutelle et fait préparer Charles-Louis à une vie d’homme. Charles-Louis en est d’accord, il n’est plus un enfant, il a treize ans.
L’écolier
7Écolier au collège Mazarin, loin des siens, à Paris, il s’éprouve. Il se prouve qu’il supporte le manque de sommeil, le froid, la faim, qu’il vainc la peur, perché sur un cheval ou face au maître d’armes. Il n’a pas besoin de se forcer à l’étude, il est pluridiscipliné. Ensuite, il fait ses universités. À vingt et un ans, il obtient licences en droit civil et droit canon. Il s’inscrit au Parlement de Paris.
L’entrée dans le monde
8Son père n’a pas eu le temps de s’enorgueillir du mérite de son fils. Il est mort dans l’année 1748. Éon se retrouve chef de famille, sa sœur d’une année son aînée et sa mère à sa charge. La généralité de Paris lui accorde un secrétariat. Cependant il peut prolonger son ouvrage, une réflexion historique sur l’évolution de la situation financière en France sous le règne de Louis XIV et la régence du duc d’Orléans. Il publie l’essai en 1753. Il reçoit les éloges du garde des Sceaux, de l’intendant de Paris, du critique Fréron qui l’invite à la rédaction de L’Année littéraire, l’organe défendant avec succès l’autel et le trône contre la virulence philosophique de l’Encyclopédie.
9Éon intéresse la comtesse de Rochefort, qui s’entoure d’hommes et s’étonne de son incroyable pudeur. Dans le salon de la comtesse, Éon converse avec le marquis de Mirabeau, Horace Walpole le romancier anglais le plus gothique, le petit-neveu de Mazarin qui est duc de Nivernais, et Denis Diderot. Le prince de Conti, un Bourbon, cousin et confident de Louis XV, convie Éon à ses lundis et observe l’impétrant. Il l’estime agréable de figure et de conversation, sans passion ni goût de l’intrigue, lettré, curieux et sérieux. Il croit qu’Éon peut lui servir et le servir.
10Conti veut être élu roi de Pologne et épouser la tsarine Elisabeth, Louis XV ne s’y oppose pas, dans le projet d’une alliance avec la Suède, la Turquie et la Prusse pour neutraliser les visées de la Russie et de l’Autriche sur le territoire polonais. Conti est le ministre du Secret du roi, le service de diplomatie officieuse qui double l’officielle, ne dépend que de Louis XV et ne rend compte qu’à lui. Louis XV laisse ignorer à Conti qu’il ne l’approuve pas et ne le met pas entièrement dans sa confidence pour contenir l’ambition de son cousin. Il lui faut donc une autre personne de confiance. Éon peut l’être. Le roi vole Éon à Conti. Secrètement. Conti continuera de croire Éon à son service. Éon ne l’en détrompera pas, double secret du roi oblige.
L’homme de Louis XV
11Éon qui n’est pas né, expression bien parlante des aristocrates, se sent naître enfin. Il croit sortir de son obscurité de naissance. Il se voue au roi. Mais son dévouement ne sera pas dévotion. Il connaît vite la déception. À suivre, instruire et conseiller officieusement le roi, il comprend que ne lui reviendra pas gloire. Il ne sera pas non plus riche. Il avancera constamment ses frais, s’endettera à vie, devra se contenter de gratifications intermittentes et de promesses de rente non tenues. Louis XV, qui se dore des vertus de mécène, n’aime pas puiser dans sa cassette. Il accordera seulement à Éon la consolation honorifique que son arrière grand-père Louis XIV avait inventée, la croix de l’ordre royal et militaire de saint Louis. Éon la vaut bien. Capitaine-colonel des Dragons, aide de camp à l’État-Major, il s’est illustré contre la Prusse durant la guerre de Sept Ans [2].
12Éon, dont l’enfance fut isolée, espère, entré dans la carrière, la voie des ambassades, quitter la solitude. Mais là où il n’y a pas égalité de condition entre les personnes, l’amitié est rare. De plus, le Secret l’oblige à s’en méfier. L’intimité, la confiance entraînent habitude et indiscrétion. Éon sera solitaire, même très entouré. Il restera célibataire, n’ayant pas l’obligation patrimoniale de se marier.
13Alors, hors son temps de service et les obligations mondaines, Éon choisit la compagnie des livres. Il produira les siens, compilations des savoirs politiques et économiques, analyses historiques des systèmes fiscaux et financiers de l’Antiquité au xviiie siècle, état des États modernes dont un portrait de la Russie très remarquable [3], et aussi des pamphlets, libelles et épîtres de circonstances. Il entretiendra de nombreuses et aristocratiques correspondances.
14Il devient collectionneur de manuscrits, imprimés, cartographies, gravures et estampes. Sa collection comptera plus de cinq mille œuvres au mitan de sa vie.
15C’est d’ailleurs dans la double reliure très ouvragée d’une édition de L’Esprit des lois de Montesquieu qu’Éon cachera ses documents secrets lorsqu’il se présentera à la cour de Russie.
À la cour de Russie
16Il s’agit de renouer les Bourbon avec les Romanov. Les relations entre eux étaient rompues depuis la guerre de succession d’Autriche où ils étaient de camps opposés. L’archiduchesse Marie-Thérèse sollicita et obtint l’aide en armes et en hommes de la tsarine pour faire valoir ses droits à régner sur l’ensemble des terres et des sujets des Habsbourg, droits que lui contestaient la Prusse, la Saxe et la Bavière, appuyées par l’Espagne et même par la France. À l’heure de la paix, à Aix-la-Chapelle en 1748, la tsarine jugea son effort d’autant plus coûteux que Marie-Thérèse ne se montrait pas reconnaissante et que des diplomates français insinuèrent que la tsarine monnayait ses alliances [4].Une fois de plus, la tsarine se sentit peu respectée et suspectée de mœurs vénales voire orientales, elle qui s’estimait européenne et despote éclairée. Huit ans plus tard, le rapprochement entre Louis et Elisabeth s’avère encore difficultueux.
17Louis XV s’effraie de la connivence allemande entre les Hanovre qui règnent à Londres et les Hohenzollern de Berlin, et s’inquiète du délai de l’accord français avec les Habsbourg. Il est plus demandeur que la tsarine.
18Elisabeth doit ménager la susceptibilité de son voisin ottoman tout en s’affirmant puissance chrétienne, entretenir de bonnes pratiques avec les Britanniques tout en renforçant de possibles appuis contre la Prusse, l’empire dont elle craint le bellicisme.
19Louis doit soutenir l’indépendance de sa protégée Pologne, ménager le vieil allié turc et renforcer de possibles appuis contre l’Angleterre dont il craint l’empire.
20Elisabeth admire la France, son histoire et ses arts, tout en se méfiant du penchant de la monarchie à s’en prévaloir. Louis ne sait rien de la Russie sauf les observations partielles et partiales que des voyageurs chargés de négoce lui ont récemment rapportées.
21Entrer chez Elisabeth n’est pas sûr et pas durable. La forteresse de Schlüsselbourg loge autant de visiteurs trop curieux que de Russes tombés en disgrâce. La tsarine écoute ses conseillers et comtes concurrents, l’anglophile chancelier Bestouchev et le vice-chancelier Vorontsov plus tourné vers la France. Entre les deux, elle tient l’équilibre. Il s’agit de le faire délicatement pencher.
22Officiellement, Éon assure le secrétariat du marquis de l’Hôpital, vieil aristocrate blanchi sous les ambassades, ignorant du Secret du roi et des coutumes pétersbourgeoises. Éon veille pour lui sur l’amabilité et la régularité de l’échange de politesses épistolier entre Louis et Elisabeth.
23Officieusement, il mesure le partage inégal des pouvoirs entre les conseillers de la tsarine, l’influence grandissante à la cour de Catherine, l’épouse du grand-duc Pierre, le futur et éphémère Pierre III.
24Catherine affiche son amant Poniatowski et favorise sa brigue du royaume de Pologne – qu’il obtiendra en 1764. Elle cultive l’amitié pour Georges III le Britannique. Les russophiles et les francophiles n’aiment pas du tout Catherine qu’ils appellent rageusement Sophie Anhalt, du nom de sa principauté allemande d’origine. Éon interprète l’hésitation d’Elisabeth devant le traité défensif juste engagé entre Marie-Thérèse d’Autriche et Louis XV.
25Les officiels français sont dépassés par toutes ces contradictions et complications. Éon qui s’est préparé à l’abord du pays et de sa cour et même à l’usage de sa langue y voit un système tel que, note-t-il, les sept sages de la Grèce y passeraient pour fols. Il lui faudra agir à l’insu de tous pour un commerce direct et confidentiel entre son roi et la tsarine, qu’ils accordent leurs désaccords et s’accommodent l’un de l’autre.
26D’un bon espion, nul ne peut deviner ce qu’il pense et se fier à ce qu’il fait. Pas même son maître. Seuls importent la réalisation des intentions et des intérêts les plus secrets, le succès de la mission.
27Vis-à-vis de la tsarine, Éon a choisi de s’occuper de la femme. Elisabeth se voyait vieillir, se détournait de son image, et se plaignait de bouffées de chaleur. Éon lui présenta un médecin réputé spécialiste en vapeurs féminines et un portraitiste réputé spécialiste en élégantes retouches picturales, deux excellents Français. Éon veilla cependant à citer les compliments et éloges que produisaient ces témoins privilégiés de l’intimité de la tsarine, dans les dépêches codées et aisément décodables qu’il glissait dans le courrier diplomatique à l’attention des censeurs russes. Flattés puisque courtisans et patriotes, les censeurs répandirent confidentiellement la nouvelle de l’admiration française pour la belle et bonne Russie éternelle. Elisabeth ne pouvait que s’en trouver améliorée et de mieux en mieux disposée envers Louis.
28Outre la politique de boudoir, Éon se mêla des ambitions de Conti pour qu’il en rabattît. Conti renonça à la Pologne et à la main d’Elisabeth. Il se contenta de rêver commander l’armée russe et s’approprier la balte Courlande. Éon entreprit de rassurer le timide comte Vorontsov face à l’autoritaire Bestouchev. Il lui promit la prompte destitution pour trahison du chancelier et sa déportation en Sibérie puisque Bestouchev ne respectait pas la position hostile à Frédéric II d’Elisabeth et entretenait complicité avec Catherine dans la préparation d’un coup d’État.
29L’affaire parut au jour.
30Catherine assignée dans ses appartements et menacée de renvoi à Stettin, Bestouchev déchu de ses titres et biens et sibérisé, Vorontsov est désormais chancelier et redevable à la France. La cour fête l’événement en goûtant le bon vin de Tonnerre qu’Éon a fait voyager par muids de la Bourgogne à Petersbourg.
31Troubles et intrigues à la cour russe n’empêchent pas la souveraine d’ouvrir des bals costumés. Au contraire. Le principe en est que la virilité s’y enveloppe de falbalas et que la féminité y enfile la culotte. Mariages, veuvages, amants et maîtresses, âmes esseulées trompent l’ennui en se trompant de sexe. Et en parlant ostensiblement le français.
Guise et déguisement
32Éon se plie au principe. Ni jeune premier ni vieux beau, ni dame galante ou ingénue perverse, il n’est pas remarqué. Ainsi le Secret du roi est bien gardé. Mais Éon s’aperçoit qu’il n’aime pas passer inaperçu. Il n’est pas sorti de son obscurité pour se retrouver dans l’ombre. Attaché d’ambassade, auteur estimé de travaux savants, célibataire recommandable, ne suffisent pas à sa réputation. Le déguisement au bal lui donne l’idée et l’envie. Éon va travailler sa personnalité en jouant sur la double apparence, souvent masculine, parfois féminisée. Car son apparence ne doit pas faire vraiment illusion. En dentelles et coiffe, il ressemble à un homme costumé. En tenue, il ressemble à un homme entier.
33Jusqu’alors, il a vingt-huit ans, Éon n’avait pas eu le choix. Son indétermination native, l’étouffoir maternel l’ont rangé du côté des filles. Puis il a dû se conformer au désir paternel de filiation. L’éducation, les diplômes qui l’ont occupé, les professions qu’il exerce, diplomate et espion, sont réservés aux hommes. Il ne s’y sent pas assez représenté, il s’ennuie. Le déguisement va libérer sa fantaisie, son humour, son ironie. Sa vie va lui sembler aventureuse parce que son entourage le verra aventureux, singulière parce qu’elle dissimulera sa singularité. Cette vie publique lui lèvera un public dont il jouera de la crédulité ou du cynisme. Éon se déguise et déguise son histoire, immédiate et passée. Il multiplie sa personnalité. Il ressemble à un personnage historique. Son public le suit à la une des gazettes et dans les salons. Éon se prend à cet instable miroir ou s’en efface. Éon s’est fait instantané.
Éon chez Georges III
34En 1763, Éon est ministre à la cour d’Angleterre aux côtés de l’ambassadeur extraordinaire, son ami, le duc de Nivernais. Louis XV est impatient de paix après sept années d’une guerre humiliante. où il a perdu marine royale et colonies. Il s’agit de négocier ce qui reste, aux Bourbon, d’honneur. Pour la première fois, Éon ne se sent pas minoré par l’aristocrate qu’il seconde. Nivernais a présenté Éon aux diplomates français et anglais, à Georges III, sa cour et son gouvernement, sous son meilleur : Éon a toute la confiance de Louis XV malgré les humeurs contraires de la Pompadour si puissante sur le roi ; Éon a su gagner l’amitié d’Elisabeth de Russie ; l’inimitié de la nouvelle tsarine Catherine le poursuit mais ne le démonte pas ; Éon est un homme qui ne se dérobe pas devant les combats de la vie personnelle et de la vie publique ; Éon a la qualité d’un ministre plénipotentiaire.
35Éon goûte fort cette reconnaissance sans se laisser leurrer. Les maîtres de ce monde veulent plier les événements à leur fortune particulière, note-t-il, et c’est précisément ce qu’il dit le révolter étant donnés son caractère de vérité, sa droiture de cœur et d’intention. Hors ces notes intimes, Éon ne montre pas ses pensées. Il doit jouer son rôle de négociateur et de messager. La paix se conclut donc par le traité de Paris.
36Mais Louis XV ne songe qu’à revanche. Il charge Éon de recruter et d’envoyer un officier topographe établir, secrètement bien sûr, le relevé des côtes sud-sud-est d’Angleterre en vue du débarquement des forces françaises dès que reconstituées.
37Éon ne se leurrait pas. Nivernais reparti de Londres, voilà que lui arrive de Paris un chaperon, l’aristocrate Guerchy avec lequel Éon avait eu des mots sur les plaines de Prusse. Éon refuse de « secrétariser » Guerchy, de jouer son homme de paille, le compère derrière la tapisserie. Il s’éclipse, disparaît dans Londres.
38Il se lie d’amitié avec les Whigs, l’opposition parlementaire aux Tories du gouvernement et son leader John Wilkes qui signe des opuscules libertins. Il entre chez les Maçons, la Loge de l’Immortalité et de l’Ordre. Il traîne avec les matelots du port. Il passe de chaleureuses soirées en compagnie du prince de Galles que l’apparente folie d’Éon ravit.
39Furieux de n’être pas obéi, Guerchy mène contre Éon le train des mauvaises manières. Injures, menaces, filatures, intrusions, réclamations officielles aussi, pour qu’Éon lui remette les documents d’État dont il s’estime seul habilité à les détenir. Alors Éon publie quelques-uns des échanges diplomatiques d’où il appert que Guerchy n’est pas bien considéré par ses confrères. Les Anglais s’en amusent. Louis XV, accablé par la maladie de sa maîtresse Pompadour, ne défend Éon que distraitement. À Paris, les officiels se scandalisent de ce que l’autorité de la monarchie puisse ainsi être exposée à la curiosité de l’opinion publique. Georges III se sent contraint de convoquer les deux parties devant le procureur général. Les gazettes raillent la concession à la France. C’est le scandale. Hué par le public, Guerchy s’effraie, demande son congé. On ne le reverra pas à Londres. Mais Éon ne retrouvera pas son poste. Il ne s’était pas leurré.
40La mort brusquée par la petite vérole de Louis XV, l’accession au trône de son petit-fils Louis XVI qui prononce la réforme de la diplomatie et ne veut plus d’un Secret du roi, renvoient Éon à la condition de simple particulier, pas simple et très particulier.
Éon, genre littéraire
41Éon commence à écrire ses loisirs qui ne sont pas ses façons d’occuper son temps de nouvel oisif mais de sérieuses réflexions sur divers sujets d’administration des hommes et des choses. D’autre part, il raconte des histoires qui ont l’utilité de l’amuser, d’étourdir la vigilance des ennemis et d’embrouiller les amis. Éon s’est autorisé à fabuler pour que tous secrets soient saufs.
42La question de son genre, les dehors et les dessous, font sa parade. Il se double, se dédouble, se rassemble. Il se présente en demoiselle, ce n’est pas lui, mais sa sœur, éventuellement sa jumelle, vu la ressemblance. Ou bien, il s’avoue demoiselle, le féminin pour vérité. Ou encore, empêché de faire mâle et accablé de convenances, il se prévoit finir vieille fille. Ou bien, finalement, il n’est qu’un homme sous deux aspects, selon nécessité. Éon laisse le choix aux autres et s’en dispense. Il craint trop l’insignifiance.
43Vita sine litteraris mors était la devise d’Éon. Elle autorisa la fantaisie des poètes, romanciers, vaudevillistes, librettistes, scénaristes, d’une chorégraphe et d’une show-girl. Des historiens et des psychologues se penchèrent sur son cas. Il préoccupe les gender-studies et students des universités états-uniennes. Toutes bonnes volontés qui lui tracent une excentrique renommée.
Il n’était pourtant qu’un homme
44Les dernières années de sa vie, Éon était oublié. Chassé des ambassades par la décomposition de la monarchie et la fin des Bourbon, mal considéré par les gens de la République bien qu’il ne fût pas un aristocrate émigré ni exilé volontaire à Londres, il n’avait pas trouvé emploi non plus auprès de Bonaparte. Il n’avait plus le confort d’écrire et renonça à composer le récit complet et clair de sa vie qui lui revenait malaisément – il disait sans queue ni tête. Il était si appauvri qu’il dut confier aux enchères de son ami Christie son seul bien, sa belle et précieuse collection de livres, et gager les bibelots offerts par les monarques, dont la croix de l’ordre de saint Louis.
45Quand il n’eut plus rien à négocier et comme il ne paraissait plus qu’en vieille demoiselle indigne, Éon n’eut plus d’amis, sauf la respectable Mrs Cole, aussi démunie que lui – ou plutôt, qu’elle. Pour leur subsistance commune, Éon s’organisa une tournée-monstration de fleurettiste, il tirait encore l’arme à quatre-vingts ans. Lors d’un assaut, le fleuret de l’adversaire se prit dans ses jupes et se brisa, le blessant gravement. Éon fut des mois malade. Mrs Cole le soigna et le veilla jusqu’à son dernier instant. Elle ne voulut confier à personne la toilette mortuaire de son amie. Découvrant le corps, Mrs Cole s’évanouit.
46La suite fut assurée par un médecin-légiste qui certifia que le sujet examiné était de sexe masculin puisque doté des organes mâles de la génération parfaitement formés.
47On pouvait inhumer Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée Éon de Beaumont, décédé à l’âge de quatre-vingt-deux ans des suites d’une blessure à l’arme blanche.
48Le corps d’Éon fut mis en terre au cimetière de la paroisse de Saint-Pancrace, Londres, comté du Middlesex. Mrs Cole se sentit doublement veuve.
49Deux siècles plus tard, Éon étonne encore des biographes et des dix-huitiémistes. Sans doute est-ce qu’Éon, l’irrégulier, figure spéculaire et spectaculaire, a dessiné une esthétique irrégulière du secret.
Notes
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[1]
Le 4 ou le 5 octobre 1728.
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[2]
La Prusse et l’Angleterre contre la France, l’Autriche, la Suède, le Danemark et la Russie.
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[3]
Charles de Beaumont, En Russie au temps d’Elisabeth. Mémoire sur la Russie en 1759 par le chevalier d’Éon. Présenté et annoté par Francine-Dominique Liechtenhan, Paris, L’Inventaire, coll. Valise diplomatique, 2006.
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[4]
Par exemple, le traité des subsides passé avec les Britanniques en 1747 avait rapporté à Pétersbourg cent mille livres pour l’entretien des troupes.