Notes
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[1]
Titre du poème de Sophie de Mello Breyner Andresen reproduit page 120.
-
[2]
Jacques Lassaigne et Guy Weelen, Vieira da Silva, Paris, Cercle d’art, 1987.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
Émission de Daniel Le Comte,Ombre et lumière, Regards sur l’art abstrait : « L’immensité intime », ina, 1976.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Denoël, rééd Folio-poche, 2006.
-
[7]
Émission de Daniel Le Comte,Ombre et lumière, Regards sur l’art abstrait : « L’immensité intime », op. cit.
-
[8]
Ibid, citation de Vieira da Silva.
-
[9]
Émission de Georges Charbonnier, Le monologue du peintre, INA, 1957.
-
[10]
Nous renvoyons au n° 11 de Sigila, « Tonalités secrètes-Tonalidades secretas », printemps-été 2003, où cette toile a été reproduite (p. 182).
-
[11]
Bertrand Gervais, La Ligne brisée. Labyrinthe, oubli et violence, Montréal, Le Quartanier, coll. Erres Essais, n° 4, mars 2008.
-
[12]
Émission de Georges Charbonnier,Le monologue du peintre, INA, 1957.
-
[13]
Gaston Bachelard. La Poétique de l’espace, Paris, José Corti, 1957.
Depuis quarante ans, je cherche toujours la même chose, je ne l’ai pas trouvée. Je n’ai pas le droit de dire ce que je cherche. Il faut que cette chose précieuse fasse corps avec mon tableau et que l’on puisse la voir [2].
Perspective
1Vieira da Silva dit à propos de son tableau Atelier, Lisbonne peint en 1934-1935 : « J’ai mis dans ce tableau tout ce que j’aimais ». « C’est à dire l’armature, la charpente, la structure qui soutient la forme », ajoute Chiara Calzetta Jaeger [3]. C’est le point de départ. La peintre a représenté son atelier en perspective comme une chambre aveugle. Mais dedans elle y a inscrit des sortes de cadres, agençant des parois qui créent des seuils que l’œil franchit. Cet espace très structuré échappe pourtant à toute rationalité. Elle y a inséré à côté du point de vue central un autre point de vue faisant basculer ainsi l’espace représenté vers une dimension onirique, étrange, déstabilisant notre regard. Nous voilà au seuil d’un espace inconnu.
2Son œuvre, de 1934 jusqu’au milieu des années soixante, sera œuvre d’architecte, d’urbaniste même ; y sont évoqués des lieux construits, structurés, organisés : villes, gares, bibliothèques, digues, ports – Perspectives urbaines, 1952, La ville suspendue, 1952, La gare inondée, 1956, Fenêtre sur cour, 1970…
3À l’origine de cette utilisation de la perspective il y a certainement son goût de petite fille pour le théâtre, pour les décors de la scène à l’italienne – cette fenêtre sur le monde. Dans une émission télévisée, elle confie à Daniel Le Comte :
[…] quand j’ai eu neuf ans j’ai eu la manie du théâtre… j’imaginais que j’étais auteur dramatique et à ce moment-là ma mère cherchait des appartements et elle allait visiter des maisons et moi aussitôt arrivée dans une maison qu’elle regardait je commençais à imaginer où est-ce que je mettrai le théâtre et alors j’imaginais un théâtre entre deux portes, à l’intérieur d’une armoire, j’imaginais tout le temps des choses comme ça et au fond… mon enfance s’est passée comme ça entre des imaginations qui sont devenues plus tard mes tableaux peut-être [4].
5Toute sa vie, elle peindra des scènes de théâtre – La Scala (Les yeux), 1937, Le petit théâtre de verdure, Théâtre de la vie, 1973-1974, Le théâtre de Gérard Philipe, 1975…
6Vieira da Silva va s’emparer de la perspective pour ne plus la quitter. « Je me suis intéressée à la perspective parce que personne ne s’y intéressait plus », dit-elle un brin provocatrice [5].
7Lorsqu’elle débute, dans les années 1920-1930, entre le surréalisme et le cubisme l’espace pictural a explosé. Il est fractionné, dissocié au profit de la notion de surface qui envahit tout le champ de la peinture. Le peintre et critique d’art Patrick Giorda revient sur les notions de surface et d’espace : « […] cette tension entre espace et surface n’est pas nouvelle, elle est motrice dans l’art des peintres de Giotto jusqu’à Cézanne ».
8Daniel Arasse dans Histoires de peintures nous rappelle que la perspective est une invention. Il insiste sur ce terme. C’est un système de représentation inventé, au xve siècle, par Filippo Brunelleschi, architecte florentin, qui s’est substitué à la traditionnelle maquette en bois des architectes. C’est une mise en scène de l’architecture. La perspective va devenir le moyen de représentation de l’histoire, de la res publica, du pouvoir. « C’est la place urbaine sur laquelle se fait l’histoire » et dont l’homme devient le centre.
9La perspective suppose un cadrage. La première opération, dit Alberti, c’est de faire le cadre avant de faire le point de fuite, les lignes et l’horizon. Le cadre détermine l’autonomie de la peinture : on passe d’un regard à une contemplation [6].
10Contemplation. La peinture de Vieira da Silva demande à ses spectateurs cette attitude d’attention, d’ouverture, de curiosité. Cette posture exigeante préside au fondement même de son œuvre.
11Alors, se sert-elle simplement de la perspective comme d’un moyen dont elle a besoin pour représenter la dimension de profondeur, c’est à dire d’espace ? Y a-t-il quelque chose d’autre derrière son intérêt ? Perçoit-elle que la disparition de la perspective en peinture signe la disparition de l’espace et donc d’une certaine place dédiée à l’homme dans le monde ? A-t-elle l’intuition que la pensée ne peut se déployer sans espace, s’appuie même sur l’espace pour se déployer dans sa profondeur ?
12Issue d’un milieu d’intellectuels cultivés, Vieira da Silva a conscience de l’ampleur et de la fragilité de l’héritage artistique européen. Certes, elle a besoin de la perspective pour représenter simultanément la dimension spatiale et temporelle. Et son choix systématique d’approfondir les possibilités de celle ci est une véritable profession de foi.
13C’est en travaillant à partir de ces deux pôles extrêmes de l’héritage perspectif pictural : le quattrocento italien, découvert lors d’un voyage d’études en 1928, et les recherches de Cézanne, que la peintre va déployer son système. D’ailleurs, elle part du tableau de Cézanne Les joueurs de cartes (1890-1892) pour commencer sa recherche spatiale. Il a un rôle de révélateur pour elle : « Ces deux petits bonshommes qui n’arrêtent pas de battre les cartes, de jouer […] c’était la clef pour passer derrière le mur apparemment sans issue ».
14Telle Alice, elle a trouvé la clef qui lui permet de ne plus rester au seuil de l’espace mais d’y pénétrer.
L’espace de la mémoire
15[…] La perspective utilisée par Vieira da Silva ne se conforme pas aux règles traditionnelles, les parois se gonflent, se dérobent, chavirent, c’est l’espace de la mémoire tel que l’artiste le découvrit dans son adolescence à Lisbonne quand sa famille abandonna la maison où elle avait toujours vécu [7].
Et alors il y a une chose qui m’a beaucoup préoccupée, c’est parce que je voyais les meubles dans un autre espace mais je continuais à voir les meubles comme ils étaient avant et ces deux espaces qui continuaient à vivre en moi, je savais que ce n’était pas la vérité, mais que pour moi c’était une vérité, ils étaient là, et ils étaient là et ça m’a intriguée beaucoup… Ce sont des maisons qui continuent à vivre en moi, et ça m’étonne… [8].
17Ces « maisons du souvenir », ces territoires d’enfance hantent les tableaux de Vieira. Elle parle de son enfance comme d’un moment déterminant de sa vie qui alimente sa peinture. Lors d’un long entretien avec Georges Charbonnier en 1957, elle dit : « Je crois que je suis venue à la peinture… comme ça enfant, j’étais enfant unique, je dois raconter un peu ma vie pour expliquer ça… [9] »
18Elle y peint le portrait d’une petite fille seule, entourée d’adultes, habitant une gigantesque demeure. Suit alors une description à la fois minutieuse et surréaliste de sa maison : les objets (livres, cartes de géographie, épées, chaudières, pianos…) détournés de leur fonction se mêlent aux descriptions d’espaces (bibliothèque, salon de musique, escaliers, pièces vacantes, couloirs, fenêtre, cuisine, terrasse…). Elle nous décrit un lieu de déambulations, un espace de rêverie, un espace plein de creux, de vide où l’imagination peut s’engouffrer, voyager sans restrictions. L’on comprend que la maison est un immense labyrinthe pour l’enfant. Lieu habité d’ennui et de solitude.
19Cette solitude renvoie à l’architecture même du labyrinthe : lieu à parcourir seul.
Le labyrinthe
20Nous voilà au seuil de l’espace, au seuil de la mémoire. Il faut s’y aventurer. « Celui qui regarde refait le même chemin que le peintre », disait Braque. Figure spatiale et symbolique, le labyrinthe est aussi lieu de la mémoire. Dans les titres que donne Vieira à ses tableaux, on retrouve les personnages mythologiques du labyrinthe : Dédale, 1980 [10], l’architecte-ingénieur ultime enfermé au cœur de son chef-d’œuvre a été puni pour avoir rendu possible la procréation du Minotaure. Il lui faudra se créer des ailes pour se libérer de cette architecture trop parfaite. C’est l’image même du créateur tel que l’a incarné Léonard de Vinci.
21Ariane, 1988, l’initiatrice par excellence. Par une pure trouvaille d’intelligence féminine (une simple pelote de fil), elle permet à Thésée de revenir sur ses pas et de sortir du labyrinthe. Ce fil ténu et pourtant solide est-il le trait que Vieira trace en dessinant le labyrinthe, reprenant le trajet de la petite fille dans la grande maison silencieuse ?
22Vieira est à la fois Dédale et Ariane.
23Le labyrinthe à ligne continue est souvent représenté picturalement (labyrinthes sacrés des églises, labyrinthes végétaux…). Le voyageur emprunte un chemin fait de tours et de détours mais déterminé. La désorientation n’est pas liée à la multitude des choix à faire mais à l’architecture et à la structure même du lieu. Il faut suivre une logique de progression, d’étapes successives à franchir, et in fine d’initiation. Pour les Grecs, l’important était de réussir à sortir du labyrinthe, atteindre son cœur, aller dans la chambre secrète, tuer le monstre puis revenir sur ses pas. Thésée ne devient héros que parce qu’il sait comment revenir à son point de départ !
24L’œuvre de Vieira da Silva explore une autre sorte de labyrinthe, le tracé à ligne brisée, structure infinie de la pensée arborescente. Ce labyrinthe, souvent représenté dans la littérature, n’a pas de chemin univoque, il est imprévisible, vertigineux, infini. Son centre, s’il en possède un, ne peut être atteint qu’à la suite d’une longue série d’erreurs et d’essais. Le voyageur doit se soumettre totalement au pouvoir du labyrinthe et aux volontés de son constructeur [11].
25Ce labyrinthe recèle des chambres de mémoire et plus encore des chambres d’oubli. Il est à l’image de notre pensée. Celle-ci doit reprendre sans cesse les chemins déjà parcourus, parfois oubliés, jusqu’à trouver un nouveau chemin qui la conduise peut-être dans une zone inexplorée. Ce processus ayant lieu sans trouver de finitude.
26La psyché est représentée dans sa complexité faite d’échos, de références, de mélange de champs ; réel et imaginaire, présent et passé, rêves, fantasmes, mots, images, tout cela recomposé à travers le filtre de la mémoire, les références historiques et culturelles. Une vie étant ainsi contenue dans d’autres vies, une pensée dans d’autres pensées… s’imbriquant sans cesse les unes dans les autres, créant des réseaux de connexion infinis.
Je n’affirme jamais rien et dans ma peinture, il y a un peu ça ; c’est peut-être, peut- être, c’est un chemin, mais ce chemin peut se transformer, peut devenir trois chemins, peut devenir quatre chemins, peut devenir une impasse […] et quand je peins je ne sais pas, je ne fais jamais ce que je veux faire, c’est le tableau qui me répond… après [12].
28La méthode de travail de l’artiste est à l’image de son labyrinthe intérieur, elle n’a pas de fin.
29Dans un jeu puissant de lignes et de touches de lumière, la peintre multiplie les points de vue, opérant par glissements successifs, déstabilisant le regard, le happant. L’œil doit se faufiler dans des passages ténébreux, étroits, tellement inextricables. L’espace s’enfonce, se transforme, se crée au fur et à mesure qu’il y pénètre. S’aventurer dans les tableaux de Vieira da Silva veut dire accepter de franchir des failles, des précipices, d’aller vers des impasses, de descendre dans des gouffres, des abysses avant de trouver peut-être l’escalier par lequel on peut, peut-être, remonter vers la lumière. Au fur et à mesure que sa quête progresse, chaque tableau devient plus complexe. Nous voilà perdus au cœur de cet espace.
30Pourtant ce labyrinthe est percé de portes, de fenêtres, de lumière. Mais vers où se diriger ? Comment en sortir ? Allons-nous rencontrer un monstre ?
31La peintre telle une araignée tapie dans l’ombre a tissé un piège à regard. Un piège qui peut méduser. Le tableau nous tient, il nous enferme. Oui, il y a aussi quelque chose de monstrueux, de glaçant dans l’œuvre de Vieira da Silva. Dans cette façon obstinée qu’elle a d’explorer sans fin la figure du labyrinthe, son labyrinthe au travers duquel elle dévoile quelque chose à la fois de très intime et néanmoins de très universel : les méandres et l’opacité de l’inconscient.
32Alors qui est le Minotaure ? Où est-il ? Enfermé tel un secret honteux au cœur du labyrinthe, bâti uniquement afin de l’exclure des regards des hommes. Il est une figure de la violence. D’une violence assignée à l’oubli, au secret. D’une violence engendrée par cet oubli. Mais l’autre nom du Minotaure est Astérion ; l’Étoile… Dans la partie la plus obscure de ce « labyrinthe terrible » se trouve aussi l’étoile, « cette toute petite certitude » dont parle Vieira. Alors l’artiste souhaite-t-elle endosser le rôle de Thésée ? Prendre l’épée et trancher la tête du Minotaure ? Il ne semble pas. Il ne semble pas non plus qu’elle souhaite démêler le fil d’Ariane qui lui permettrait de retrouver la sortie. Au contraire, elle semble vouloir séjourner en son sein comme si cette immense toile était devenue sa carapace, sa tanière, comme si elle parcourait sans fin la maison du souvenir. Elle connaît depuis longtemps la sortie du labyrinthe, elle en a les clefs. Et c’est de sa propre volonté qu’elle y séjourne, qu’elle y reste « prisonnière ». Elle pousse jusqu’à l’ultime l’expérience pour voir jusqu’où peuvent aller sa volonté et son obstination. C’est en pleine conscience qu’elle s’attarde dans ce labyrinthe intérieur, cherchant à éprouver jusqu’au bout cette tension qui la constitue.
L’espace infini
33Ce qui est admirable dans l’œuvre de Vieira da Silva, c’est sa propre capacité à évoluer, à se sortir de ce noyau de complexification extrême. Telle Pénélope qui tisse et détisse son propre destin, poussant l’attente jusqu’à sa dernière limite. Elle invente des motifs toujours semblables, toujours différents, nuance à l’infini les couleurs, la lumière, parant ses tableaux de multiples facettes comme celles d’un kaléidoscope, « ajoutant petite tache par petite tache, laborieusement, comme une abeille ». Patiemment, elle pousse une à une toutes les portes pour arriver jusqu’à cette zone lumineuse, irradiante qu’elle atteint au seuil de la mort : Partance, 1982, L’issue lumineuse, 1983-1986, Soleils, 1986.
34Le labyrinthe n’est plus ténébreux, il n’est plus effrayant. Sa vibration est joyeuse, presque sereine. L’espace du tableau est toujours dédalique mais quelque chose s’est ouvert, aplani… respire. Il y a une petite certitude de joie cachée dans les dernières compositions. Un nouveau labyrinthe s’ouvre, construit de lumière. La face lumineuse de l’immensité intime [13], cet ailleurs de l’espace, cet ailleurs du temps que Vieira aura exploré toute sa vie.
35« Il n’est pas nécessaire de construire un labyrinthe quand l’univers déjà en est un », nous avertissait Borges.
36Est-ce l’univers que Vieira da Silva nous offre en partage ?
Notes
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[1]
Titre du poème de Sophie de Mello Breyner Andresen reproduit page 120.
-
[2]
Jacques Lassaigne et Guy Weelen, Vieira da Silva, Paris, Cercle d’art, 1987.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
Émission de Daniel Le Comte,Ombre et lumière, Regards sur l’art abstrait : « L’immensité intime », ina, 1976.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Denoël, rééd Folio-poche, 2006.
-
[7]
Émission de Daniel Le Comte,Ombre et lumière, Regards sur l’art abstrait : « L’immensité intime », op. cit.
-
[8]
Ibid, citation de Vieira da Silva.
-
[9]
Émission de Georges Charbonnier, Le monologue du peintre, INA, 1957.
-
[10]
Nous renvoyons au n° 11 de Sigila, « Tonalités secrètes-Tonalidades secretas », printemps-été 2003, où cette toile a été reproduite (p. 182).
-
[11]
Bertrand Gervais, La Ligne brisée. Labyrinthe, oubli et violence, Montréal, Le Quartanier, coll. Erres Essais, n° 4, mars 2008.
-
[12]
Émission de Georges Charbonnier,Le monologue du peintre, INA, 1957.
-
[13]
Gaston Bachelard. La Poétique de l’espace, Paris, José Corti, 1957.