Sigila 2011/1 N° 27

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Article de revue

La nostalgie : cette petite musique de nulle part ailleurs

Pages 143 à 156

Notes

  • [1]
    Acédie, est un terme propre aux moines du Moyen Âge, surtout dans le désert, où le religieux vit seul. Baudelaire la nomme « la maladie des moines », une ancêtre du mal du siècle. C’est une tristesse vague, tendre, où s’égarent d’indéfinissables désirs. C’est l’ennui des après-midi. Le mot provient du grec akèdia, privation de soins, de sollicitude. L’acédie est une négligence, une indifférence, l’abandon des morts sans sépulture, un découragement, une inertie spirituelle. Elle est une forme de « déprime ». À partir du ve siècle, sortant des thébaïdes, l’acédie a étendu son acidité à l’Europe entière.
  • [2]
    Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles, sous la direction de Barbara Cassin, Paris, éd. du Seuil-Dictionnaires Le Robert, 2004.
  • [3]
    Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974.
  • [4]
    Martin Heidegger, De l’essence du fondement, Question I, Paris, Gallimard, 1968.
  • [5]
    La pléonexie est un mot dérivé du grec pleonexia, qui signifie le fait d’avoir plus qu’autrui, de désirer plus qu’on ne doit, la cupidité, l’esprit de convoitise et de domination, l’ambition excessive.

1Commençons par distinguer la nostalgie du spleen, de l’ennui, de l’angoisse, de la mélancolie.

Questions de mot, questions de sens

2Le spleen, mot anglais dérivé du grec splên, rate, est un ennui vaporeux, atmosphérique, pouvant aller jusqu’au dégoût de vivre. Il est fils d’Angleterre, d’un climat brumeux et indéterminé. Mais il a traversé la Manche. Un ami de Sénèque, lui demandant un remède pour arrêter la mobilité de son esprit, lui écrivait : « Mon état, pour ne pas être désespéré, est au plus haut point décourageant et pénible. Je ne suis ni malade ni bien portant ». Ni malade ni bien portant : un entre-deux mortel qui paralyse tout acte, toute décision. Baudelaire, dans Les Fleurs du mal, en fait un ennui vague et lourd qui pèse sur nos épaules, et qui est proche de la mort dans la vie :

3

O Mort ! Vieux capitaine, il est temps ; levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie. O Mort ! Appareillons !

4Souvenons-nous du poème « Spleen » :

5

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits…

6Le spleen est bien une question d’atmosphère, intérieure aussi bien qu’extérieure. L’espoir vaincu pleure, l’angoisse sur le crâne plante son drapeau noir. Le ciel est bas, nous gémissons, tout nous paraît être immobile, l’horizon se bouche, nous restons comme figés.

7L’ennui, généralement, ne dure pas. Il est passager, superficiel. Il est à court terme, et ne s’étend pas à tout. Il n’est pas maladif. Il peut être lié à une cessation d’activité, ou bien à une activité qui ne plaît pas. Les enfants disent « je m’ennuie » quand les activités que leur proposent les adultes ne comblent pas leurs attentes.

8L’angoisse, dérivée du latin angustia, resserrement, est un sentiment d’anxiété qui saisit à la gorge. Elle s’accompagne d’une difficulté de respirer, d’une sorte de resserrement au creux épigastrique. Elle paralyse. Elle est sans objet. Elle est une peur devant rien, une peur de rien. Peur de rien qui se transforme en une peur du rien. C’est le néant qui fait peur dans l’angoisse. Dans Inhibition, symptôme, angoisse, en 1917, Freud en distingue deux formes : l’angoisse d’attente, et l’angoisse dans les phobies (la phobie du cheval qui mord, chez le petit Hans). L’angoisse est d’un côté l’attente d’un trauma, de l’autre la répétition atténuée d’un trauma prototypique. Le rapport de l’angoisse avec l’attente fait partie de la situation dangereuse. À l’inverse, son indétermination, le fait qu’elle manque d’un objet précis, correspond à une situation d’impuissance, anticipée dans la situation dangereuse. Elle peut se produire sans rapport avec des conditions quelconques, comme un accès spontané et libre, sans qu’il soit question d’un danger ou d’un prétexte dont l’exagération aurait produit cet accès. Parmi les névroses, Freud range aussi les névroses d’angoisse.

9La mélancolie, cette bile noire chez Hippocrate, ce « soleil noir » chez Baudelaire, est une monomanie, une disposition triste et rêveuse. Mais, sous forme de lypémanie, elle est pathologique.

10Dans sa gravure au burin, Albert Dürer symbolise l’incurable tristesse qui est au fond de toutes les connaissances humaines, et une soif d’infini qu’il est impossible de satisfaire. La Mélancolie y est cet ange à figure de femme, d’une impassible beauté, drapée d’une robe à longs plis, la tête couronnée d’ache et de nénuphar. Elle est assise et rêve, la joue appuyée sur une de ses mains. De l’autre, elle tient un compas ; à sa ceinture, est suspendu un trousseau de clés, « les clés dont elle se sert pour crocheter les secrets de la Nature », selon Théophile Gautier. Sur un pan d’architecture sont suspendus le sablier, la balance, la cloche et le tableau ou carré magique empli de chiffres mystérieux. Elle est entourée par une sphère, une règle, un marteau ; une échelle se dresse, escaladant le ciel ; un prisme, un creuset, un rabot, une scie, des clous, évoquent les métiers ; un enfant énigmatique, juché sur une meule, a l’air de s’endormir ; il tient dans ses mains le livre et le style. Un grand chien, à tête de mouton, est couché aux pieds de la Mélancolie. Une foule d’accessoires rappelle le laboratoire d’un alchimiste. Au fond, par une échappée, se laisse apercevoir l’océan rayé de bandes noires ; un large soleil écarte ses rayons ; d’un donjon du Moyen Âge, dont les tourelles se découpent au loin, s’envole une chauve-souris. Ses ailes déployées en banderole portent le mot melencolia.

11La Mélancolie de Feti, qui appartient à l’école italienne, montre une femme à genoux, vue de profil, appuyée sur un massif de pierres et soutenant d’une main sa tête. Elle considère tristement une tête de mort.

12Quand elle n’est pas une acédie[1] ou une maladie, la mélancolie est donc plus tournée vers la vanité (au double sens du mot) du savoir, ou même de la vie humaine, confrontée à des aspirations infinies toujours déçues. Elle est un état de langueur, d’abandon, de consomption des facultés vitales. Le mélancolique est souvent immobile, asthénique, apathique, le regard absent. Il est comme vidé de lui-même.

13Il y a un théâtre de la mélancolie, alors que la nostalgie, difficile à cerner, n’est pas théâtrale. Il y a, en revanche, de l’élan vital dans la nostalgie, il y a une passion de vivre, un désir infini d’infini, mais ils sont freinés, ou contrariés.

La nostalgie : entre corps et âme ; entre souffrance et absence

14La nostalgie est cette « algie » qui peut dire de quoi elle souffre, de quoi elle est la maladie : elle est le mal du pays. Le retour, nostos, serait son remède. Pour guérir, il suffirait de rentrer chez soi, comme Ulysse à Ithaque, son île natale. Ulysse, ce héros de la nostalgie. Héros de la nostalgie ? C’est du moins ce que l’on croit. Les choses sont plus complexes ; plus intéressantes aussi. Nous essayerons de le montrer.

15

Et je pensais aussi ce que pensait Ulysse,
Qu’il n’était rien plus doulx que voir encor’un jour
Fumer sa cheminée, et après long séjour
Se retrouver au sein de sa terre nourrice.

16Ainsi s’exprime Du Bellay dans Les Regrets. Mais ce n’est peut-être pas pour les raisons habituellement invoquées que l’on fait d’Ulysse ce héros. Charles d’Orléans, au xve siècle, avait sans doute senti qu’il était difficile de comprendre la vraie nature de la nostalgie, et que c’est même ce qui la caractérisait :

17

Scez-tu dont vient ton mal, a vray parler ?, Connais-tu point pourquoy es en tristesse ?.
(Complaintes)

18Les poètes du xvie siècle, Clément Marot, Joachim du Bellay dans Les Regrets, Ronsard, chantent l’âge, les amours, la Muse et le temps qui s’enfuient :

19

Las où est maintenant ce mespris de Fortune ?
Où est ce cœur vainqueur de toute adversité,
Cest honneste désir de l’immortalité,
Et ceste honneste flamme au peuple non commune ?
Où sont ces doulx plaisirs, qu’au soir soubs la nuit brune
Les Muses me donnaient, alors qu’en liberté
Dessus le verd tapy d’un rivage esquarté
Je les menais danser aux rayons de la Lune ?
(Du Bellay, Les Regrets)

20Ces poètes, ces romanciers ont dans le présent le regard tourné vers le passé. Un passé vécu comme un destin.

Mener danser les Muses aux rayons de la lune

21Le tango argentin est une pensée triste qui se danse. C’est une danse sensuelle pleine de souvenirs, inclinant, et basculant le corps jusqu’à un point extrême de déséquilibre, d’où il se ressaisit brusquement. Danse de l’abandon, de la séduction, où le corps recule, et avance tour à tour, plonge, se cambre, se courbe jusqu’au sol pour se redresser fièrement aussitôt. Née dans des lieux de débauche, dansée d’abord entre hommes par manque de femmes, elle évoque l’acte sexuel, des sentiments d’exil et de nostalgie, la pauvreté, les peines de cœur, les désirs inassouvis.

22En parallèle, au pays de Vasco de Gama, la saudade (dérivée du pluriel latin solitates, solitudes), entre nostalgie et vague à l’âme, est le sentiment d’un peuple toujours tourné vers l’au-delà de ses horizons atlantiques. Puisée dans une souffrance de l’âme, la saudade est à la jonction de deux affections de l’absence : le souvenir d’un passé chéri évanoui, le désir de ce bonheur manquant ; jouissance et angoisse. Il en résulte un état nostalgique, aspirant à dépasser la finitude de l’instant et l’égarement de la distance. Le fado, dérivé du latin fatum, est un chant populaire, forme d’expression à la fois déchirante et sensuelle. Proche d’une mélancolie fataliste, elle n’a pourtant rien de négatif ni de passéiste. Au contraire, c’est peut-être elle qui a toujours poussé les Portugais à être ouverts sur le monde, c’est d’elle que leur viendrait l’appel du large. Par leur situation géographique en retrait, ils adoptent souvent une position d’observateurs.

Un exil hors de soi

23Dans la nostalgie, comme le rappelle le Vocabulaire européen des philosophies[2], est prégnante la composante de la quête et de l’exil, y compris l’exil existentiel hors de soi, le déplacement dans tous les sens du terme. Cette composante peut être liée à la solitude (saudade), à la souffrance du désir impossible (dor roumain), à l’aspiration vers le tout autre (Sehnsucht allemand). Les significations de la nostalgie varient avec les cultures ou les génies nationaux. Ainsi Sehnsucht, même si elle est traduite par nostalgie, est tournée vers le lointain, elle vise l’avenir plus que le passé. Fichte fait de das Sehnen l’aspiration du Moi vers des objets extérieurs ; les premiers romantiques allemands en font une soif intérieure n’ayant d’objet qu’inaccessible, lui conférant une dimension métaphysique et religieuse ; Hegel en fait l’une des manifestations de la conscience malheureuse. La belle âme fuit le contact de l’effectivité, sa seule activité se résume au « languir » (das Sehnen). La question du jeune Hegel à Iéna : « comment l’esprit peut-il se réunir avec le temps ? » présuppose la menace d’une séparation infinie entre le fini et l’infini : ils ne forment qu’une infinité empirique étrangère à la vie de l’esprit, et s’opposent à celui-ci comme un destin.

24Autre culture, autre nation, autre inflexion de la notion : l’âme slave est nostalgique par nature. Non pas qu’elle soit orientée vers le passé, mais elle est tendue, presque nerveusement, vers un inaccessible ailleurs, un futur par avance barré. Une ivresse, créée par ce mélange de bonheur (illusoire) et de douleur lancinante, fait piétiner sur place. « Moscou ! Moscou ! Moscou ! » prononcés à la fin de l’acte II par Irina restée seule, prise de nostalgie, résonnent comme le cri du cœur des Trois sœurs. Ce cri fait moins appel à un lieu réel qu’à un assouvissement de la passion de l’âme. S’éloigner de la vie insignifiante pour la vraie vie, mais la vraie vie est rêvée. Elle est vraie parce qu’elle est absente. Irina, à l’acte III, prononce ces mots, au conditionnel « On irait à Moscou, j’y rencontrerais le véritable amour… ». Mais elle sait que tout n’est qu’imagination absurde. Le conditionnel indique qu’elle ne peut y croire, que cette aspiration restera vide. Le bonheur n’existe pas pour nous. Nous ne pouvons que le désirer, et souffrir de ce désir. À l’acte IV, le lieutenant-colonel Verchinine dit à Olga : « Que puis-je vous dire encore avant de partir ? Sur quel thème philosopher une dernière fois ?… La vie est lourde à porter. Beaucoup d’entre nous considèrent qu’elle est sourde et désespérée, et cependant, il faut bien avouer qu’elle devient tous les jours plus lumineuse, plus facile, et tout fait croire qu’il n’est pas loin le temps où elle s’éclairera entièrement. Il faut que je parte, il faut que je parte ! ». À l’acte III, le même Verchinine s’interrogeait : « […] En fait, quelle différence entre ce qui a été et ce qui est ! ». Dans deux ou trois cents ans, le monde sera plus lumineux. Deux ou trois cents ans, il faut attendre trois cents ans : au moment où la vie pèse le plus, elle s’éclaire d’un avenir possible. Cette trouée vers le possible le rend en même temps impossible. La nostalgie est ce qui ouvre, et ce qui barre l’avenir. À la fin de la pièce, alors qu’une musique se fait entendre, Olga, entourant les deux sœurs de ses bras, prononce ces mots : « Oh, mes chères sœurs, notre vie n’est pas encore terminée. Nous vivrons ! La musique est si gaie, si joyeuse, et on se croirait sur le point de savoir pourquoi nous vivons, pourquoi nous souffrons… Si l’on pouvait savoir, si l’on pouvait savoir ! ». Mais justement l’on ne sait pas. L’on ne saura jamais. On ne sait pas pourquoi l’âme humaine est si mystérieuse. L’on ne sait pas pourquoi elle est un insondable abîme. L’on ne sait pas de quel manque elle peut souffrir. L’on ne sait même pas pourquoi elle désire, et pourquoi ce désir même lui fait éprouver un manque. Tocka en russe signifie un désir du manque. Il est imparfaitement traduit dans la langue française par l’expression devenue courante « Tu me manques ». Mais cette expression laisse bien entendre que la nostalgie concernerait moins des lieux que des personnes. Tout le théâtre de Tchekhov est bercé en sourdine par cette petite musique de la nostalgie. Une relation sentimentale au temps le traverse, dans un effort lucide et désespéré d’adoucir la conscience de son irréversibilité et, dans un même mouvement immobile, celle de notre mortalité. Une douce, et poignante, musicalité du temps s’y fait entendre.

25La nostalgie est comme une brume qui enveloppe l’âme en barrant l’horizon, produisant une confusion des trois temps – passé, présent, avenir – engendrant elle-même un fantôme de soi.

26Selon Vladimir Jankélévitch [3], l’une de ses conditions est la conscience soucieuse, celle d’un ailleurs, d’un contraste entre ces trois dimensions du temps. Nous parlerions plutôt d’une confusion. Car, selon ses mots,

27

le nostalgique est en même temps ici et là-bas, ni ici ni là, présent et absent, deux fois présent et deux fois absent… ici même il est physiquement présent, mais il se sent absent en esprit de ce lieu où il est présent par le corps ; là-bas, à l’inverse, il se sent moralement présent, mais il est en fait et actuellement absent de ces lieux chers qu’il a autrefois quittés. L’exilé a ainsi une double vie, et sa deuxième vie, qui fut un jour la première, et peut-être le redeviendra un jour, est comme inscrite en surimpression sur la grosse vie banale et tumultueuse de la vie de l’action quotidienne ; l’exilé tend l’oreille pour percevoir le pianissimo des voix intérieures (nous soulignons) à travers le vacarme tonitruant de la rue, de la Bourse et du marché ; ces voix intérieures, ce sont les voix du passé et de la ville lointaine, et elles chuchotent leur secret nostalgique dans la langue de la musique et de la poésie.

28C’est cette surimpressiondu fantôme sur le vivant, du lointain sur le présent qui crée sans doute une confusion chez le nostalgique. Celui-ci est tourné vers le dedans (les voix intérieures), mais vers un dedans sans profondeur parce qu’il est sans fond. La musique et la poésie sont le langage de la nostalgie parce qu’elles sont le langage discret, secret, de l’indifférencié et de l’indéterminé, de l’allusif, d’un ailleurs qui ne soit ni géographique ni temporel. Vladimir Jankélévitch, tout en analysant les composantes de la nostalgie avec une acuité philosophique nourrie de sensibilité musicale exemplaire, accorde selon nous une trop grande importance au lieu et au temps. Jankélévitch poursuit pourtant en parlant d’un Ailleurs atmosphérique et vaporeux :

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…les lieux lointains de l’absence deviennent pour le nostalgique le théâtre d’une seconde vie, d’une vie poétique et rêveuse, d’une vie fantomale qui se déroule en marge de la première… une vie onirique se déroule qui est irréelle comme un songe. « Ne chante pas devant moi les chants de la Géorgie mélancolique, ils me rappellent une autre vie et une rive lointaine… ». La steppe, la nuit, l’aimée du clair de lune… Cet admirable poème de Pouchkine a inspiré d’innombrables musiciens – Balakirev, Rimski-Korsakov, Liadov, Rakhmaninov, le Géorgien Dimitri Arakichvili ; car il est lui-même une musique, une musique de la nostalgie.

30Ce n’est pas un hasard sans doute si la plupart des poètes et des musiciens cités par Jankélévitch sont slaves. Mais il ne peut s’empêcher, croyons-nous, de comprendre la nostalgie en la référant aux deux dimensions du lieu, même imaginaire (un ailleurs natal qui fut jadis un ici), et du temps (notre défunte vie passée, celle de nos tout premiers commencements, du berceau de notre enfance). Mais cette ambiguïté est peut-être constitutive de la nostalgie. Ce nulle part ailleurs que nous suggérons, ce néant du nusquam comme cette néantisation de la temporalité, il faut bien qu’ils soient aussi présents quelque part ; quelque part, mais où ? La réponse est : nulle part ; nulle part ailleurs que dans l’imagination. C’est la finitude, c’est l’insuffisance radicale de l’être humain, qui produisent ces complications de la nostalgie. À la fin du texte De l’essence du fondement[4], Heidegger définit l’homme comme « un être des lointains ». Par la constitution même de son être, l’homme est le seul animal capable de se projeter en avant comme en arrière de lui-même. Il est le seul qui sait qu’il va mourir. Il est un être métaphysique. C’est la transcendance qui le rend possible, combinée à sa finitude. Heidegger écrit (du moins son traducteur Henry Corbin) :

31

Or, ce qu’est essentiellement la finitude de la réalité humaine, cela ne se révèle que dans la transcendance en tant que celle-ci est liberté pour fonder.

L’appel des lointains

32Ainsi donc l’être humain prenant, comme transcendance existante, son essor en possibilités, est un être du lointain. C’est uniquement par ces lointains originels qu’il se façonne dans sa transcendance envers tout l’existant, que grandit dans l’homme la vraie proximité des choses. La puissance d’entendre au lointain, voilà ce qui ferait la liberté de l’homme. Il n’est nulle part ailleurs, il n’est pas d’ici, mais il n’est pas non plus de là-bas. Transcendance et finitude s’associent pour fonder sa liberté, qui elle-même est fondatrice. L’homme est un être métempirique ; c’est pourquoi la nostalgie, qui est sans cause ou bien qui est cause d’elle-même (causa sui), apparaît comme déraisonnable et irrationnelle. « Apparition disparaissante » et « lumière clignotante », selon une expression de Jankélévitch, elle se dissipe dans les brumes de l’exil. Ou plutôt, elle ne se dissipe pas. C’est sa persistance qui fait son innommable charme. Dans l’opéra de Debussy Pelléas et Mélisande, Mélisande disparaît comme elle est apparue : sans un bruit, sans un mot, en silence. Son existence fut une fugitive apparition. Personne n’a rien vu, rien entendu. À la fin de l’opéra, Arkel s’étonne : « Je n’ai rien entendu… Si vite, si vite… Elle s’en va sans rien dire… » – « Oh ! loin d’ici… loin, loin » –, dit-elle d’un pays sans nom qui désigne bien plus une âme sans repos. Tout le monde devient rêveur, tout le monde a envie de pleurer, personne ne sait pourquoi. Nous ressemblons à Mélisande, nous ressemblons à Ulysse dans le palais d’Alkinoos : est-ce bien de lui que l’aède chante les exploits ? Est-ce bien de lui, est-ce bien lui, ce héros du récit ? Le nostalgique ne se reconnaît plus. Il a perdu toute identité. Il court après lui-même. Il ne court pas, il fait du sur-place. « Cet îlot rocheux dans la mer ionienne, qui est le but avoué du navigateur, cache providentiellement un but invisible, un but inaccessible et situé à l’infini : le but de l’itinéraire odysséen, c’est le rendez-vous avec soi-même », écrit Jankélévitch. Rendez-vous toujours manqué par le nostalgique : il n’y a pas de soi-même. Aucun pôle fixe, aucun repère. C’est cet échec même qui fait qu’il est passionnément occupé à languir. La nostalgie embrouille, dissimule, escamote la brûlure de l’échec.

Ici, ailleurs : nulle part

33Ulysse avait rendez-vous avec le retour. Il est « le héros du retour ». Après dix ans d’absence, après avoir résisté aux féminités tentatrices et retardatrices, Circé, les Sirènes, Calypso, Nausicaa, surmonté bien des épreuves, il est pressé de revoir son île natale, Ithaque, de retrouver sa maison, son foyer, de serrer son épouse Pénélope dans les bras. Ithaque est le point d’aboutissement de l’odyssée, le terminus d’un long cheminement. « Ulysse, en première apparence, écrit Jankélévitch, n’est pas de ceux qui veulent la vague et le vent de la mer infinie : il est tout simplement l’époux qui veut retrouver l’épouse, le prince qui veut retrouver… son petit royaume, l’émigré qui veut retourner à son point de départ […] ». Désir élémentaire du transplanté ! De retour auprès des siens, Ulysse n’a qu’une idée : rétablir le statu quo ante, remettre les choses en l’état, restaurer l’ordre antérieur, détruit par les prétendants. Il rentre non seulement en époux impatient, mais en justicier : « celui qui fait expier aux usurpateurs et aux parasites leurs empiètements, et nivelle les dépassements scandaleux de la pléonexie [5], celui-là parachève dans une certaine mesure l’œuvre compensatrice du retour », écrit encore Jankélévitch. Le bonheur est retrouvé, « Maintenant nous allons vivre », chantent les deux époux à la fin de l’opéra de Fauré. Une ère nouvelle commence, « une ère de félicité sans histoire, poursuit Jankélévitch, c’est-à-dire sans prétendants, sans rapines, sans ruses ni violences… Le chœur des servantes et des bergers célèbre l’avènement du bonheur parfait dans sa plénitude ». Ulysse ne demande plus rien. Il est au comble de ses vœux. Ainsi peut-on l’imaginer. Mais les choses sont-elles si simples ? Un autre scénario n’est-il pas possible, qui n’abolisse pas la nostalgie ? Car, si celle-ci se dissipe aussi facilement sous le soleil d’un bonheur insulaire et mortel, que reste-t-il d’elle ? Le bonheur était mortel et passager, la nostalgie est durable, et même durablement envahissante. Cette persistance malgré les événements définit sa nature. Elle se moque de ce qui peut bien arriver, cela ne la concerne pas. Elle est tenace, elle s’insinue partout. Si elle était un simple manque, un besoin, un tropisme, le retour comblerait le vide de l’absence. La malédiction qui frappe le Hollandais dans l’opéra de Wagner Le Vaisseau fantôme devrait prendre fin avec la rencontre de Senta. Seule une femme lui restant fidèle jusqu’à la mort peut l’en délivrer. Or, il poursuit sa route, pour de nouvelles escales, de nouvelles aventures : « En mer, en mer, pour l’éternité ! », s’écrie-t-il.

34En vingt-quatre chants, l’Odyssée devrait être une purge, une cure infaillible de l’instabilité, de l’inquiétude attachées à la nostalgie.

Un insondable mal à l’âme

35Or, nous pouvons imaginer avec toute vraisemblance qu’il n’en est rien. Jankélévitch nous le suggère, nous le pensons. L’Odyssée de l’écrivain grec Nikos Kazantzaki commence où finit celle d’Homère. Ulysse, à peine rentré, repart pour une seconde odyssée, plus périlleuse que la première. Les vingt-quatre rhapsodies de Kazantzaki succèdent au vingt-quatrième chant chez Homère. Qu’advient-il d’Ulysse ? Écrivons le scénario du vingt-cinquième chant de l’Odyssée, celui qui n’existe pas. Ulysse a échappé à la tentation d’abolition des souffrances et du temps dans un bonheur éternel auprès de Calypso, Circé, Nausicaa. Il se souvient d’elles comme d’un paradis perdu. Il est dans son île, son royaume. Il a en face de lui Pénélope, son épouse. Il n’a plus rien à souhaiter. Qu’advient-il ? Il commence à s’ennuyer. À la table familiale, il ne mange pas. Il est distrait, rêveur. Son regard est absent, son esprit est ailleurs. Plutôt que de raconter ses aventures, il reste silencieux. Il refuse à Pénélope la confidence d’un si grand secret. Non qu’il ne lui fasse pas confiance, mais parce qu’il s’est déjà échappé : il s’échappe à lui-même. À quoi pense-t-il ? Il pense à Calypso la divine, dans sa grotte marine ; il pense à Circé l’enchanteresse, il pense à Nausicaa, la toute gracieuse, et aux jeux sur la grève. Face à sa princesse prochaine, il pense aux princesses lointaines, connues et inconnues. Un nuage assombrit le bonheur sans nuages du retour, un souci vient troubler une joie sans mélange, une arrière-pensée se glisse dans les pensées légères. À peine rentré, Ulysse, dans son cœur, est reparti. Comment a-t-il bien pu vouloir surmonter autant d’épreuves pour ce foyer si fade, cette misérable bourgade ? La nostalgie n’est pas un mal qu’apaiserait un remède, elle est l’inquiétude attachée à l’inefficacité du remède. Rien ni personne ne pourrait jamais y mettre un terme : elle caractérise la condition humaine, la transcendance dans la finitude. L’homme est un errant, un homme des marges et des nuages, dont la vie se déroule comme un exil perpétuel. « L’homme est l’animal malade, et la maladie de l’animal s’appelle la vie de l’esprit », selon une expression d’Hegel : vie de vagabondage, d’errance, d’aspiration à l’infini. « À Venise, à Venise ! » pourrait être une transposition « moderne » du « À Moscou, à Moscou ! », symptomatique du mal à l’âme des Trois Sœurs. Si Venise est par excellence ville de la nostalgie, c’est parce que nous ne pouvons jamais y être : quand nous y sommes présents, nous sommes déjà ailleurs ; nulle part ailleurs.

36Nous résumerons l’ensemble des caractères de la nostalgie en proposant cette hypothèse : elle serait un sentiment esthétique de l’existence. Elle contient des ressources infinies d’attendrissement dans un monde impersonnel et froid. Elle est un langoureux sentiment musical de relation au temps, dans un effort lucide et désespéré d’adoucir la conscience de son irréversibilité comme celle de notre mortalité. Le nostalgique, en décalage constant, transforme spontanément ce dont il pourrait souffrir en objet d’art. Nous en convainc Andrei, le héros du film de Tarkovski Nostalghia (1983). Ce poète russe est faible, incapable d’agressivité. Sur lui s’abat un torrent d’impressions venues d’ailleurs. Il ne peut les partager. Il essaie de maintenir allumée la petite flamme d’une bougie, en lutte contre le cloaque du monde au milieu duquel il vit, mais qu’il sublime par son décalage même. C’est parce qu’il n’est pas un lutteur qu’il est un vainqueur.

37La nostalgie : cette petite flamme intérieure d’où naît une musique de nulle part ailleurs.


Date de mise en ligne : 01/01/2019

https://doi.org/10.3917/sigila.027.0143

Notes

  • [1]
    Acédie, est un terme propre aux moines du Moyen Âge, surtout dans le désert, où le religieux vit seul. Baudelaire la nomme « la maladie des moines », une ancêtre du mal du siècle. C’est une tristesse vague, tendre, où s’égarent d’indéfinissables désirs. C’est l’ennui des après-midi. Le mot provient du grec akèdia, privation de soins, de sollicitude. L’acédie est une négligence, une indifférence, l’abandon des morts sans sépulture, un découragement, une inertie spirituelle. Elle est une forme de « déprime ». À partir du ve siècle, sortant des thébaïdes, l’acédie a étendu son acidité à l’Europe entière.
  • [2]
    Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles, sous la direction de Barbara Cassin, Paris, éd. du Seuil-Dictionnaires Le Robert, 2004.
  • [3]
    Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974.
  • [4]
    Martin Heidegger, De l’essence du fondement, Question I, Paris, Gallimard, 1968.
  • [5]
    La pléonexie est un mot dérivé du grec pleonexia, qui signifie le fait d’avoir plus qu’autrui, de désirer plus qu’on ne doit, la cupidité, l’esprit de convoitise et de domination, l’ambition excessive.

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