Sigila 2010/2 N° 26

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Article de revue

L’homme qui parlait javanais

Pages 125 à 135

Notes

  • [1]
    Nom, à l’époque, du quai de Rio de Janeiro.

1Un jour, dans un café, j’énumérais pour mon ami Castro toutes les entorses à mes principes auxquelles j’avais dû me livrer pour survivre.

2À Manaus, j’avais même été obligé à un moment donné, de cacher ma qualité de diplômé en Droit pour mieux obtenir la confiance des clients qui affluaient à mon cabinet de mage et devin.

3Mon ami, silencieux, buvait mes paroles, passionné par la vie de ce Gil Blas ressuscité. Mais, lors d’une pause, alors que nous vidions nos verres, il observa l’air de rien :

4— Tu as vécu une vie bien agréable, Castelo !

5— Comment vivre autrement ? N’avoir qu’une seule occupation, sortir de chez soi à heures fixes, rentrer régulièrement, c’est horrible, tu ne trouves pas ? Je ne sais pas comment j’ai tenu, là-bas, au consulat !

6— On s’en lasse, c’est vrai ; mais ce n’est pas cela qui m’étonne. Ce qui m’étonne c’est que tu aies vécu tant d’aventures ici, dans ce Brésil farfelu.

7— Tu n’y es pas du tout ! Mon cher Castro, même ici on peut écrire les plus belles pages de sa vie. Figure-toi que j’ai même été professeur de javanais !

8— Quand ? Après le consulat?

9— Non, avant. Et d’ailleurs, c’est même grâce à cela que j’ai été nommé consul.

10— Raconte-moi ça. Tu bois encore une bière?

11— Oui.

12Nous commandâmes une autre bouteille et remplîmes nos verres ; puis je poursuivis :

13J’étais arrivé depuis peu à Rio et j’étais dans une misère noire. Je courais de meublé en meublé, sans savoir ni où ni comment gagner de l’argent. C’est alors que j’ai lu une annonce dans le Jornal do Commércio : « On recherche un professeur de javanais. Écrire, etc. »

14Tiens, me suis-je dit, voilà un métier où il n’y aura pas beaucoup de concurrents ; si je peux apprendre trois ou quatre mots, j’irai me présenter. Je sortis du café et traînai dans les rues, me voyant déjà professeur de javanais, gagnant de l’argent, prenant les tramways, enfin délivré de mes « victimes ». Je me dirigeai discrètement vers la Bibliothèque Nationale. Je ne savais trop quel livre j’allais demander ; mais j’entrai, laissai mon chapeau au vestiaire, reçus mon ticket et montai. À l’étage, il me fallut demander la Grande Encyclopédie, lettre J, afin de consulter l’article relatif à Java et à la langue javanaise. Aussitôt dit aussitôt fait. J’appris en quelques minutes que Java était une grande île de l’archipel de la Sonde, colonie hollandaise, et que le javanais, langue agglutinante du groupe malayo-polynésien, possédait une littérature digne de ce nom et écrite en caractères dérivés du vieil alphabet hindou.

15L’Encyclopédie me donnait des références de travaux sur cette langue malaise et je n’eus pas de mal à consulter l’un d’eux. Je copiai l’alphabet, sa prononciation phonétique, et sortis. Je déambulai dans les rues en marmonnant les lettres une à une.

16Des hiéroglyphes dansaient dans ma tête ; de temps en temps je consultais mes notes ; j’entrais dans les jardins et j’écrivais ces signes cabalistiques sur le sable pour bien les garder en mémoire et habituer ma main à les dessiner.

17Le soir, après être rentré discrètement chez moi en esquivant le gérant, je poursuivis l’apprentissage de mon « a-b-c » malais, avec un tel acharnement qu’au petit matin j’étais persuadé de le connaître parfaitement.

18Convaincu que cette langue était la plus facile du monde, je sortis. Mais pas assez tôt pour éviter l’homme chargé des loyers des meublés :

19— Monsieur Castelo, quand donc soldez-vous votre compte ?

20Je lui répondis alors avec un sourire plein de promesses :

21— Bientôt… Attendez un peu… Soyez patient… Je vais être nommé professeur de javanais, et…

22Là, l’homme m’interrompit :

23— Qu’est-ce que vous me chantez-là, monsieur Castelo ?

24Je profitai de la diversion pour attaquer mon homme sur son patriotisme :

25— C’est une langue qui se parle là-bas du côté de l’île de Timor. Vous savez où c’est ?

26Oh ! âme ingénue ! L’homme oublia ma dette et me dit dans ce parler vigoureux propre aux Portugais :

27— J’hésite, je ne sais pas trop ; mais j’ai entendu dire que ce sont des terres qui nous appartiennent du côté de Macau. Vous savez ça, monsieur Castelo ?

28Ravigoté par l’issue heureuse que m’avait offerte le javanais, je retournai à mon annonce. Elle était toujours là. Je résolus courageusement de me proposer pour le professorat de l’idiome océanique. Je rédigeai la réponse, passai au Jornal et y laissai ma lettre. Puis je retournai à la bibliothèque et repris mes études de javanais. Je ne fis pas beaucoup de progrès ce jour-là, peut-être parce que je considérais que l’alphabet était le seul savoir nécessaire à un professeur de langue malaise, ou alors parce que je m’étais attaché davantage à la bibliographie et à l’histoire littéraire de l’idiome que j’allais enseigner.

29Deux jours plus tard, je reçus une lettre me convoquant chez le docteur Manuel Feliciano Soares Albernaz, Baron de Jacuecanga, rue Conde de Bonfim, je ne me souviens pas du numéro. Il ne faut pas oublier que pendant ce temps-là je continuais à étudier mon malais, c’est-à-dire ce fameux javanais. En plus de l’alphabet, j’appris le nom de quelques auteurs, et aussi quelques phrases banales – « Comment allez-vous ? » – et deux ou trois règles de grammaire, le tout lesté d’une vingtaine de mots du lexique.

30Tu ne peux imaginer le mal que j’ai eu à trouver les quatre cents reis du voyage ! C’est plus facile – tu peux en être certain – d’apprendre le javanais… J’ai fait la route à pied. Je suis arrrivé en sueur, accueilli et réconforté, avec une sollicitude toute maternelle, par les vieux manguiers qui se profilaient en allée devant la maison. Ce fut le seul moment de ma vie où j’éprouvai de la sympathie pour la nature…

31C’était une maison énorme et elle semblait déserte ; elle était mal entretenue, mais je ne sais pourquoi il me vint l’idée que derrière ce mauvais traitement il y avait plus de lassitude de vivre que de pauvreté. Elle ne devait pas avoir été repeinte depuis plusieurs années. Les murs s’écaillaient et les avant-toits, en tuiles vernissées d’autrefois, étaient dégarnis par-ci par-là, comme des dentitions abîmées ou mal soignées.

32Je jetai un œil sur le jardin et découvris la vigueur vindicative avec laquelle la tiririca et le carrapicho avaient expulsé les bégonias. Les crotons, eux, vivaient toujours avec leur feuillage aux couleurs mornes. Je frappai. On mit du temps à m’ouvrir. Un vieux nègre africain arriva enfin ; sa barbe et ses cheveux de coton blanc donnaient à sa physionomie une impression aiguë de vieillesse, de douceur et de souffrance.

33Dans le salon il y avait une galerie de portraits : d’arrogants messieurs à la barbe en collier se profilaient, encadrés d’immenses moulures dorées, et des dames aux doux profils entourés de bandeaux, prisonnières de leurs lourdes jupes ballonnées, semblaient, avec de grands éventails, vouloir s’élever dans les airs. Mais, parmi toutes ces vieilles choses auxquelles la poussière ajoutait une couche de passé et de respectabilité, c’est une grande jarre en porcelaine de Chine ou d’Inde, comme on dit, qui suscita le plus mon admiration. La pureté de cet objet, sa fragilité, l’ingénuité du dessin et cette obscure clarté de clair de lune, me disaient qu’il avait été fabriqué par des mains d’enfant rêveur pour l’enchantement des yeux fatigués de vieillards désabusés…

34Le maître de maison tarda un peu. Puis je vis arriver un homme plein de dignité, qui boitait légèrement, un mouchoir de métis à la main, humant voluptueusement le tabac à priser d’autrefois. J’eus envie de m’en aller. Même s’il n’était pas l’élève, c’était un crime de mystifier ce vieillard qui éveillait en moi quelque chose de noble, de sacré. J’hésitai, mais restai.

35— Je suis, avançai-je, le professeur de javanais que vous dites rechercher.

36— Asseyez-vous, me répondit le vieil homme. Vous êtes d’ici ? de Rio?

37— Non, je suis de Canavieiras.

38— Comment ? fit-il. Parlez un peu plus fort, je suis sourd.

39— Je suis de Canavieiras, dans l’État de Bahia, insistai-je.

40— Où avez-vous fait vos études?

41— À São Salvador.

42— Et où avez-vous appris le javanais ? demanda-t-il avec cette obstination propre aux vieilles personnes.

43Je ne m’attendais pas à cette question, mais immédiatement j’échafaudai un mensonge. Je lui racontai que mon père était javanais. Marin sur un navire marchand, il était arrivé à Bahia, s’était installé dans les environs de Canavieiras comme pêcheur, s’était marié, s’était enrichi, et c’est avec lui que j’avais appris le javanais.

44— Et il le crut ? Malgré ton physique ? demanda mon ami qui écoutait sans mot dire.

45— Je ne suis pas bien différent d’un Javanais, objectai-je. Mes cheveux lisses, durs et épais et ma peau basanée peuvent fort bien me donner l’allure d’un métis de malais… Tu sais bien que chez nous il y a de tout : indiens, malais, tahitiens, malgaches, tziganes et même goths. Un mélange de races à faire pâlir d’envie la terre entière.

46— Passons, fit mon ami, continue.

47— Le vieil homme, ajoutai-je, m’écouta attentivement, m’observa longuement sous toutes les coutures ; il paraissait me considérer effectivement comme un fils de Malais, et me demanda doucement :

48— Vous êtes donc disposé à enseigner le javanais ?

49Ma réponse fusa instantanément : — Bien sûr.

50— Vous devez être étonné, ajouta le baron de Jucuecanga, qu’à mon âge j’aie encore envie d’apprendre quelque chose, mais…

51— Pourquoi m’étonnerais-je ? On a vu pas mal d’exemples très positifs…

52— Ce que je veux, cher monsieur… ?

53— Castelo, ajoutai-je.

54— Ce que je veux, cher monsieur Castelo, c’est m’acquitter d’une promesse de famille. Je ne sais pas si vous savez que je suis le petit-fils du conseiller Albernaz, celui-là même qui suivit l’empereur Pedro Ier, quand il abdiqua. À son retour de Londres, il rapporta un livre écrit dans une langue bizarre, pour laquelle il avait une grande admiration. C’était un Hindou ou un Siamois qui le lui avait donné, à Londres, en remerciement de je ne sais quel service rendu par mon grand-père. Au moment de sa mort, ce dernier avait appelé mon père et lui avait dit : « Mon fils, vois ce livre écrit en javanais. Celui qui me l’a donné m’a dit qu’il écarte les malheurs et assure le bonheur de celui qui le détient. Quoi qu’il arrive garde-le ; mais si tu veux que le sortilège auquel m’a soumis le sage oriental s’accomplisse, fais en sorte que ton fils le comprenne afin que notre famille soit toujours heureuse. » Mon père, poursuivit le vieux baron, ne crut pas vraiment à cette histoire ; cependant il garda le livre. Aux portes de la mort, il me le donna et me révéla ce qu’il avait promis à son père. Au début je ne fis pas grand cas de l’histoire du livre. Je le rangeai dans un coin et je fis ma vie. Je réussis même à l’oublier ; mais depuis quelque temps, j’ai traversé tant d’épreuves, tant de malheurs se sont abattus sur ma vieillesse que je me suis souvenu du talisman de la famille. Je dois le lire et le comprendre si je ne veux pas que mes derniers jours préludent au malheur de ma postérité ; et pour le comprendre, il est clair que j’ai besoin de comprendre le javanais. Voilà.

55Il se tut et je notai que son regard de vieillard s’était embué. Il s’essuya discrètement les yeux et me demanda si je voulais voir le livre. Je lui répondis que oui. Il appela le domestique, lui donna des instructions et m’expliqua qu’il avait perdu tous ses enfants et ses neveux. Seule lui restait une fille mariée, dont la descendance était réduite à un enfant au corps malingre et à la santé chancelante.

56Le livre arriva. C’était un vieux bouquin, un in-quarto ancien, relié en cuir, imprimé en grosses lettres, sur un papier jauni et grossier. Manquait la page de garde et il était donc impossible de connaître la date de l’édition. Il y avait encore quelques pages de préface, écrites en anglais, où je lus qu’il s’agissait d’histoires du prince Kulanga, écrivain javanais de grand talent.

57J’en informai sur le champ le vieux baron qui, ne comprenant pas que j’en étais arrivé à cette déduction grâce à l’anglais, tint mon savoir malais en haute considération. Je feuilletai encore un moment le vieux grimoire, à la façon de celui qui connaît magistralement cette espèce de charabia, jusqu’à ce que nous convenions enfin du prix et de l’horaire, après que je me fus engagé à ce qu’il puisse lire cet ouvrage au bout d’un an.

58Peu après, je donnais ma première leçon ; mais le vieil homme ne fut pas aussi rapide que moi. Il ne parvenait pas à apprendre, à distinguer et à écrire ne serait-ce que quatre lettres. Finalement, nous mîmes un mois pour arriver à la moitié de l’alphabet, et le baron de Jacuecanga était loin d’être maître en la matière : il apprenait et oubliait aussitôt.

59Sa fille et son gendre eurent vent de ses études (je pense qu’ils ignoraient jusqu’alors l’histoire du livre) ; ils ne s’en inquiétèrent pas. Ils trouvaient cela amusant et de nature à le distraire.

60Mais ce qui va t’étonner mon cher Castro c’est l’admiration que le gendre manifesta pour le professeur de javanais. Quelle chose incroyable ! Il ne cessait de répéter : « C’est un prodige ! Si jeune ! Si je savais tout ça, ah où serais-je ! »

61Le mari de Dona Maria da Glória (ainsi s’appelait la fille du baron), qui était juge et avait des relations et du pouvoir, témoignait devant tout le monde du grand respect qu’il éprouvait pour mon javanais. Quant au baron, il était très content. Au bout de deux mois, il abandonna son apprentissage et me demanda de lui traduire, un jour sur deux, un extrait du livre. Il suffisait de le comprendre, me dit-il ; il suffisait qu’on le lui traduise et qu’il écoute. Il évitait ainsi une étude fatigante et accomplissait son devoir.

62Sache bien que je ne sais toujours pas un mot de javanais, mais j’inventai quelques histoires un peu niaises et les débitai au vieillard comme des chroniques. Et comme il écoutait ces sornettes !… Il était aussi subjugué que s’il entendait les paroles d’un ange. Et moi je grandissais à ses yeux !

63Il m’installa dans sa maison, me couvrit de présents, augmenta mes émoluments. Et je coulais ainsi des jours délicieux.

64Le fait qu’il ait reçu un héritage d’un parent oublié qui vivait au Portugal contribua beaucoup à cette situation. Car le brave homme attribuait la chose à mon javanais et j’étais bien près de le croire aussi.

65J’oubliai mes remords ; mais je craignais sans cesse qu’apparût devant moi une personne qui saurait parler le fameux malais. Et ma terreur fut grande quand le gentil baron, qui voulait me faire entrer dans la diplomatie, me recommanda par lettre au vicomte de Caruru. Je soulevai toutes les objections possibles : ma laideur, mon manque d’élégance, mon allure un peu gauche. — « Allons ! me rétorquait-il. Va mon enfant, tu parles le javanais ! » J’y allai. Le vicomte m’envoya au Secrétariat des Étrangers avec diverses recommandations. Ce fut un succès.

66Le directeur appela les chefs de service : « Regardez, cet homme parle javanais – quelle merveille ! »

67Les chefs de service me conduisirent aux agents et aux ronds-de-cuir et l’un d’eux me regarda même avec plus de haine que d’envie ou d’admiration. Et tous disaient : « Alors tu parles javanais ? C’est difficile ? Ici, personne ne le pratique ! »

68Le type qui m’avait regardé avec haine riposta alors : « C’est vrai, mais moi je sais le canaque. Vous connaissez ? » Je lui répondis par la négative et allai me présenter au ministre.

69Son excellence se leva, posa ses mains sur ses hanches, ajusta son pince nez et me demanda : « Ainsi vous parlez javanais ? » Je lui répondis que oui ; et comme il désirait savoir où je l’avais appris, je lui contai la fameuse histoire de mon père… « Bon, me dit le ministre, vous ne devez pas vous diriger vers la diplomatie ; votre physique ne s’y prête pas… L’idéal serait un consulat en Asie ou en Océanie. Pour le moment il n’y a pas de poste, mais je vais faire un remaniement et vous en aurez un. Toutefois, à partir d’aujourd’hui, vous serez attaché à mon ministère et je veux, cette année, que vous alliez à Bâle où vous représenterez le Brésil au Congrès de Linguistique. Étudiez, lisez Hovelacque, Max Müller et les autres ! »

70Imagine-toi, je ne savais pas un mot de javanais mais j’avais un poste et j’allais représenter le Brésil à un congrès de savants.

71Le vieux baron vint à mourir, il légua le livre à son gendre pour qu’il le remette à son petit-fils quand celui-ci aurait l’âge de raison et il me coucha sur son testament.

72Je me plongeai avec ardeur dans l’étude des langues malayo-polynésiennes ; mais rien n’y faisait ! Bien nourri, bien vêtu, bien reposé, je ne parvenais pas à faire entrer ces choses bizarres dans ma caboche. J’achetai des livres, je compulsai des revues : Revue Anthropologique et Linguistique, Proceedings of the English Oceanic Association, Archivo Glottologico italiano, et tutti quanti, mais rien ! Et pendant ce temps ma renommée grandissait. Dans la rue les gens bien informés me montraient du doigt en disant : « C’est l’homme qui parle javanais. » Dans les librairies, les grammairiens me consultaient sur la place des pronoms dans ce jargon des îles de la Sonde. Je recevais des lettres d’érudits de l’intérieur du pays, les journaux citaient mon savoir et je dus refuser une classe d’élèves désireux de comprendre ce fameux javanais. À l’invitation de la direction, j’écrivis dans le Jornal do Commércio, un article de quatre colonnes sur la littérature javanaise ancienne et moderne…

73— Comment, puisque tu ne savais rien ? m’interrompit Castro qui n’avait pas perdu une parole.

74— C’est simple : je décrivis l’île de Java à l’aide d’un dictionnaire et de quelques livres de géographie, ensuite je fis des citations jusqu’à plus soif.

75— Et ils ne se doutèrent jamais de rien ? me demanda encore mon ami.

76— Jamais. À vrai dire, un jour j’ai bien failli me faire prendre. La police arrêta un sujet louche, un marin, un type basané qui ne parlait qu’une langue bizarre. Ils appelèrent plusieurs interprètes, personne ne comprenait. Je fus convoqué, avec tout le respect dû à mon savoir, bien sûr. Je me fis prier, mais finalement j’acceptai de me rendre à l’invitation. Mais l’homme avait déjà été relâché grâce à l’intervention du consul hollandais dont il s’était fait comprendre avec une demi-douzaine de mots hollandais. Et ce marin était javanais. Je l’avais échappé belle !

77Arriva enfin l’époque du congrès, et j’allai en Europe. Quel délice ! J’assistai à l’ouverture et aux cessions préparatoires. On m’inscrivit dans la section du tupi-guarani et je partis pour Paris. Auparavant je fis encore publier mon portrait, des notes biographiques et bibliographiques dans le Messager de Bâle. Quand je revins, le président s’excusa de m’avoir mal orienté ; il ne connaissait pas mes travaux et avait pensé que, comme j’étais américano-brésilien, la section tupi-guarani m’était donc naturellement destinée. J’acceptai ses excuses mais je n’ai pu encore à ce jour rédiger mes travaux sur le javanais pour les lui envoyer, comme je l’ai promis.

78Le congrès achevé, je fis publier des extraits de l’article du Messager de Bâle, à Berlin, à Turin et à Paris où les lecteurs de mes travaux organisèrent, en mon honneur, un banquet présidé par le sénateur Gorot. Cette plaisanterie, y compris le banquet qui me fut offert, me coûta environ dix mille francs, presque tout l’héritage du crédule et bienveillant baron de Jacuecanga. Mais je n’avais pas perdu mon temps ni mon argent. Je devins une gloire nationale et, en descendant sur le quai Pharoux [1], je reçus une ovation de gens appartenant à toutes les classes sociales. Et le président de la République m’invita même à déjeuner en sa compagnie au palais.

79Six mois plus tard, je fus nommé consul à La Havane où je suis resté six ans et où je retournerai afin de perfectionner mes études en langues malaises, mélanésiennes et polynésiennes.

80— C’est fantastique, observa Castro, en saisissant son verre de bière.

81— Écoute : si tout ça ne m’avait pas plu, tu sais ce que je serais devenu ?

82— Quoi ?

83— Éminent chercheur en bactériologie. On y va ?

84— Allons-y.

Notes

  • [1]
    Nom, à l’époque, du quai de Rio de Janeiro.
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