Notes
-
[1]
T.M. Porter, Trust in Numbers : The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton University Press, 1995.
-
[2]
Comme l’atteste l’expression du politologue Harold Lasswell, « policy sciences approach calls forth a very considerable clarification of the value goals involved in policy ». Voir H.D. Lasswell, « The policy orientation », in : D. Lerner, H.D. Lasswell (dir.), The Policy Sciences : Recent Developments in Scopes and Methods, Stanford University Press, 1951, cité par V. Spenlehauer, « Intelligence gouvernementale et sciences sociales », Politix, 12, 95-128, 1999, p.?114.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
Pour le seul monde francophone, le PPBS a donné lieu à des expériences en France, en Belgique, en Suisse et au Québec dans les années 1970, plus récemment dans plusieurs pays africains francophones.
-
[5]
Ministère de la santé publique et de la sécurité sociale, Pour une politique de la santé, rapports présentés à Robert Boulin, « Les grandes actions de santé », La Documentation française, 1971.
-
[6]
L’exemple est issu de Robelet (v. n. 9). Il s’agit ici de l’une des deux études pilotes de RCB ; l’autre portait sur la sécurité routière.
-
[7]
Parmi lesquels la formation des obstétriciens et spécialistes de néonatalogie, la production d’informations statistiques, l’investissement en matériel de réanimation des nouveau-nés, la vaccination contre la rubéole, la surveillance des femmes à haut risque dans un milieu hospitalier, l’amélioration des conditions d’accouchement.
-
[8]
L’abandon officiel de la RCB en 1974 survient deux ans après l’abandon du PPBS.
-
[9]
M. Robelet, Les figures de la qualité des soins : rationalisations et normalisation dans une économie de la qualité, thèse de doctorat, université Aix-Marseille-II, 2002.
-
[10]
B. Jönsson, « Technology assessment for new oncology drugs », Clinical Cancer Research, 19, 6-11, 2013.
-
[11]
C. Thébaut, « Méthodes d’évaluation économique de trois agences publiques d’évaluation des stratégies de santé (NICE, IQWiG et KCE) : quels fondements en matière de justice sociale ? », Économie publique/Public Economics, 1-2, 219-247, 2011.
-
[12]
V. Spenlehauer, « Intelligence gouvernementale et sciences sociales », art. cité.
-
[13]
M. Boiteux, M. Matheu, G. Halaunbrenner, J. Lapeyre, P. Laville, C. Brossier, D. Bureau, Y. Huart, E. Quinet, Transports : pour un meilleur choix des investissements, Commissariat général du plan, 1994.
-
[14]
M. Sculpher, K. Claxton, « Sins of omission and obfuscation : IQWIG’s guidelines on economic evaluation methods », Health Economics, 19, 1132-1136, 2010.
-
[15]
M. Gadreau, « Économie et éthique en santé, Du calcul au jugement de valeur », Revue de philosophie économique, 10, 3-17, 2009 ; J.-P. Moatti, « Ethical issues in the economic assessment of health care technologies », Health Care Analysis, 7, 153-165, 1999 ; C. Thébaut, « Méthodes d’évaluation économique… », art. cité.
-
[16]
V. Clément, D. Serra, « L’équité en matière de santé : qu’en pense l’opinion publique ? Une revue de l’éthique empirique dans le champ de la santé », Revue de philosophie économique, 10, 55-77, 2009 ; A. Wagstaff, « Qalys and the equity-efficiency trade-off », Journal of Health Economics, 10, 21-41, 1991 ; A. Wagstaff, E. Van Doorstaer, « Equity in health care finance and delivery », in : A.J. Culyer, J. Newhouse (dir.), Handbook of Health Economics, North Holland Newhouse, 2000, p.?1803-1862.
-
[17]
B. Jönsson, « Ten arguments for a societal perspective in the economic evaluation of medical interventions », European Journal of Health Economics, 10, 357-359, 2009.
-
[18]
N. Devlin, H. Dakin, N. Rice, D. Parkin, P. O’Neill, « The influence of cost-effectiveness and other factors on NICE decisions », Health Economics Research Group, University of York 2011 ; M. Schlander, « The use of cost-effectiveness by the National Institute for Health and Clinical Excellence (NICE) : no(t yet an) exemplar of a deliberative process », Journal of Medical Ethics, 34, 534-539, 2008.
-
[19]
M. Gadreau, « Économie et éthique en santé… », art. cité.
-
[20]
Pour une synthèse récente, voir par exemple : J. Lipscomb, M. Drummond, D. Fryback, M. Gold, D. Revicki, « Retaining, and enhancing, the QALY », Value in Health, 12, S18-S26, 2009 ; R. Guesnerie, « Réflexions sur la valeur (économique) de la vie humaine », in : P. Corvol (dir.), La prévention du risque en médecine, D’une approche populationnelle à une approche personnalisée, Open Edition, 2012, p.?1-7.
-
[21]
P. Batifoulier, « L’économie contre l’éthique ? Une tentative d’analyse économique de l’éthique médicale », Journal d’économie médicale, 22, 163-173, 2004 ; P. Batifoulier, O. Thévenon, « L’éthique médicale est-elle soluble dans le calcul économique ? », Économie appliquée, 56, 161-186, 2003.
-
[22]
Voir le point?3.7. du document disponible sur https://meka.thl.fi/htacore/HTACoreModel_Handbook_2012-09-17.pdf [consulté le 14 février 2014].
-
[23]
Voir par exemple le supplément 1 de Value in Health, intitulé « Moving the QALY forward : rationale for change » (12, 2009).
1Si elle reste indépendante, la décision publique a toujours pris appui – du moins dans un contexte démocratique – sur des analyses préalables des besoins et une estimation des impacts. Le poids et la nature de ces analyses ont connu de véritables transformations depuis le début des années 1970 où la nécessité d’une rationalisation des choix est apparue comme une évidence dans le discours puis dans les actions publiques. Dans ce domaine, au regard des enjeux qu’elle véhicule et des coûts qu’elle génère, la politique de santé publique a, plus que d’autres, fait l’objet d’une attention particulière.
2Dans ce contexte, le conflit économique/éthique qui sous-tend toute politique de santé, amplifié par le rythme soutenu de la croissance des dépenses de santé, a cru trouver une solution dans le calcul économique. Celui-ci s’est imposé comme cadre théorique avec la figure de l’homo œconomicus, attribuée au médecin comme au patient dont on suppose qu’ils sont susceptibles de se comporter, si leur intérêt l’exige, comme des gaspilleurs potentiels de soins que le calcul économique peut anticiper. En situation d’incertitude, ce cadre théorique est complété par une théorie de l’information s’appuyant à la fois sur un mode de révision bayésienne des croyances, pour lequel toute information supplémentaire réduit nécessairement l’incertitude, et sur une axiomatique d’utilité espérée (utilité de Von Neumann et Morgenstern) qui formalise l’idée selon laquelle les individus maximiseraient l’utilité de leurs gains et non son espérance. Par ailleurs, le calcul économique a pris de l’ampleur en tant qu’instrument technique d’aide préalable à la décision et en tant qu’outil d’évaluation postérieure à l’action. D’une manière générale, le calcul économique produit un cadre d’analyse sous forme de questions posées par des décideurs publics dès lors que leurs questions sont modélisables en termes économiques quantitatifs.
Le calcul économique comme support à la planification : l’émergence d’un paradigme
3Porter [1] défendait en 1995 la thèse selon laquelle c’était la pression venant de l’extérieur, et non l’intention de prendre de meilleures décisions, qui poussait les décideurs politiques à déléguer leurs décisions aux experts. La rapide croissance des coûts de prise en charge des soins de santé dans les années 1970 illustre parfaitement cette thèse. La pression budgétaire ne s’est pas traduite par une politique de réduction des coûts mais par une rationalisation des choix publics en matière de santé. Il s’agissait d’une posture politique visant à rendre la dépense publique plus efficiente davantage que d’une véritable volonté de ralentir la croissance des dépenses de santé. Cette approche s’inscrivait dans une tendance plus large visant à introduire l’analyse économique au sein des politiques publiques, sur le modèle issu de la volonté des progressistes américains des années 1950 et 1960, pour déterminer de véritables objectifs aux politiques publiques [2]. Le program, planning, budgeting system (PPBS) américain [3] instaure une forme de rationalisation transversale sur la base de programmes d’action que l’on priorise en comparant leurs avantages relatifs. La méthode se décompose en trois étapes. La première, l’étape de planification, consiste à expliciter des objectifs à atteindre, identifier et analyser les variables d’action, c’est-à-dire des groupes-cibles dont les comportements influencent l’objectif, et à estimer les ressources budgétaires nécessaires. La seconde étape, dite de programmation, imagine et structure les activités administratives nécessaires à la réalisation des objectifs. Plusieurs programmes alternatifs étant compatibles avec ces objectifs dans des délais et avec des coûts (réels et d’opportunité) différents, il était nécessaire de les sélectionner par des analyses coûts/avantages ex ante. Enfin, la troisième étape, de budgétisation, définit un plan de dépenses pluri-annuel en fonction des programmes sélectionnés et des priorités politiques. Cette étape est assortie d’une procédure de contrôle de gestion visant à s’assurer du bien-fondé des choix pouvant mener, le cas échéant, à une révision de l’allocation budgétaire.
4Le PPBS a reçu un écho très favorable des appareils politiques occidentaux [4], unanimes dans l’idée qu’il fallait rationaliser l’action publique. Dans le contexte français, c’est sous l’acronyme RCB (rationalisation des choix budgétaires) que le PPBS a été implémenté entre 1968 et 1974, avec le soutien de Robert Boulin, ministre de la santé de l’époque (1970), qui déplorait « l’absence d’une politique générale de santé dans laquelle les éléments qualitatifs et psychologiques auraient une place plus grande [5] ». La santé devient un domaine privilégié d’application de la RCB dès son application, en 1970, à la réduction de la mortalité et de la morbidité périnatales [6]. Dans une première étape, s’appuyant sur la littérature scientifique, essentiellement britannique, les analystes et médecins identifient les causes de décès et de handicap de la période périnatale, évaluent leurs coûts réels et d’opportunité (i.e. les charges financières directes liées aux soins et les pertes de revenus pour la collectivité) et comptabilisent les moyens disponibles (nombre de lits de maternité et de réanimation). Cette étape a permis de chiffrer l’objectif à atteindre : 18?‰ en 1980 (il était de 26?‰ en 1968). Dans une seconde étape, sept programmes d’action sont élaborés [7] et leur rapport coût/avantage est évalué. Le bénéfice de chaque programme y est mesuré par le nombre de décès et de handicaps évités. Ces mesures aboutissent à un classement entre les programmes. Le programme d’investissement dans du matériel de réanimation en salle de travail est jugé le plus avantageux (évalué à 200?F pour sauver une vie), suivi par le programme de surveillance des femmes à haut risque en milieu hospitalier et d’amélioration des conditions d’accouchement (3?800?F). Le programme le moins coût-efficace est la vaccination contre la rubéole (15?500?F). Enfin, en troisième étape, les priorités de soins établies donnent lieu à plusieurs milliards de francs d’investissement dans les structures de soin ainsi qu’à des suivis d’évaluations ex post des coûts et des avantages qui en découlent.
5L’abandon de la planification budgétaire [8] n’a pas signifié le retour à la situation antérieure. Les expériences PPBS et RCB ont marqué, dans le domaine de la santé, une double révolution en introduisant d’une part une rationalisation technique via les instruments de calcul économique et, d’autre part, une nouvelle culture de collaboration systématique entre des professionnels (les médecins) et les ingénieurs RCB ou experts économistes de la santé [9]. Cette première rationalisation a constitué le terreau dans lequel prendra naissance l’évaluation en santé, dès le début des années 1970 aux États-Unis, sous le nom de health technology assessment (HTA), avant d’être introduite en Europe au début des années 1980. Conçu initialement comme un instrument général d’évaluation pour la politique de santé, le HTA s’est progressivement concentré sur les biens pharmaceutiques et a été de plus en plus fréquemment associé aux décisions de remboursement et d’allocation des ressources en matière de santé.
Le calcul économique au cœur de l’évaluation en santé : la consolidation d’un modèle de choix
6Le HTA aborde l’évaluation des technologies de santé tant du point de vue de l’efficacité clinique ou de la sécurité que du point de vue économique, social et éthique. À l’origine, l’aspect économique n’était pas plus important que les autres et se réduisait à un simple calcul de coût. Ce n’est que lorsque le HTA a commencé à être associé à des décisions de remboursement des soins que l’importance de cette composante s’est accrue, conduisant à un raffinement permanent des techniques d’évaluation économique. Ainsi, après avoir adopté le HTA en 1999, l’agence d’évaluation anglaise, le NICE (National Institute for Health and Clinical Excellence) a considéré l’évaluation économique comme l’élément central du modèle de HTA utilisé pour déterminer le prix, la prise en charge par le système de soins et les conditions d’accès aux nouvelles technologies de santé [10]. In fine, l’évaluation économique du HTA se surajoute aux procédures d’autorisation de mise sur le marché (AMM) auxquelles sont soumises les nouvelles technologies de santé. Au-delà des critères de sécurité, d’efficacité et de qualité requis par les agences chargées d’attribuer les AMM, le HTA requiert d’un nouveau produit candidat au remboursement qu’il prouve sa supériorité en termes d’efficacité clinique, médicale et économique par rapport aux substances ou procédés existants.
7Si de nombreux pays se sont dotés d’une agence chargée de l’évaluation en santé, l’importance qu’ils ont attribuée au HTA diffère fortement d’une agence à l’autre [11]. Ainsi, l’évaluation économique a partout connu un certain engouement, comme l’illustre la figure 1, mais en France et dans les pays francophones, le poids historique de la RCB d’une part (figure 2), la vague antirationaliste consécutive à l’échec des expériences RCB d’autre part, ont considérablement ralenti l’adoption de la HTA [12]. En France, il a fallu attendre le début des années 1990 pour voir poindre un regain d’intérêt au sein du Commissariat général au plan (CGP), qui considère à l’époque que « le calcul économique est encore ce qu’il y a de mieux […]. Il a l’avantage de permettre les comparaisons […] et d’ouvrir le dialogue sur des bases rationnelles [13] ».
Occurrences des mots clefs “health technology assessment” et “QALY” dans les corpus anglophone et francophone des mots indexés par Google Books (1970-2008)
Occurrences des mots clefs “health technology assessment” et “QALY” dans les corpus anglophone et francophone des mots indexés par Google Books (1970-2008)
Occurrences des mots clefs “health technology assessment”, “QALY” et “rationalisation des choix budgétaires” dans le corpus francophone des mots indexés par Google Books (1970-2008)
Occurrences des mots clefs “health technology assessment”, “QALY” et “rationalisation des choix budgétaires” dans le corpus francophone des mots indexés par Google Books (1970-2008)
8Les écarts dans le délai d’adoption du HTA s’expliquent aussi par une assez forte opposition, parmi les économistes, à l’idée de développer et d’utiliser des méthodes d’évaluation économique dans le cadre de la HTA sans avoir au préalable résolu le dilemme éthique/économique qu’il implique [14].
Le calcul économique au cœur du débat théorique : la dérive utilitariste
9Largement débattu sur un plan philosophique, le dilemme éthique/économique se pose d’un point de vue théorique comme l’opposition entre une approche conséquentialiste, selon laquelle l’éthique se mesure à l’aune des résultats, et une approche déontologique qui juge la moralité de l’action par ses principes [15]. L’opposition peut prendre aussi la forme du dilemme efficacité/équité, avec les différentes conceptions qu’implique l’équité en termes de justice sociale, selon que l’on adopte une vision individuelle ou collective, subjective ou objective [16]. Si ces dilemmes persistent et les oppositions restent vives sur le plan théorique, certaines pratiques ont tenté de concilier les oppositions. On observe par exemple une vision plus fréquemment collective lorsque l’évaluation porte sur des actions et des interventions publiques, telles que le choix d’implantation d’une infrastructure, que lors de l’évaluation de procédures chirurgicales ou de biens pharmaceutiques [17]. Nombre d’agences s’interdisent par ailleurs de définir explicitement le seuil d’efficience a priori au-delà duquel une procédure ou un bien médical serait rejeté et, lorsqu’il existe un seuil explicite, celui-ci est appliqué plus ou moins strictement selon la nature de la pathologie. Dans le cas du NICE, qui a fixé une frontière d’efficience entre £ 20?000 et £ 30?000 par « année équivalent bonne santé » (quality-adjusted life year, QALY) gagnée, il n’est pas rare de voir des recommandations positives pour des procédures ou des biens médicaux coûtant jusqu’à £ 38 000 dans le cas général, voire £ 50 000 dans le cas de médicaments oncologiques [18].
10Cependant, face aux multiples oppositions arguant du caractère utilitariste de l’évaluation économique dominant le HTA, la meilleure réponse a été donnée par la théorie économique utilitariste elle-même en endogénéisant le problème éthique grâce aux analyses multicritères. Ces méthodes (principalement de coût/utilité et de coût/bénéfice) cherchent à prendre en considération l’ensemble des critères jugés pertinents, tout en privilégiant certains critères d’équité [19]. La méthode consiste à maximiser un objectif d’efficacité de santé pour un coût donné (un nombre de patients, un nombre de vies, etc.). L’unité de mesure du bénéfice est en général le QALY. Celle-ci prend typiquement une valeur entre 0 (équivalent à l’état de mort) et 1 (santé parfaite). Toute valeur intermédiaire correspond soit à un fraction d’année en bonne santé, soit à une année dans un état de santé détérioré, soit une combinaison des deux. Ainsi, un QALY de 0,5 peut correspondre à 1/2 année en bonne santé (0,5 = 1/2 × 1), une année avec un état de santé réduit de moitié par rapport à un état de santé jugé parfait (0,5 = 1 × 1/2), mais aussi deux tiers d’année avec un état de santé réduit d’un quart (0,5 = 2/3 × 3/4) ou encore deux années avec un état de santé réduit de 1/4 (0,5 = 2 × 1/4), etc. Cette mesure du nombre d’années de vie en bonne santé est donc, en quelque sorte, une utilité multicritère normée de l’état de santé.
11Le QALY se présente donc comme une extension simple et intuitive du nombre d’années de vie gagnées. Comme ce dernier, le QALY a un caractère universel : il permet l’ordonnancement sur un axe unique d’efficience (le rapport coût/QALY) de toutes les techniques et actions médicales, quel que soit leur domaine d’application, orientant ainsi les priorités de santé publiques d’une manière qui se veut rationnelle et transparente.
12Pour autant, ce type d’approche comporte plusieurs failles internes. Certaines, largement débattues [20], relèvent d’un questionnement méthodologique tel celui portant sur la spécification de la fonction d’utilité QALY et les imperfections des méthodes de révélation des préférences. D’autres s’attaquent à des problèmes plus théoriques. C’est le cas des problématiques portant sur le passage, par agrégation, de préférences individuelles subjectives à un indicateur QALY socialement objectif.
13Par ailleurs des oppositions, bien identifiées dans la littérature, s’appuient sur des arguments éthiques selon lesquels l’artefact consistant à intégrer la dimension éthique dans le calcul économique ne tient pas [21]. Ainsi, l’une des forces du critère QALY est d’être insensible aux différences personnelles entre individus, seule la capacité à générer des QALY étant prise en compte. En conséquence, des patients qui souffrent d’une pathologie pour laquelle les moyens thérapeutiques peuvent apporter une réponse qui améliore substantiellement leur quantité et leur qualité de vie, seront favorisés par rapport à des patients qui souffrent d’une pathologie pour laquelle la médecine ne peut améliorer que marginalement les conditions et la quantité de vie. Par ailleurs, quel que soit l’individu, riche ou pauvre, le gain en santé sera le même.
14Dans un domaine où les considérations morales sont primordiales, on peut s’interroger sur l’étroitesse de l’étalon de mesure retenu dans le cadre de l’évaluation économique utilitariste.
15Certaines agences d’évaluation ont pris la mesure des limites du calcul économique fondé sur des analyses multicritères. Elles ont cherché à redéployer les critères d’évaluation et à intégrer des valeurs sociétales dans leurs recommandations. À l’instar du NICE, l’agence qui était allée le plus loin dans la mise en application du calcul économique, la Haute Autorité de santé (HAS) française a cherché à prendre en compte les jugements de valeurs sociales dans l’évaluation médico-économique. L’IQWiQ (Institüt für Qualität und Wirtschaftlischkeit im Gesundheitswesen) en Allemagne s’est prononcé pour une frontière d’efficience variable selon les pathologies. Le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) en Belgique a développé une procédure visant à impliquer l’ensemble des parties prenantes de manière à faire ressortir les autres dimensions liées à une technologie médicale. Enfin, la coupole européenne des agences HTA, EUnetHTA (European Network for Health Technology Assessment), a développé une procédure qui vise à intégrer les aspects éthiques dans les analyses coût/efficacité [22].
Conclusion
16Instrument de la rationalisation des choix en matière de santé, le calcul économique a sans doute été un outil d’une utilité croissante pour les décideurs. Dans son ascension, il pêche cependant de trois façons. En premier lieu par excès d’embonpoint, en s’imposant comme critère central, voire unique du HTA. Par excès de normativité ensuite, en tentant d’imposer une vision froide (objective) et une éthique prédéterminée dans un champ éminemment subjectif et sensible aux questions éthiques. Par trop grande confiance en soi enfin, en se refermant sur la seule voie utilitariste sans résoudre au préalable ses problèmes théoriques internes. On peut alors se demander à quoi sert cet outil dont les résultats, pourtant annoncés comme rationnels, doivent être relativisés en fonction de critères déjà pris en compte par l’outil ? Les réserves des agences d’évaluation, conscientes de l’impasse dans laquelle les conduit le calcul économique, initient une nouvelle forme de HTA, annonçant une nouvelle étape pour le calcul économique en santé. Le renversement de tendance de la courbe QALY dans le corpus anglophone de la figure 1a illustre une évolution dont les tenants du calcul économique contemporain sont conscients [23]. Il est par ailleurs encourageant de noter que le déclin (relatif) du modèle utilitariste d’évaluation autorise l’extension d’autres approches, issues par exemple de l’éthique empirique ou de l’évaluation expérimentale aléatoire, ou mobilisent plusieurs dimensions (économiques, épidémiologiques, philosophiques, sociologiques, etc.) dans une perspective délibérative.
Notes
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[1]
T.M. Porter, Trust in Numbers : The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton University Press, 1995.
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[2]
Comme l’atteste l’expression du politologue Harold Lasswell, « policy sciences approach calls forth a very considerable clarification of the value goals involved in policy ». Voir H.D. Lasswell, « The policy orientation », in : D. Lerner, H.D. Lasswell (dir.), The Policy Sciences : Recent Developments in Scopes and Methods, Stanford University Press, 1951, cité par V. Spenlehauer, « Intelligence gouvernementale et sciences sociales », Politix, 12, 95-128, 1999, p.?114.
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[3]
Ibid.
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[4]
Pour le seul monde francophone, le PPBS a donné lieu à des expériences en France, en Belgique, en Suisse et au Québec dans les années 1970, plus récemment dans plusieurs pays africains francophones.
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[5]
Ministère de la santé publique et de la sécurité sociale, Pour une politique de la santé, rapports présentés à Robert Boulin, « Les grandes actions de santé », La Documentation française, 1971.
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[6]
L’exemple est issu de Robelet (v. n. 9). Il s’agit ici de l’une des deux études pilotes de RCB ; l’autre portait sur la sécurité routière.
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[7]
Parmi lesquels la formation des obstétriciens et spécialistes de néonatalogie, la production d’informations statistiques, l’investissement en matériel de réanimation des nouveau-nés, la vaccination contre la rubéole, la surveillance des femmes à haut risque dans un milieu hospitalier, l’amélioration des conditions d’accouchement.
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[8]
L’abandon officiel de la RCB en 1974 survient deux ans après l’abandon du PPBS.
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[9]
M. Robelet, Les figures de la qualité des soins : rationalisations et normalisation dans une économie de la qualité, thèse de doctorat, université Aix-Marseille-II, 2002.
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[10]
B. Jönsson, « Technology assessment for new oncology drugs », Clinical Cancer Research, 19, 6-11, 2013.
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[11]
C. Thébaut, « Méthodes d’évaluation économique de trois agences publiques d’évaluation des stratégies de santé (NICE, IQWiG et KCE) : quels fondements en matière de justice sociale ? », Économie publique/Public Economics, 1-2, 219-247, 2011.
-
[12]
V. Spenlehauer, « Intelligence gouvernementale et sciences sociales », art. cité.
-
[13]
M. Boiteux, M. Matheu, G. Halaunbrenner, J. Lapeyre, P. Laville, C. Brossier, D. Bureau, Y. Huart, E. Quinet, Transports : pour un meilleur choix des investissements, Commissariat général du plan, 1994.
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[14]
M. Sculpher, K. Claxton, « Sins of omission and obfuscation : IQWIG’s guidelines on economic evaluation methods », Health Economics, 19, 1132-1136, 2010.
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[15]
M. Gadreau, « Économie et éthique en santé, Du calcul au jugement de valeur », Revue de philosophie économique, 10, 3-17, 2009 ; J.-P. Moatti, « Ethical issues in the economic assessment of health care technologies », Health Care Analysis, 7, 153-165, 1999 ; C. Thébaut, « Méthodes d’évaluation économique… », art. cité.
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[16]
V. Clément, D. Serra, « L’équité en matière de santé : qu’en pense l’opinion publique ? Une revue de l’éthique empirique dans le champ de la santé », Revue de philosophie économique, 10, 55-77, 2009 ; A. Wagstaff, « Qalys and the equity-efficiency trade-off », Journal of Health Economics, 10, 21-41, 1991 ; A. Wagstaff, E. Van Doorstaer, « Equity in health care finance and delivery », in : A.J. Culyer, J. Newhouse (dir.), Handbook of Health Economics, North Holland Newhouse, 2000, p.?1803-1862.
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[17]
B. Jönsson, « Ten arguments for a societal perspective in the economic evaluation of medical interventions », European Journal of Health Economics, 10, 357-359, 2009.
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[18]
N. Devlin, H. Dakin, N. Rice, D. Parkin, P. O’Neill, « The influence of cost-effectiveness and other factors on NICE decisions », Health Economics Research Group, University of York 2011 ; M. Schlander, « The use of cost-effectiveness by the National Institute for Health and Clinical Excellence (NICE) : no(t yet an) exemplar of a deliberative process », Journal of Medical Ethics, 34, 534-539, 2008.
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[19]
M. Gadreau, « Économie et éthique en santé… », art. cité.
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[20]
Pour une synthèse récente, voir par exemple : J. Lipscomb, M. Drummond, D. Fryback, M. Gold, D. Revicki, « Retaining, and enhancing, the QALY », Value in Health, 12, S18-S26, 2009 ; R. Guesnerie, « Réflexions sur la valeur (économique) de la vie humaine », in : P. Corvol (dir.), La prévention du risque en médecine, D’une approche populationnelle à une approche personnalisée, Open Edition, 2012, p.?1-7.
-
[21]
P. Batifoulier, « L’économie contre l’éthique ? Une tentative d’analyse économique de l’éthique médicale », Journal d’économie médicale, 22, 163-173, 2004 ; P. Batifoulier, O. Thévenon, « L’éthique médicale est-elle soluble dans le calcul économique ? », Économie appliquée, 56, 161-186, 2003.
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[22]
Voir le point?3.7. du document disponible sur https://meka.thl.fi/htacore/HTACoreModel_Handbook_2012-09-17.pdf [consulté le 14 février 2014].
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[23]
Voir par exemple le supplément 1 de Value in Health, intitulé « Moving the QALY forward : rationale for change » (12, 2009).