1Les Tribunes de la santé :
2Dans votre discours devant l’Assemblée générale de la FNMF le 23 juin 2016, vous avez déclaré : « Le lien humain, comme en jachère, semble à tisser, à retisser. Le lien mutualiste lui-même est à tisser, à retisser. » Comment expliquez-vous cette « défiance » et comment retisser ces liens ?
3Thierry Beaudet :
4La mutuelle est devenue pour de nombreux Français un nom générique pour désigner l’ensemble des complémentaires santé. Nous nous sommes progressivement laissé enfermer dans cet amalgame qui ne permet plus de percevoir la dimension mutualiste. Je parlerai d’ailleurs davantage de banalisation que de défiance. Nous devons donc réaffirmer que la mutuelle n’est soluble ni dans l’assurance, ni dans la complémentaire santé et rappeler ce qui est au fondement même de notre existence, à savoir une manière d’être ensemble. Au-delà de la solidarité, les idées de fraternité, de réciprocité, de bénéfice partagé sont au cœur de notre projet. S’il est parfois difficile de faire percevoir nos différences dans notre activité d’assurance complémentaire santé, car elle est de plus en plus réglementée et administrée, rappelons que nous avons développé une offre de soins, médico-sociale et sociale ambitieuse et que nous sommes présents dans de très nombreux champs : la garde de jeunes enfants, le logement social, la lutte contre la pauvreté… Cette activité donne à voir ce que nous sommes et ce que sont nos valeurs. Je me suis fixé, parmi mes objectifs, de rappeler aux Français que notre champ des possibles est très large et qu’il invite à l’action. Nous devons donner envie à nos concitoyens de participer à un projet mutualiste, de s’y engager, de le faire vivre, et de le défendre comme ils peuvent le faire au sein de mouvements associatifs.
5Les Tribunes de la santé :
6Avant d’aborder la politique de santé du gouvernement Philippe, quel bilan faites-vous de l’ANI qui a introduit la mutuelle d’entreprise obligatoire ? Le fait d’avoir exclu du dispositif les contrats précaires, les indépendants, les non-salariés, les salariés en contrat court, les chômeurs et les seniors ne signe-t-il pas l’échec du dispositif ?
7Thierry Beaudet :
8La généralisation de la complémentaire santé en entreprise est une mesure indéniablement positive. Bien sûr, des angles morts existent encore. Néanmoins il n’est pas possible de parler d’échec. 400 000 personnes supplémentaires ont bénéficié d’une couverture grâce à l’ANI et voient ainsi leur accès aux soins facilité. Par ailleurs, l’entreprise est davantage perçue comme un territoire de santé, un lieu adapté pour développer des actions de prévention qu’il s’agisse des troubles musculo-squelettiques, des conduites à risques, etc. Je ne peux pas et ne veux pas minorer cette avancée. Cela étant précisé, les bénéfices ne peuvent effectivement pas se faire au détriment de populations qui rencontrent des difficultés de santé importantes : les jeunes, les demandeurs d’emploi, les seniors…
9Pour garantir la mutualisation la plus large possible, il est désormais nécessaire d’adopter une vision globale, où tous les bénéficiaires verraient leur droit à couverture garanti de façon équitable et adaptée.
10Les Tribunes de la santé :
11La ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn, souhaite très clairement accentuer la politique de prévention. Considérez-vous que les Mutualistes ont été trop frileux dans ce domaine ? Et comment peuvent-ils accompagner le gouvernement dans cette volonté ?
12Thierry Beaudet :
13Nous soutenons la politique de prévention de longue date. Et nous avons continué de le faire dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2018 qui promeut en particulier la vaccination et la lutte contre le tabagisme. Avec plus de 7 000 actions réalisées chaque année, nous sommes les premiers acteurs de prévention derrière l’Etat.
14Parmi les mesures pour augmenter les moyens au service de la prévention, un service sanitaire de trois mois pour chaque étudiant en santé sera mis en place. Proposons que ce service puisse aussi s’exercer au sein de la Mutualité, de nos unions, de nos établissements, de nos mutuelles.
15Cela renforcerait notre action, en même temps que ce serait une bonne manière de lier des relations et de montrer à voir ce que nous sommes aux professionnels de santé de demain.
16Et n’oublions pas que les mutuelles participent quotidiennement au financement de la prévention, via la prise en charge du forfait patientèle ou du ticket modérateur de consultations dédiées (prévention de l’obésité des jeunes enfants, amélioration de l’accès à la contraception…).
17Les Tribunes de la santé :
18Que pensez-vous de l’annonce gouvernementale relative à la suppression du régime social des indépendants (RSI) et du régime étudiant de Sécurité sociale (RESS) ?
19Thierry Beaudet :
20Sur le RSI, nous considérons que le seul dispositif qui a bien fonctionné, c’est la gestion des prestations santé par les organismes complémentaires conventionnés. Nous ne comprenons donc pas qu’il soit mis fin à cette gestion. En agissant ainsi, le Gouvernement ne tient pas compte de la qualité de service des organismes conventionnés, pourtant reconnue par la Cour des comptes et les corps d’inspection. Il ne tient pas non plus compte des gros efforts entrepris à la demande du précédent gouvernement pour être plus efficients, avec le passage de 62 à 18, puis de 18 à 2 organismes mutualistes conventionnés. Enfin, il ne tient pas compte des alertes du Défenseur des droits, Jacques Toubon, appelant à éviter la précipitation, ou des députés Sylviane Bulteau et Fabrice Verdier, co-auteurs d’un rapport [1], qui concluait que réformer efficacement le régime en 15 mois était illusoire.
21Nous avons demandé au Premier ministre des engagements fermes sur l’avenir des 1 200 salariés de nos mutuelles qui gèrent le RSI. Il faut qu’ils soient repris par la Caisse nationale d’assurance-maladie.
22Quant aux mutuelles étudiantes, les rapports les plus à charge sur la question datent d’il y a cinq ans. Aujourd’hui, la qualité de gestion des mutuelles s’est améliorée. Nous sommes convaincus que les étudiants sont les mieux à même de développer des actions de prévention sur les conduites à risque, la sexualité, en direction de leurs pairs.
23Les Tribunes de la santé :
24Comment envisagez-vous la suppression du reste à charge sur l’optique, le dentaire et l’audioprothèse ?
25Thierry Beaudet :
26C’est un sujet majeur, mais je m’interroge sur la formule même de reste à charge zéro qui sous-entend que l’on passerait de tarifs libres à des tarifs réglementés, ce que j’ai du mal à concevoir. L’idée de reste à charge « maîtrisé » nous paraît plus accessible. Notre Observatoire a dressé une photographie inédite du reste à charge des Français sur les territoires et révélé de grandes disparités, que ce soit pour l’achat de lunettes, de prothèses dentaires ou auditives. Au point de donner l’impression que plus il y a d’offre, plus les tarifs sont élevés. Par exemple, plus les magasins d’optique sont nombreux, plus l’équilibre économique recherché les amènera à augmenter les prix puisqu’ils traiteront peu d’ordonnances par jour. De la même manière, plus la densité des professionnels de santé est forte, plus le cout unitaire de l’acte est élevé. En santé, la concurrence ne fait pas baisser les prix. Au contraire.
27Ces éléments montrent bien que le reste à charge zéro n’est pas qu’une question de remboursement. Il faut que l’Assurance maladie et les mutuelles remboursent davantage, mais il faut aussi une action sur les tarifs des lunettes et des prothèses dentaires et auditives. Sinon, nous créerons un effet d’aubaine en augmentant les tarifs des professionnels qui pratiquent des prix inférieurs sans répondre à la situation de ceux qui affichent des tarifs plus élevés.
28Nous devrions traiter ce sujet de manière progressive en ne visant pas toute la population française, mais en nous concentrant dans un premier temps sur des cibles prioritaires. Il y a par exemple un enjeu pour les enfants scolarisés.
29J’ai proposé un calendrier au Premier ministre, nous voulons être force de propositions avec les professionnels de santé, les partenaires sociaux, les usagers, les autres familles de complémentaires. Seule une réponse collective permettra de réduire les restes à charge des Français sur ces trois postes, dont le montant aujourd’hui s’élève à 4,4 milliards d’euros. En 2018, il nous faut donc être en capacité de dialoguer utilement et concrètement avec le Gouvernement.
30Les Tribunes de la santé :
31A l’issue de votre entretien avec le Premier ministre en septembre dernier, vous avez déclaré avoir évoqué votre crainte d’une fragilisation accrue des établissements sanitaires et médico-sociaux mutualistes. Pouvez-vous nous en dire plus ?
32Thierry Beaudet :
33Deux points de vigilance s’ajoutent aux différents sujets que nous venons d’aborder. Le premier, est le CITS, le fameux crédit d’impôt « taxe sur les salaires », tout juste obtenu l’an passé, qui va se transformer en allègement de charges. Ce dispositif visait à garantir l’équité parmi l’ensemble des établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux. Il n’y a donc aucune raison pour que cette équité sorte altérée d’une prochaine réforme. Le second porte sur les contrats aidés qui contribuent au bon fonctionnement de nos établissements médico-sociaux et dont la diminution peut conduire à remettre en cause certaines activités. Sur ces deux sujets, nous sommes attentifs à faire valoir et à défendre les intérêts de nos mutuelles.
34Les Tribunes de la santé :
35MGEN, Ist ya et Harmonie se sont récemment associés au sein du groupe VYV. Quelle lecture doit avoir le grand public de ces rapprochements ? Par ailleurs, la création de ces grands groupes ne fragilise-t-elle pas la FNMF ?
36Thierry Beaudet :
37Au début des années 1990, notre Fédération comptait plus de 6 000 mutuelles. Aujourd’hui, elle en fédère 600. Dans un premier temps, les restructurations ont été davantage subies que choisies. Au début des années 2 000, la transcription en droit français des directives européennes « Assurances » a par exemple obligé les mutualistes à scinder leurs activités d’assurance et d’offre de soins. Ensuite, des règles prudentielles et économiques nouvelles se sont imposées. La contrainte réglementaire est devenue telle que des « petites » mutuelles ont considéré qu’elles ne pouvaient plus poursuivre leur activité seules. Aujourd’hui, la situation est différente : les mutuelles s’associent – selon diverses modalités : partenariat, association, fusion… – pour renforcer leurs capacités d’innovations et d’investissement et enrichir les réponses apportées aux adhérents. La révolution numérique est par exemple un enjeu qui peut conduire au regroupement pour investir de façon plus massive dans ce domaine. Cela étant précisé, la qualité du lien tissé à l’adhérent demeure centrale. Quand des mutuelles se regroupent, elles gagnent en taille sans jamais perdre en proximité.
38Quant à la FNMF, son rôle s’est transformé. Etienne Caniard m’avait confié une mission lors de la dernière année de son mandat de Président. Le résultat nous avait amené à conclure que les services aux adhérents devaient relever des mutuelles elles-mêmes et non plus de la Fédération, à qui il revient de porter une parole plus politique.
39J’ajouterai que je suis particulièrement attentif à ce que la Fédération incarne toute la diversité du mouvement mutualiste. Nous avons procédé à des modifications statutaires pour donner davantage de place aux « petites » mutuelles dans nos instances. Et à quelques mois de notre prochain congrès à Montpellier, nous avons organisé la réflexion autour de six chantiers thématiques et associé de très nombreuses mutuelles aux travaux. Je suis très attaché à ce que l’ensemble des sujets que nous avons à traiter soient partagés très en amont et travaillés collectivement.
40Les Tribunes de la santé :
41Vous vous êtes réjoui de la nomination de Christophe Itier en qualité de haut-commissaire à l’Économie sociale et solidaire. L’ESS ne méritait-elle pas un ministère à part entière ?
42Thierry Beaudet :
43Nous avons connu l’expérience de ministères identifiés « ESS » ou dans le portefeuille duquel figurait l’économie sociale et solidaire. Si Benoît Hamon a porté une loi majeure [2] et créé une dynamique forte, les succès de ces prédécesseurs et successeurs ont été divers et les bilans très inégaux. La création d’un ministère en tant que tel importe donc peu. En revanche, ce qui nous intéresse, c’est que le haut-commissaire va se consacrer pleinement à l’ESS et que les premières pistes proposées – l’organisation d’un social business act, la mise en place des accélérateurs d’innovations sociales… – nous plaisent.
44Les Tribunes de la santé :
45Enfin, question plus personnelle, quel rapport entretenez-vous avec votre propre santé ?
46Thierry Beaudet :
47J’ai fait mienne la formule : « plutôt le jogging que les statines ». Je pratique une activité physique et sportive régulière et j’ai la chance de pouvoir m’alimenter correctement et de manière équilibrée. Je pense donc être attentif à mon hygiène de vie. Sur un plan plus médical, j’aurais sans doute intérêt à me rendre plus régulièrement chez le dentiste ou le médecin pour effectuer davantage de contrôles…
48le 31 octobre 2017