Couverture de SEVE_045

Article de revue

La publicité des complémentaires santé

Pages 63 à 68

Notes

  • [1]
    T.W. Martin, «?Health insurers crank up ad spending?», The Wall Street Journal, 15 décembre 2013. Chiffres Kantar Media, concernant la publicité sur les chaînes de télévision locales.
  • [2]
    A. Marshall, Industry and Trade: A Study of Industrial Technique and Business Organization; and of Their Influences on the Condition of Various Classes and Nations, MacMilland and Co., 1919.
  • [3]
    Dont 6?% couverts par la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C). Source : Enquête sur la santé et la protection sociale 2012, Irdes, juin 2014.
  • [4]
    Principalement dans le cadre des contrats responsables, dispositif qui offre aux organismes complémentaires des exonérations sociales et fiscales, à condition de respecter un cahier des charges édicté par l’État. En 2014, les critères à respecter ont été durcis par décret.
  • [5]
    Cité par l’Argus de l’assurance, n°?7363, 23 mai 2014.
  • [6]
    Classement établi par le magazine Stratégies.
  • [7]
    Estimation basée sur les données globales de Kantar Media, à partir de l’hypothèse, forte, que la part de l’assurance santé dans le total des dépenses assurantielles est égale à la part de l’assurance santé dans le total des assurances non-vie (données ACPR).
  • [8]
    Source : Rapport d’activité 2013 du Fonds CMU. Calcul de l’auteur à partir du chiffre d’affaires hors taxe communiqué dans le rapport.
  • [9]
    Voir notamment : J. Robinson, Economics of Imperfect Competition, MacMillan and Co., 1933.
  • [10]
    Pour la distinction entre les visions informative et persuasive de la publicité, voir notamment : E. Chamberlin, The Theory of Monopolistic Competiton, Harvard University Press, 1933.
  • [11]
    Sur ce sujet comme sur les autres, voir notamment l’éclairante revue de la littérature menée par Kyle Bagwell, The Economic Analysis of Advertising, Columbia University, 2005.
  • [12]
  • [13]
    Rapport d’activité 2013 du Fonds CMU, op. cit.
  • [14]
    N. Kaldor, «?The economic aspects of advertising?», Review of Economic Studies, 18, 1-27, 1950.
  • [15]
    «?La Mutuelle générale lance une nouvelle campagne de publicité pour confirmer sa notoriété sur le marché de l’assurance santé?», Communiqué de presse, septembre 2010.

1Du 1er octobre au 10 novembre 2013, les assureurs santé américains ont dépensé presque autant en publicité que sur toute l’année 2012 [1]. La source de cet emballement ? L’entrée en vigueur de l’Obamacare, la réforme conduite par le président des États-Unis pour tenter de généraliser à tous les résidents américains la couverture par une assurance santé privée. À l’apparition d’un nouveau marché, les assureurs en place ont donc répondu par un vif surcroît de dépenses marketing. Mais au-delà de la stratégie des firmes, qui placent souvent la réclame au cœur de leurs politiques de conquête de nouveaux clients, la publicité des assureurs santé a-t-elle une utilité pour la société ? Et au-delà, quel est son impact, direct et indirect, sur le niveau des cotisations ?

Quelle utilité sociale ?

2Parmi les premiers économistes à s’intéresser au fait publicitaire, Alfred Marshall [2] appréhende d’emblée le sujet sous cet angle de l’intérêt social. Il distingue dès lors la publicité constructive, qui permet aux consommateurs de satisfaire leurs besoins de consommation plus facilement, notamment en leur apportant de l’information, et la publicité combative, qui cherche à enfermer les consommateurs dans des habitudes d’achat, par le matraquage d’un message publicitaire. La première aurait une utilité sociale, la seconde non.

3En France, le secteur de la complémentaire santé offre a priori peu d’espace à la publicité pour faire la preuve de son utilité sociale. En effet, la couverture de la population française en assurance santé est quasi complète, puisqu’elle atteignait 95?% en 2012 [3]. Dès lors, la réclame ne peut avoir comme objectif ou conséquence d’augmenter la taille du marché ou d’améliorer le taux d’équipement de la population. La publicité sur un marché mature sert ainsi avant tout à redistribuer des parts de marché entre firmes, sans bénéfice pour le niveau d’activité du secteur. De même, les assurances santé sont, en France, un secteur traditionnellement peu innovant – une tendance qui va en se renforçant, avec le durcissement de l’encadrement des contrats santé par les pouvoirs publics [4]. La publicité ne peut alors pas avoir non plus pour résultat de mieux diffuser l’innovation par l’information des consommateurs.

4Ni pourvoyeuse d’activité, ni vecteur de diffusion de l’innovation, la réclame des complémentaires santé ne serait donc d’aucune utilité pour la société. Mais la publicité est un fait, et il convient donc de tenter d’en analyser les conséquences, principalement sur un critère d’intérêt premier pour les consommateurs?: le niveau des cotisations.

Des dépenses de publicité à l’origine du dérapage des frais de gestion??

5En 2013, d’après le cabinet d’études Kantar Media [5], le secteur de l’assurance a été, en France, à l’origine d’une dépense publicitaire totale de 690?millions d’euros, en hausse de 5?% sur un an. Cela fait du monde de l’assurance un annonceur finalement assez modeste au regard de son poids économique. Parmi les cent plus importants annonceurs en 2013 [6], seuls deux assureurs sont présents, en milieu de classement (Maaf, 62e annonceur français avec un budget annuel de 76 millions d’euros, et Axa, 63e avec près de 74 millions d’euros).

6Les sources sur les dépenses publicitaires étant parcellaires et limitées, nous ne disposons pas de données spécifiques à l’assurance santé. Toutefois, une simplification permet d’estimer que les publicités concernant les complémentaires santé pourraient avoir représenté de l’ordre de 190 millions d’euros en 2013 [7].

7Tout approximatif qu’il soit, ce chiffre permet d’appréhender les enjeux liés au coût direct de la publicité. Si la dépense publicitaire est, dans l’absolu, imposante, elle l’est beaucoup moins en valeur relative. Les cotisations d’assurance santé ont en effet atteint cette même année 37,2 milliards d’euros [8]?; 0,5 % des primes d’assurance santé sont ainsi consacrées à la publicité?: ni négligeable, ni déterminant, donc.

8Le poids direct de la publicité en assurance santé est par conséquent limité. Est-ce à dire que le sujet est clos ? En réalité, ses effets se font ressentir bien au-delà du surcoût de gestion qu’elle occasionne pour les organismes complémentaires. Car son existence modifie le comportement des firmes et, partant, la dynamique concurrentielle du secteur. Le vrai effet sur les prix est donc à chercher du côté de ses effets indirects.

Une barrière à l’entrée du marché de l’assurance santé??

9Traditionnellement, la publicité était considérée par les économistes comme une barrière à l’entrée de nouveaux acteurs sur un marché [9]. Elle générerait tout d’abord une fidélité des consommateurs aux marques déjà présentes, rendant plus difficile l’entrée de nouveaux concurrents qui ont toute leur réputation à construire. Par ailleurs et surtout, l’existence d’économies d’échelle dans la publicité avantagerait les acteurs en place : puisque le coût de création d’une campagne est fixe, plus une publicité est diffusée, moins le coût unitaire par diffusion est élevé. Apparaît ici une prime aux acteurs historiques, qui peuvent plus facilement bénéficier des rendements croissants de l’industrie publicitaire.

10En outre, il semble exister un effet de seuil, au-delà duquel l’efficacité marginale de la publicité augmente (avant de diminuer dans un second temps, par un phénomène de saturation). Tout se passe comme si un niveau plancher de publicité était nécessaire pour commencer à capter l’attention des consommateurs. En dessous de cette taille critique, le rendement publicitaire serait faible. L’investissement publicitaire initial, pour une entreprise qui souhaite entrer sur un marché, est donc colossal.

11Mais cette vision des choses est aujourd’hui nuancée, notamment par les économistes tenants d’une approche informative de la publicité [10], qui estiment au contraire que celle-ci est une chance pour de nouveaux entrants. Elle leur permet en effet d’acquérir plus rapidement une notoriété élevée, et de faire connaître leurs produits. Elle facilite dès lors leur percée commerciale.

12Empiriquement, la science économique peine à trancher entre ces deux effets [11]. Dans le cas du marché de la complémentaire santé, toutefois, il semble bien que la publicité ait permis à de nouveaux entrants de se faire une place, notamment s’ils occupaient une nouvelle niche. Ainsi, la notoriété d’Amaguiz, l’assureur en ligne de Groupama lancé en 2008, doit-elle beaucoup à la moustache distinguée de Jean Rochefort, qui en a assuré la publicité à la télévision. Toujours sur Internet, mais dans le secteur des comparateurs de contrats d’assurance, le site LesFurets.com a fait de son budget publicitaire en hausse continue un élément clef de sa stratégie de croissance [12]. Ces acteurs entrants, positionnés sur des nouveaux secteurs, ont ainsi pu participer à la dynamique concurrentielle de l’assurance santé grâce à leur notoriété issue de la réclame.

13La publicité aurait donc ici des effets pro-concurrentiels, en facilitant l’animation du marché de l’assurance santé par de nouveaux entrants.

Le nombre de firmes sur un marché est-il influencé par la publicité ?

14Depuis le début des années 2000, le paysage de l’assurance santé a, en France, profondément changé. Alors que l’on recensait 1?530 organismes de complémentaire santé en 2002, ils n’étaient plus que 604 en 2013 [13], soit une diminution de 61 % en une décennie. Il est frappant de constater que cette dynamique a été parallèle au développement de la publicité sur ce marché. Pour autant, en déduire le sens de causalité ne va pas de soi : est-ce l’apparition d’acteurs de plus grande taille et d’envergure nationale qui leur a permis de développer une stratégie publicitaire plus poussée, ou est-ce la croissance de la publicité qui a renforcé le mouvement de concentration ?

15La théorie économique prévoit plutôt que la publicité favorise la concentration d’un marché [14]. D’une part, car elle crée chez les consommateurs une fidélité aux marques objet de réclame, ce qui détourne une partie de la clientèle des complémentaires santé n’ayant pas de budget publicitaire conséquent. D’autre part et surtout, par la combinaison des économies d’échelle existant tant dans la publicité que dans le secteur assurantiel. Par le mécanisme vu précédemment, le coût unitaire d’un message publicitaire décroît à mesure que l’entreprise en produit, tandis que son efficacité augmente. La publicité donne donc une prime aux acteurs de grande taille, et est dès lors une incitation à la concentration du marché.

16Ces effets de concentration seront d’autant plus forts que les conditions de production de l’industrie concernée permettent également des économies d’échelle. C’est le cas du secteur assurantiel, où les coûts fixes sont élevés, ce qui est là encore censé favoriser les organismes complémentaires de grande taille. Cet effet vient ainsi renforcer le précédent. En résumé, les entreprises de grande taille bénéficient, en théorie à tout le moins, de l’enclenchement d’un cercle vertueux : un gros assureur bénéficie d’un meilleur rendement à moindre coût pour ses dépenses de publicité, ce qui lui permet d’accroître ses parts de marché au détriment de ses concurrents de plus petite taille. Cette croissance lui ouvre la possibilité d’amortir l’impact de ses coûts fixes sur ses tarifs, et d’apparaître ainsi plus compétitif.

17Pourquoi, dès lors, n’existe-t-il pas un unique assureur qui atteindrait un niveau de compétitivité inaccessible à ses concurrents ? D’une part, car au-delà d’un certain seuil, la publicité devient de moins en moins efficace, une fois le public arrivé à saturation. D’autre part, car les acteurs de grande taille savent, entre eux, riposter aux campagnes marketing concurrentes. La publicité a donc un effet de concentration du marché, mais tend vers un oligopole, et non vers une situation de monopole.

18Le secteur de l’assurance complémentaire santé semble ici donner raison à la théorie. La concentration du marché permet de faire émerger, notamment parmi les mutuelles relevant du code de la mutualité, des acteurs de grande taille. La publicité leur devient accessible alors qu’elle ne l’était pas précédemment, ou très marginalement au niveau local. La publicité des mutuelles change par la même occasion de nature : la promotion des valeurs du mouvement mutualiste dans son ensemble, longtemps privilégiée, s’efface progressivement devant la réclame des grosses mutuelles, en leur nom propre. La Mutuelle générale, héritière de la mutuelle générale des PTT, a ainsi choisi d’asseoir sa notoriété, à partir de 2008, sur un spot télévisé subtilement nommé «?Les éclopés danseurs?» [15]. Celui-ci met en scène une chorégraphie de malades dans un hôpital, et entretient un rapport assez lointain aux valeurs mutualistes.

19La concentration du marché de l’assurance santé tire toutefois son origine principale de forces autres que la publicité. Il s’agit pour les organismes complémentaires d’acquérir une taille critique, pour affronter la professionnalisation de leur métier et les investissements qu’elle nécessite, ainsi que pour satisfaire aux normes comptables prudentielles, qui assurent la solvabilité des organismes assureurs. La publicité pourrait ici n’être qu’un simple accélérateur, en marginalisant les complémentaires santé non présentes sur le marché publicitaire.

Un effet inflationniste ?

20On l’a vu, la publicité sur le marché de la complémentaire santé n’a d’effet ni sur l’activité globale du secteur, ni sur la diffusion de l’innovation. Reste alors une question, centrale : quel est l’impact sur les prix du développement de la publicité sur ce marché ? Le coût direct, sans être négligeable, est faible. Il faut donc chercher du côté des effets indirects de la publicité. D’un point de vue concurrentiel, elle ne semble pas constituer une barrière à l’entrée significative. En témoigne l’émergence de nouveaux acteurs (notamment des mutuelles interprofessionnelles nationales) ou même de nouvelles activités (comparaison en ligne, assurance directe).

21En réalité, il semble que l’effet le plus fort puisse résider dans l’accélération du mouvement de concentration que connaît le secteur des organismes complémentaires. Ce qui n’est pas forcément une mauvaise nouvelle pour les consommateurs, dans la mesure où l’assurance est un métier à rendements croissants, qui veut donc que les gros acteurs, en répartissant leurs coûts fixes sur un plus grand nombre d’assurés, puissent diminuer leur taux de frais de gestion, et in fine leurs prix. Tout l’enjeu réside donc dans la capacité qu’auront les organismes complémentaires à passer de la théorie à la pratique, en dégageant dans les faits les synergies et les économies que promet la théorie économique dans un tel environnement.


Date de mise en ligne : 09/01/2015

https://doi.org/10.3917/seve.045.0063

Notes

  • [1]
    T.W. Martin, «?Health insurers crank up ad spending?», The Wall Street Journal, 15 décembre 2013. Chiffres Kantar Media, concernant la publicité sur les chaînes de télévision locales.
  • [2]
    A. Marshall, Industry and Trade: A Study of Industrial Technique and Business Organization; and of Their Influences on the Condition of Various Classes and Nations, MacMilland and Co., 1919.
  • [3]
    Dont 6?% couverts par la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C). Source : Enquête sur la santé et la protection sociale 2012, Irdes, juin 2014.
  • [4]
    Principalement dans le cadre des contrats responsables, dispositif qui offre aux organismes complémentaires des exonérations sociales et fiscales, à condition de respecter un cahier des charges édicté par l’État. En 2014, les critères à respecter ont été durcis par décret.
  • [5]
    Cité par l’Argus de l’assurance, n°?7363, 23 mai 2014.
  • [6]
    Classement établi par le magazine Stratégies.
  • [7]
    Estimation basée sur les données globales de Kantar Media, à partir de l’hypothèse, forte, que la part de l’assurance santé dans le total des dépenses assurantielles est égale à la part de l’assurance santé dans le total des assurances non-vie (données ACPR).
  • [8]
    Source : Rapport d’activité 2013 du Fonds CMU. Calcul de l’auteur à partir du chiffre d’affaires hors taxe communiqué dans le rapport.
  • [9]
    Voir notamment : J. Robinson, Economics of Imperfect Competition, MacMillan and Co., 1933.
  • [10]
    Pour la distinction entre les visions informative et persuasive de la publicité, voir notamment : E. Chamberlin, The Theory of Monopolistic Competiton, Harvard University Press, 1933.
  • [11]
    Sur ce sujet comme sur les autres, voir notamment l’éclairante revue de la littérature menée par Kyle Bagwell, The Economic Analysis of Advertising, Columbia University, 2005.
  • [12]
  • [13]
    Rapport d’activité 2013 du Fonds CMU, op. cit.
  • [14]
    N. Kaldor, «?The economic aspects of advertising?», Review of Economic Studies, 18, 1-27, 1950.
  • [15]
    «?La Mutuelle générale lance une nouvelle campagne de publicité pour confirmer sa notoriété sur le marché de l’assurance santé?», Communiqué de presse, septembre 2010.

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