Notes
-
[1]
Le 4 janvier 2005, la cour d’appel de Colmar condamnait l’auteur d’une transmission volontaire du VIH à deux jeunes femmes du chef d’administration d’une substance de nature à nuire à la santé (art. 222-15 du code pénal). Faisant suite à un premier procès qui s’était tenu à Strasbourg en mai 2004, la condamnation en appel de Christophe Morat était assortie d’une peine d’emprisonnement. La confirmation de la décision de la cour de Colmar par la chambre criminelle de la cour de cassation le 10 janvier 2006 fera jurisprudence. En 2011, un homme de 35 ans connaissant sa maladie et ayant sciemment contaminé sa compagne et d’autres partenaires sera ainsi condamné à 9 ans de prison par la cour d’assises de Paris.
-
[2]
A. Mourre, « Prophylaxie sociale et tentation répressive », Le Journal du sida, 61, 6-7, 1994.
-
[3]
J. Chirac, « Tout faire pour convaincre, plutôt que contraindre », Le Journal du sida, 73, 6-7, 1995.
-
[4]
J. Pradel, M. Danti-Juan, Droit pénal spécial, 3e éd., Cujas, 2004.
-
[5]
A. Logeart, « Faut-il “criminaliser” la transmission du sida ? », Le Monde, 28 juin 1988 ; « Législation et sida », Le Journal du sida, 29, 7, 1991.
-
[6]
G. Ichok, « La contamination par la syphilis ou le crime non condamnable », La Prophylaxie antivénérienne, mai 1931.
-
[7]
O. Leduc, « Réprimer et punir », Le Journal du sida, 29, 6-7, 1991.
-
[8]
Mourre, « Prophylaxie sociale et tentation répressive », Le Journal du sida, 61, 6-7, 1994.
-
[9]
C. Quétel, Le Mal de Naples, Histoire de la syphilis, Seghers, 1986.
-
[10]
A. Després, Est-il un moyen d’arrêter la propagation des maladies vénériennes ? Du délit impuni, Baillière, 1870 ; M. Hauriou, « Le délit de contamination vénérienne en France », La Prophylaxie antivénérienne, août 1931.
-
[11]
G. Ichok, « La contamination par la syphilis… », art. cité.
-
[12]
L. Queyrat, « Le délit de contamination », La Prophylaxie antivénérienne, 1, 6-23, 1933 ; H. Gougerot, « La lutte antivénérienne en France », in : L.?Viborel (dir.), Savoir prévenir, Guide pratique de la santé et de la lutte contre les maladies sociales, Chez l’auteur, 1939. La victime d’une contamination est en droit d’obtenir réparation via les articles 1382 et 1383 du code civil relatifs à la réparation d’un préjudice (M. Hauriou, « Le délit de contamination vénérienne… », art. cité) ; jusqu’aux années 1970, elle pouvait demander le divorce.
-
[13]
L. Queyrat, « Le délit de contamination », art. cité.
-
[14]
M. Hauriou, « Le délit de contamination vénérienne… », art. cité.
-
[15]
G. Ichok, « Compte-rendu de J. Godart », Revue d’hygiène, 705-706, 1928 ; J. Sicard de Plauzoles, « Les travaux législatifs de la commission de prophylaxie », La Prophylaxie antivénérienne, 737-738, 1929.
-
[16]
Voir code de la santé publique, art. L. 261.
-
[17]
« Le projet de loi Sellier concernant la prophylaxie des maladies vénériennes », Le Siècle médical, 15 décembre 1936 ; « Projet de loi concernant la prophylaxie des maladies vénériennes », La Prophylaxie antivénérienne, 1936, 564 sq.
-
[18]
H. Sellier, Les scandales de la prostitution réglementée, Éditions de l’Union temporaire (s.d. : 1938 ou 1939).
-
[19]
C. Saout, cité par L. Archimède, « Prison pour avoir transmis le VIH », Le Quotidien du médecin, 14 décembre 2006. M.?Bernède, « Afrique : les séropositifs, des criminels potentiels ? », Transversal, n° 21, 16-21, 2004 (p. 16).
-
[20]
Nouvel art. 4-1 du code de procédure pénale : « l’absence de faute pénale non intentionnelle au sens de l’article 121-3 du code pénal ne fait pas obstacle à l’exercice d’une action devant les juridictions civiles ».
-
[21]
J.-P. Machelon, La République contre les libertés ? Presses de la FNSP, 1976.
-
[22]
G. Ichok, « La contamination par la syphilis… », art. cité.
-
[23]
H. Gougerot, « Prophylaxie antivénérienne », Revue d’hygiène, novembre 1928.
-
[24]
« Documents pour servir à l’histoire de la réglementation de la prostitution en France, Enquête de la Ligue des droits de l’homme », La Prophylaxie antivénérienne, 539-560, septembre 1930.
-
[25]
C. Quétel, Le Mal de Naples…, op. cit. Mme le Dr Lucie Laporte, responsable du Bureau des maladies vénériennes et de la transfusion sanguine au ministère de la Santé publique (1951-64), communication personnelle.
-
[26]
H. Sellier, Les scandales de la prostitution réglementée, op. cit.
-
[27]
H. Gougerot, « Prophylaxie antivénérienne », art. cité ; G. Brouardel, « Éléments pouvant servir de base pour la déclaration du Parti concernant les maladies vénériennes », La Prophylaxie antivénérienne, 588-591, 1930 ; H. Sellier, « Projet de loi concernant la prophylaxie des maladies vénériennes », art. cité.
-
[28]
J. Sicard de Plauzoles, « Leçon d’ouverture du cours d’hygiène sociale », La Prophylaxie antivénérienne, 3-4, 1933.
-
[29]
J. Sicard de Plauzoles, « La réglementation de la prostitution », La Prophylaxie antivénérienne, 6, 1937.
-
[30]
É. Toulouse, « Programme [de l’Association d’études sexologiques] », La Prophylaxie antivénérienne, 1931.
-
[31]
M. Burleigh, Ethics and Extermination, Reflections on Nazi Genocide, Cambridge University Press, 1997.
-
[32]
E. Favereau, « Quand la contamination devient crime », Libération, 12 avril 2007.
-
[33]
L. Queyrat, « Le délit de contamination », art. cité.
-
[34]
J. Sicard de Plauzoles lors de la discussion de : G. Ichok, « La contamination par la syphilis… », art. cité.
-
[35]
J. Sicard de Plauzoles, « Leçon d’ouverture du cours d’hygiène sociale », art. cité.
-
[36]
J. Sicard de Plauzoles, La Lutte contre les maladies vénériennes, Les Publications sociales agricoles, 1943, p. 56.
-
[37]
Ibid.
-
[38]
« Séropositivité, sexualité, responsabilité, prévention », 58e Rencontre du Crips Île-de-France, Lettre d’information 75, septembre 2005.
-
[39]
Conseil national du sida, Avis sur la pénalisation de la dissémination d’une maladie transmissible épidémique, 25 juin 1991.
-
[40]
Ibid. Le CNS publiera un second Avis sur la pénalisation de la transmission sexuelle du VIH le 27 avril 2006. Voir également C. Destombes, « Enfin un avis ! », Le Journal du sida, 187, 22-23, 2006.
-
[41]
M.?Bernède, « Afrique : les séropositifs… », art. cité, p. 18.
1Le procès de Colmar (4 janvier 2005) [1] a marqué un tournant dans notre jurisprudence. Au début des années 1990, la tendance à exclure la qualification d’empoisonnement dans les cas de transmission volontaire ou accidentelle du VIH paraissait en effet bien établie (TGI de Mulhouse, 6 février 1992 ; tribunal correctionnel de Paris, octobre 1992) [2]. Lorsqu’en mai 1995, interrogé par le Journal du sida, Jacques Chirac répondait que « la transmission volontaire du VIH, on peut certes imaginer que la loi prévoie sa pénalisation », ajoutant que « la vraie question est celle de la transmission accidentelle, par négligence et refus de savoir », et que, là, il était à son avis « dangereux d’envisager une pénalisation qui aboutirait à éloigner de tout contrôle médical les personnes les plus exposées » – il se faisait sûrement l’interprète de l’opinion commune [3]. Or, le jugement de Colmar laisse à penser que les juges du fond regardaient la contamination par le VIH comme une sorte de « mini-empoisonnement [4] ».
2Le délit de contamination était loin d’être inconnu en Europe. Bien avant l’irruption de l’épidémie de sida, les législations de l’Autriche, du Portugal, d’Espagne et d’Italie, les cantons de Zürich et de Vaud, la Bavière prévoyaient des sanctions contre ceux qui transmettent intentionnellement ou par négligence des maladies contagieuses [5].
3À Lausanne, en juillet 1930, la cour condamnait ainsi une jeune servante ayant contaminé trois hommes à trois mois de prison avec sursis pour blessures volontaires. Le tribunal avait estimé que l’intention malveillante était attestée « déjà dans le fait qu’une personne atteinte de maladie vénérienne fait courir à autrui un risque de contamination [6] ».
4En France, l’idée a fait florès un instant, en avril 1991, lors de la discussion au Sénat de la réforme du livre II du code pénal [7]. Rejetée par l’Assemblée en juin, l’idée n’en demeurait pas moins, selon certains, tapie dans l’ombre d’un nouveau code pénal plus sévère et plus répressif [8].
Des tentatives qui n’aboutissent pas (1907-1936)
5Or, n’avons-nous pas dans notre code de la santé publique l’article L. 285 qui punit d’un an d’emprisonnement « tout agent contaminateur se sachant atteint d’une maladie vénérienne » ? Codification des lois de 1947 et de 1948 sur la déclaration obligatoire des maladies vénériennes en période contagieuse dont l’esprit remontait, par-delà la loi du 31 décembre 1942 relative à la prophylaxie et à la lutte contre les maladies vénériennes, au décret-loi de novembre 1939 pris en vertu des pouvoirs spéciaux conférés au gouvernement pour la défense du pays [9], cet article est resté néanmoins peu utilisé. Notons d’ailleurs qu’il réprime non la contamination, volontaire ou non, mais le refus de se faire soigner. C’est de traitement et de prophylaxie obligatoires qu’il est question, non d’utilisation de la maladie contagieuse comme d’une arme.
6Dès lors, quel recours pour les victimes ? Ne remontons pas jusqu’en 1870 où l’on parlait déjà du « délit impuni [10] ». Dans les années 1930, on parlera encore du « crime non condamnable [11] ». Et pourtant, dès avant la guerre de 1914, un certain nombre de projets de lois avaient déjà vu le jour. La Cour de cassation avait ouvert la voie, le 30 décembre 1905, en étendant l’acception des articles 309, 310, 311 du code pénal, violences et voies de fait, et 319 et 320, coups et blessures involontaires, aux lésions occasionnées par les maladies. Sans être suivie, toutefois, par les parquets [12]. Le parlement, de son côté, avait tenté de s’engouffrer dans la brèche en 1907 et en 1910, sans plus de succès. Après la guerre, la commission de prophylaxie des maladies vénériennes, créée en novembre 1916, adopterait, en décembre 1924 et avril 1925, deux projets successifs tendant à réprimer par des peines d’emprisonnement la contamination volontaire ou par imprudence [13]. Projets qui cependant ne déboucheront pas.
7En réalité, on l’a déjà noté, le grand problème, l’ambition première tenait en deux mots : « astreinte sanitaire » (on dirait aujourd’hui « injonction thérapeutique »). La prison châtierait moins l’infirmité permanente infligée à autrui que le refus de se soumettre au traitement. Le traitement médical obligatoire : voilà le véritable but du « délit de contamination », peut-être parce qu’en France les maladies vénériennes étaient d’abord un chapitre d’hygiène de la prostitution. C’est aussi là l’esprit et la lettre des législations danoise, suédoise, tchécoslovaque et allemande qui, toutes, admettaient la contrainte administrative et considéraient le fait d’avoir des rapports sexuels en période contagieuse comme la matérialisation du délit [14]. Moins draconien, c’était aussi le sens du projet présenté au Sénat par Justin Godart, en janvier 1928, dans lequel l’ancien et futur ministre de la Santé reprenait la proposition d’avril 1925 qui n’avait pas été déposée par le gouvernement [15].
8Le plus solide de tous les projets n’interviendrait que huit ans plus tard. En novembre 1936, Henri Sellier, ministre de la Santé du Front populaire, déposait en effet sur le bureau du Sénat un projet de loi concernant la prophylaxie des maladies vénériennes rassemblant et systématisant les travaux et les discussions antérieurs auxquels nous avons brièvement fait allusion. Texte vraiment capital, dont la matière, les principes et jusqu’aux formulations se retrouveront, à une exception près, d’abord dans le décret-loi de 1939 et dans la loi du 31 décembre 1942, puis dans la codification opérée par les articles L. 261 à 292 de notre code de la santé publique.
9Le projet commençait par organiser la dénonciation médicale à l’autorité sanitaire des malades contagieux grâce à une réforme de l’article 378 du code pénal relatif au secret médical. Il instaurait ensuite l’obligation du certificat médical pour toute personne que « des présomptions graves, précises et concordantes [16] » désigneraient comme atteinte d’une maladie vénérienne et propageant celle-ci. Le projet de loi déclarait également l’astreinte médicale pour toute personne reconnue porteuse d’une maladie sexuellement transmissible se livrant à la prostitution. Enfin, trop longtemps contenu, le délit de contamination commis soit intentionnellement soit par imprudence ou négligence figurait en toutes lettres respectivement aux articles 4 et 5, puni de deux à cinq ans d’emprisonnement et des peines prévues à l’article 320 du code pénal réprimant les blessures, coups ou maladie ayant entraîné une incapacité de travail de plus de trois mois résultant d’un défaut de précaution [17].
10Amoureux de l’impossible, Sellier a cependant commis l’erreur fatale d’associer aux aspects sanitaires de la question l’abolition de la réglementation de la prostitution. Menacé de fermeture, le syndicat des proxénètes, répondant au nom moins malsonnant d’Amicale des maîtres d’hôtels meublés de France et des Colonies, lançait alors une énorme campagne et obtenait du Sénat le report sine die de l’examen du projet [18].
Du délit de contamination au délit d’imprudence sanitaire
11Pourquoi ces échecs répétés ? Quatre raisons nous semblent en rendre compte.
12Une première raison tient au fait que la contamination en France appelle réparation, non incrimination. Selon Maurice Hauriou, un juriste qui fut proche des milieux hygiénistes de l’entre-deux-guerres, le droit à réparation suite à une contamination vénérienne considérée comme un préjudice est parfaitement inscrit dans notre droit au titre de la responsabilité civile (articles 1382 et 1383 du code civil). Jusqu’en 1970, le jugement au civil pouvait avoir d’ailleurs de très sérieuses conséquences, tel le divorce. Cette idée de préjudice semble n’avoir soulevé que très peu de discussions [19]. Il est vrai que l’insolvabilité est souvent de mise dans ce genre d’affaires. Reste que, à l’autre bout de notre période, la loi du 10 juillet 2000 sur la définition des délits non intentionnels [20] découplant faute civile et faute pénale sera indubitablement de nature à renforcer ce « privilège » du juge civil dans les affaires de transmission d’une maladie infectieuse.
13Une deuxième raison touche au combat abolitionniste. Soumises à la police des mœurs, les femmes étaient « mises en carte » à la préfecture de police et astreintes à des visites médicales pouvant entraîner l’internement jusqu’à guérison dans l’hôpital-prison de Saint-Lazare. Tout cela, en marge de la légalité. C’était, a-t-on dit, la « quintessence de l’arbitraire ». Au début du XXe siècle, deux camps de réformateurs se trouvent donc en présence : les néo-réglementaristes et les abolitionnistes. Les premiers entendent créer un délit de prostitution sous l’autorité du juge ; les seconds, qui veulent le droit commun pour tout le monde, homme ou femme, exigent que « toute personne soit tenue pénalement et civilement responsable de la contamination qu’elle aurait provoquée », sans discrimination entre les sexes [21].
14Les hygiénistes se rangent résolument aux côtés de ces derniers. Pourquoi donc réserver les sévérités de l’administration aux seules femmes [22] ? « Pourquoi, demande-t-on, ne pas punir sévèrement, sans distinction de classe sociale, d’âge ou de sexe, toute personne qui abuse de la confiance d’autrui, en abîmant peut-être à jamais sa santé [23] ? » Le réglementarisme est immoral et de plus inefficace car, sanitairement parlant, c’est bien la population générale qu’il convient de surveiller, et non des petits groupes en marge. Ces principes démocratiques (égalité devant la loi) et progressistes (fin du « double standard », ou de l’inégal traitement selon les sexes), la Société des nations (puis l’Onu en 1946), les congrès d’hygiène [24], d’autres encore en feront leur miel. Reste que la réglementation a encore de beaux jours devant elle. Le 13?avril 1946 on ferme les maisons (c’est la fameuse « loi Marthe Richard »), et quelques jours plus tard, le 24, on crée le fichier sanitaire et social de la prostitution où se combinent subtilement police et santé publique. Soit un régime combinant un zeste d’abolition et une bonne dose de réglementarisme. Ce fichier ne sera supprimé qu’en 1960, après que la France eut été mise en demeure de le détruire si elle voulait devenir signataire de la Convention internationale des droits de l’homme [25]. Par ailleurs, au dam de Sellier, les médecins vénérologues chargés (à titre onéreux) du contrôle sanitaire des maisons closes se sont finalement avérés adversaires acharnés de la réforme [26]. Comme toujours, en ces matières, les élites se montrent moins conservatrices que la base. Bref, ayant lié son sort à l’abolition, le délit de contamination en subit les atermoiements.
15La troisième raison nous est peut-être plus familière. Le délit de contamination était juridiquement mort-né, en effet. Car enfin, comment apporter la preuve de la contamination ? Comment établir le lien de causalité ? Inutile de compter sur une preuve scientifique. Il eût fallu contraindre la victime à nommer son contaminateur, en supposant qu’elle le connaisse. La loi suédoise le prévoyait ainsi : votée en 1925, en 1930 elle n’avait été appliquée qu’une seule fois. Et ne parlons pas des risques de scandale et de chantage contre lesquels les projets dont nous avons parlé tentaient tous de se prémunir en imposant le secret des décisions de justice [27]. Des obstacles du même ordre viendront se mettre en travers des tentatives pour introduire la pénalisation de la transmission du VIH dans les années 1990.
16Une dernière raison, d’ordre plus général, a peut-être tenu à l’absence en France d’une législation eugénique. Certains y pensaient très fort. Prenons le futur président de la Ligue des droits de l’homme (1946-1953), le docteur Just Sicard de Plauzoles, par exemple : comme nombre de ses confrères, il entendait faire prévaloir en toute occasion la défense des intérêts de la société sur le litige civil entre particuliers [28]. Un droit nouveau devrait prendre le parti de l’homme normal contre l’anormal, de l’homme sain contre le malade [29]. L’émergence d’un droit eugénique en France : voilà ce qu’eût signifié, en sous-œuvre, l’adoption d’un délit de contamination. D’autres frisaient même le carton rouge – ou plutôt brun, comme Édouard Toulouse, l’inventeur du service ouvert en psychiatrie, qui affirmait en 1931 que « l’acte sexuel ne peut pas être un acte entièrement d’ordre exclusivement privé [30] ». Deux ans plus tard, de l’autre côté du Rhin, des excités vociféreraient : « Votre santé ne vous appartient pas [31] » (sous-entendu : elle appartient au Volk, aux qualités raciales du peuple). Or, quoi qu’on en pense, la France n’était pas à cette santé-là. Les pays qui aujourd’hui sont à l’avant-garde de la répression en matière de contamination volontaire ou accidentelle sont ceux qui ont adopté des lois eugénistes depuis l’entre-deux-guerres, tant en Europe (Allemagne, Autriche, Suisse, tout la Scandinavie y compris la Finlande, Pays-Bas, etc.) qu’en Amérique (Californie, Canada) [32]. La carte de l’adoption de lois punissant la contamination et celle des législations eugénistes se superposent presque exactement. Or la France, on le sait, ne faisait pas partie de ce périmètre eugéniste.
17Puisque, décidément, la loi – une loi spéciale – ne voulait pas considérer chez nous le syphilitique comme « un véritable criminel [33] », certains opteraient dès le début des années 1930 pour une solution de repli. Apporter la preuve de la contamination s’avérait-il impossible ? Eh bien, adoptons le « délit d’imprudence sanitaire [34] ». Imprudence sanitaire ? Qu’est-ce à dire ? C’est très simple : ce sera par exemple envoyer son enfant à l’école avec les oreillons [35]. Selon Sicard de Plauzoles, « la maladie n’est pas un délit, mais il faut empêcher, réprimer l’imprudence sanitaire ; il faut donc obliger les malades à se soigner ; traitement en liberté, s’ils sont dociles ; par contrainte, s’ils sont indociles [36] ». C’est cette « imprudence nocive » que le décret de 1939 et la loi de 1942 entendront réprimer [37]. Et c’est ce délit d’imprudence sanitaire que punira l’article L. 285 de notre code de la santé publique.
Un mot de conclusion
18Le jugement de Colmar était-il un phénomène isolé ou bien le premier d’une série, se demandait-on à l’époque [38] ? D’autres affaires montreront qu’il s’agissait d’une ouverture qui serait bientôt mise à profit. S’il est exclu d’en apprécier encore la portée sociologique, du moins peut-on apporter quelques éclaircissements sur ce qui l’a rendu possible.
19Constatons d’abord que le délit d’imprudence sanitaire entériné, nous l’avons dit, par le code de la santé publique, revient sur l’eau une fois encore avec un amendement (n°?302) à la nouvelle rédaction de l’article 222-18 du code pénal adopté par le Sénat le 24 avril 1991. Cet amendement proposait de condamner à trois ans d’emprisonnement et à 300?000 francs d’amende « toute personne consciente et avertie » ayant « provoqué la dissémination d’une maladie transmissible épidémique » par un « comportement imprudent ou négligent ». Supprimé par l’Assemblée nationale, cet amendement n’en sera pas moins adopté en deuxième lecture fin octobre de la même année [39].
20Constatons ensuite qu’avant de pénaliser la transmission des germes, il fallait d’abord que la loi s’impose à tous, hommes et femmes, vénales ou non. Tant que la lutte contre les IST est demeurée focalisée sur la prostitution, les filles de noces ont servi de boucs émissaires. La réglementation de la prostitution n’impliquait aucune pénalisation de la transmission des germes vénériens : seulement un régime policier appliqué aux filles, c’est-à-dire à une population marginale, exclue. Pas de délit de contamination sans application du droit commun. Cette évolution n’a commencé à prendre corps en France que tardivement, vers la fin des années 1950, c’est-à-dire au moment où la société française est enfin sortie d’un long XIXe siècle des mœurs et des attitudes.
21Aujourd’hui où la prostitution n’est plus au centre de la question des IST, où la morale du mariage, de la sexualité et de la pornographie a considérablement évolué et où l’idéologie humanitaire (les droits de l’homme) exige l’application du droit commun et la fin du « double standard » pour les hommes et les femmes, la pénalisation de la transmission des IST (et au-delà) rencontre enfin sa chance. Évolution paradoxale sans doute, mais à laquelle il vaut peut-être la peine de réfléchir un instant. En faisant sauter le verrou des groupes sociaux boucs émissaires, la tendance démocratique (le droit commun) ouvre la voie à l’incrimination pénale de tout un chacun. Certes, l’abolitionnisme ne va pas jusqu’à l’idée de « responsabilité partagée [40] » ; toutefois, si c’est encore la personne infectée qui porte l’entière responsabilité du délit (abus de confiance, ce qui suppose tromperie), cette personne incriminable n’est plus définie sociologiquement de façon discriminatoire. En quoi l’abolitionnisme montrait le chemin. D’autre part, pour position de repli qu’il ait été, le « délit d’imprudence sanitaire » n’en occupe pas moins un périmètre très large, toute espèce de comportement à risque mettant en danger la santé d’autrui : s’il n’incrimine pas le malade, il entend bien réprimer la prise de risque (non-révélation de son statut sérologique, pratique de rapports non protégés). La voie était ainsi ouverte en France à une répression pénale aggravée de la prise de risque. L’incrimination pourrait du reste un jour déboucher, plus encore que sur une peine d’emprisonnement, sur une injonction thérapeutique coercitive. On disposerait alors d’instruments répressifs qui combineraient dispositions du droit sanitaire – ce que recommandait Onusida en 2002 [41] – et coercition. Même si ce n’est pas là une révolution, il s’agirait néanmoins d’un indiscutable durcissement de notre droit, durcissement qu’auront officiellement inauguré la cour d’appel de Colmar et la Cour de cassation en 2005-2006.
Notes
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[1]
Le 4 janvier 2005, la cour d’appel de Colmar condamnait l’auteur d’une transmission volontaire du VIH à deux jeunes femmes du chef d’administration d’une substance de nature à nuire à la santé (art. 222-15 du code pénal). Faisant suite à un premier procès qui s’était tenu à Strasbourg en mai 2004, la condamnation en appel de Christophe Morat était assortie d’une peine d’emprisonnement. La confirmation de la décision de la cour de Colmar par la chambre criminelle de la cour de cassation le 10 janvier 2006 fera jurisprudence. En 2011, un homme de 35 ans connaissant sa maladie et ayant sciemment contaminé sa compagne et d’autres partenaires sera ainsi condamné à 9 ans de prison par la cour d’assises de Paris.
-
[2]
A. Mourre, « Prophylaxie sociale et tentation répressive », Le Journal du sida, 61, 6-7, 1994.
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[3]
J. Chirac, « Tout faire pour convaincre, plutôt que contraindre », Le Journal du sida, 73, 6-7, 1995.
-
[4]
J. Pradel, M. Danti-Juan, Droit pénal spécial, 3e éd., Cujas, 2004.
-
[5]
A. Logeart, « Faut-il “criminaliser” la transmission du sida ? », Le Monde, 28 juin 1988 ; « Législation et sida », Le Journal du sida, 29, 7, 1991.
-
[6]
G. Ichok, « La contamination par la syphilis ou le crime non condamnable », La Prophylaxie antivénérienne, mai 1931.
-
[7]
O. Leduc, « Réprimer et punir », Le Journal du sida, 29, 6-7, 1991.
-
[8]
Mourre, « Prophylaxie sociale et tentation répressive », Le Journal du sida, 61, 6-7, 1994.
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[9]
C. Quétel, Le Mal de Naples, Histoire de la syphilis, Seghers, 1986.
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[10]
A. Després, Est-il un moyen d’arrêter la propagation des maladies vénériennes ? Du délit impuni, Baillière, 1870 ; M. Hauriou, « Le délit de contamination vénérienne en France », La Prophylaxie antivénérienne, août 1931.
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[11]
G. Ichok, « La contamination par la syphilis… », art. cité.
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[12]
L. Queyrat, « Le délit de contamination », La Prophylaxie antivénérienne, 1, 6-23, 1933 ; H. Gougerot, « La lutte antivénérienne en France », in : L.?Viborel (dir.), Savoir prévenir, Guide pratique de la santé et de la lutte contre les maladies sociales, Chez l’auteur, 1939. La victime d’une contamination est en droit d’obtenir réparation via les articles 1382 et 1383 du code civil relatifs à la réparation d’un préjudice (M. Hauriou, « Le délit de contamination vénérienne… », art. cité) ; jusqu’aux années 1970, elle pouvait demander le divorce.
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[13]
L. Queyrat, « Le délit de contamination », art. cité.
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[14]
M. Hauriou, « Le délit de contamination vénérienne… », art. cité.
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[15]
G. Ichok, « Compte-rendu de J. Godart », Revue d’hygiène, 705-706, 1928 ; J. Sicard de Plauzoles, « Les travaux législatifs de la commission de prophylaxie », La Prophylaxie antivénérienne, 737-738, 1929.
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[16]
Voir code de la santé publique, art. L. 261.
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[17]
« Le projet de loi Sellier concernant la prophylaxie des maladies vénériennes », Le Siècle médical, 15 décembre 1936 ; « Projet de loi concernant la prophylaxie des maladies vénériennes », La Prophylaxie antivénérienne, 1936, 564 sq.
-
[18]
H. Sellier, Les scandales de la prostitution réglementée, Éditions de l’Union temporaire (s.d. : 1938 ou 1939).
-
[19]
C. Saout, cité par L. Archimède, « Prison pour avoir transmis le VIH », Le Quotidien du médecin, 14 décembre 2006. M.?Bernède, « Afrique : les séropositifs, des criminels potentiels ? », Transversal, n° 21, 16-21, 2004 (p. 16).
-
[20]
Nouvel art. 4-1 du code de procédure pénale : « l’absence de faute pénale non intentionnelle au sens de l’article 121-3 du code pénal ne fait pas obstacle à l’exercice d’une action devant les juridictions civiles ».
-
[21]
J.-P. Machelon, La République contre les libertés ? Presses de la FNSP, 1976.
-
[22]
G. Ichok, « La contamination par la syphilis… », art. cité.
-
[23]
H. Gougerot, « Prophylaxie antivénérienne », Revue d’hygiène, novembre 1928.
-
[24]
« Documents pour servir à l’histoire de la réglementation de la prostitution en France, Enquête de la Ligue des droits de l’homme », La Prophylaxie antivénérienne, 539-560, septembre 1930.
-
[25]
C. Quétel, Le Mal de Naples…, op. cit. Mme le Dr Lucie Laporte, responsable du Bureau des maladies vénériennes et de la transfusion sanguine au ministère de la Santé publique (1951-64), communication personnelle.
-
[26]
H. Sellier, Les scandales de la prostitution réglementée, op. cit.
-
[27]
H. Gougerot, « Prophylaxie antivénérienne », art. cité ; G. Brouardel, « Éléments pouvant servir de base pour la déclaration du Parti concernant les maladies vénériennes », La Prophylaxie antivénérienne, 588-591, 1930 ; H. Sellier, « Projet de loi concernant la prophylaxie des maladies vénériennes », art. cité.
-
[28]
J. Sicard de Plauzoles, « Leçon d’ouverture du cours d’hygiène sociale », La Prophylaxie antivénérienne, 3-4, 1933.
-
[29]
J. Sicard de Plauzoles, « La réglementation de la prostitution », La Prophylaxie antivénérienne, 6, 1937.
-
[30]
É. Toulouse, « Programme [de l’Association d’études sexologiques] », La Prophylaxie antivénérienne, 1931.
-
[31]
M. Burleigh, Ethics and Extermination, Reflections on Nazi Genocide, Cambridge University Press, 1997.
-
[32]
E. Favereau, « Quand la contamination devient crime », Libération, 12 avril 2007.
-
[33]
L. Queyrat, « Le délit de contamination », art. cité.
-
[34]
J. Sicard de Plauzoles lors de la discussion de : G. Ichok, « La contamination par la syphilis… », art. cité.
-
[35]
J. Sicard de Plauzoles, « Leçon d’ouverture du cours d’hygiène sociale », art. cité.
-
[36]
J. Sicard de Plauzoles, La Lutte contre les maladies vénériennes, Les Publications sociales agricoles, 1943, p. 56.
-
[37]
Ibid.
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[38]
« Séropositivité, sexualité, responsabilité, prévention », 58e Rencontre du Crips Île-de-France, Lettre d’information 75, septembre 2005.
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[39]
Conseil national du sida, Avis sur la pénalisation de la dissémination d’une maladie transmissible épidémique, 25 juin 1991.
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[40]
Ibid. Le CNS publiera un second Avis sur la pénalisation de la transmission sexuelle du VIH le 27 avril 2006. Voir également C. Destombes, « Enfin un avis ! », Le Journal du sida, 187, 22-23, 2006.
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[41]
M.?Bernède, « Afrique : les séropositifs… », art. cité, p. 18.