Couverture de SEVE_033

Article de revue

Les villes transformées par la santé, XVIIIe-XXe siècles

Pages 31 à 37

Notes

  • [1]
    Fortier B. (dir.), La politique de l’espace parisien à la fin de l’Ancien Régime, Corda, 1975.
  • [2]
    Barles S., La ville délétère, Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain, XVIIIe-XIXe siècles, Champ Vallon, 1999.
  • [3]
    Coray A., Traité d’Hippocrate des airs, des eaux et des lieux, trad. nouvelle, Baudelot et Eberhart, An IX (1800), 2 vol.
  • [4]
    Lécuyer B.P., « L’hygiène en France avant Pasteur, 1750-1850 », in : Salomon-Bayet C. (dir.), Pasteur et la révolution pastorienne, Payot, 1986.
  • [5]
    Voir par exemple l’article « Méphitis » de l’Encyclopédie (t. X), 1765.
  • [6]
    Bertholon P., De la salubrité de l’air des villes, et en particulier des moyens de la procurer, 1786.
  • [7]
    Raymond, Mémoire sur la topographie médicale de Marseille & de son territoire, Mémoires de la Société royale de médecine, 1777-1778, p. 66-140.
  • [8]
    Poussou J.-P., La croissance des villes au XIXe siècle, 2e éd. rev. et corr., CDU et Sedes, 1992.
  • [9]
    Baumes J.B.T., Mémoire […] sur la question […] déterminer, par l’observation, quelles sont les maladies qui résultent des émanations des eaux stagnantes, et des pays marécageux […] et quels sont les moyens de les prévenir et d’y remédier, 1789.
  • [10]
    Chamseru, Recherches sur la nyctalopie, ou l’aveuglement de nuit, maladie qui règne tous les ans dans le printemps, aux environs de la Roche-Guyon, Mémoires de la Société royale de médecine, 1786, p. 130-178.
  • [11]
    Lachaise C., Topographie médicale de Paris, 1822.
  • [12]
    Patte P., Mémoires sur les objets les plus importans de l’architecture, 1769.
  • [13]
    Marc C., « Introduction », in : Annales d’hygiène publique et de médecine légale, t. 1, 1829, p. ix-xvi.
  • [14]
    Guillerme A., « Réseau : genèse d’une catégorie dans la pensée de l’ingénieur sous la Restauration », Flux, 7(6), 5-17, 1991.
  • [15]
    Barles S., « De l’encombrement à la congestion ou la récurrence des problèmes de circulation urbaine, XIXe-XXe siècles », in : Descat S., Monin É., Siret D. (dir.), Le développement durable au regard de l’histoire urbaine, École nationale supérieure d’architecture et du paysage de Lille, 2006, p. 129-143.
  • [16]
    Guillerme A., Lefort A.C., Jigaudon G., Dangereux, insalubres et incommodes : paysages industriels en banlieue parisienne, XIXe-XXe siècles, Champ Vallon, 2004 ; Massard-Guilbaud G., Histoire de la pollution industrielle, France, 1789-1914, Éd. de l’EHESS, 2010.
  • [17]
    Barles S., « Experts contre experts : les champs d’épandage de la ville de Paris dans les années 1870 », Histoire urbaine, (14), 65-80, 2005.
  • [18]
    Dumas J.-B., « Rapport conclusif » [faux titre], in : Commission des engrais, Enquête sur les engrais industriels, Paris, 1865-1866, p. xxxi.
  • [19]
    Hugo V., Les Misérables [1862], Gallimard, La Pléiade, 1951. Mais il se trompe dans la description qu’il fait de la situation parisienne…
  • [20]
    Barles S., L’invention des déchets urbains, France, 1790-1970, Champ Vallon, 2005.
  • [21]
    Villermé L.-R., « De la mortalité dans les divers quartiers de Paris », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1830, t. 3, p. 294-341.
  • [22]
    Faure O., Histoire sociale de la médecine (XVIIIe-XXe siècles), Anthropos, 1994.
  • [23]
    Bernard C., Principes de médecine expérimentale, PUF, 1987.
  • [24]
    Poussou J.-P., La croissance des villes au XIXe siècle, op. cit. Pour mémoire, ils étaient de 7,3 et 9,0 ‰ en 2002.
  • [25]
    Neri Serneri S., « Water pollution in Italy: the failure of the hygienic approach, 1890s-1960s », in : Bernhardt C., Massard-Guilbaud G. (dir.), Le démon moderne, La pollution dans les sociétés urbaines et industrielles d’Europe, Presses de l’Université Blaise-Pascal, 2002, p. 157-178.
  • [26]
    Blanc N., « Vers un urbanisme écologique ? », Urbia, Les cahiers du développement durable, « Urbanisme végétal et agri-urbanisme », Université de Lausanne, 8, 39-59, 2009.

1En Europe, histoire de la santé et de la médecine d’une part, et histoire urbaine et de l’urbanisme d’autre part sont intimement liées. Ces liens se renforcent sous l’Ancien Régime et se traduisent de manière très sensible dans la façon des espaces urbains dès le XVIIIe siècle [1] ; ils expliquent une bonne part de l’intervention sur les espaces urbains au XIXe siècle, avant que, au XXe siècle, l’urbanisme ne se libère de la santé [2].

L’essor du néo-hippocratisme au XVIIIe siècle

2Le XVIIIe siècle médical est marqué par une référence récurrente au Traité des airs, des eaux et des lieux[3] d’Hippocrate qui traduit la conviction, partagée par la plupart des médecins, selon laquelle le milieu joue un rôle primordial au regard de la santé. Selon l’approche néo-hippocratique [4], mortalité et morbidité sont associées aux circonstances climatiques, météorologiques et topographiques locales, et en particulier au sol : le méphitisme, qui désigne dans les dernières décennies du siècle tout ce qui est malsain, tient d’abord de la terre [5]. Vapeurs, miasmes, transpiration terrestre : la terminologie est riche et les médecins (mais encore les chimistes, pharmaciens, certains chirurgiens, des notables et des érudits locaux) vont multiplier les efforts pour décrypter le miasme.

3« Ces gouffres habités que l’on décore du nom de ville [6] » sont particulièrement montrés du doigt du fait de la surmortalité que révèlent les statistiques. Ainsi, la « longueur de la vie commune » atteint-elle vingt-cinq ans dans l’ensemble formé par Marseille et le territoire phocéen, mais elle est à peine de vingt-deux ans dans la ville contre trente-huit ans dans son arrière-pays [7]. Pour la décennie 1816-1826 encore, les taux de mortalité urbains atteignent en moyenne 36,1 ‰ dans les villes contre 23,7 ‰ dans les campagnes françaises [8]. Cette inégalité est d’autant plus importante que, et c’est la seconde facette de la surmortalité urbaine, les taux de mortalité sont plus élevés que les taux de natalité dans les villes qui ne croissent alors que par des apports de population extérieure.

4Cette situation inquiète beaucoup les États et les médecins qui considèrent la ville comme une sorte de marais [9], milieu jugé responsable de multiples maladies, dont les fièvres intermittentes ; ce milieu boueux, organique, en putréfaction caractérise effectivement les villes dont les rues sont rarement pavées, où l’eau circule très peu, et qui est imprégné d’excréta divers et variés. Les médecins sont convaincus que l’air y joue un rôle de vecteur : sa corruption provient du sol qui lui communique ses exhalaisons délétères, son méphitisme, ses miasmes. La contamination générale se double de celle de certaines activités urbaines : chantiers d’équarrissage, boucheries, tueries, tanneries, cimetières qui sont alors implantés en pleine ville, etc.

5Une crainte nouvelle s’y ajoute : celle de l’entassement des hommes, avec la découverte des mécanismes de la respiration qui montrent que la dense et importante population des grandes villes provoque irrémédiablement sa propre perte, par l’intermédiaire de « l’air commun, altéré par la respiration d’une ou de plusieurs personnes renfermées dans un même lieu [10] ». La disposition des villes, souvent ceintes de murs, aux rues étroites, ne fait qu’empirer les choses.

6Concentration, humaine et animale, et corruption du milieu créent donc les conditions de l’insalubrité urbaine que les médecins analysent en profondeur dans les topographies médicales qui se développent à partir des années 1760, d’abord dans les milieux militaires, puis au civil, sous l’égide de la Société royale de médecine, créée en 1772. Pour une région ou une ville donnée, la topographie médicale décrit le milieu local et les maladies qui le caractérisent, de façon à mettre en relation les conditions environnementales et les conditions sanitaires. Les analyses qui sont ainsi produites peuvent être fines, déclinées à l’échelle du quartier, comme c’est le cas pour celle de Paris par Claude Lachaise [11].

7Un consensus en résulte selon lequel il faut changer les villes, relayé par les architectes notamment, dont les « considérations sur la distribution vicieuse des villes, [et] sur les moyens de la rectifier » de Pierre Patte constituent une excellente synthèse [12]. Cependant, en France, les transformations effectives restent relativement limitées avant la Révolution. Un certain nombre d’activités insalubres sont éloignées, dont les cimetières, comme à Paris où l’on remplit les anciennes carrières d’ossements (extraits en particulier du cimetière des Saints Innocents, au cœur de la capitale, vidé dans les années 1780). Des fortifications sont aussi abattues qui vont permettre non seulement d’aérer les villes, mais aussi la création de mails plantés, enjeu important depuis que l’on sait que la végétation est capable de produire ce que l’on n’appelle pas encore de l’oxygène, ce qui constitue donc un facteur d’amélioration de la qualité de l’air. La perception de l’arbre change alors radicalement : autrefois considéré comme un facteur d’humidité, donc d’insalubrité, il devient, au contraire, une source de santé. Les lieux privilégiés de plantation d’arbres sont les boulevards, espaces aménagés sur d’anciennes fortifications.

L’ingénierie urbaine et l’hygiénisme au XIXe siècle

8Tout ceci donne naissance, au tournant du siècle, à l’hygiène et à l’hygiénisme, avatars du néo-hippocratisme. L’hygiène publique en particulier est « l’art de conserver la santé aux hommes réunis en société […]. C’est elle qui observe les variétés, les oppositions, les influences des climats, et qui en apprécie les effets ; qui constate et éloigne toutes les causes contraires à la conservation et au bien-être de l’existence ; enfin, qui avise à tous les moyens de salubrité publique [13] ».

9L’essor de l’hygiénisme s’accompagne de transformations des espaces urbains qui sont confiées, dans beaucoup de cas, non pas aux médecins qui ont été les premiers à en mettre en avant la nécessité, mais à des ingénieurs qui représentent une profession urbaine montante. Leur conception de la ville est à la fois fille de celle du XVIIIe siècle et singulière : leur culture se fonde sur la mathématique et la mécanique, et, au sein de la mécanique, sur l’hydraulique [14]. Pour eux, la ville peut se résumer à un ensemble de flux, dont l’écoulement optimal est garant de la santé – santé des hommes mais aussi santé économique et politique. Cet objectif peut être atteint grâce à la mise en réseau de la ville. Une vision réticulaire généralisée – systémique ? – se met en place qui se base aussi sur une séparation très stricte entre les trois éléments qui composent l’environnement urbain : l’air, l’eau et le sol.

10Le nouveau profil adopté pour les rues traduit on ne peut mieux cette vi sion. La chaussée bombée, si banale aujourd’hui, apporte ainsi une réponse à la fois à une question de circulation humaine et animale, mais aussi à une question de santé. Avec ses deux trottoirs latéraux, elle permet, grâce à son revêtement, de séparer le sol souillé de l’air, donc de préserver le second de la corruption du premier. En donnant aux piétons un espace spécifique, elle les protège des accidents de la circulation, crainte extrêmement importante au XIXe siècle [15]. Ce profil permet aussi d’évacuer au mieux les eaux dans les caniveaux latéraux qui les conduisent, une fois salies, dans les égouts implantés sous la rue. Il constitue une manifestation caractéristique de l’ingénierie urbaine du XIXe siècle et traduit la volonté de transformer la ville et d’en faire un espace plus sain et plus salubre, de même que les nombreuses percées effectuées alors, les élargissements de voirie, etc., qui visent tant à favoriser l’écoulement du trafic que celui de l’air tout en contribuant à l’assèchement urbain, donc à la réduction des exhalaisons délétères. À cela s’ajoute la nouvelle fonction de l’eau, qui devient l’agent de propreté universel pour le sol, la rue, la maison, l’usine et bientôt le corps.

11Simultanément, les réflexions portant sur la localisation des activités se multiplient. Elles émanent à nouveau des professions de santé, qui vont être particulièrement impliquées dans les conseils de salubrité. Leur intervention peut se résumer en ces termes : il faut isoler l’activité insalubre. Cette démarche est similaire à celle des ingénieurs lorsqu’ils séparent l’eau de l’air et du sol et, dans le cas présent, prend deux formes principales : d’abord le mur d’enceinte (afin de ne pas contaminer l’espace public, de grands murs sont construits autour des usines), ensuite l’éloignement, le déplacement des activités les plus nuisibles ou les plus dangereuses au loin de l’habitat [16].

12Enfin, l’une des caractéristiques de cette période réside dans l’idée selon laquelle « assainir, c’est aussi nourrir [17] ». Une inquiétude grandit en Europe qui concerne la production alimentaire ; les rendements agricoles sont faibles et la recherche de nouvelles sources d’engrais semble indispensable. Pour les ingénieurs, les agronomes, les médecins, les hygiénistes, la réponse peut être urbaine si « ces matières dont les villes doivent compte à la terre [18] » lui sont rendues : urines, excréments et plus généralement excréta des citadins. « Ces tas d’ordures du coin des bornes, ces tombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues, ces affreux tonneaux de la voirie, ces fétides écoulements de fange souterraine que le pavé vous cache, savez-vous ce que c’est ? C’est de la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, c’est du serpolet et du thym et de la sauge, c’est du gibier, c’est du bétail, c’est le mugissement satisfait des grands bœufs le soir, c’est du foin parfumé, c’est du blé doré, c’est du pain sur votre table, c’est du sang chaud dans vos veines, c’est de la santé, c’est de la joie, c’est de la vie [19]. » La récupération des engrais urbains passe par le développement de toute une activité industrielle dédiée à leur fabrication, par celui de l’irrigation agricole par les eaux d’égouts dans les champs d’épandage, dans lesquels les eaux souillées sont assainies tout en contribuant à la production végétale. Se forme ainsi un cercle vertueux – dans les esprits sinon dans les faits – entre approvisionnement alimentaire et traitement des excréta, alimentation et fertilisation, qui bénéficie doublement à l’état sanitaire de la population et s’inscrit durablement dans le paysage urbain et périurbain.

L’oubli progressif de l’environnement aux XIXe et XXe siècles

13La transformation de l’environnement urbain a été en grande partie motivée par des enjeux de salubrité, de santé, de sécurité. Mais cette transformation même a contribué à un oubli progressif de l’environnement par ceux qu’il intéressait au premier chef. Les médecins ont ainsi moins regardé la ville, ne serait-ce que parce qu’ils ont passé le relais aux ingénieurs. Ils se sont même, parfois, affrontés à eux, en particulier dans le dernier tiers du XIXe siècle, où la position dominante revenait souvent à ces derniers. En place dans les services techniques des villes, ils pouvaient faire passer leurs projets plus aisément, et avaient les moyens de mettre en avant leurs compétences techniques face à des médecins, certes capables de jauger la plus ou moins grande salubrité d’un dispositif (et encore cette capacité ne leur était-elle pas toujours reconnue), mais non formés à sa conception ni à sa réalisation [20].

14Un autre élément important est le réordonnancement de la chaîne causale qui conduit de la santé à la maladie, de la vie à la mort, qui s’affirme à partir des travaux de Louis-René Villermé lorsqu’il tente d’expliquer, dans les années 1820, les inégalités de mortalité entre les quartiers de Paris. Appliquant dans un premier temps le modèle néo-hippocratique, il ne parvient pas à établir de lien entre les qualités environnementales des quartiers et leurs taux de mortalité. Décentrant le regard, il établit en définitive une corrélation parfaite entre mortalité et pauvreté qui lui permet de conclure : « Donc la richesse, l’aisance, la misère sont, dans l’état actuel des choses, pour les habitants des divers arrondissemens de Paris, par les conditions dans lesquelles elles les placent, les principales causes (je ne dis pas les causes uniques) auxquelles il faut attribuer les grandes différences que l’on remarque dans la mortalité [21]. » Ces résultats annoncent un déplacement des causes premières du milieu vers les conditions sociales et l’émergence de la question du mal social qui va traverser l’hygiénisme du XIXe et d’une partie du XXe siècle [22]. On note par ailleurs, chez les médecins du second XIXe siècle, un repli vers le milieu intérieur tel que prôné par Claude Bernard : « Si la médecine scientifique antique ou hippocratique est fondée sur la connaissance de la constitution et de l’influence du milieu extérieur, la médecine scientifique moderne ou expérimentale est fondée sur la connaissance de la constitution et de l’influence du milieu intérieur [23]. » De ce fait, le milieu extérieur n’est plus du ressort des médecins.

15Le désintérêt environnemental, notamment pour la ville, s’explique aussi par les transformations du milieu elles-mêmes et par celles des conditions sanitaires urbaines : il s’agit en quelque sorte d’un effet rétroactif des multiples discussions engagées au XVIIIe siècle. La surmortalité urbaine disparaît progressivement. Les taux de mortalité de Paris et de la France, par exemple, sont respectivement de 28,4 et 22,6 ‰ pour la période 1853-1860 ; ils passent à 23,8 et 22,5 ‰ en 1882-1891, puis à 18,4 et 20,6 ‰ en 1900-1904 [24]. Il ne s agit pas d’établir une corrélation directe et simpliste entre transformation de l’environnement urbain et baisse des taux de mortalité ; beaucoup d’autres variables doivent en effet être prises en compte. Mais à partir du moment où cette partie du projet néo-hippocratique puis hygiéniste paraît accomplie, il ne semble plus nécessaire de regarder l’environnement comme un facteur de santé aussi important que par le passé. Cette posture prévaut en France jusqu’au dernier tiers du XXe siècle où elle sera à nouveau questionnée.

Conclusion : « L’échec de l’approche hygiéniste [25] » ?

16Les deux derniers siècles sont caractérisés par une externalisation des nuisances, industries, ordures ménagères, eaux usées, etc. Par leur rejet hors de ses limites, la ville est rendue saine au détriment d’autres espaces. Ce système, qui fonctionne assez bien tant que les villes sont relativement concentrées, montre ses limites dès que l’essor urbain se fait étalement. L’aval corrompu d’une ville peut devenir l’amont corrompu d’une autre ville et on pourrait multiplier les exemples de changements de l’environnement planétaire qui montrent la circularité des problèmes qui lient ville et environnement. On constate parallèlement un retour vers le milieu qui a permis d’identifier, à la fin des années 1990, une nouvelle surmortalité urbaine. Si elle n’a rien à voir avec celle du XVIIIe siècle, car les différences qu’elle traduit sont bien moins importantes, elle est aujourd’hui source de préoccupation : sites et sols pollués, saturnisme infantile, pollution atmosphérique, problématiques de multi-exposition, etc.

17Bien plus, se (re)pose la question du milieu urbain en tant que milieu de vie. Le XIXe et le début du XXe siècles ont été caractérisés par une forte minéralisation des espaces urbains, associée à leur assèchement et à l’éradication de la vie – hors celle des citadins, de leurs animaux de compagnie (dont l’intégration pose néanmoins toujours problème) et de la végétation utilitaire. Il s’agit là d’un vivant très maîtrisé, dont la naturalité est très limitée. Le débat se présente aujourd’hui en ces termes : qu’est-ce que la place de la nature dans la ville et quelle nature dans la ville, quelle biodiversité urbaine dans quel biotope urbain [26] ?

18Ceci nous conduit à interroger la façon dont la ville a été transformée pour des motifs de santé. Il ne s’agit pas de porter un jugement rétrospectif critique – et vain – sur les mutations urbaines de l’ère industrielle, mais de prendre acte de la profonde remise en question aujourd’hui de leurs partis pris et conséquences mésologiques, comme de l’extrême difficulté qu’il y a à porter un nouveau regard sur le milieu urbain. Les cultures professionnelles, notamment, qui pourraient permettre ce nouveau regard, n’existent pas vraiment, dans la mesure où les cloisonnements sont extrêmement forts entre les différentes professions, disciplines, spécialités qui pourraient intervenir en ville. Ce cloisonnement disciplinaire et professionnel est un produit du XIXe siècle, comme l’est le cloisonnement du milieu évoqué plus haut.

Notes

  • [1]
    Fortier B. (dir.), La politique de l’espace parisien à la fin de l’Ancien Régime, Corda, 1975.
  • [2]
    Barles S., La ville délétère, Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain, XVIIIe-XIXe siècles, Champ Vallon, 1999.
  • [3]
    Coray A., Traité d’Hippocrate des airs, des eaux et des lieux, trad. nouvelle, Baudelot et Eberhart, An IX (1800), 2 vol.
  • [4]
    Lécuyer B.P., « L’hygiène en France avant Pasteur, 1750-1850 », in : Salomon-Bayet C. (dir.), Pasteur et la révolution pastorienne, Payot, 1986.
  • [5]
    Voir par exemple l’article « Méphitis » de l’Encyclopédie (t. X), 1765.
  • [6]
    Bertholon P., De la salubrité de l’air des villes, et en particulier des moyens de la procurer, 1786.
  • [7]
    Raymond, Mémoire sur la topographie médicale de Marseille & de son territoire, Mémoires de la Société royale de médecine, 1777-1778, p. 66-140.
  • [8]
    Poussou J.-P., La croissance des villes au XIXe siècle, 2e éd. rev. et corr., CDU et Sedes, 1992.
  • [9]
    Baumes J.B.T., Mémoire […] sur la question […] déterminer, par l’observation, quelles sont les maladies qui résultent des émanations des eaux stagnantes, et des pays marécageux […] et quels sont les moyens de les prévenir et d’y remédier, 1789.
  • [10]
    Chamseru, Recherches sur la nyctalopie, ou l’aveuglement de nuit, maladie qui règne tous les ans dans le printemps, aux environs de la Roche-Guyon, Mémoires de la Société royale de médecine, 1786, p. 130-178.
  • [11]
    Lachaise C., Topographie médicale de Paris, 1822.
  • [12]
    Patte P., Mémoires sur les objets les plus importans de l’architecture, 1769.
  • [13]
    Marc C., « Introduction », in : Annales d’hygiène publique et de médecine légale, t. 1, 1829, p. ix-xvi.
  • [14]
    Guillerme A., « Réseau : genèse d’une catégorie dans la pensée de l’ingénieur sous la Restauration », Flux, 7(6), 5-17, 1991.
  • [15]
    Barles S., « De l’encombrement à la congestion ou la récurrence des problèmes de circulation urbaine, XIXe-XXe siècles », in : Descat S., Monin É., Siret D. (dir.), Le développement durable au regard de l’histoire urbaine, École nationale supérieure d’architecture et du paysage de Lille, 2006, p. 129-143.
  • [16]
    Guillerme A., Lefort A.C., Jigaudon G., Dangereux, insalubres et incommodes : paysages industriels en banlieue parisienne, XIXe-XXe siècles, Champ Vallon, 2004 ; Massard-Guilbaud G., Histoire de la pollution industrielle, France, 1789-1914, Éd. de l’EHESS, 2010.
  • [17]
    Barles S., « Experts contre experts : les champs d’épandage de la ville de Paris dans les années 1870 », Histoire urbaine, (14), 65-80, 2005.
  • [18]
    Dumas J.-B., « Rapport conclusif » [faux titre], in : Commission des engrais, Enquête sur les engrais industriels, Paris, 1865-1866, p. xxxi.
  • [19]
    Hugo V., Les Misérables [1862], Gallimard, La Pléiade, 1951. Mais il se trompe dans la description qu’il fait de la situation parisienne…
  • [20]
    Barles S., L’invention des déchets urbains, France, 1790-1970, Champ Vallon, 2005.
  • [21]
    Villermé L.-R., « De la mortalité dans les divers quartiers de Paris », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1830, t. 3, p. 294-341.
  • [22]
    Faure O., Histoire sociale de la médecine (XVIIIe-XXe siècles), Anthropos, 1994.
  • [23]
    Bernard C., Principes de médecine expérimentale, PUF, 1987.
  • [24]
    Poussou J.-P., La croissance des villes au XIXe siècle, op. cit. Pour mémoire, ils étaient de 7,3 et 9,0 ‰ en 2002.
  • [25]
    Neri Serneri S., « Water pollution in Italy: the failure of the hygienic approach, 1890s-1960s », in : Bernhardt C., Massard-Guilbaud G. (dir.), Le démon moderne, La pollution dans les sociétés urbaines et industrielles d’Europe, Presses de l’Université Blaise-Pascal, 2002, p. 157-178.
  • [26]
    Blanc N., « Vers un urbanisme écologique ? », Urbia, Les cahiers du développement durable, « Urbanisme végétal et agri-urbanisme », Université de Lausanne, 8, 39-59, 2009.
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