Couverture de SEVE_027

Article de revue

Consommation et prescription pharmaceutique : une exception française ?

Pages 119 à 128

Notes

  • [1]
    Organisation mondiale de la santé, Rapport sur la santé dans le monde : pour un système de santé plus performant, 2000.
  • [2]
    Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, Avis sur le médicament, 29 juin 2006.
  • [3]
    Le Pen C., Lemasson H., Roulliere-Lelidec C., La consommation médicamenteuse dans cinq pays européens : une réévaluation, étude pour le LEEM.
  • [4]
    Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, op. cit., p. 47.
  • [5]
    Rønning M., « Coding and classification in drug statistics, From national to global application », Norwegian Journal of Epidemiology, 11 (1), 37-40, 2001.
  • [6]
    OMS, Collaborating Center of Drug Statistics Methodology, ATC Index with DDDs, OMS, Oslo, 2006.
  • [7]
    Tollier C., Fusier I., Husson M.C., « Classifications ATC et EphMRA : évolution entre 1996 et 2003 et analyse comparative », Thérapie, 60, 1, 47-56, 2005.
  • [8]
    Clerc M.E., Pereira C., Podevin M., Villeret S., « Le marché du médicament dans cinq pays européens, structure et évolution en 2004 », Études et Résultats, n° 502, juillet 2006.
  • [9]
    OMS, op. cit.
  • [10]
    Observatoire du LIR sur l’évolution des dépenses de médicaments remboursables, données 2005.
  • [11]
    Jégou J.-J., Rapport d’information fait au nom de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation sur la taxation de l’industrie du médicament, Sénat.
  • [12]
    Sabban C., Courtois J., « Comparaisons européennes sur huit classes de médicaments », Points de repère Cnamts, n° 12, décembre 2007.
  • [13]
    « Antibiotiques : une nouvelle étude met en lumière les spécificités de la consommation française », Point d’information mensuel du 14 novembre 2006, Cnamts (www.ameli.fr/fileadmin/user_upload/documents/cp14112006-antibiotiques.pdf).
  • [14]
    Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement par la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales en conclusion des travaux de la Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale sur la prescription, la consommation et la fiscalité des médicaments, 30 avril 2008.
  • [15]
    Projet de loi de financement de la sécurité sociale, Annexe 7 : Ondam et dépense nationale de santé, p. 26 (www.securite-sociale.fr/chiffres/lfss/lfss2008/plfss08_annexe_7.pdf).
  • [16]
    « Les Européens, les médicaments et le rapport à l’ordonnance », Synthèse générale Ipsos Santé pour la Cnam, février 2005.
  • [17]
    Projet de loi de financement de la sécurité sociale, op. cit.
  • [18]
    Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, op. cit., p. 58.
  • [19]
    Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, op. cit.
English version

Les enjeux

1Les comparaisons internationales dans le champ de la santé donnent lieu à de nombreux travaux souvent repris dans les médias compte tenu de leur caractère facilement communicable et parfois spectaculaire. Ces comparaisons illustrent les différences en matière d’offre de soins (équipement hospitaliers, densité médicale, etc.), de consommation médicale ou d’indicateurs de santé publique (mortalité, morbidité, etc.). Ces paramètres sont dans certains cas combinés pour constituer des batteries d’indicateurs, comme par exemple ceux qui avaient été proposés par l’OMS en 2000 pour hiérarchiser les pays en termes de performances des systèmes de santé [1].

2Le plus souvent, ces comparaisons sont présentées à titre descriptif sur des critères partiels et les conclusions qui en sont tirées varient alors largement en fonction des présupposés des auteurs et de leur volonté démonstrative. Un écart dans un sens ou un autre sera interprété selon les cas comme l’expression d’un manque insupportable (nous avons moins d’IRM que la Turquie !) ou d’un excès répréhensible (les Français consomment trop d’antidépresseurs !).

3Le cas de la consommation pharmaceutique n’échappe pas à ce constat général, d’autant plus que la question du médicament demeure sensible du fait de son caractère fortement « idéologisé » dans le discours public aussi bien que professionnel. Tout écart constaté entre les consommations en France et dans les pays développés jugés comparables est souvent interprété rapidement dans un sens négatif. La « surconsommation » française est quasi systématiquement stigmatisée comme le produit d’un dérèglement, d’une erreur, voire d’une manipulation. Le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, dans son avis du 29 juin 2006 sur le médicament, reprend ce thème, après bien d’autres, en indiquant : « Les Français sont, avec les Américains, les premiers consommateurs de médicaments par habitant, en volume comme en valeur relative [2]. »
Notre propos n’est pas de remettre en cause ce constat, que de nombreux éléments statistiques viennent confirmer, mais plutôt de pointer de façon générale les difficultés d’interprétation de ce type de résultats, soit pour expliquer les différences observées, soit pour en tirer des conséquences pour les décisions de politique publique. Les questions sous-jacentes sont en effet nombreuses ; en voici quelques-unes [3] : comment distinguer les effets prix et volumes dans la mesure de la consommation pharmaceutique ? S’il y a en France une plus forte consommation, est-elle générale ou circonscrite à certaines classes thérapeutiques ? À quels pays faut-il se comparer et pourquoi ceux-là ? Comment ces différences évoluent-elles dans le temps ? Existe-t-il des explications à ces différences liées aux caractéristiques épidémiologiques, aux pratiques médicales, aux modes de remboursement, à la demande des patients ? Si la question finalement posée est celle du « bon usage » des médicaments, est-ce qu’une comparaison internationale peut apporter une réponse significative ou ne vaudrait-il pas mieux se contenter d’évaluer les pratiques nationales par rapport aux recommandations en vigueur (sachant que ces dernières sont souvent différentes d’un pays à l’autre) ?

La mesure de la consommation pharmaceutique

Les difficultés de mesure des volumes consommés

4En 2005, on comptait en France environ 6 300 présentations remboursables et 2 700 non remboursables vendues à au moins une unité (nombre plutôt supérieur à ce qu’on connaît dans les pays européens – sauf en Allemagne où il dépasse les 20 000 [4]). En 2006, c’était plus de 3,15 milliards de boîtes de médicaments qui avaient été vendues sur le seul marché officinal français. Le rappel de ces quelques ordres de grandeur a pour seul but de suggérer la complexité du domaine et les difficultés de mesure.
L’évaluation des volumes dans le domaine pharmaceutique est une question difficile pour une série de raisons indépendantes :

5

  1. la diversité des produits eux-mêmes en termes de contenus chimiques et de présentations commerciales : on parle ici de la combinaison des marques, principes actifs, formes galéniques, dosages et conditionnements qu’on appelle une « présentation » pharmaceutique. À titre d’illustration, il y aurait par exemple en France plus de mille « présentations » de médicaments ayant une AMM dans le traitement de l’hypertension artérielle si on prend en compte l’ensemble des marques, y compris les génériques, les dosages et les modes d’administration disponibles ;
  2. la multiplicité des indications : un médicament donné peut être utilisé pour des pathologies ou des symptômes variés pour lesquels les dosages ou les modes d’administration pourront être différents (utilisation orale ou en injection intraveineuse par exemple, selon l’indication, des biphosphonates utilisés aussi bien dans le traitement de l’ostéoporose qu’en cancérologie pour les métastases osseuses) ;
  3. les dosages eux-mêmes peuvent dans certains cas, en oncologie par exemple, dépendre des caractéristiques du patient en termes de poids ou de surface corporelle ;
  4. les produits, et notamment leur présentation, peuvent largement différer d’un pays à l’autre et au sein d’un même pays changer rapidement au cours du temps du fait de l’introduction de nouvelles présentations (dites « compléments de gamme ») et des nouvelles indications ;
  5. on n’insistera pas enfin sur le fait qu’un produit délivré en pharmacie n’est pas nécessairement utilisé, que ce soit en partie ou en totalité, pour de multiples raisons (arrêts pour effets indésirables, non observance, usage occasionnel à la demande occasionnant un stockage, etc.).
C’est pour trouver des solutions à ces problèmes qu’ont été établies les classifications internationales actuellement en usage dont il peut être utile de rappeler que leur élaboration est relativement récente. La classification ATC (anatomique, thérapeutique, chimique) et le système des doses définies journalières (DDD en anglais pour defined daily doses, cf. infra) n’ont été développés en Norvège qu’au début des années 1960 [5]. Ce pays fut également le premier à publier à partir de 1977 une statistique annuelle de consommations pharmaceutiques établies à partir des ventes des distributeurs. C’est ensuite le besoin d’harmonisation de ce type de statistiques au sein des pays nordiques qui a donné lieu au développement de la méthode des DDD. Dans la classification ATC, les médicaments sont subdivisés en quatorze groupes principaux sur la base de l’organe ou du système sur lequel ils agissent. Ils sont ensuite encore répartis sur la base de leurs propriétés chimiques, pharmacologiques et thérapeutiques en quatre niveaux supplémentaires. Ce n’est qu’en 1996 que ces approches ont été recommandées au niveau international par l’OMS [6].
D’autres classifications ont été développées, notamment pour répondre aux besoins des études de marché pharmaceutiques, telles que la classification EphMRA, développée par l’European Pharmaceutical Marketing Research Association qui comporte trois niveaux (anatomique, pharmacothérapeutique, chimique) [7].

Les indicateurs de volumes et leurs limites

6Pour répondre à cette complexité, différents indicateurs sont utilisés pour décrire les consommations pharmaceutiques exprimées en valeur ou en volume. La pertinence de ces indicateurs à représenter l’état des consommations pharmaceutiques dépend des dimensions qu’on souhaite documenter et du degré de finesse attendu des analyses. La plupart du temps toutefois, il faut se contenter de l’existant tel qu’il ressort des bases de données de remboursement des systèmes d’assurance maladie ou des données tirées de l’activité des intervenants du circuit du médicament (industriels, distributeurs, pharmaciens) ou de leurs prestataires. Les indicateurs disponibles seront alors plus ou moins adaptés pour répondre aux questions posées.

7On présentera ci-dessous les principales mesures utilisées dans les études comparatives avec leurs limites respectives qui dépendent d’ailleurs des objectifs des mesures réalisées.

8- La « boîte » : l’« unité » de conditionnement est l’indicateur le plus utilisé du fait de sa simplicité d’accès. Il comporte néanmoins de nombreux biais du fait de la diversité des tailles de boîtes et de dosage que l’on constate dans les différents pays. Sans compter que, dans certains d’entre eux, le conditionnement est réalisé par le pharmacien sur la base de l’ordonnance. Par exemple, dans une étude récente, la Drees constate que « la taille des conditionnements varie fortement entre les pays européens, elle est en moyenne plus élevée en Allemagne (58 unités standard) et au Royaume-Uni (53) que dans les autres pays, où elle est inférieure à 40, l’Italie enregistrant la plus faible (27) [8] ». Ces différences ne sont pas sans rapport avec la diversité de calcul des marges des pharmaciens selon les pays et l’existence on non de franchise par boîte acquise.

9- L’« unité standardisée » est un indicateur produit par la société IMS Health, qui correspond à l’unité de prise contenue dans le conditionnement. L’unité standard est ainsi un comprimé, une gélule, ou encore une cuillerée, une bouffée ou une injection. Cette mesure permet de s’affranchir des problèmes posés par les différences de conditionnement et de formes pharmaceutiques (comprimés, gélules, sachets, solutions buvables, suspensions injectables). Néanmoins, elle ne permet pas, par exemple, de distinguer un comprimé à faible dosage d’un comprimé à fort dosage.

10- Le poids de principe actif est également un indicateur utilisé. Il représente la valeur cumulée au niveau de la population du poids de principes actifs consommés. Il a l’intérêt d’éliminer les différences de dosage et de conditionnement mais il est difficile à utiliser quand on s’intéresse à des données agrégées au niveau d’une classe thérapeutique avec des principes actifs différents, car il suppose de poser des hypothèses d’équivalence entre différentes molécules dont certaines peuvent être utilisées dans plusieurs indications, par exemple l’aspirine et les différents AINS en matière de traitements anti-inflammatoires.
- La defined daily dose (DDD) est l’unité de mesure qui correspond à la posologie quotidienne nécessaire pour traiter un adulte de 70 kg dans l’indication principale du médicament [9]. Cette unité de mesure permet de s’abstraire de la composition, de la présentation et du prix des médicaments et de réaliser des études de consommation dans différents groupes de population en permettant des comparaisons, y compris au niveau international. Les consommations en DDD sont généralement présentées rapportées à mille personnes et par jour. Cet indicateur est a priori le plus pertinent mais sa mesure soulève, comme on peut le concevoir, de redoutables problèmes d’estimation ; il reste peu utilisé en pratique en France.

La prise en compte des prix relatifs

11Les analyses de consommation en valeur combinent les effets quantités (volume) tels que mesurés selon les critères énumérés précédemment et les effets prix. Si ces derniers sont les prix publics TTC, ils intègrent les marges de distribution et les taxes (TVA). Ces dernières étant très variables d’un pays à l’autre, ces analyses ne permettent pas en toute rigueur d’interpréter les différences de consommation. Les industriels raisonnent par exemple en prix fabricant hors taxes pour évaluer les marchés et les chiffres d’affaires.

12Les comparaisons internationales ou historiques s’appuyant sur des mesures de consommation en valeur doivent donc être interprétées avec précaution pour éviter certains pièges. Toutefois, là encore tout dépend de l’objectif des comparaisons effectuées et du degré de finesse attendu des analyses. La plupart des comparaisons internationales de consommations pharmaceutiques sont réalisées par grandes classes thérapeutiques (système cardiovasculaire, système nerveux central, etc.) et ont en vue de discerner les effets des politiques de régulation, de la pénétration des génériques, des niveaux de prix relatifs, etc., c’est-à-dire des questions de suivi des marchés pharmaceutiques qui ne se limitent pas à celles du caractère approprié ou non des consommations en question en termes de santé publique. Le choix des indicateurs pertinents dépend donc des questions posées mais très souvent ce sont les contraintes liées à l’existence des données disponibles qui dictent les méthodes possibles. En dehors des cas très rares où des études spécifiques ont été montées pour faire des comparaisons internationales, ce sont les bases de données des sociétés privées impliquées dans le suivi des marchés pharmaceutiques pour les industriels qui sont les seules sources de données existantes. Contrairement à la situation de la plupart des secteurs industriels où règne le secret le plus absolu sur les données de marché, on notera que le secteur de la pharmacie est particulièrement ouvert en ce qui concerne la diffusion de ce type de données mais qu’à l’inverse, dans certains pays, y compris la France, l’accès aux statistiques publiques demeure peu ouvert.

Les effets qualité/structure

13Un autre élément rend délicates les comparaisons inter-temporelles aussi bien qu’internationales de consommation pharmaceutique : ce que les économistes appellent l’« effet qualité/structure ». Un tel effet se manifeste notamment dans les facteurs explicatifs des évolutions constatées des dépenses de médicaments. Cet effet est moins souvent pris en compte dans les comparaisons internationales, faute de données disponibles. Il est lié à l’évolution continue de la pharmacopée qui se manifeste par la déformation du « panier de médicaments » qui pourraient servir de base de calcul à un indice de prix spécifique, qui se traduit par le remplacement de médicaments anciens par des médicaments plus récents dont le prix est supérieur. Cette évolution entraînerait à elle seule selon certaines estimations un accroissement des dépenses de santé de 3 % en 2004 et 1,7 % en 2005 [10]. Comme le note un rapport récent : « La principale incidence du prix sur le montant du chiffre d’affaires français du médicament est liée à la structure de la consommation française qui se caractérise, en effet, par le poids important des médicaments les plus récents et donc les plus coûteux [11]. »

Illustration avec quelques résultats récents

14Une comparaison entre la France et quatre pays européens comparables (Allemagne, Royaume-Uni, Espagne et Italie) a été récemment publiée par la Cnamts qui permet d’éclairer cette spécificité française, à partir de l’analyse de huit classes de médicaments couramment prescrits et représentant près de 40 % des dépenses totales de médicaments délivrés en officine pour l’assurance maladie [12]. Le tableau 1 présente les résultats obtenus en termes de volumes consommés en 2006 mesurés par le nombre moyen d’unités standard par habitant par classe thérapeutique. Les données correspondantes de coûts exprimés en prix fabricant HT ont également été calculées par les auteurs et fournissent des hiérarchies de coûts très différentes des volumes pour les raisons évoquées plus haut. Ils ne sont pas reproduits ici pour se limiter à une discussion sur les volumes.

Tableau 1

Nombre moyen d’unités standard de consommation par habitant en 2006 (calcul Cnamts sur source IMS Health, 2006)

Tableau 1
Allemagne Espagne France Italie R.-U. Antidiabétiques oraux 25 30 36 28 28 Antibiotiques oraux 8 18 22 14 19 Anti-asthmatiques 56 70 78 44 175 Hypocholestérolémiantsdont statines 2115 2320 4225 1814 3229 Produits de l’hypertension artérielledont IEC et sartans 14451 8236 11039 10849 11834 Antidépresseurs 17 21 29 14 28 Tranquillisants 5 36 40 22 6 IPP 12 29 22 16 19 Total 289 309 380 265 425

Nombre moyen d’unités standard de consommation par habitant en 2006 (calcul Cnamts sur source IMS Health, 2006)

15L’analyse de ces résultats suggère un certain nombre de remarques qui vont largement à l’encontre des idées reçues, notamment dans la mesure où les écarts sont, sauf exception, moins importants qu’attendus sur la base des discours habituels sur le sujet. Pour chacun des domaines thérapeutiques décrits, des pistes d’explications spécifiques pourraient être avancées qui relèvent dans certains cas de l’épidémiologie (la prévalence des maladies respiratoires au Royaume-Uni et de l’hypertension artérielle en Allemagne par exemple), dans d’autres cas d’habitudes de prescription spécifiques à la France (le recours aux fibrates pour traiter les hypercholestérolémies, la prescription importante de tranquillisants, le possible moindre recours à l’insuline dans le diabète conduisant à majorer le recours aux ADO, le recours importants aux IPP en gastroprotection, etc.), dans d’autres cas le résultat de politiques de santé volontaristes comme pour le bon usage des antibiotiques, domaine qui a fait l’objet de campagnes d’éducation ayant conduit à de notables réductions des consommations [13].

16En résumé, et si on se limite aux données de consommation, on peut reprendre les conclusions de cette étude et d’autres similaires pour constater que si la France reste dans le peloton de tête de la consommation pharmaceutique en volume dans beaucoup de domaines, ces différences s’amenuisent de façon générale au cours du temps [14] et ne sont pas nécessairement liées à des pratiques non justifiées. Le rapport annexe de la LFSS 2008 de l’Assemblée nationale notait d’ailleurs la puissance de la convergence des comportements de consommation de médicaments dans ces cinq pays [15].
En tout état de cause, seules des analyses fines limitées à des pathologies précises seraient à même de fournir les éléments d’interprétation suffisants pour étayer des conclusions dans ces domaines. Le fait d’isoler les consommations délivrées en pharmacie de ville pose déjà question dans ces comparaisons, sachant que les frontières entre ces deux secteurs sont mouvantes (passage en ville de nombreux produits auparavant à usage hospitalier en France) et que les périmètres sont différents au niveau international. Par ailleurs, si on se limite à la consommation pharmaceutique remboursable, il conviendrait de discuter la part de l’automédication dans les différents pays comparés.

Des explications structurelles ?

17Il ne s’agit donc pas ici de faire le bilan des facteurs explicatifs possibles des différences observées sachant que, comme on l’a esquissé plus haut, chaque domaine thérapeutique présente des particularités et que de multiples données complémentaires doivent être prises en compte.

18Au-delà de ces aspects, une question souvent posée est celle de savoir si des facteurs structurels généraux ont pu sous-tendre historiquement la position particulière de la France en matière de consommation pharmaceutique. S’agissant de produits remboursés et donc prescrits, la question renvoie immanquablement aux conditions dans lesquelles s’exercent ces prescriptions, notamment en médecine de ville et par les médecins généralistes qui en sont les acteurs principaux.

19Quelles sont les quelques données globales dont on dispose à ce sujet ? Il ressort des études internationales [16] que les Français recourent en moyenne à peu près aussi souvent à leur médecin traitant que leurs voisins européens ; en revanche, 90 % de ces consultations se concluent par une ordonnance de médicaments, une proportion supérieure à celle vue en Espagne (83,1 %), en Allemagne (72,3 %) ou aux Pays-Bas (43 %). Il apparaît ensuite que le nombre moyen de lignes de prescription par ordonnance médicale est supérieur en France par rapport à ses voisins (1,6 versus 0,9 aux Pays-Bas et 1,2 en Allemagne et en Espagne) [17]. La combinaison de ces constats aboutit à l’évidence à un plus grand nombre de prescriptions sans qu’on puisse en conclure d’ailleurs quoi que ce soit sur leur justification. Mais les mêmes sources rapportent que les médecins français déclarent ressentir une attente de la part de leurs patients en matière de médicaments qui les amène à adapter leur comportement : 46 % d’entre eux déclarent faire l’objet de pression de la part de leurs patients, contre 36 % en Allemagne ou en Espagne et seulement 20 % aux Pays-Bas. Cette pression se traduit par des prescriptions que les médecins admettent effectuer contre leur gré dans 10,2 % des cas en France contre 7,7 % en Allemagne, 6,2 % en Espagne et près de moitié moins aux Pays-Bas avec 5,6 % [17].

20Il est bon de rappeler enfin que la consommation de médicaments est très concentrée en France sur les patients en ALD, dont la majorité est constituée de personnes âgées. Selon les données de la Cnamts, « les 10 % de personnes consommant le plus de médicaments représentent près de la moitié (47 %) de la consommation totale de médicaments, et les 5 % des plus gros consommateurs, 30 % de la consommation totale. Ce dernier groupe consomme en moyenne 232 boîtes de médicaments par an et les 700 000 assurés en ALD (soit le dernier décile de ce régime) consomment en moyenne 253 boîtes par an ; la moitié consomme en moyenne 395 boîtes de médicaments par an [18] ».

21En demeurant encore à des généralités, il faut souligner que le système de santé français a été organisé historiquement pour faciliter l’accès aux soins et indirectement au médicament. Bien que cette moyenne cache comme on sait de fortes disparités avec ce qu’on appelle les « déserts médicaux », la densité de médecins est en France de 15 % supérieure à celle de la moyenne de l’Union européenne (340 versus 326 habitants/médecin). En matière de distribution du médicament, le nombre d’officines par habitant est aussi plus élevé en France que dans la plupart des autres pays européens sauf l’Espagne et la Grèce [19]. Les freins financiers à l’accès aux soins ont progressivement été éliminés par le système des ALD, du tiers payant et la couverture quasi-complète de la population par l’assurance maladie et l’assurance complémentaire.
Il est intéressant d’évoquer enfin le cas du médicament hospitalier. Les dispositions prises dans le cadre de la T2A pour assurer un régime de financement particulier pour les spécialités coûteuses est une mesure d’incitation généreuse et unique en Europe pour faciliter le recours à l’innovation thérapeutique en milieu hospitalier. Le système des ATU (autorisation temporaire d’utilisation), largement ouvert, permet le recours précoce à des produits avant l’octroi de l’AMM. En matière de médicaments orphelins, la France a joué un rôle majeur au niveau européen pour mettre en place un système incitatif qui connaît un succès certain.
En résumé, la France a mis en place un système de santé qui a favorisé largement l’accès aux soins et qui, jusqu’à une période récente, a laissé une grande liberté de prescription aux médecins. Cette période touche probablement à sa fin et, sous la pression conjointe des contraintes économiques et du contrôle de la qualité des soins, des dispositifs de régulation et d’encadrement de la prescription de plus en plus prégnants sont mis en place. Ceux-ci se rapprochent des mesures similaires prises au niveau international et aboutissent progressivement à rapprocher les pratiques médicales et à uniformiser les modes de prescription. L’« exception française » est ainsi progressivement devenue un vestige du passé.


Date de mise en ligne : 03/08/2010.

https://doi.org/10.3917/seve.027.0119

Notes

  • [1]
    Organisation mondiale de la santé, Rapport sur la santé dans le monde : pour un système de santé plus performant, 2000.
  • [2]
    Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, Avis sur le médicament, 29 juin 2006.
  • [3]
    Le Pen C., Lemasson H., Roulliere-Lelidec C., La consommation médicamenteuse dans cinq pays européens : une réévaluation, étude pour le LEEM.
  • [4]
    Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, op. cit., p. 47.
  • [5]
    Rønning M., « Coding and classification in drug statistics, From national to global application », Norwegian Journal of Epidemiology, 11 (1), 37-40, 2001.
  • [6]
    OMS, Collaborating Center of Drug Statistics Methodology, ATC Index with DDDs, OMS, Oslo, 2006.
  • [7]
    Tollier C., Fusier I., Husson M.C., « Classifications ATC et EphMRA : évolution entre 1996 et 2003 et analyse comparative », Thérapie, 60, 1, 47-56, 2005.
  • [8]
    Clerc M.E., Pereira C., Podevin M., Villeret S., « Le marché du médicament dans cinq pays européens, structure et évolution en 2004 », Études et Résultats, n° 502, juillet 2006.
  • [9]
    OMS, op. cit.
  • [10]
    Observatoire du LIR sur l’évolution des dépenses de médicaments remboursables, données 2005.
  • [11]
    Jégou J.-J., Rapport d’information fait au nom de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation sur la taxation de l’industrie du médicament, Sénat.
  • [12]
    Sabban C., Courtois J., « Comparaisons européennes sur huit classes de médicaments », Points de repère Cnamts, n° 12, décembre 2007.
  • [13]
    « Antibiotiques : une nouvelle étude met en lumière les spécificités de la consommation française », Point d’information mensuel du 14 novembre 2006, Cnamts (www.ameli.fr/fileadmin/user_upload/documents/cp14112006-antibiotiques.pdf).
  • [14]
    Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement par la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales en conclusion des travaux de la Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale sur la prescription, la consommation et la fiscalité des médicaments, 30 avril 2008.
  • [15]
    Projet de loi de financement de la sécurité sociale, Annexe 7 : Ondam et dépense nationale de santé, p. 26 (www.securite-sociale.fr/chiffres/lfss/lfss2008/plfss08_annexe_7.pdf).
  • [16]
    « Les Européens, les médicaments et le rapport à l’ordonnance », Synthèse générale Ipsos Santé pour la Cnam, février 2005.
  • [17]
    Projet de loi de financement de la sécurité sociale, op. cit.
  • [18]
    Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, op. cit., p. 58.
  • [19]
    Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, op. cit.
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