Couverture de SEVE_025

Article de revue

Ministres de la santé : un bilan en demi-teinte

Pages 111 à 117

1C’est un jeune ministère, fondé en 1920 au titre de « l’hygiène publique, de l’assistance et de la prévoyance sociale ». C’est aussi un ministère à l’intitulé changeant : il s’appelle santé publique en 1930, santé et solidarité dans les années 2000… ou parfois il ne s’appelle pas, la référence à la santé n’étant pas explicitement formulée. Variable d’ajustement dans les différents gouvernements, il est tantôt secrétariat d’État, tantôt ministère délégué, tantôt ministère plein. Souvent rattaché, le portefeuille de la santé cherche à s’émanciper régulièrement de ses grands frères, ceux qui veillent sur les affaires sociales ou le budget de l’État. Sa position dans la hiérarchie gouvernementale dépend de plusieurs facteurs : l’état des comptes, bien sûr, et la nécessité pour le chef de gouvernement de préparer le énième plan de redressement de la sécurité sociale… mais aussi l’envergure politique de son dépositaire, sa capacité à exister dans l’entourage du président de la République ou du Premier ministre. À cela s’ajoutent les événements sanitaires à forte portée médiatique : la crise de la vache folle, l’affaire du sang contaminé, la canicule ou encore le chikungunya ont fortement exposé les locataires de l’avenue de Ségur. Depuis dix ans, on observe d’ailleurs qu’à l’instar des sujets de société qu’ils traitent, les ministres de la santé tendent à gagner en visibilité, et donc en poids politique.

2À regarder le casting de ces dix dernières années, on est frappé par la diversité des profils et des destins de ceux qui ont occupé ce siège très éjectable. Sur l’origine professionnelle, d’abord, on observera que sur les sept titulaires, trois sont médecins : Bernard Kouchner (2001-2002), Jean-François Mattei (2002-2004) et Philippe Douste-Blazy (2004-2005). L’une est pharmacienne, l’actuelle ministre (Roselyne Bachelot). Les autres sont haut fonctionnaire (Philippe Bas, 2007), agent d’assurance (Xavier Bertrand, 2005-2007) ou institutrice (Dominique Gillot, 1999-2001). La surreprésentation des professionnels de santé s’explique par la dimension technique du poste et la grande complexité des sujets traités. Pour des médecins qui s’engagent en politique, le ministère de la santé constitue souvent un passage obligé dans la carrière, voire un aboutissement. En réalité, si l’on y regarde de plus près, les trois médecins du ministère sont d’abord et avant tout d’authentiques « bêtes » politiques, connues et reconnues avant d’être nommés. On ne présente plus le flamboyant Bernard Kouchner, proche de Mitterrand lors de son second mandat, et déjà aux commandes sous Pierre Bérégovoy. Philippe Douste-Blazy, lui, a détenu le maroquin sous Édouard Balladur et a su revenir en grâce auprès de Jacques Chirac. Moins connu du public, Jean-François Mattei portait néanmoins avec brio plusieurs casquettes à la veille de sa nomination : parlementaire influent au service de Jacques Chirac sous la cohabitation, libéral mesuré et catholique écouté sur les questions de société et surtout éminent professeur de médecine, spécialiste de génétique. Roselyne Bachelot, elle, n’en est pas à sa première expérience ministérielle. Et elle a pour elle de savoir porter ses convictions avec fermeté sur les plateaux de télévision. À la fin des années 1990, elle défendait le pacs à contre-courant de sa famille politique, aujourd’hui elle bataille pour justifier sa stratégie de lutte contre la grippe A.

3Parmi les autres dépositaires de la santé, on notera des évolutions contrastées. Si la météorique Dominique Gillot a dû retourner à la politique locale, à Cergy-Pontoise, après la sévère défaite de la gauche aux législatives de 2002, d’autres ont su faire fructifier leur passage à Ségur. Philippe Douste-Blazy est « monté en grade » sous Villepin en prenant le Quai d’Orsay, laissant la santé à son « adjoint », Xavier Bertrand. Ce dernier va habilement manœuvrer à ce poste pour asseoir son ascension politique, se faire connaître des journalistes et de l’opinion et obtenir dans le gouvernement de François Fillon le ministère du travail et des relations sociales. Philippe Bas, qui ne tiendra la santé que deux mois sous Villepin après le départ de Xavier Bertrand au service de campagne de Nicolas Sarkozy, n’aura pas eu le temps de capitaliser sur son expérience. Il échouera à se faire élire député dans la Manche en 2007, et se contente aujourd’hui d’un mandat de conseiller général et vice-président de l’assemblée départementale. Enfin, le parcours de Bernard Kouchner, déjà atypique au sein de la gauche de gouvernement, prend une nouvelle tournure avec le ralliement à Sarkozy et la nomination aux affaires étrangères. Par un curieux hasard de l’histoire, deux médecins de formation, anciens ministres de la santé, se succèdent ainsi à la tête d’un des ministères les plus prestigieux de la République.

4Voilà pour la destinée des hommes et femmes de Ségur depuis dix ans. Côté bilan politique, force est de constater qu’il s’affiche en demi-teinte. Le premier élément d’appréciation reste, bien sûr, financier. En France, le regard porté sur le système de santé est étroitement lié aux performances du dispositif d’assurance maladie. Fierté nationale légitime depuis 1945, il n’a aujourd’hui plus les moyens de ses ambitions. En 1999, quand Martine Aubry est à la tête des affaires sociales, la branche maladie est proche de l’équilibre, grâce à une croissance économique soutenue et à un dispositif d’encadrement des dépenses hérité d’Alain Juppé. Bien que peu efficace, il permet néanmoins d’afficher le volontarisme des gouvernants face au coût croissant des dépenses de santé. Surtout, depuis 1996, le financement de la santé fait l’objet d’un débat parlementaire annuel, avec la discussion des lois de financement de la sécurité sociale. Enfin, ces questions entrent pleinement dans le champ politique, même si la dimension réellement sanitaire des décisions prises au Parlement reste encore superficielle. Dix ans plus tard, la santé a clairement gagné des galons sur le plan politique, mais il faut constater la faillite générale des gouvernements à restaurer la viabilité financière de l’assurance maladie. En 2010, le PLFSS prévoit ainsi un déficit record de 14,5 milliards d’euros pour le régime général. En six ans, l’accumulation de la dette atteint des niveaux jamais vus, et aucune « martingale » ne se profile à l’horizon pour parvenir à l’équilibre des comptes. Personne n’a la solution, et les ministres de la santé, avec leurs collègues des affaires sociales et du budget, ne peuvent que répéter la même antienne : Français, vous consommez trop, parce que vous vieillissez trop, parce vous ne gérez pas suffisamment votre santé, parce que les techniques de pointe que vous réclamez sont très coûteuses, parce que le contrôle des dépenses n’est pas assez efficace. Français, vous devrez donc payer plus, soit directement, soit indirectement via vos assureurs complémentaires.

5Dès lors, cette menace récurrente de la banqueroute financière limite la portée des décisions prises par les ministres de la santé. Chaque plan d’action, chaque mesure votée est jugée à l’aune des dépenses générées. Normal, dira-t-on, car il est indispensable de gérer à l’optimum un budget de 160 milliards d’euros. Mais la difficulté des bouclages financiers peut entraîner de réelles pertes de chance pour les patients. Certains médicaments efficaces mais coûteux mettent plusieurs mois à être remboursés. L’équipement en imagerie de pointe (IRM, PetScan) semble toujours en retard d’une révolution technologique. À l’inverse, une évaluation insuffisante de l’efficience des traitements génère des dépenses inutiles, des prescriptions mal adaptées aux besoins des malades. L’allocation des ressources est loin d’être optimale, notamment parce que le progrès médical doit faire l’objet de longues controverses scientifiques avant de parvenir à des résultats faisant « consensus » auprès des experts. Face à l’extrême complexité des enjeux financiers, médicaux, éthiques, le ministre de la santé apparaît peu armé. L’administration centrale, limitée aux services de la direction générale de la santé et de la direction de l’hospitalisation et de l’offre de soins, dispose de faibles moyens en termes de budget et d’effectifs. Bien sûr, le ministère peut s’appuyer sur un réseau imposant d’agences indépendantes, destiné à l’expertise et à l’éclairage des décisions. Mais ces instances ont besoin de temps et de sérénité, un rythme de travail souvent incompatible avec le « timing » politique, quand le ministre doit répondre dans l’urgence aux attentes du public, aux exigences des professionnels ou aux injonctions de son gouvernement.

6Ces réserves étant posées, on notera cependant que des évolutions positives indéniables sont intervenues durant cette décennie, sous l’impulsion des différents ministres de la santé. Côté assurance maladie, le rythme d’évolution des dépenses remboursées tend à décroître d’année en année et à s’aligner sur l’évolution du PIB, sans altération du niveau de qualité des prestations proposées. Un travail important a notamment été mené dans le domaine du médicament, pour hiérarchiser les produits selon le concept du service médical rendu et pour adapter les niveaux de remboursement. En contrepartie des économies générées, il est notoire que l’innovation thérapeutique arrive plus rapidement sur le marché et dans les cabinets des prescripteurs. Chez les professionnels, la démarche qualité s’installe peu à peu au cœur des pratiques. Bon an mal an, et avec des résultats encore très variables, l’adhésion au principe des recommandations de bonne pratique progresse. Les outils d’évaluation et les indicateurs de performance se multiplient, permettant aux établissements et aux professionnels de s’évaluer entre eux. À petits pas, les prestataires de soins acceptent plus de transparence, plus d’évaluation, même si ce mouvement de fond prendra des années avant de devenir la règle de conduite générale.
En dix ans, il est clair que les différents locataires de Ségur se situent dans un continuum d’action sur certains points clefs pour le système de santé, qu’ils soient de droite ou de gauche. Outre la promotion de la qualité, il faut citer le rééquilibrage de la relation médecin-patient. Une avancée à mettre au crédit de Bernard Kouchner, avec la loi importante qu’il fit voter le 5 mars 2002. Ses successeurs ont peu ou prou poursuivi cette logique, en incitant au regroupement des associations de patients et en leur permettant de siéger dans différentes instances. Bien que la « démocratie sanitaire » reste encore largement perfectible, les patients ont désormais voix au chapitre dans le choix des traitements proposés et peuvent peser davantage sur les grandes orientations des politiques de santé. Deuxième évolution notable, la santé publique, parent pauvre d’un système à dominante curative, tend à s’imposer progressivement dans le débat public. Elle passe notamment par le développement de la prévention, dont les objectifs ont été posés par une loi portée par Philippe Douste-Blazy et votée en août 2004. Des progrès réguliers ont été obtenus dans le domaine du dépistage, avec la généralisation du dépistage du cancer du sein en 2003, ou encore dans celui de la vaccination préventive, comme l’illustre le remboursement du vaccin contre le papillomavirus en 2008. Des mouvements de fond contribuent à ancrer progressivement le réflexe prévention dans le quotidien des Français, à l’instar des messages diffusés par l’Inpes. Plus largement, certaines mesures visent à sensibiliser chacun à la gestion de son « capital santé », à travers l’automédication, la nutrition ou l’éducation thérapeutique.
Ces mutations, pour lentes et contradictoires qu’elles puissent encore apparaître, les ministres de la santé de la décennie les ont accompagnées, parfois accélérées mais rarement initiées. Car le champ de la santé, c’est d’abord l’affaire des professionnels, qui disposent de la connaissance, des compétences et des savoir-faire et ne manquent pas une occasion de le rappeler aux politiques. Un univers à part, dont on connaît les nombreux dysfonctionnements : cloisonnement des structures et des acteurs, concurrence des offreurs de soins, controverses scientifiques récurrentes, corporatismes, multiples lobbies… Difficile, donc, pour un professionnel de la politique de piloter réellement cet ensemble disparate. En dix ans, les locataires de Ségur n’auront pas vraiment réussi à faire bouger les lignes en termes d’organisation. À l’hôpital, la généralisation de la tarification à l’activité n’en finit plus de s’étaler dans le temps, tandis que le paiement à l’acte reste le modèle dominant en ville. Les expérimentations de coordination des soins et de redistribution des tâches entre professionnels restent à l’état embryonnaire. La réforme de 2004, instaurant le parcours de soins, aura produit peu d’effets, et surtout aura échoué à instaurer le dossier médical personnel, présenté comme la clef de voûte d’une meilleure allocation des ressources.
Faute d’avoir su – ou pu – prendre les bonnes décisions à temps, les ministres de la santé successifs ont laissé s’installer de sombres perspectives pour l’avenir du système. Tardant à agir sur le plan démographique, ils n’ont ainsi pas préparé la réponse, en termes d’effectifs et de répartition géographique des professionnels, aux défis posés par le vieillissement de la population, l’émergence des pathologies chroniques et le coût croissant du progrès médical. L’accès aux soins devient une préoccupation majeure des parlementaires, au point d’animer fortement le moindre débat à l’Assemblée et au Sénat. Portée avec fermeté et conviction par Roselyne Bachelot, la loi « Hôpital, patients, santé et territoires » apporte certes un changement d’envergure pour l’organisation future du système de santé. Ce texte contient des évolutions salutaires indéniables, dont l’approche régionale et le décloisonnement entre la prévention, le sanitaire et le médico-social sous la tutelle des agences régionales de santé. Mais on notera qu’il repose essentiellement sur la contrainte et la restauration de l’autorité de l’État. Or, l’efficacité des dispositifs proposés dépendra en grande partie de l’adhésion des professionnels. C’est une constante en France : sans cette adhésion, toute réforme d’ampleur semble vouée à l’échec. Plus largement, il faut signaler un autre paradigme : les questions de santé sont de plus en plus intriquées avec d’autres problématiques sociétales. Citons bien sûr le financement et la prise en charge de la dépendance, mais également l’environnement, la santé au travail, la sécurité de l’espace public… En scrutant les dessous du formidable débat qui agite l’opinion publique sur la grippe A, on perçoit la part d’anxiété, d’incertitudes pour l’avenir, focalisée autour de la menace épidémique. Il est probable que les futurs ministres de la santé, aussi talentueux soient-ils, n’auront pas les moyens de répondre seuls à de tels enjeux. Et les questions de santé sont appelées à occuper une place centrale dans le débat public.

figure im1

Date de mise en ligne : 01/02/2010

https://doi.org/10.3917/seve.025.0111

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions