1L’assurance santé s’est construite après 1945 dans une logique de complémentarité étroite avec l’assurance maladie. Elle a dans un premier temps reproduit très rigoureusement les mécanismes de solidarité de cette dernière. L’absence de tarification par âge conduisait les jeunes à payer pour les vieux. La tarification familiale en assurance collective et les cotisations préférentielles accordées aux familles en assurance individuelle (gratuité du troisième enfant…) entraînaient de facto un transfert des célibataires vers les familles. L’indexation, dans les régimes collectifs et dans ceux des fonctionnaires, des cotisations sur les salaires créait une troisième couche de solidarité prenant en compte le revenu. Enfin, l’absence de sélection médicale et de tarification en fonction de l’état de santé permettait aux malades d’accéder aux soins sans surcoût.
2Tout le monde ne bénéficiait bien entendu pas de ce système plus proche dans sa conception de la protection sociale que de l’assurance. Les travailleurs non salariés, entrés il est vrai tardivement dans le champ de la sécurité sociale, en étaient pour l’essentiel écartés. De profondes inégalités subsistaient par ailleurs entre ses bénéficiaires. Les salariés du secteur public et les cadres étaient dans l’ensemble mieux traités que le reste de la population. Il n’en demeure pas moins que ce système était en voie d’universalisation et que son fonctionnement complétait utilement celui du régime obligatoire.
3Les changements intervenus depuis vingt ans sont très étroitement liés à l’évolution des mécanismes de prise en charge du régime obligatoire lui-même. Il convient de rappeler que, depuis l’origine de l’assurance maladie, une distinction fondamentale a été établie entre trois types de soins : les soins de prévention dite « primaire », généralement baptisés « prévention », les soins d’entretien courant, dits « petits risques », et les soins essentiels, ou « gros risques ».
4La prévention dite « primaire », c’est-à-dire celle qui précède tout problème de santé, n’est pas prise en charge par la collectivité, sauf impératifs de santé publique et précision explicite. C’est ce que nous appellerons la sphère de responsabilité individuelle.
5Les soins d’entretien, qui recouvrent l’essentiel de la médecine de ville et les cas bénins d’hospitalisation pour les personnes en bonne santé générale, sont pris partiellement en charge par la collectivité. L’assuré social paie un ticket modérateur qu’il assure dans la plupart des cas. C’est ce que nous appellerons la sphère de responsabilité partagée.
6La responsabilité partagée est une spécificité du modèle français de protection sociale, qui ne se retrouve que très rarement, et dans des proportions bien moindres, dans les systèmes étrangers. Elle s’explique sans doute en partie par la préexistence, avant 1945, de systèmes de couverture qu’il n’était pas possible, pour des raisons politiques et sociologiques, de gommer purement et simplement. Elle correspond néanmoins aussi à une philosophie de responsabilité de l’individu, qui doit, au-delà de sa prévention primaire, participer à l’entretien de sa santé. Elle est la justification fondamentale de l’existence d’une couverture complémentaire étroitement liée à celle des régimes obligatoires mais prise en charge par des acteurs indépendants.
7Les soins essentiels, qui concernent les personnes atteintes de maladies ou d’accidents graves, sont largement pris en charge par la collectivité dans le cadre du dispositif des ALD, qui prévoit une exonération du ticket modérateur pour les affections concernées. C’est ce que nous appellerons la sphère de responsabilité collective.
8La sphère de responsabilité collective permet la mise en œuvre effective du principe constitutionnel d’égalité d’accès aux soins de tous les Français. Les soins particulièrement coûteux sont en effet hors de portée de la très grande majorité des citoyens, même dans le cadre d’une assurance volontaire dont la cotisation serait indexée sur le risque.
9L’universalité du système reposait sur une délimitation stricte de la sphère de responsabilité collective. Pendant très longtemps, la prise en charge intégrale par le régime obligatoire a essentiellement concerné les soins lourds à l’hôpital, un ticket modérateur restant à la charge des assurés pour les autres types de dépenses. L’exonération ne s’étendait qu’à un nombre restreint d’affections au long cours particulièrement lourdes. L’assurance santé était réellement complémentaire, dans la mesure où elle prenait en charge une fraction de la plupart des soins pour une très grande majorité d’assurés.
10L’extension continue de la sphère de responsabilité collective a modifié en profondeur cette philosophie originelle. La surenchère sociale a conduit à transférer une part croissante des dépenses de la sphère de responsabilité partagée vers la sphère de responsabilité collective. Les exonérations de ticket modérateur sont devenues innombrables et ont concerné au fil du temps un spectre de plus en plus large d’affections. Les politiques des gouvernements successifs ont conduit de fait à une scission de l’assurance maladie en deux régimes distincts. D’un côté, un régime d’affections de longue durée prenant en charge presque intégralement une population malade et le plus souvent très âgée. De l’autre, un régime de droit commun, qui a transféré une part croissante de ses dépenses aux assureurs santé.
11L’ampleur des transferts de l’assurance maladie des actifs vers les personnes âgées au travers de l’extension continue du régime des affections de longue durée, dont les dépenses évoluent deux fois plus vite que celles du régime de droit commun, a de quoi donner le vertige. Les retraités ne contribuent aujourd’hui qu’à hauteur de moins de 10% aux recettes des régimes obligatoires, alors qu’ils en perçoivent plus de 40% des prestations. Il en résulte un transfert intergénérationnel de l’ordre de 40 milliards d’euros chaque année au seul titre des dépenses de santé, ce qui représente environ 1 500 euros ou encore plus d’un mois de salaire net pour chaque actif.
12Cette évolution a logiquement fait exploser les mécanismes de solidarité intergénérationnelle en assurance santé. Compte tenu du niveau de prise en charge des personnes âgées par le régime obligatoire, la mutualisation entre jeunes et vieux ne se justifie plus et a été progressivement abandonnée. L’assurance complémentaire individuelle est passée dans les années 1980 et 1990 d’une mutualisation intégrale à un mode de gestion du risque plus proche de celui de l’assurance traditionnelle, avec la généralisation de la tarification en fonction de l’âge, qui s’est logiquement accompagnée d’une disparition progressive de la sélection médicale. L’âge est en effet un critère suffisamment discriminant de détermination du profil de consommation pour ne pas en ajouter inutilement d’autres.
13En assurance collective, les changements ont été plus subtils. Le législateur s’est invité au débat, légitimé en cela par l’ampleur des avantages fiscaux consentis aux contrats à adhésion obligatoire. La loi Evin a fixé des limites précises à la démutualisation entre actifs et retraités (la cotisation des retraités ne doit pas être supérieure de plus de 50% à celle des actifs). Les mécanismes de mutualisation entre les actifs eux-mêmes sont restés en l’état et les jeunes salariés continuent de subventionner en partie la couverture santé de leurs aînés.
14Les autres formes de solidarité au sein des régimes complémentaires évoquées en début de chapitre ont été remises en cause parallèlement, pour des raisons également liées à l’environnement général. Dans un pays vieillissant, dont les dirigeants ont presque tous l’âge d’une retraite bien méritée, les politiques familiales n’ont plus le vent en poupe. Exit donc, même si le processus est plus long, la solidarité entre célibataires et familles. Les contrats collectifs passent de plus en plus souvent à une tarification de type isolés/familles. En assurance individuelle, la gratuité partielle pour les enfants de familles nombreuses est elle aussi en voie de disparition.
15Le calcul des cotisations en fonction des revenus n’a pas plus survécu, si ce n’est dans quelques mutuelles de fonctionnaires. Le déplafonnement des cotisations de sécurité sociale a, il est vrai, refroidi l’ardeur des hauts revenus dans ce domaine, qui estiment qu’ils paient déjà trop et ne veulent plus faire aucun effort auquel la loi ne les contraint pas. Les faibles écarts de salaire dans la fonction publique expliquent d’ailleurs sans doute, plus que des élans solidaires particuliers à ce corps social, les survivances que l’on y constate.
16La complémentarité entre un régime obligatoire particulièrement favorable aux personnes âgées et une assurance complémentaire plus proche de la réalité du risque a dans l’ensemble plutôt bien fonctionné jusqu’à présent. Grâce à l’amortisseur du régime des affections de longue durée, le reste à charge d’une personne de 80 ans n’est que 2,5 fois plus élevé que celui d’une personne de 30 ans alors qu’elle consomme 4,5 fois plus de soins. Elle paie ainsi sa couverture complémentaire 2,5 fois plus cher, ce qui n’a rien de choquant en soi : un retraité qui consacre à peine 5% de son budget au logement, contre 25% pour un actif jeune, dispose de marges suffisantes pour absorber cet écart sans être contraint de se priver par ailleurs. En cas de besoin, les aides publiques à l’acquisition d’une complémentaire permettent de faire la soudure.
17D’un point de vue idéologique, la remise en cause des solidarités a été bien digérée par les acteurs, y compris au sein de la Mutualité. Tout d’abord parce qu’elle a été jusqu’ici soigneusement occultée. Le discours officiel se fonde toujours sur des concepts et valeurs qui ne sont plus appliqués depuis belle lurette. Ensuite parce que le marché s’est insensiblement mais profondément segmenté. Beaucoup de mutuelles, qui ont adopté trop tardivement la tarification à l’âge, ont aujourd’hui une population très âgée et donc plus réellement concernée par la mutualisation entre générations. Enfin et surtout, parce que le tabou suprême, celui de la solidarité entre malades et bien-portants, n’a toujours pas été réellement transgressé. La sélection médicale n’existe pour ainsi dire pas en assurance complémentaire et ceux qui consomment peu continuent à payer pour les autres, comme avant.
18Mais peut-on encore réellement parler de solidarité entre malades et bien-portants ? Cette solidarité s’inscrit en effet à bien des égards dans la même logique que celle entre les générations. Toutes les affections lourdes étant prises en charge dans le cadre du régime ALD, l’assurance santé est essentiellement centrée sur la prise en charge de la consommation de soins courante de personnes dont l’état de santé n’est pas particulièrement critique. La prise en charge du solde des dépenses des personnes en ALD justifie bien entendu quelques pointes de risque mais, hormis cet aspect particulier, les écarts de consommation complémentaires devraient être faibles.
Il n’en est rien. Les écarts en termes de dépenses complémentaires sont en réalité énormes. Les 33% de Français qui consomment le moins consomment dix fois moins que les 67% restants. Et la grande majorité d’entre eux va être dans ce cas sur une très longue période. Comment cela est-il possible ? L’explication réside sans doute dans une évolution de l’assurance santé qui s’est faite de manière symétrique à celle de l’assurance maladie. Nous avons vu que cette dernière avait progressivement annexé la majeure partie de la sphère de responsabilité partagée en exonérant de plus en plus de dépenses de ticket modérateur. Elle a ainsi maintenu sa part dans le financement des dépenses de santé malgré des désengagements apparents mais qui ne concernaient en réalité que des postes mineurs et à l’inflation très faible, comme les médicaments de confort. Ce faisant, elle a privé l’assurance complémentaire de l’essentiel de son potentiel de croissance naturel.
Les assureurs santé ont donc dû aller chercher des relais de croissance ailleurs. Leur modèle de développement, très inflationniste, ne leur laisse pas le choix. Chaque euro de cotisation pure supplémentaire génère pour eux mécaniquement, au travers de l’indexation des chargements, entre 20 et 50 centimes de ressources nouvelles venant alimenter les budgets informatiques, les réseaux commerciaux et autres postes de dépense. Ils se sont donc jetés avec voracité sur les moindres désengagements de l’assurance maladie. Comme cela ne suffisait pas, ils ont progressivement étendu leur champ d’intervention en colonisant la sphère de responsabilité individuelle et ont entrepris de mutualiser des choix essentiellement personnels. Les montures griffées, les verres de luxe, les traitements dentaires les plus coûteux, les dépassements les plus excessifs, les chambres particulières à l’hôpital, les médecines alternatives, tout y est passé, tout a été assuré ou presque. Seuls quelques territoires trop risqués, comme la chirurgie esthétique, sont jusqu’ici restés inviolés.
Parallèlement, ils ont entrepris d’éradiquer la notion même de ticket modérateur. Tout le périmètre conjoint avec le régime obligatoire est aujourd’hui pris en charge à 100% dans l’écrasante majorité des contrats. Seuls les dépassements d’honoraires demeurent plafonnés, l’avidité sans limite des professionnels de santé constituant encore un vrai frein pour les politiques marketing les plus audacieuses.
Tout cela s’est fait par petites touches successives, sans réel plan d’ensemble. Au fur et à mesure du transfert de sa substance médicale réelle vers l’assurance maladie, l’assurance santé s’est muée en un marché de consommation comme un autre. À une nuance près, de taille : la petite minorité de Français qui consomme l’essentiel des biens proposés sur ce marché n’en paie pas le prix, elle le fait supporter au tiers qui paie des cotisations à fonds perdus. Pendant très longtemps, le tiers en question a accepté une mutualisation intégrale de son absence de risque avec la consommation des autres sans trop se faire prier. L’énorme augmentation des cotisations de ces dernières années a changé la donne. Il devient de plus en plus difficile de justifier les hausses, surtout en utilisant des arguments très uniformes, insistant sur les désengagements de la sécurité sociale et la hausse des dépenses de santé, qui ne concernent en réalité qu’une fraction de la population. Cette communication est devenue largement improductive : ceux qui consomment beaucoup le savent et n’ont pas besoin de cet argumentaire pour accepter de payer plus. Les autres finissent par l’assimiler à une forme de provocation. Ils accepteront de moins en moins de payer sans espoir de retour. Les jours de la mutualisation, en tout cas telle que nous la connaissons depuis 1945, sont donc comptés.