Couverture de SEVE_015

Article de revue

Contrepoint américain

Pages 97 à 101

Notes

  • [1]
    La grande université privée de cette ville.
  • [2]
    La deuxième raffinerie des États-Unis est à moins d’un kilomètre du centre de la Nouvelle-Orléans !
  • [3]
    Les termes français d’avant la Révolution s’imposent encore. Il faut bien entendu comprendre « commune ».

1Ce voyage devait être, et fut, celui du salon mondial des techniques innovantes, par essence à la pointe de ce que peut être la modernité dans l’organisation hospitalière. Au cours de ces congrès on redécouvre par ailleurs les hôtels internationaux, absolument identiques que l’on se trouve à Kansas City, à Hawaï ou à la Nouvelle-Orléans, les galeries marchandes et leurs boutiques d’horreurs, quelques restaurants à l’odeur de graisse cuite et, plus rare pour l’est des États-Unis, un casino. Certes, le quartier français est la marque de cette ville mythique pour tous ceux qui ont vu ou lu Autant en emporte le vent. Des traces de son charme demeurent dans quelques rues, mais il s’estompe tant l’industrie touristique, malgré l’architecture, malgré le jazz, sait détruire son cachet, à force de vulgarité.

2Mais j’eu la chance de ne pas être qu’un congressiste protégé du monde qui l’entoure par le calendrier chargé de ce type de voyage et la demi-conscience que procure pendant plusieurs jours un décalage horaire de sept heures. Il se trouve qu’un de mes vieux compagnons d’université américaine, le professeur Morse, habite depuis trente-cinq ans à la Nouvelle-Orléans. Professeur à l’université de Tulane [1], il est, avec son épouse, responsable des urgences psychiatriques de la ville. En quarante-huit heures, grâce à lui, grâce à un responsable du corps des pompiers, nous avons pu découvrir la Nouvelle-Orléans sous un tout autre angle.

3La visite des sites détruits par l’ouragan Katrina restera gravée dans ma mémoire. Ce drame qui a tué trois mille personnes et en a déplacé cent fois plus s’est produit parce que des digues se sont effondrées et que les habitations en bois se trouvaient entre 2,50 et 4 mètres en dessous du fleuve. La vague déferlante a emporté les maisons comme des fétus de paille et noyé leurs habitants. Les images retransmises par les télévisions du monde entier laissaient deviner ce phénomène mais ont mal décrit le travail inhumain des pompiers plongeant des journées entières par plus de trente degrés dans un mélange de boue, de pétrole [2], de débris et de corps en décomposition. Il n’a pas non plus été dit que si les digues avaient cédé, c’est parce qu’une vague formée par le cyclone avait pu remonter le fleuve sur plus de cent kilomètres sans rencontrer aucune barrière artificielle. Une vague comparable aurait été brisée aux Pays-Bas. Si elle ne l’a pas été en Louisiane c’est parce que les écologistes de cet État ont plaidé avec succès la cause de quelques serpents et autres alligators : il ne fallait pas contraindre leur libre circulation, il ne fallait pas construire de portes pour empêcher les remontées du fleuve en sens inverse du courant habituel. La vague aurait dû se briser contre des portes qui n’ont jamais été construites.

4Dix-huit mois après, ces digues effondrées ont été refaites, pour l’essentiel à l’identique, toujours aussi minces, toujours aux mêmes endroits. Aucun aménagement n’a été entrepris là où, du fait du vent et de l’orientation de la vague, les digues ont pu, ce jour-là, tenir. Les routes, et notamment celle qui conduit à l’aéroport, ont été reconstruites aux mêmes endroits : la route de l’aéroport passe toujours par le point le plus bas de la ville (quatre mètres sous le Mississipi) et sera la première noyée en cas de nouvelle catastrophe.

5De l’autre côté des digues, il n’y a plus rien ou presque. Quelques maisons demeurent : tordues, enchevêtrées, soulevées, déplacées ; un tout petit nombre semblent par miracle avoir échappé au drame, elles ne sont pas pour autant habitables. Au cours de cette visite du site, nous avons à plusieurs reprises rencontré et salué, dix-huit mois donc après Katrina, des volontaires venus des quatre coins des États-Unis, à l’initiative de leur église, « nettoyer » les maisons qui semblaient tenir encore. Pour y entrer, ces volontaires portaient des masques à gaz et s’efforçaient de déblayer un fatras humide de meubles, de cloisons, de vêtements, d’appareils ménagers et de nourriture pourrie. Tout cela était entassé au bord de la route. À chaque fois que nous croisions un de ces groupes, notre voiture s’arrêtait et mes amis allaient les remercier avec la simplicité et, cette fois au moins, la profonde sincérité de leur chaleureuse gratitude. L’État est absent ; l’argent envoyé par le gouvernement fédéral (sept milliards de dollars) à la Louisiane n’a pas été distribué. On parle officiellement de bureaucratie (red tape), il s’agirait d’incompétence et de corruption. L’État fédéral a nettoyé au bulldozer des quartiers entiers, reconstruit les infrastructures puis est reparti. Il ne pouvait pas abandonner cette ville, non pas pour des raisons humanitaires, mais parce qu’elle est le premier port et la première base aérienne des États-Unis, d’où les visites relativement fréquentes du président Bush.

6La population actuelle de la Nouvelle-Orléans (190 000) représente aujourd’hui moins de la moitié de ce qu’elle était avant le cyclone (440 000). Sa composition a changé : la population noire ne représente plus que 40% du total, au lieu de 70% avant Katrina, les Blancs 40% et les « chicanos », venus réparer et reconstruire, 20%. Quand j’ai demandé où étaient les 250 000 personnes qui ne sont pas revenues, il m’a été répondu que, pour un grand nombre d’entre elles, cela dépendait de la destination de l’avion en partance quand elles ont pu atteindre l’aéroport. Ainsi certaines familles se trouvent aujourd’hui en Alaska !

7Elles ont tout perdu. Peu étaient assurées, celles qui l’étaient n’ont pas encore, dans leur très grande majorité, été remboursées. Les prix des appartements à louer ont doublé, comme ceux des matériaux de construction ! La Nouvelle-Orléans manque de pauvres, comme l’expliquait sans rire la direction de l’hôtel où j’étais hébergé. En effet, elle regrettait d’offrir un petit-déjeuner en self-service « car, depuis la catastrophe, les habitants des quartiers les plus déshérités ne sont pas revenus et nous ne pouvons donc pas assurer le service habituel ».

8La criminalité explose. Il y aurait cinq cents prostitués « de 7 à 55 ans ». Les prostituées, elles, commencent leur commerce à peine plus âgées et sont plus nombreuses. Dans les deux cas, non seulement les familles sont au courant, mais incitent leurs enfants tant la misère est grande. Plus de la moitié sont porteurs du virus du sida. En matière de drogue, la guerre pour le contrôle des territoires est féroce. Les dealers sont classés en quatre catégories selon leur revenu annuel :

  • les moins de 60 000 dollars, les « champignons », ainsi appelés car ils apparaissent et disparaissent en moins d’une saison : leur espérance de vie est en effet de moins de quelques mois,
  • les « grands frères » qui atteignent rarement vingt ans et gagnent entre 60 000 et 300 000 dollars,
  • les « chefs locaux », hommes ou femmes, qui gagnent entre 300 000 et 1 000 000 de dollars.
Mon ami me précisait que, jusqu’à ce dernier niveau de revenu, il les connaissait bien : en effet, il tente de prévenir la diffusion du sida et est le seul en relation directe avec eux ; nous en avons d’ailleurs croisé beaucoup dans les visites en sa compagnie. Au-delà d’un million de dollars les responsables, les « vrais chefs », s’arrangent pour ne pas laisser de trace mais en dessous les commanditaires des meurtres ne se cachent pas. Il raconte : « La semaine avant ta visite, un jeune Mexicain était trouvé “face contre terre” à deux rues de ton hôtel. Un des “chefs”, une vieille femme noire aussi dure que mesquine, l’a fait tuer. Je l’ai croisée le jour même, elle ne s’en cachait pas. “Vous comprenez, me dit-elle, je lui avais bien dit à ce petit Mexicain de ne pas venir travailler sur mon territoire !” Tout cela, ce n’est rien que du business, le pire. »

9J’ai découvert à cette occasion que le meurtre pour autodéfense n’était pas poursuivi en Louisiane. Bien entendu, ceci ne couvre pas l’assassinat du jeune trafiquant, mais celui de tous ceux qui pénètrent chez vous sans y être invités ! Non seulement il faut avoir une arme, mais aussi déclarer à la police que l’on est disposé à s’en servir quand on habite en zone dangereuse. Quand mon ami est revenu chez lui après Katrina pour s’occuper de ses malades, la police passait tous les matins lui demander s’il était armé et s’il était disposé à se servir de son arme. Toute réponse négative à l’une de ces deux questions aurait entraîné son évacuation immédiate.

10Si la mortalité périnatale était de 9‰ en Louisiane avant l’ouragan, elle dépasse aujourd’hui 25‰ à la Nouvelle-Orléans, taux de la France il y a plus de quarante ans. L’espérance de vie en Louisiane est de 74,2 ans à la naissance pour les deux sexes, soit six ans de différence avec la France. En ce qui concerne les États-Unis, ce score la plaçait, en 2006, en 49e position sur 51 (juste avant le Mississipi et le district de Columbia) ! Les grossesses non désirées sont très nombreuses chez les adolescentes et se déclarent dès l’âge de douze ans, avec pour conséquence l’abandon total de ces mères et de leurs enfants. Aussi mon ami a-t-il créé une école pour cette population défavorisée, allant jusqu’à nourrir et s’occuper de toute la famille. Le succès de son programme a été la cause de sa fermeture pour « comportement condescendant et raciste à l’égard de la communauté noire ». Il a pu le reproduire avec succès dans une autre « paroisse » [3] de l’agglomération. Mais parmi ceux qu’il a dû abandonner il y a deux ans, trois ont été assassinés dans le mois qui a suivi la fermeture de son programme !

11Quant à la psychiatrie, l’agglomération, et non plus la ville seule, qui avait plus d’un million d’habitants avant Katrina et en aurait aujourd’hui environ 700 000, dispose de dix lits pour prendre en charge tous les malades mentaux ; en France nous aurions dix secteurs ! L’équipe de Tulane estime en outre qu’environ 50% de la population frappée par le drame souffre de troubles graves. Enfin, comme les dépenses de santé ont augmenté de 80% en six ans pour atteindre près de 16% du PIB américain, une partie de la classe moyenne n’a plus accès aux soins. La part de la population que la société américaine a décidé de laisser sur le bord de la route ne cesse de croître.

12On comprend peut-être alors pourquoi, à la Nouvelle-Orléans, en dépit de notre informatisation balbutiante, durant le carnaval de 2006, plusieurs pancartes affichaient : « Chirac buy us back ! »


Date de mise en ligne : 01/09/2007

https://doi.org/10.3917/seve.015.0097

Notes

  • [1]
    La grande université privée de cette ville.
  • [2]
    La deuxième raffinerie des États-Unis est à moins d’un kilomètre du centre de la Nouvelle-Orléans !
  • [3]
    Les termes français d’avant la Révolution s’imposent encore. Il faut bien entendu comprendre « commune ».

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