Notes
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L’accent est toujours mis sur les surconsommations, mais il faut redouter aussi des sous-consommations, en particulier en ce qui concerne la prévention. Les consommations de soins sont des biens « supérieurs » (elles augmentent plus vite que le revenu), mais ce sont en même temps des biens relativement « contraints », qui ne sont pas consommés par plaisir, comme c’est le cas par exemple pour les biens de confort ou de luxe : on souhaite souvent éviter des consommations, certes essentielles mais pas désirées en tant que telles, car souvent associées à des désagréments ou à des peurs. On retrouve la dimension tutélaire de la santé et la nécessaire intervention de l’État dans le libre jeu du marché, non pas seulement pour éviter la sur-consommation mais aussi l’insuffisance de consommation, notamment de soins préventifs.
Qu’est-ce que la concurrence ?
1C’est l’organisation de mécanismes d’offre et de demande de biens ou de services permettant d’obtenir une répartition des ressources disponibles ayant de « bonnes » propriétés.
2Organisation : en amont des mécanismes choisis, il existe une puissance organisatrice. Dans les économies modernes, cette instance est l’État et ses satellites (par exemple les agences de régulation). Il n’y a pas de concurrence sans régulation étatique.
3Mécanismes : presque toujours c’est un système de prix qui assure l’ajustement des offres et des demandes sur des marchés réunissant acheteurs et vendeurs. C’est pourquoi on assimile souvent concurrence et marché. En théorie cependant, une planification centralisée et omnisciente pourrait calculer des « prix » assurant les équilibres offre/demande sans recourir à des marchés. C’est sur cet espoir que se sont construits les plans soviétiques, avec l’insuccès que l’on sait.
4Bonnes propriétés : une grande partie des travaux des économistes a été consacrée à établir ces bonnes propriétés. Si les marchés sont bien informés, si la concurrence n’est pas entravée, notamment par des offreurs en position dominante (monopoles et oligopoles, ententes), l’allocation des ressources est efficiente, l’équilibre est atteint rapidement et simplement (sans trop de contrôles, à la différence de ce qu’implique une planification) et l’ensemble du processus est « stimulant » pour tous les acteurs. En revanche, l’équité de la répartition des ressources ne fait pas partie de ces propriétés : l’allocation réalisée peut être très injuste et nécessiter des actions correctrices.
5La concurrence, c’est donc la définition par l’État d’un espace et de règles juridiques visant à assurer le bon fonctionnement des marchés. L’allocation par les marchés prévaut aujourd’hui pour la plupart des biens et services et dans presque tous les pays. Les économies « libérales » sont fondées sur les « lois du marché » et abolissent même les frontières politiques pour organiser, avec cependant beaucoup de difficultés dans certains domaines, des marchés mondiaux.
6Pour des services qui découlent de ce qu’on appelle des monopoles naturels (avec infrastructure unique, comme les voies ferrées, les réseaux électriques), l’organisation retenue naguère était celle du monopole d’État (un monopole s’efforçant cependant de simuler une concurrence loyale). Aujourd’hui ces secteurs sont rendus à la concurrence, une concurrence administrée étroitement par diverses agences de régulation sectorielles. La concurrence s’étend donc à la fois spatialement (mondialisation) et sectoriellement.
7Restent en dehors (provisoirement ?) du champ de la concurrence les fonctions régaliennes (défense, police, justice, etc.) et, au moins en partie, quelques fonctions collectives telles que l’éducation et la santé. Ces fonctions collectives, et particulièrement la santé, sont en partie soustraites au marché, non pas en raison d’un monopole naturel (il n’y en a pas), mais pour éviter les inégalités que la concurrence engendre. Inégalités qui sont considérées, politiquement, au sens le plus fort de ce terme, comme intolérables : aucun pays moderne n’accepte qu’un pauvre, parce qu’il est pauvre, puisse être privé de soins de santé.
8Deux autres facteurs justifient l’intervention publique : d’une part, la santé est un élément de qualité de la main-d’œuvre et l’État a été conduit historiquement à prendre en charge collectivement une partie des dépenses afférentes ; d’autre part, la bonne santé individuelle contribue au bon état sanitaire général (épidémies) : elle est à l’origine de ce que les économistes appellent des « économies externes » et doit donc être encouragée par l’intervention publique, par exemple par des vaccinations gratuites et obligatoires.
9Injustices intolérables, qualité de la main-d’œuvre, caractère tutélaire des soins de santé, tout cela explique que ce secteur ait été mis, dans tous les pays développés, sous tutelle publique, au moins en partie. Cependant, la concurrence s’introduit aujourd’hui de plus en plus dans le secteur de la santé, sous la forme de marchés nouveaux ou en complément, parfois en compétition, avec la tutelle publique. Il faut distinguer dans ce secteur trois composantes :
- les biens et services qui contribuent à l’état général de confort mais qui ne sont pas ou peu médicalisés,
- le financement des soins préventifs et curatifs,
- les soins médicaux et chirurgicaux eux-mêmes ainsi que la production de médicaments et de matériel médical.
La santé hors de la médecine
10Les soins médicaux ne sont qu’une faible composante de l’état général de santé d’une population. Bien d’autres facteurs interviennent, notamment les facteurs génétiques et le mode de vie général (pratiques alimentaires, activités physiques, etc.). Apparaissent ainsi de nouveaux marchés concurrentiels pour les biens et services contribuant à la santé et au confort :
- la concurrence devient vive sur les biens alimentaires et les nutriments, par exemple dans la nouvelle perspective de lutte contre l’obésité. La dimension « sanitaire » de l’alimentation est de plus en plus un facteur de différenciation et prend place dans les stratégies marketing de l’industrie agro-alimentaire. À tel point que le label médical est parfois abusivement mis en avant et doit être contrôlé : on retrouve le fait qu’il n’y a jamais de concurrence équitable sans instance publique de régulation ;
- les soins esthétiques mais aussi les soins faiblement remboursés par les organismes de financement nationaux sont à l’origine de nomadismes croissants : les Français, par exemple, vont en Hongrie pour des soins dentaires, en Tunisie ou en Turquie pour des opérations des yeux, au Brésil ou en Thaïlande pour des opérations esthétiques, etc. Ce nomadisme crée de nouvelles concurrences, en particulier dans l’espace européen, et favorise la compétition entre des centres d’excellence ou simplement en termes de rapport qualité/prix ;
- le thermalisme s’est développé sur une base médicale, notamment dans notre pays. Des services voisins (thalassothérapie, balnéothérapie, etc.) élargissent le marché des soins de ce type sur une base non médicale avec des enjeux économiques liés au tourisme. Ici encore, la concurrence est forte, d’autant que le thermalisme se développe vigoureusement dans les pays européens. Ce qui peut conduire le thermalisme français à s’élargir au-delà de sa base médicale pour capter de nouvelles clientèles.
Le financement de la santé
11Dans tous les pays développés, le financement public des soins de santé articule un système d’assurance classique et un mécanisme d’assistance, donc de redistribution qui assure la solidarité nationale. Il repose sur les charges sociales, donc sur le travail – c’est le modèle dit « bismarckien » (introduit d’abord en Allemagne) –, ou bien sur les impôts – c’est le modèle « beveridgien » (Royaume-Uni et Europe du Nord). De ce fait, une grande partie du financement relève d’un régime obligatoire et échappe donc à toute concurrence. En revanche, celle-ci apparaît au niveau des financements complémentaires qui obéissent à une logique assurantielle.
12Les dépenses de santé, qui ne cessent de croître plus vite que le PIB dans tous les pays développés, vont exercer à l’avenir une pression encore accrue sur les finances publiques. Face à cette croissance de la demande, une politique de restriction de l’offre n’a que des effets de court terme (d’où la succession des plans de redressement dans notre pays) et peut avoir des effets économiques négatifs (cf. infra). Pour surmonter cette difficulté, de nombreux pays, et le nôtre en particulier, cherchent à mieux séparer assistance et assurance, pour développer cette dernière composante en faisant appel aux mécanismes de concurrence propres à ce secteur. À titre d’exemples :
- définition d’un panier de soins remboursés plus restrictif qui met une partie des dépenses à la charge des patients et donc, le plus souvent, de leurs mutuelles ou assurances privées ;
- mise en place, tout en conservant la prise en charge des dépenses pour les ménages démunis, d’une franchise différentielle, en fonction des ressources, pour les autres ;
- pour faire face au problème du vieillissement, développement d’une épargne santé financée par des contributions volontaires ;
- financements mixtes (entreprises, particuliers, public sous la forme d’avantages fiscaux) de type CESU (chèque emploi service universel) qui permettent le développement des services à la personne, lesquels concernent aussi la santé, en particulier pour les personnes âgées. D’où une concurrence vive pour conquérir ces nouveaux marchés, aussi bien au niveau du financement que de la prestation de services.
13C’est dire que le financement assurantiel de la santé doit être soumis, comme l’est déjà tout le secteur de l’assurance, à un contrôle public particulièrement strict. L’introduction de financements privés, à la charge directe ou indirecte des patients, implique plus de responsabilisation, et, à travers la concurrence, plus d’efficacité dans le financement des soins. Mais la mixité du financement (assistance/assurance, public/privé) rend la régulation de cette concurrence particulièrement complexe ; surtout si l’on veut éviter que les inégalités de revenu, de richesse et même de capital culturel réintroduisent des inégalités dans ce domaine sensible de l’accès aux soins pour tous. Cette complexité produit évidemment une ombre portée sur l’ensemble du secteur de production de biens et services de santé.
Une concurrence contrôlée pour brider la croissance
14Le financement des soins, qui reste donc largement public, exerce des effets complexes et restrictifs sur l’ensemble des biens et services qui en bénéficient. Une partie de ce secteur productif est sous tutelle publique, une autre est sous concurrence surveillée, dans les deux cas ces contrôles ont pour objectif ce que les gouvernements appellent la « maîtrise » des dépenses de santé.
15Les hôpitaux publics sont soumis à des normes tarifaires mais en même temps à des évaluations comparatives qui visent à introduire une compétition et une rationalisation les rapprochant d’un système de marché. Les hôpitaux privés à but non lucratif et les cliniques privées sont plus directement en concurrence mais également sous régulation publique forte. La médecine de ville reste un exercice libéral, mais les contraintes tarifaires et diverses régulations (installation territoriale, modes de rémunération) limitent, plus ou moins fortement suivant les pays, le libre jeu des marchés. Quant aux secteurs productifs en amont des services de santé (pharmacie, bio-industries, matériel médical), ils sont évidemment en concurrence sur des marchés mondiaux. Les interventions nationales visant à maîtriser la croissance des dépenses prises en charge par la collectivité (taxations, réglementations, etc.) menacent le développement de ces industries, particulièrement au niveau de l’effort de recherche, ou risquent de provoquer des délocalisations.
16De manière générale, toutes ces actions de régulation publique visant à encadrer la concurrence pour plafonner la dépense peuvent avoir des conséquences économiques très négatives, le souci de ne pas aggraver les déficits sociaux risquant de freiner le développement d’un secteur devenu le secteur économique le plus important des pays développés. Car il est, dans sa composante services, fortement créateur d’emplois, et c’est aussi un secteur industriel stratégique soumis de plus en plus à la concurrence mondiale, ayant en outre un fort contenu de recherche et développement. Les dépenses sanitaires peuvent aujourd’hui exercer sur l’ensemble de l’économie un rôle d’entraînement comparable à celui que jouent dans certains pays les dépenses militaires. De plus, elles s’inscrivent parfaitement dans la perspective d’un développement durable. Et peuvent répondre à une très forte demande mondiale, en particulier de la part des pays en développement ou encore dans les situations, de plus en plus fréquentes, de pandémie.
17Dans ces conditions, l’extension du domaine de la concurrence est souvent à la fois inévitable et souhaitable : d’abord dans tous les cas où la dépense n’implique aucun financement public, ensuite lorsque la mobilité des patients ou les possibilités de délocalisation réduisent les marges d’intervention nationale.
18Lorsque le financement public intervient, les contraintes budgétaires introduisent un contrôle des prix et de la demande qui limitent le libre jeu des mécanismes concurrentiels. Les pouvoirs publics sont alors confrontés à deux stratégies :
- mettre en place un système de contrôle généralisé avec le double risque qu’il soit trop complexe et inefficace (de type planification soviétique) et qu’il handicape la croissance d’un secteur stratégique ;
- instituer un financement mixte public/privé conservant la solidarité nationale mais laissant une place croissante au financement assurantiel privé.
19La santé est un secteur économique qui justifie, pour des raisons historiques et sociales, une pluralité d’acteurs et des statuts divers : public, privé, mutualiste. Il importe de rendre ces acteurs complémentaires, d’insérer la longue tradition d’équité et de qualité associée au service public dans de nouvelles formes de compétition et de concurrence régulée.
Notes
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L’accent est toujours mis sur les surconsommations, mais il faut redouter aussi des sous-consommations, en particulier en ce qui concerne la prévention. Les consommations de soins sont des biens « supérieurs » (elles augmentent plus vite que le revenu), mais ce sont en même temps des biens relativement « contraints », qui ne sont pas consommés par plaisir, comme c’est le cas par exemple pour les biens de confort ou de luxe : on souhaite souvent éviter des consommations, certes essentielles mais pas désirées en tant que telles, car souvent associées à des désagréments ou à des peurs. On retrouve la dimension tutélaire de la santé et la nécessaire intervention de l’État dans le libre jeu du marché, non pas seulement pour éviter la sur-consommation mais aussi l’insuffisance de consommation, notamment de soins préventifs.