1Sève :
2Quel rapport entretenez-vous à la santé ?
3Marcel Maréchal :
4Le théâtre est une discipline très exigeante qui demande des efforts physiques, spirituels et mentaux. Les comédiens sont de ce point de vue proches des athlètes. Une personne en mauvaise santé ne peut pas faire ce métier. La santé mentale est également très importante. Et de la même manière, les ennuis de tous ordres qui possèdent un impact sur le psychisme ne peuvent être sublimés que si la personne est en parfaite santé. En décembre 2005, je suis parti pour une tournée en Afrique et j’ai joué pendant un mois avec un mal de hanche très douloureux qui a conduit début 2006 à la pose d’une prothèse. Là j’ai réalisé la chance que j’avais eue de n’avoir jamais été auparavant confronté à des problèmes médicaux ! Par ailleurs, je vis depuis trente-cinq ans avec un médecin. Après avoir exercé en qualité d’anesthésiste-réanimateur à l’hôpital neurologique de Lyon, mon épouse a passé son diplôme de psychiatrie à Marseille avant de travailler comme psychanalyste aujourd’hui à Paris. Et notre fille suit les traces de sa mère. La santé fait partie de ma vie théâtrale… et familiale. C’est aussi très agréable de vivre avec quelqu’un qui peut vous soigner…
5Sève :
6Comment vous préparez-vous avant un spectacle ?
7Marcel Maréchal :
8Je ne suis aucun entraînement physique. En revanche, je fais beaucoup d’exercices de concentration et de respiration pour me détendre. J’ai besoin de m’isoler. Avant une représentation, je m’étends à plat sur une surface dure et j’essaie de dormir une heure. J’ai également besoin d’être entouré d’objets familiers et de photos que j’emmène partout dans le monde en tournée. Ces objets font partie de ma concentration, j’ai besoin de les retrouver. Par ailleurs, ce métier exige de mener une vie saine et sans excès.
9Sève :
10Ressentez-vous toujours le trac ou est-il possible de l’« apprivoiser » ?
11Marcel Maréchal :
12Plus je joue, plus je mesure la responsabilité qui est la mienne envers le public et plus j’ai le trac ! Prétendre ne pas le ressentir est de la suffisance. Ensuite, son intensité varie en fonction des soirées, de la présence de certaines personnes qui vous sont chères ou d’autres qui, au contraire, ne vous aiment pas ! Entrer en scène, c’est plonger dans l’inconnu. Chaque soir, le public est différent. Chaque soir est une nouvelle rencontre. Le trac n’est ni un moteur, ni un handicap. Il est là, sa survenue est imprévisible.
13Sève :
14La mémoire joue également un rôle prépondérant dans votre métier. Avez-vous des recettes pour la rendre infaillible ?
15Marcel Maréchal :
16La mémoire est liée à la santé affective. Si un événement vous a troublé dans la journée et si son souvenir surgit pendant la représentation, vous pouvez avoir un trou. Vous êtes ailleurs, à votre émoi, à votre trouble. C’est une expérience impressionnante et vexante, une humiliation terrible. J’ai par ailleurs toujours eu beaucoup de difficultés à apprendre mes textes. Les diverses responsabilités que j’ai été amené à exercer – chef de troupe, metteur en scène, auteur – m’ont parfois empêché de me concentrer suffisamment. Lorsque j’ai joué Capitaine Bada de Jean Vauthier, qui est l’une des pièces les plus longues du répertoire théâtral moderne, je me suis approprié le texte par l’écriture. J’ai retranscrit l’ensemble de la pièce à la main. Certaines feuilles comprenaient dix lignes, d’autres trois, d’autres enfin un seul mot. J’ai recopié la pièce comme s’il s’agissait d’une partition. Le soir, je voyais « mon » texte défiler sur scène, y compris avec les indications de rythme. Je conseille souvent cette technique aux jeunes comédiens. Il y a une seconde anecdote liée à cette pièce : à la fin d’une représentation à Marseille, un éminent professeur de neurologie est venu me demander comment je pouvais mémoriser tout ce texte ! C’est une question récurrente chez les spectateurs et… les thérapeutes. J’aimerais moi-même comprendre comment fonctionne la mémoire, pourquoi entre 20 h 50 et 23 h 10, je vais être capable de raconter au mot exact une histoire qui n’est pas la mienne ? D’où vient la mémoire ? De quelle partie du cerveau ? Je pense qu’il n’y a pas d’explication médicale mais s’il y en a une, j’aimerais la connaître. Cela reste hélas un mystère encore aujourd’hui.
17Sève :
18Lorsqu’un comédien souffre de pertes de mémoire, comme Annie Girardot par exemple, approuvez-vous le port de l’oreillette ?
19Marcel Maréchal :
20Annie Girardot doit continuer de jouer ! Elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer et il est normal de l’aider. J’ai moi-même été amené à jouer Cripure de Louis Guilloux aux côtés d’une comédienne dont l’état psychique nécessitait la présence d’un souffleur. Dans les autres cas, c’est un scandale ! C’est de la paresse. Le plus pénible dans notre métier consiste à apprendre des textes. Nous nous considérons comme des artistes et l’apprentissage nous relègue à un statut de collégien ! C’est dur. Mais ne pas apprendre son texte signifie ne pas se l’approprier. Un autre scandale est l’utilisation du micro, comme nous le voyons malheureusement parfois dans la cour d’honneur pendant le festival d’Avignon. Ce n’est pas honnête. Un comédien doit savoir utiliser sa voix et l’adapter à son environnement. Nos outils sont notre mémoire et notre voix. Ne trichons pas !
21Sève :
22Avez-vous déjà joué en étant malade ?
23Marcel Maréchal :
24J’ai parfois joué avec une grosse grippe. Vous êtes mal, affaibli puis tout à coup la scène vous transporte. Lors d’une représentation de Capitaine Bada, j’ai eu une extinction de voix à 16 h. J’ai avalé du thé au miel et des tas de pastilles. Rien n’y a fait. J’ai décidé de jouer quand même. Puis sur scène, la voix est revenue ! C’était peut-être psychosomatique mais ce genre d’anecdote laisse une impression étrange.
25Sève :
26Croyez-vous au théâtre en tant que thérapie ?
27Marcel Maréchal :
28Tout à fait. Le lieu psychiatrique ouvert de la clinique de Cour-Cheverny, par exemple, propose des thérapies par le théâtre qui offrent des résultats remarquables. À la fin des années 1970, j’ai assisté à un spectacle magnifique à la Maison de la Radio, imaginé par un psychiatre qui travaillait dans cette clinique. Le résultat était encore plus impressionnant que ce qu’a réalisé Bob Wilson. Ce dernier, à l’origine infirmier psychiatrique, a aussi retranscrit au théâtre des expériences très fortes directement inspirées de ses patients, à propos de l’étirement du temps par exemple. Mais, pour ma part, j’ai toujours trouvé choquant qu’on fasse de l’esthétique avec la souffrance des autres.
29Sève :
30Dans une troupe, la défaillance ou le mal-être psychique d’un comédien ne risquent-ils pas de mettre le collectif en danger ?
31Marcel Maréchal :
32Nous formons une équipe, au sens sportif du terme. J’aime travailler dans la communauté, la communication… et la joie. Si un comédien va mal, nous l’aidons. Compte tenu de ma pratique théâtrale, j’ai été très rarement confronté à des situations de mal-être au sein du groupe. Mais votre question évoque un souvenir particulier, à pleurer de beauté et qui atteste à lui seul la grandeur du théâtre. J’ai joué avec un comédien qui était atteint du sida. La journée, il était grabataire. Il ne tenait que pour retrouver la scène chaque soir. La dernière représentation de la pièce a eu lieu un 23 décembre. À la fin du spectacle, j’ai lu dans ses yeux qu’il me disait « adieu ». Il avait accompli son devoir, littéralement porté par le théâtre. Il est mort trois jours plus tard, le 26 décembre.
33Sève :
34Avez-vous peur de la mort ?
35Marcel Maréchal :
36La mort en tant que telle ne me fait pas peur. Il existe des morts terribles et d’autres très belles. Comme la plupart des comédiens, j’aimerais mourir sur scène. Ce qui me ferait peur serait de terminer ma vie dans la souffrance, l’abandon ou la solitude. Je me souviens avoir un jour sollicité un comédien âgé pour un rôle. Il a refusé parce qu’il n’avait plus de dents et qu’il n’avait pas les moyens de se faire soigner. Je garde de ce rendez-vous un souvenir très douloureux. La vieillesse peut être terrible.
37Sève :
38Vous avez joué Le Malade imaginaire.
39Que vous inspire cette pièce ?
40Marcel Maréchal :
41C’est un spectacle terrible qui côtoie la mort, car le personnage est réellement malade ! Cette pièce est une violente diatribe contre la médecine qui est proche de la charlatanerie ! La France compte des médecins formidables. D’autres ne sont malheureusement que des bêtes à savoir, des Diafoirus qui considèrent n’avoir face à eux que des corps. Je partage l’indignation qui était celle de mon ami Léon Schwartzenberg lorsqu’il regrettait le manque de culture générale des médecins d’aujourd’hui. Certains spécialistes peuvent disserter pendant des heures sur ce qui se passe dans un genou mais ils n’ont aucune culture, aucune ouverture, à l’image d’un Rabelais par exemple… qui était aussi médecin ! J’ai personnellement assisté à cette évolution. Il y a une dizaine d’années, de nombreux médecins organisaient des rencontres artistiques, en province notamment. Aujourd’hui, il y en a de moins en moins.
42Sève :
43Peut-on rire de la maladie ou du handicap ?
44Marcel Maréchal :
45Molière en a ri ! On peut rire des charlatans, des faux thérapeutes, des gourous, des prétendus guérisseurs qui facturent neuf cents euros une consultation ou encore des malades imaginaires. Il existe plusieurs pièces sur le sujet. Knock ou le triomphe de la médecine de Jules Romain ridiculise certaines pratiques médicales. Les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) font aussi rire. Feydeau dans La Puce à l’oreille met en scène un personnage qui souffre d’un défaut du palais et qui ne peut prononcer que les voyelles. Mais se moquer de personnes malades ou handicapées est inadmissible. C’est une forme de racisme.
46Sève :
47Que ressentez-vous lorsque vous interprétez un personnage négatif ? Jusqu’où peut aller l’identification ?
48Marcel Maréchal :
49Vous vivez avec votre personnage de manière plus ou moins inconsciente, donc un rôle négatif va forcément déteindre sur vous. Nul ne sort intact d’un personnage. Certains destins de comédiens sont là pour rappeler la gravité de l’exercice. Un personnage mélancolique peut raviver certaines douleurs. Cela dit, je me bats contre l’identification. Le propre du comédien est de se regarder jouer sans cabotinage, c’est ce que Bertolt Brecht appelait la distanciation. Si un comédien ne réussit pas à prendre de la distance, il tombe dans l’histrionisme.
50Sève :
51Êtes-vous attentif aux progrès de la recherche ?
52Marcel Maréchal :
53Oui, ne serait-ce que parce qu’il y a quarante ans, je me serais retrouvé infirme. Je m’intéresse aux techniques chirurgicales, aux avancées de la recherche concernant le Parkinson, l’Alzheimer. Je suis également fasciné par la psychanalyse. Car si la chimie ou la psychologie comportementale peuvent soulager, rien ne remplace cette thérapie quasiment artistique. Je suis captivé par l’univers de Freud ou de Melanie Klein. Certes, l’analyse est un luxe car il faut avoir du temps et de l’argent mais la démarche est extraordinaire et elle demande par ailleurs beaucoup de courage. Un analysant va vous écouter pendant quarante-cinq minutes en toute liberté. Personne ne peut vous faire ce cadeau. Car votre mère ou votre amie vont d’abord raisonner comme une mère ou une amie, mais vous écouter vraiment – c’est autre chose !
54Sève :
55Vous êtes-vous déjà engagé pour des causes humanitaires ?
56Marcel Maréchal :
57Je me suis engagé à Marseille aux côtés d’ATD Quart Monde. Car si je ne suis pas contre les distributions de soupes, je suis convaincu que l’une des réponses à la misère réside dans l’accès à la culture et cela est le combat d’ATD Quart Monde qui va bien plus loin que ceux, respectables, de l’abbé Pierre ou des Restaus du cœur. Je suis prêt à mener des actions dans ce domaine de manière tout à fait anonyme car je n’aime pas les artistes qui se font de la publicité grâce à la misère des autres.
58Propos recueillis par Hélène Abderrahim le 7 décembre 2006